Citations et extraits

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean DUTOURD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est pas possible que l’opinion générale soit la bonne. Il faut, automatiquement, sans réflexion, penser le contraire. Quand un idiot me soutient que la guerre est une abomination, je cherche l’erreur sur laquelle il se fonde. – Vous ne croyez pas une minute qu’il ait pu être convaincu par la vérité ? – Pas une minute.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Quand on lit dans les récits d’autrefois que Paris était une ville très gaie, pleine de gens d’esprit et d’artistes, qui donnait le ton à l’univers, et que l’on compare ces descriptions avec ce que nous voyons aujourd’hui, on se frotte les yeux. Paris en vingt ou trente ans est devenue une capitale aussi ennuyeuse que Moscou, Washington ou Zagreb.

Qu’est-ce qui a produit ce résultat déplorable ? C’est que la politique a tout envahi. Il n’y a plus un recoin de la vie intellectuelle française où elle ne se soit faufilée.

Les ravages que cause la politique sur les intellectuels et les artistes sont variés et profonds comme les manifestations secondaires de la syphilis, laquelle comme on sait provoque des chancres mous, des taches sur la peau, des troubles visuels et, si elle n’est pas soignée, dégénère en paralysie générale.

Les manifestations secondaires de la politique sur la vie intellectuelle française, d’après ce que nous pouvons observer, sont aussi effroyables. Sa première victime est l’esprit critique, qu’elle a tué. On ne juge plus d’un ouvrage sur sa valeur littéraire ou artistique, mais en fonction des idées politiques de celui qui l’a composé. Sa seconde victime est l’humour. En effet, quand on livre un combat idéologique, on n’a pas ce recul sur les choses, cette petite indulgence drolatique qui fait qu’on voit le monde dans sa vraie perspective et qu’on s’en amuse. Tout est sérieux au contraire. Il ne s’agit pas de se moquer de ses adversaires, mais de les liquider. Il s’agit encore moins de se moquer de soi-même, puisqu’on est le dépositaire d’un message sacré.

Jadis, on disait que le ridicule tuait. Le ridicule est une arme aussi démodée et inefficace que les jolies épées des marquis Louis XV, à la garde ciselée et enrichie de pierres précieuses, dont on se servait selon les règles compliquées de l’escrime. Ce qui tue, aujourd’hui, ce sont les cocktails Molotov lancés par des sauvages hirsutes, fanatiques et analphabètes.

La politique tenant lieu de tout, elle tient lieu évidemment, et au premier chef, d’instruction et de culture. Plus besoin de connaître les philosophes, les poètes, la peinture, la musique, l’histoire. Suffit de connaître la doctrine du parti dont on est le militant. Elle tient lieu de talent. Il est devenu merveilleusement facile d’être un grand homme :  suffit de déclarer : « Moi, je suis un révolutionnaire » et d’aligner, selon les occasions, une demi-douzaine de clichés rituels. Après cela vous exposez d’informes barbouillages, ou tout simplement des planches peintes au ripolin : la critique s’exclame que vous enfoncez Michel-Ange, et les bourgeois achètent vos saletés très cher. Si vous faites dans les lettres, vous voilà aussitôt entouré de respectabilité, comme un membre de l’Institut de 1890. Mais je ne vais pas décrire ce que tout le monde connaît. Je voudrais seulement noter ceci, qu’il est impossible d’être à la fois un créateur en art ou en littérature, et un bavard de cellule ou de comité. Ces deux choses sont incompatibles. Ou plutôt le bavardage de comité est un alibi parfait pour les gens sans talent.

Dans la vie intellectuelle comme dans la finance, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». L’encombrement de nullités qu’il y a actuellement dans la vie intellectuelle française chasse sans pitié et peut-être sans rémission les quelques hommes de valeur à qui en d’autres temps on aurait rendu justice.

Le plus grand charme de l’art et de l’esprit est de trouver des choses imprévues, d’exciter les intelligences avec du nouveau, des biais inédits pour aborder les idées, des paradoxes, de l’irrespect, de perpétuelles remises en question. C’est par ces chemins qu’ils arrivent à des vérités cachées et curieuses. Avec la politique, tout cela disparaît automatiquement, puisque le propre de la politique, au contraire, est de répéter toujours la même chose, d’enfoncer inlassablement le même clou. Quand on lit un journal de parti, on sait d’avance, et dans les termes mêmes, ce qu’on y trouvera. Ainsi avec les intellectuels d’aujourd’hui. On connaît par cœur leur rabâchage. Les poètes d’autrefois étaient des cygnes, du moins c’est ainsi qu’on les nommait quelquefois : le cygne de Mantoue, le cygne de Cambrai, le cygne d’Orthez. À présent ce sont des perroquets.

Dernier effet de la politique, et le plus désastreux, véritable paralysie générale de l’esprit : elle a tué l’honneur artistique ou littéraire. J’entends par honneur la bonne foi, la tolérance, la reconnaissance du talent et de la qualité. J’entends aussi une certaine exigence morale qui se place au-dessus des contingences du moment. Les intellectuels de notre temps sont des gens sans honneur qui excusent les scélératesses et ferment les yeux sur les crimes quand ils sont commis par le parti auquel ils appartiennent. Ce qui n’empêche nullement ces pharisiens de donner des leçons de morale.

Je suppose qu’en 1788, il devait régner dans notre pays une atmosphère de ce genre. Le manque d’humour des veilles d’orage.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Ne pas savoir accepter un présent, un service, le refuser est une forme de l’avarice. Cf. le passage des Confessions de Rousseau qui me choqua tant quand je le lus pour la première fois, où il refuse je ne sais quel bienfait pour ne pas s’engager. La charité se fait dans les deux sens. Il n’est pas plus facile de recevoir que de donner.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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 « L’annonce de Jésus-Christ conduit à lutter pour la promotion humaine des peuples. » De qui est ce charabia ? De Mgr Bardonne, évêque auxiliaire de Rouen. Autrefois, l’Église était un conservatoire du beau langage. À présent, elle jargonne comme n’importe quelle agence de publicité. La « promotion humaine » ! A-t-on idée ! On se croirait au rayon de lingerie d’un grand magasin. J’imagine la tête de Bossuet devant la « promotion humaine » !

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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En URSS, mille journalistes appartenant à la télévision, à la radio et à l’agence de presse Novosty viennent d’être licenciés. Motif : manque d’efficacité et de rendement. Autrement dit, on a fichu des gens à la porte parce qu’ils ne travaillaient pas assez ou parce qu’ils travaillaient mal.

Bigre ! Mille employés congédiés pour un motif aussi futile, cela fait froid dans le dos.

Le rendement, l’efficacité, ce sont là des préjugés de capitalistes qui font suer le burnous, qui boivent la sueur du peuple. Un des grands avantages des pays socialistes, où tout le monde est employé de l’État, c’était justement que le dernier des cloportes pouvait passer tranquillement toute sa vie à flemmarder dans un bureau ou une usine en étant sûr de toucher sa paye, jusqu’à l’âge béni de la retraite.

En 1957, quand j’allai en URSS avec Aragon et Elsa, beaucoup de choses me plurent. La beauté et la poésie du pays, entre autres, et le caractère russe, qui est charmant. Ce qui m’émerveilla le plus, c’est l’insouciance des gens. Chacun prenait son temps. Les choses se faisaient comme elles pouvaient, dans le sourire, la bonne humeur et l’incompétence. Je croyais trouver une ennuyeuse ruche et d’ennuyeuses abeilles : je tombai dans la bonne vieille Russie de toujours, accueillante, bavarde, absurde, je-m’en-foutiste. Certes, Moscou n’était pas gai, ni ses habitants bien riches, mais on sentait une indulgence, une bienveillance, une bonhomie générales. Quant au gouvernement, au mystérieux Kremlin, au ténébreux Politburo, il était bien loin de la rue. Bref, s’il était un endroit où l’on pratiquait partout la consolante maxime : « Il faut que tout le monde vive », c’était celui-là.

Naïvement, je me disais qu’il en serait toujours ainsi et que le socialisme, après tout, s’il ne favorise guère la magnificence et l’esthétique, permet du moins aux paresseux, aux attardés, aux indécis, aux têtes de linottes, aux nullards d’avoir une petite place au soleil. J’étais assez réconforté de voir une nation de Père Soupe, de voir partout le Père Soupe siroter sa vodka et manger son bortch en se foutant complètement de la IIIe Internationale, au lieu des affreux boys-scouts stakhanovistes qu’on m’avait dépeints.

Il va falloir réviser cette conception idéale de la Russie et du socialisme. Si l’État, maintenant, se met à être aussi exigeant que les patrons, à quoi bon faire la Révolution ? Avis à la gauche.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Bach au rancart

 

Pourquoi la musique d’orgue, les cantates, le chant grégorien, qui sont si beaux dans les églises, deviennent-ils si ennuyeux quand on les écoute à la radio ? C’est qu’ils sont faits pour être entendus à l’église, pardi ! Ils ont une destination particulière, qui est d’accompagner un sacrifice, de rendre ce sacrifice plus émouvant, d’ajouter à sa beauté et de favoriser la spiritualité des participants. Dieu n’est pas seulement le Bien suprême, il est aussi le Beau suprême. Pour l’honorer, les hommes empruntent naturellement le chemin de l’art.

Il y aurait une étude bien intéressante à faire sur les progrès de la laideur dans la religion. Depuis une centaine d’années, le clergé fait preuve d’un goût de plus en plus détestable. Après les saint-sulpiceries de 1880, le modernisme désolant de 1935, il semble qu’on en soit à présent au néant tout nu.

Les curés ont commencé par défigurer leurs églises avec des christs en fil de fer, des éclairages au néon, des menhirs censés représenter des saints, des chandeliers de cuivre en forme de tubes, etc. Du moins, dans ces endroits déshonorés, trouvait-on encore parfois de bons organistes et de bonnes chorales, sans parler de la vieille magie de la messe en latin, du Kyrie, du Gloria, du Credo, des répons chantés. On pouvait fermer les yeux et se dire qu’après tout on continuait à prier Dieu de la même façon qu’aux grandes époques du christianisme.

Même cela nous a été retiré. Sous prétexte de dépouillement, de rigueur, de pauvreté, d’œcuménisme, plus de chant, plus de musique, plus la moindre somptuosité. On a aligné la liturgie sur l’aspect des églises. Comme tout cela est donc triste, alors que Dieu est si gai ! Tout cela, surtout, va à l’encontre d’un des plus anciens instincts de l’homme, celui qui consiste à se mettre en frais pour fêter ce qu’il aime. Autrefois rien n’était assez beau pour Dieu, rien n’était assez riche. Aujourd’hui, rien n’est assez miteux, rien n’est assez vilain.

Toute cette belle musique d’église, née au Moyen Âge, épanouie au XVIIIe siècle, continuée au XIXe par Beethoven, Brahms, Berlioz, Fauré, qu’adviendra-t-il d’elle ? Elle ne vit plus que sur « France-Musique » où elle perd à peu près tout de sa signification, où au lieu d’emplir le cœur d’une allégresse chrétienne, elle fait bâiller.

Jean-Sébastien Bach, cantor à Leipzig, écrivait modestement sa cantate chaque semaine dans un but bien précis : afin qu’on la jouât le dimanche. Il ne s’agissait pas, pour cette grande âme pieuse et naïve, de travailler pour l’agrément esthétique de quelques connaisseurs, mais de parler à Dieu, d’être le porte-parole des fidèles auprès de Dieu.

Parmi les errements du clergé actuel, le moindre ne sera pas d’avoir dédaigné le pauvre Jean-Sébastien, de l’avoir répudié comme un vieux meuble, de l’avoir entièrement abandonné aux musicologues, aux mélomanes et surtout à une foule de snobs intellectuels pour qui la foi chrétienne n’est guère autre chose que de l’archéologie. La grande prière de Bach ne résonne plus dans le cœur des chrétiens : elle sert à fournir aux lecteurs des hebdomadaires politiques cet ennui distingué qu’ils prennent pour de la culture. Une musique religieuse n’accompagnant aucun office, jouée comme de la musique profane, cela n’a pas plus de sens qu’une exposition de chasubles dans un musée.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Jobardise des époques prétendues sceptiques : aujourd’hui on doute de tout sauf de la chose la plus douteuse : la Science.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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La frénésie d’information (faire savoir à chaque instant ce qui se passe dans le monde) va avec l’athéisme et la philosophie actuels. L’information procure à celui qui la fait la satisfaction sadique de croire que la réalité s’exprime uniquement par des faits nus et qu’il n’y a rien à comprendre au-delà. L’information est le divertissement suprême, quelque chose qu’on place entre soi et le néant, un remède à la peur. On n’a plus de parti à prendre, plus d’incertitude : on se borne à rendre compte. On est, à peu de frais, l’ethnologue, l’ethnographe de son propre temps. Et cette grande imposture de l’objectivité, qui a consacré tant de sottises !

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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– Avez-vous remarqué ? L’anticléricalisme est mort. Depuis une dizaine d’années, personne ne mange plus du curé.

– C’est que les curés sont devenus immangeables.

– Immangeables ! Vous allez fort !

– Mais non. Les curés d’autrefois étaient très savoureux. Ils avaient de longues soutanes noires et des idées politiques réactionnaires. Ils disaient la messe en latin, condamnaient le péché, flétrissaient l’adultère, exigeaient qu’on vînt souvent à confesse, ne badinaient pas avec la foi, le dogme, la présence réelle, l’infaillibilité du Pape et le reste. Bref, ces curés-là étaient du nanan. Cela craquait sous la dent comme de la romaine. Les curés d’aujourd’hui ont des complets-vestons, ils racontent qu’ils vont se marier, se fichent du Pape, contemplent amoureusement le Parti communiste, s’attendrissent sur les vauriens et détestent la musique d’orgue. Quand je vous dis qu’ils sont immangeables ! Ils couperaient l’appétit au père Combes lui-même.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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La morale de Vigny, qui consiste à accepter sans broncher les injustices au nom d’une vérité plus haute, à savoir la patrie ou l’État, va complètement à l’encontre de la morale d’aujourd’hui. La morale de Vigny établit que l’on ne trouve le bonheur que dans l’inconfort et la contrainte. La morale d’aujourd’hui s’acharne à détruire « les tabous ».

C’est évidemment Vigny qui défend la civilisation, puisque à ses yeux la loi, bonne ou mauvaise, est la loi. Ou encore le règlement. Lorsqu’un homme est victime d’une injustice, il fait appel à la loi, qui corrige l’injustice ou qui l’entérine. De toute façon l’homme s’incline. Tandis qu’aujourd’hui, la victime d’une injustice en appelle au peuple contre la loi. De là les manifestations de rues quasi quotidiennement. En 1971, le dernier des ploucs se prend pour Zorro, c’est-à-dire pour le Redresseur-de-torts. Il considère que son instinct, son cœur généreux, sa droiture d’esprit, le mettent au-dessus des Corps constitués, de la Magistrature et même de la Nation.

L’effort de la civilisation consiste à empêcher les individus (ou les foules) de se faire justice eux-mêmes. Lorsqu’ils retombent dans cette tentation, ils se dirigent vers la barbarie. Zorro est incompatible avec le Code. Cinquante millions de Zorros, c’est en cinq ans, le retour à l’âge des cavernes.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Pascal dit des choses très énergiques sur l’amour-propre : le péché étant arrivé, et l’homme ayant perdu l’amour pour Dieu, l’amour pour soi-même est resté seul dans cette grande âme, capable d’un amour infini. Cet amour-propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a laissé. Voilà montrée d’une façon saisissante la déification de l’homme. Dieu se retire, et l’homme prend sa place. Mais ce n’est qu’une caricature.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Lettre à mon curé

 

Le prêtre se sent solitaire et perdu parce qu’il y a de moins en moins de chrétiens. Situation toute nouvelle. Au siècle dernier, le prêtre avait une foule d’interlocuteurs dans sa paroisse. En 1930, le mariage des prêtres était encore inconcevable. Aujourd’hui, il n’y a plus personne ou presque avec qui causer de Dieu.

Qu’est-ce que les prêtres attendent du mariage ? Non pas, évidemment, un apaisement des sens, mais une présence. Ils se font une idée bien romanesque de la chose ! Et qui pourrait être une bonne épouse de curé, c’est-à-dire douce, vertueuse, intelligente, pieuse, résignée à une vie misérable ? Une sainte. Pourquoi les ménages des curés seraient-ils meilleurs que les ménages laïcs ? Il y a toutes les raisons au contraire pour qu’ils soient pires.

On frémit en pensant à ce que pourrait être l’existence d’un curé et de son épouse dans un petit presbytère de campagne, mal chauffé ou pas du tout, avec des fins de mois horribles qui commencent le 15, la rivalité de Madame avec la menette et les quelques dames d’œuvres qui restent, l’impossibilité pour la malheureuse de s’offrir une robe quand la sienne est usée, l’aigreur de la pauvreté à deux qui est beaucoup plus difficile à supporter que lorsqu’on est tout seul. Oui vraiment il n’y a qu’une sainte qui pourrait conserver sa bonne humeur et sa tendresse au milieu de pareilles épreuves. Et je ne parle pas des moutards mal vêtus, mal nourris, moqués à l’école par les camarades qui les traiteraient de fils de curé.

Si mon curé me faisait savoir qu’il va se marier, je lui écrirais une lettre commençant comme ceci : « Mon Père, je vous parlerai comme à mon fils... » et je lui dirais à peu près ce que j’expose ci-dessus. L’amour paternel, comme tout amour, se manifeste par la résistance. Le devoir d’un père, quand son fils veut faire une bêtise, ne consiste pas, ainsi qu’on le croit aujourd’hui, à l’y pousser mais à l’en détourner. Vous autres, curés, vous saviez cela jadis. Vous étiez grondeurs, râleurs, sévères, vous infligiez des pénitences, vous vous colletiez sans ménagements avec le péché. Vous aimiez vos paroissiens, donc vous leur meniez la vie dure. À présent, vous êtes gentils et vous voulez que le monde soit gentil avec vous. De là vos déboires. Quand on est gentil avec son prochain, cela signifie qu’on devient égoïste.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Le terme de « droite » ne paraît plus avoir beaucoup de sens. Pourtant il existe encore une « gauche ». La raison pour laquelle la notion de gauche semble irréelle, c’est qu’il n’existe précisément plus de droite. La gauche se bat contre un fantôme.

Quand est morte la droite ? En 1940. Elle s’est engloutie dans le grand naufrage occidental, avec divers autres meubles.

La droite française a résisté un peu plus que les autres. D’une façon tout à fait paradoxale, elle a triomphé avec le régime de Vichy qui était soutenu par les Nazis, c’est-à-dire par un régime typiquement de gauche. Elle est morte définitivement en 1944. À cette époque-là tout le monde était socialiste ou se disait socialiste.

Au fond, le discrédit dans lequel est tombé le mot et la notion de droite est le même que celui qui s’attache aux choses mortes, lesquelles paraissent toujours antipathiques et ridicules par le seul fait qu’elles sont mortes.

Droite et gauche signifiaient quelque chose dans un monde qui, grosso modo, restait toujours semblable à lui-même. Un homme né en 1820 savait que, lorsqu’il aurait soixante ou quatre-vingts ans, les choses seraient semblables à ce qu’elles étaient lorsqu’il avait vingt ans, c’est-à-dire que l’on continuerait à se déplacer dans des voitures tirées par des chevaux, on s’éclairerait à la bougie ou au gaz, et que les vieilles institutions n’auraient pas bougé. Le monde ne changeait pas ; il fallait donc changer la vie. Être de gauche, cela signifiait rendre l’avenir plus clément.

Aujourd’hui l’avenir ne dépend plus de la volonté des hommes, mais d’un certain engrenage scientifique. En d’autres termes, l’avenir n’est plus individuel, mais collectif. L’homme ne peut presque rien sur lui, en tout cas par des moyens politiques. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la notion d’avenir est devenue si ennuyeuse et si décourageante. Dans un monde sans progrès, l’individu peut s’épanouir ; dans un monde en proie au progrès, l’individu n’est plus libre. Le progrès est un trottoir roulant qui mène à la même allure vers les mêmes lendemains les gens qui se tiennent sur la gauche et les gens qui se tiennent sur la droite.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Le monde n’est pas fait pour me plaire. Le Misanthrope témoigne sa rancune au monde en allant dans un désert, c’est-à-dire en se renfermant dans un silence hautain. Il y a le monde et lui, deux puissances égales. Enfin égales dans l’idée du Misanthrope, et nullement dans la réalité. Par son silence, le Misanthrope se met au même niveau que Dieu. Orgueil écœurant et misérable.

Si le monde ne me plaît pas, mon devoir est de le crier de toutes mes forces, d’engueuler le monde, de me plaindre tant et plus.

Qu’on m’entende : il ne s’agit pas de devoir envers mes semblables, mais de devoir envers mon âme. Crier quand le monde vous blesse, c’est faire preuve d’humilité, la plus belle de toutes les vertus.

En fin de compte, talent à part, j’aime mieux Léon Bloy que Vigny. Bloy est un forcené, un énergumène, un homme affreux par certains côtés. Mais du moins, lui, jamais, ne regarde le monde du haut de sa grandeur. Le monde l’écrase et il proclame sa douleur. Tandis que Vigny avec son silence hautain, qu’il aille aux chiottes, ce surhomme ! Du reste les chiottes sont bien l’endroit d’élection des silencieux. Lieu retiré, frais, calme, sentant le désinfectant, où l’on peut méditer à loisir, lire avec profit, s’élever à perte de vue sur les ailes de la spiritualité et du rêve.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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D’après Charles Quint, le français est fait pour parler aux hommes, l’italien aux femmes, l’allemand aux chevaux et l’espagnol à Dieu.

Non, pas l’espagnol. Aucune langue n’est assez belle pour Dieu. Il n’y a que dans cette occurrence que le silence trouve son emploi. Le silence est la seule langue possible pour parler à Dieu. Dieu sait tout, Dieu voit tout. Il lit au fond de moi mieux que moi-même. Il faudrait pouvoir se taire tout à fait, extérieurement et intérieurement dans les quelques circonstances de la vie où Il est présent devant nous. Offrir à Ses yeux une âme immobile comme un lac sur lequel nulle brise ne souffle.

Hélas ! Tant qu’il y a de la vie, il y a de la brise ! A-t-il existé un mystique ou un saint qui ait été capable d’une immobilité et d’un silence complets devant Dieu ? Le plus pur de tous a encore un peu de l’animal en lui, c’est-à-dire un peu de bruit. L’âme la plus pénétrée d’amour ne peut s’empêcher de pousser des petits cris de souris.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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La notion de bonheur m’est absolument étrangère. « Préserver son bonheur », « construire son bonheur », etc., qu’est-ce que ça veut dire ? Se constituer une petite vie agréable, pleine de petites joies extérieures, sans doute. Je n’ai jamais été heureux, mais j’ai toujours été gai.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Une des caractéristiques des pharisiens, c’est précisément d’accuser les autres de pharisaïsme. À propos de Sartre, Beauvoir et la clique, champions dans ce domaine.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Question que j’aimerais bien mettre à l’ordre du jour au Congrès du « Mouvement de Libération féminin » ou MLF ; Comment faire pour que les faisanes aient un aussi beau plumage que les faisans ? Ces pauvres bestioles sont toutes ternes, brunâtres, rougeâtres, moches en un mot, alors que le mâle est vêtu d’or ou d’argent, a un casque étincelant, une démarche royale.

Les ménages de lions sont tout aussi scandaleux et immoraux. Le lion a une crinière et la lionne n’en a pas. En outre, c’est la lionne qui fait tout : elle accouche dans la douleur, elle va chasser pour rapporter de la nourriture aux petits et à l’époux, elle se bat avec les autres lionnes pour conserver son chevelu, etc. Pendant ce temps-là le lion se la coule douce, flemmarde toute la journée, dort, bâille, s’étire, entrouvre un œil de temps à autre, n’en fiche pas une rame, se laisse cyniquement entretenir. Le plus triste est que les lionnes ne semblent pas souffrir de cet état de choses si peu moderne. Elles ont l’air de penser que Dieu l’a voulu ainsi et qu’il serait vain de se révolter de ne pas avoir de crinière, puisqu’il est dans leur nature de n’en pas avoir.

Il est peu probable qu’on parle de Dieu, de lions et de faisans au congrès du MLF. Les adhérentes de ce mouvement sont des personnes sérieuses, c’est-à-dire qu’elles évitent soigneusement les questions essentielles. D’ailleurs si on voulait traiter les questions essentielles, il n’y aurait jamais de congrès et la vie serait bien morne.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Deux catégories d’individus devraient selon moi être épouvantées par le socialisme : les ouvriers et les hommes de lettres, vu que la conquête la plus précieuse du prolétariat est le droit de faire grève, et celle de l’écrivain le droit de changer d’avis.

L’affaire Soljenitsyne est instructive. Cet écrivain a composé des ouvrages où il manifeste une certaine liberté d’esprit et des idées que le gouvernement estime incompatibles avec le conformisme soviétique. En punition de quoi, on l’empêche de publier ses livres, de recevoir le prix Nobel, on le calomnie, on le réduit à la misère ; on l’enverra peut-être au bagne comme ses confrères Siniavski et Daniel.

Il y a là un mépris complet des écrivains et des artistes, assimilés aux travailleurs ordinaires, employés de l’État et passibles de sanctions s’ils ne remplissent pas leur mission, laquelle consiste à barbouiller des histoires édifiantes pour le populo et à répéter comme des perroquets que tout va pour le mieux dans le meilleur des socialismes possible.

Les républiques dites populaires sont, en fait, des républiques aristocratiques, semblables à la république de Venise, aux petites républiques italiennes du Moyen Âge ou à la république romaine de l’Antiquité. Cela signifie que l’État est entre les mains d’une oligarchie qui détient non seulement tout le pouvoir, mais encore possède matériellement le pays. Dans les monarchies, un seul homme s’identifie à l’État. Dans les oligarchies, plusieurs. Il s’ensuit que les premières sont moins dangereuses pour la liberté que les secondes.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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Les grands mouvements populaires, les émancipations, les libérations reviennent en général à ceci : remplacer un tyran bien élevé par un tyran mal élevé.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

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La situation des écrivains en France est dramatique. Tout se passe comme si on n’attachait aucune importance à ce qu’ils écrivent, Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent, et avec les mots qu’ils veulent : personne ne réagit. On glorifie la trahison, l’assassinat, le vol, la luxure, le vice, on piétine la civilisation, on sape les fondements de la société, et cela ne suscite, au mieux, que des sourires attendris. Étant plein de respect pour les lettres, j’ai toujours imaginé que la plume était une arme dangereuse. Dangereuse surtout pour celui qui la manie. C’est dire si je suis malheureux. Il n’y a aucun danger, de nos jours, dans notre pays, à se servir d’une plume. Les cinq ou six mille écrivains français contemporains, du plus pudique au plus débridé, sont tous des académiciens. La pornographie et la subversion sont accueillies avec la même révérence que les idées les plus édifiantes ou les plus traditionnelles. Il n’y a plus guère que le bon style qui donne un peu d’humeur aux critiques. Heureusement, la plupart du temps, ils ne le voient pas. La littérature française ayant éliminé toute contrainte, aussi bien dans la forme que dans le fond, le public est dans les conditions d’un individu intoxiqué de drogues ou d’alcool. Sa sensibilité est anesthésiée. Un homme qui boit ses deux litres de tord-boyau par jour est incapable d’apprécier une bouteille de chambertin, ou même un bonbon à la menthe.

 

Jean DUTOURD, Carnet d’un émigré, 1970-1972.

 

 

 

 

 

 

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