Citations et extraits

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon BLOY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai la sensation nette que tout le monde se trompe, que tout le monde est trompé, que l’esprit humain est tombé dans les plus épaisses ténèbres.

Journal, 29 mai 1892.

 

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Je ne puis ouvrir le Saint Livre sans que m’arrive une douceur infinie, une suavité merveilleuse, une ivresse qui me cogne contre les étoiles !

Journal, 24 mars 1893.

 

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Je songe qu’il y a certainement Quelqu’un de très-pauvre, de très-méconnu et de très-grand, qui souffre de la même manière, en ce moment, et qu’il faut avoir peur de Le méconnaître, quand on Le rencontrera.

Journal, 25 janvier 1894.

 

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Il n’y a ni désespoir ni tristesse amère pour l’homme qui prie beaucoup. [À un ami lieutenant.]

Journal, 16 février 1894.

 

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Le nombre est infini des hommes-enfants qui croient souffrir sans mesure, et qui souffrent, en réalité, fort peu. Le nombre est infini de ceux qui s’imaginent posséder la Foi, et dont la foi ne soulèverait pas un grain de poussière. Pour ce qui est de l’Espérance et de l’Amour, quels mots ont été plus prostitués ?

Journal, 16 février 1894.

 

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Lorsque vous avez décidé – avec plus ou moins de sagesse – que telle chose devra être accomplie par vous, tel jour et telle heure, ce jour et cette heure reçoivent, de la puissance mystérieuse de votre vouloir, un certain caractère d’opportunité qui destitue, aussitôt, les autres jours et les autres heures de ce qui pourrait les rendre favorables au succès de votre dessein. On est donc à peu près sûr d’échouer si on manque d’exactitude, c’est-à-dire si on intervertit le rôle des heures et des jours, – puisqu’il faut alors que Dieu agisse miraculeusement pour que le succès soit obtenu, quand même.

Journal, 30 mai 1894.

 

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L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s’agit de retourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. Aucun homme ne peut voir que ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c’est qu’elle existe véritablement dans notre âme.

Journal, 6 juin 1894.

 

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Notre chère petite Véronique ! Nous nous demandons sérieusement si cette enfant de trois ans n’aurait pas reçu quelque don qui déterminerait en elle une mystérieuse faculté de vision. Combien de fois l’avons-nous surprise, parlant à des invisibles à qui elle tendait amoureusement ses petits bras. Souvent, elle appelle « Marie », à très-haute voix. Il y a aussi je ne sais quel être, réel ou imaginaire, qu’elle dénomme fort étrangement et dont elle paraît, de temps en temps, vérifier la présence.

 

Journal, 2 juillet 1894.

 

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Il est certain qu’un homme, fût-ce un scélérat, contre qui tout le monde se ligue et qui est seul contre tous, a en lui quelque chose de divin qui le rend aimable.

Journal, 21 juillet 1894.

 

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La France n’est pas une nation comme les autres. C’est la seule dont Dieu ait besoin, a dit de Maistre, qui fut quelquefois prophète. Il y aura toujours en elle, qui qu’on fasse, un principe de vie souveraine que rien ne saurait détruire.

 

Journal, 15 août 1894.

 

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Saint Paul est un type universel. Dans la vie de tout être humain, il arrive une heure, un moment unique, où on reçoit l’éblouissement divin, où Jésus parle distinctement. Il s’agit de dire alors : « Domine, quid me vis facere ? » Tout est là et le reste n’est rien. Fût-on un assassin, un ignoble traître, un empoisonneur de multitudes, un esclave enchaîné du plus fétide populo, un journaliste !... tout est dans cette minute précieuse qui peut conférer la Résurrection et la Lumière. Mais il faut répondre comme saint Paul.

Journal, 28 août 1894.

 

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Anne-Catherine Emmerick, auprès de qui les poètes d’or semblent des chiasses de moustiques...

Journal, 29 août 1894.

 

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Illumination par les Psaumes. D’abord, quelques rares et faibles points lumineux dans l’immensité, puis, un grand nombre, une multitude inconcevable, – la clarté d’un seul flambeau passant à mille autres, – enfin la conflagration, l’embrasement universel !

Journal, 31 août 1894.

 

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Il nous semble que la mort est le dépouillement suprême, parce que notre corps est une chose visible. Si on savait, ce dépouillement apparaîtrait aussi peu considérable que le balayage d’une faible couche de poussières sur un meuble précieux. De combien d’enveloppes notre âme n’aura-t-elle pas à se dépouiller encore ?

Journal, 1er décembre 1894.

 

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Jésus est au centre de tout, il assume tout, il porte tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit dans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil des goujats est forcé d’emprunter le Visage du Christ pour recevoir un soufflet, de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant des siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne...

Journal, 3 décembre 1894.

 

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Nos âmes rachetées du Sang de Jésus-Christ ne sont pas « maudites », mais condamnées à enfanter Dieu dans la douleur.

 

Journal, 3 décembre 1894.

 

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[À propos de l’« Ami des bêtes » des Histoires désobligeantes, rencontré à La Salette.] C’était un être sublime. J’en ai eu d’étonnantes preuves et je ne crois pas l’avoir fait plus grand qu’il n’était. Par lui, j’ai compris combien il faut être l’ami de Dieu pour aimer à ce point les animaux, dont l’homme abuse et qui souffrent par sa faute. [À Henry De Groux.]

 

Journal, 3 décembre 1894.

 

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L’Évangile ! Quel délice pour moi que cette lecture, même dans l’angoisse la plus poignante ! Combien de fois n’ai-je pas senti et exprimé que la plus dure partie de ma pénitence était de ne pouvoir donner à cette étude mes journées entières ! Dieu sait ce qu’Il fait et Il est le seul à le savoir.

Journal, 18 décembre 1894.

 

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Le Paradis terrestre était nécessairement toute la terre. Autrement la terre n’aurait pu être maudite, puisqu’en supposant le Jardin de Volupté un lieu déterminé, tout, au-delà des limites de ce lieu, eût été ce que nous voyons, et, par conséquent, n’aurait pas eu besoin de malédiction.

Journal, 18 décembre 1894.

 

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J’ai fort pensé à cette chose de mon passé lointain : la prière obstinée que je faisais tous les jours, pendant des heures et pendant des mois, il y a plus de vingt ans, offrant pour mes amis, J.B. d’A..., Georges L... et Victor L... – les seuls, alors, et qui tous trois m’ont abandonné, – ce que je pouvais avoir de plus précieux. Pour l’amour de leurs âmes, je demandais de souffrir démesurément, d’être suffoqué de douleur, piétiné par les démons, voué à l’injustice, à l’ignominie, au ridicule, et méconnu de ceux-mêmes pour qui je me sacrifiais. Prière admirablement exaucée.

Journal, 24 mai 1895.

 

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Pour échapper à la plus probable des crises de mélancolie, j’ai étudié les trois premiers chapitres des Actes. Secours immédiat. Je retrouve cette sensation divine de manger la nourriture invisible et puissante, dont parle Raphaël dans le livre de Tobie.

Journal, 5 juin 1895.

 

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Tout ce qui arrive est adorable, je le maintiens, avec toute l’autorité de ma misère qui est parfaite comme Dieu est parfait, et qui est adorable elle-même, par conséquent. [À Henry De Groux.]

Journal, 8 juin 1895.

 

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Je dis que tout ce que nous voyons, tout ce qui s’accomplit extérieurement, n’est qu’une apparence, – un reflet énigmatique, per speculum, – de ce qui s’accomplit, substantiellement, dans l’Invisible. Qu’y a-t-il de plus apparent, de plus extérieur dans ma vie ? C’est qu’ayant déclaré la guerre au monde, le déchaîné contre moi. La réalité substantielle de cette espèce est, peut-être, à faire peur aux plus grands anges.

Journal, 4 juillet 1895.

 

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[À un jeune homme.] Le meilleur « enseignement » que je puisse vous donner, c’est d’étudier les Saints Livres, de vous saturer de la Vulgate, de lire surtout le Nouveau Testament, du matin au soir. Il est impossible de dire – un archange y renoncerait – à quel point il est honteux, pour ceux des contemporains qui se croient intellectuels, de connaître tant de livres et d’ignorer précisément ce Livre-là.

Journal, 1er octobre 1895.

 

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[Au sujet de la vie d’Anne-Catherine Emmerick.] Je ne connais pas de livre plus beau et plus ignoré. S’il était lu de vingt personnes par diocèse, Dieu changerait la face du monde. (15 avril 1897.)

Journal, 15 avril 1897.

 

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La fin du siècle est proche et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut.

Journal, 9 mai 1897.

 

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La vérité déclarée, il y a cinquante-deux ans, sur la montagne de la Salette, c’est que très-peu de gens s’intéressent aux choses de Dieu et que la plupart des prêtres croupissent dans l’athéisme le plus fangeux.

Journal, 15 janvier 1898.

 

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De toutes les facultés humaines, la mémoire paraît la plus ruinée par la chute. Une preuve bien certaine de l’infirmité de notre mémoire, c’est notre ignorance de l’avenir.

Journal, 11 mars 1898.

 

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Combien de fois ai-je remarqué que la citation des Textes les plus forts ne produit absolument aucun effet sur ces animaux [les mauvais ecclésiastiques]. J’ai connu un personnage de grande autorité dans le monde religieux qui trouvait cela futile, et certains prêtres de l’espèce de Storp paraissent regarder les Préceptes mêmes de l’Évangile comme de bonnes blagues un peu vieillottes. On croit les entendre dire : – Oui, oui, je la connais, ça ne prend pas. En général, ces prêtres effrayants sont habitués, dès le séminaire, à voir dans l’Écriture une matière à examen qui n’a rien de commun avec ce qu’ils nomment la vie pratique.

Journal, 18 avril 1899.

 

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Je me suis cogné, une fois de plus, à l’orgueil sacerdotal, le sentiment le plus judaïque et le plus invincible qui soit.

 

Journal, 18 avril 1899.

 

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Le martyre. Ah ! voilà vingt ans que j’y pense, comme le pauvre vidangeur pense à son salaire, et si des paroles qui me furent dites autrefois s’accomplissent, je peux compter sur une mort joyeuse, peut-être, mais sans douceur. [À Johannes Joergensen.]

Journal, 15 mai 1899.

 

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Je n’ai jamais manqué de ce qui m’était nécessaire. Quand j’ai eu besoin de souffrir beaucoup, Dieu m’a comblé de souffrances. Quand j’ai eu besoin de consolation, Dieu a déchaîné sur moi des tempêtes de consolation. Chaque chose est venue en son temps. Tout est adorable.

Journal, 14 novembre 1899.

 

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Dieu peut tirer le bien du mal sans notre consentement. Le Diable peut tirer le mal du bien, mais non pas sans notre consentement.

Journal, 16 novembre 1899.

 

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Lisant dans l’épître du jour que saint Étienne devant le tribunal des Juifs vit la gloire de Dieu, ayant plein l’esprit des magnificences de Marie d’Agréda qui raconte qu’à ce moment, la Sainte Vierge en personne vint assister le protomartyr, il me revient avec précision cette idée, autrefois si familière, que la Gloire de Dieu, c’est Marie. Alors je songe amoureusement que la fonction de Marie est un mystère de force et de splendeur dont rien ne peut donner l’idée, qu’aucune image même ne pourrait faire pressentir; que Marie est un être absolument indevinable, inconcevable et que la plus vague, la plus imprécise prénotion de ce gouffre d’éblouissements nous ferait mourir. Il faut remarquer cette parole de Marie d’Agréda extrêmement digne d’attention et dite plusieurs fois, de diverses manières, que le Saint-Esprit n’a pas manifesté les mystères de Marie aux premiers chrétiens parce que la Sagesse divine s’y opposait, le moment n’étant pas venu.

Journal, 26 décembre 1899.

 

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Je déclare, au nom d’un très-petit groupe d’individus aimant Dieu et décidés à mourir pour lui, quand il le faudra, que le spectacle des catholiques modernes est une tentation au-dessus de nos forces. [À un ami inconnu.]

Journal, 6 janvier 1900.

 

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Je n’ai jamais cessé de l’écrire depuis vingt ans. Jamais il n’y eut rien d’aussi odieux, d’aussi complètement exécrable que le monde catholique contemporain – au moins en France et en Belgique – et je renonce à me demander ce qui pourrait plus sûrement appeler le Feu du Ciel. [À un ami inconnu.]

Journal, 6 janvier 1900.

 

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La sœur A.-C. Emmerick, la Voyante stigmatisée de Dulmen, est, à mes yeux, le plus grand de tous les poètes, sans exception. Tellement grand et tellement poète que lorsque je pense à elle, tout s’efface.

Journal, 15 mars 1900.

 

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Songe extraordinaire. J’étais avec Paul Bourget, redevenu mon ami (!) et nous regardions ensemble une grande forêt d’un point élevé. Rien n’était plus beau que cette forêt. Seulement les têtes des arbres mouraient, la forêt tout entière était empoisonnée par les racines. C’était l’ÉGLISE. Je disais alors à mon compagnon : « Souvenez-vous que je vous prends à témoin, rappelez-vous que j’ai annoncé cela il y a dix ans. » J’ai été surpris, à mon réveil, de ne plus retrouver l’émotion de ce songe qui a été puissante et suave – inexprimablement.

Journal, 21 avril 1900.

 

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Je me souviens d’avoir vu très-clairement, dans mon sommeil, ce que c’est que de secourir le prochain. J’ai senti d’une manière très-intime – et je me désole de ne pouvoir l’exprimer – qu’il n’y a qu’un secours. C’est le don de soi absolu, tel que Jésus l’a pratiqué. Il faut se faire souffleter, conspuer, flageller, crucifier. Le lieu commun « se jeter dans les bras de quelqu’un » éclaire cela singulièrement. Tout le reste est vanité.

Journal, 12 mars 1901.

 

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Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? C’est à peine si je vous ai supporté jusqu’à ce jour. Je savais pourtant que vous êtes paternel, surtout quand vous flagellez, et qu’il est plus important de vous remercier de vos punitions que de vos largesses. Je savais aussi que vous avez dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être votre disciple. Le peu que je savais était assez pour me perdre en vous, si je l’avais bien voulu... Souverain Jésus ! Éternel Christ ! Sauveur infiniment adorable ! faites de moi une sainte. Faites de nous des saints. Ne permettez pas que ceux qui vous aiment s’égarent... Les routes sont graves, et les chemins pleurent parce qu’ils ne mènent pas où ils devraient mener !...

 

Léon BLOY, La Femme pauvre.

Recueilli dans Textes mystiques d’Orient et d’Occident,
choisis et présentés par Solange Lemaitre,
Plon, 1955.

 

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Le Paradis est tellement et de tant de manières au seuil du Miracle de la Salette, qu’il est aussi impossible de n’en pas parler que d’en dire un valable mot. Ce paradis, sans doute, c’est la Belle Dame elle-même, mais cela c’est trop facile. Autant proclamer l’identité de Dieu avec l’un ou l’autre de ses attributs. Le fond du Paradis ou de l’idée de Paradis, c’est l’union à Dieu dès la vie présente, c’est-à-dire la Détresse infinie du cœur de l’homme, et l’union à Dieu dans la Vie future, c’est-à-dire la Béatitude. Le mode en est infiniment inconnu et indevinable, mais on peut, jusqu’à un certain point, contenter l’esprit par l’hypothèse fort plausible d’une ascension éternelle, ascension sans fin dans la Foi, dans l’Espérance, dans l’Amour.

Contradiction ineffable ! On croira de plus en plus, sachant qu’on ne comprendra jamais ; on espérera de plus en plus, assuré de ne jamais atteindre ; on aimera de plus en plus ce qui ne peut jamais être possédé.

 

Il est bien entendu que je m’exprime comme un impuissant. Secundum hominem dico. L’union à Dieu est certainement réalisée par les Saints dès la vie présente, et parfaitement consommée, aussitôt après leur naissance à l’autre Vie, mais cela ne leur suffit pas et cela ne suffit pas à Dieu. L’union la plus intime n’est pas assez, il faut l’identification qui ne sera elle-même jamais assez, en sorte que la Béatitude ne peut être conçue ou imaginée que comme une ascension toujours plus vive, plus impétueuse, plus foudroyante, non pas vers Dieu, mais en Dieu, en l’essence même de l’Incirconscrit. Ouragan théologal sans fin ni trêve que l’Église parlant à des hommes est forcée de nommer Requies aeterna !

 

La foule déchaînée des Saints est comparable à une immense armée de tempêtes, se ruant à Dieu avec une véhémence capable de déraciner les nébuleuses, et cela pendant toute l’éternité.

 

Léon BLOY, Celle qui pleure.

Recueilli dans Textes mystiques d’Orient et d’Occident,
choisis et présentés par Solange Lemaitre,
Plon, 1955.

 

 

 

 

 

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