Citations et extraits

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste RODIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si la religion n’existait pas, j’aurais eu besoin de l’inventer. Les vrais artistes sont, en somme, les plus religieux des mortels.

On croit que nous ne vivons que par nos sens et que le monde des apparences nous suffit. On nous prend pour des enfants qui s’enivrent de couleurs chatoyantes et qui s’amusent avec les formes comme avec des poupées... L’on nous comprend mal. Les lignes et les nuances ne sont pour nous que les signes de réalités cachées. Au delà des surfaces, nos regards plongent jusqu’à l’esprit, et quand ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichissons du contenu spirituel qu’ils enveloppent.

L’artiste digne de ce nom doit exprimer toute la vérité de la Nature, non point seulement la vérité du dehors, mais aussi, mais surtout celle du dedans.

Quand un bon sculpteur modèle un torse humain, ce ne sont pas seulement des muscles qu’il représente, c’est la vie qui les anime,... mieux que la vie,... la puissance qui les façonna et leur communiqua soit la grâce, soit la vigueur, soit le charme amoureux, soit la fougue indomptée.

Michel-Ange fait gronder la force créatrice dans toutes les chairs vivantes... Luca della Robia la fait divinement sourire. Ainsi chaque statuaire, suivant son tempérament, prête à la Nature une âme terrible ou très douce.

Le paysagiste va plus loin peut-être. Ce n’est pas seulement chez les êtres animés qu’il voit le reflet de l’âme universelle c’est dans les arbres, les buissons, les plaines, les collines. Ce qui pour les autres hommes n’est que du bois et de la terre apparaît au grand paysagiste comme le visage d’un être immense. Corot voyait de la bonté éparse sur la cime des arbres, sur l’herbe des prairies et sur le miroir des lacs. Millet y voyait de la souffrance et de la résignation.

Partout le grand artiste entend l’esprit répondre à son esprit. Où trouverez-vous un homme plus religieux ?

Le sculpteur ne fait-il pas acte d’adoration encore quand il aperçoit le caractère grandiose des formes qu’il étudie, quand, du milieu des lignes passagères, il sait dégager le type éternel de chaque être, quand il semble discerner au sein même de la divinité les modèles immuables d’après lesquels toutes les créatures sont pétries. Regardez, par exemple, les chefs-d’œuvre de la statuaire égyptienne, figures humaines ou animaux, et dites si l’accentuation des contours essentiels ne produit pas l’effet troublant d’un hymne sacré. Tout artiste qui a le don de généraliser les formes, c’est-à-dire d’en accuser la logique sans les vider de leur réalité vivante, provoque la même émotion religieuse ; car il nous communique le frisson qu’il a éprouvé lui-même devant des vérités immortelles.

 

Auguste RODIN, L’Art, entretiens recueillis par
Paul Gsell,
nouv. éd., Paris, Grasset, 1924.

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,
par Camille Bourniquel et
Jean Guichard-Meili,
Cerf, 1956.

 

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Le mystère est d’ailleurs comme l’atmosphère où baignent les très belles œuvres d’art.

Elles expriment en effet tout ce que le génie éprouve en face de la Nature. Elles la représentent avec toute la clarté, avec toute la magnificence qu’un cerveau humain sait y découvrir. Mais forcément aussi elles se heurtent à l’immense Inconnaissable qui enveloppe de toutes parts la très petite sphère du connu. Car enfin nous ne sentons et nous ne concevons dans le monde que cette extrémité des choses par laquelle elles se présentent à nous et peuvent impressionner nos sens et notre âme. Mais tout le reste se prolonge dans une obscurité infinie. Et même tout près de nous, mille choses nous sont cachées parce que nous ne sommes pas organisés pour les saisir.

 

Auguste RODIN, L’Art, entretiens recueillis par
Paul Gsell,
nouv. éd., Paris, Grasset, 1924.

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,
par Camille Bourniquel et
Jean Guichard-Meili,
Cerf, 1956.

 

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Les belles œuvres, qui sont les plus hauts témoignages de l’intelligence et de la sincérité humaines, disent tout ce que l’on peut dire sur l’homme et sur le monde, et puis elles font comprendre qu’il y a autre chose qu’on ne peut connaître.

Tout chef-d’œuvre a ce caractère mystérieux. On y trouve toujours un peu de vertige. Rappelez-vous le point d’interrogation qui plane sur tous les tableaux de Vinci. Mais j’ai tort de choisir pour exemple ce grand mystique, chez qui ma thèse se vérifie trop aisément. Prenons plutôt le sublime Concert Champêtre du Giorgione. C’est toute la douce joie de vivre ; mais à cela s’ajoute une sorte d’enivrement mélancolique : qu’est-ce que la joie humaine ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Énigme de l’existence !

Prenons encore, si vous voulez, les Glaneuses de Millet. Une de ces femmes qui peinent affreusement sous le soleil torride se redresse et regarde l’horizon. Et nous croyons comprendre que, dans cette tête fruste, une question vient de se poser à travers un éclair de conscience : – À quoi bon ?

C’est là le mystère qui flotte sur toute l’œuvre.

À quoi bon la loi qui enchaîne les créatures à l’existence pour les faire souffrir ? À quoi bon ce leurre éternel qui leur fait aimer la vie, pourtant si douloureuse ? Angoissant problème !

Et ce ne sont pas seulement les chefs-d’œuvre de la civilisation chrétienne qui produisent cette impression mystérieuse. On la ressent de même devant les chefs-d’œuvre de l’Art antique, devant les trois Parques du Parthénon, par exemple. Je les nomme Parques parce que c’est l’appellation consacrée, bien que, de l’avis des savants, ces statues figurent d’autres déesses ; peu importe, d’ailleurs !... Ce ne sont que trois femmes assises, mais leur pose est si sereine, si auguste, qu’elles semblent participer de quelque chose d’énorme qu’on ne voit pas. Au-dessus d’elles règne en effet le grand mystère la Raison immatérielle, éternelle, à qui toute la Nature obéit et dont elles sont elles-mêmes les célestes servantes.

Ainsi tous les maîtres s’avancent jusqu’à l’enclos réservé de l’Inconnaissable. Certains d’entre eux s’y meurtrissent lamentablement le front ; d’autres dont l’imagination est plus riante croient entendre par-dessus le mur les chants de mélodieux oiseaux qui peuplent le verger secret.

 

Auguste RODIN, L’Art, entretiens recueillis par
Paul Gsell,
nouv. éd., Paris, Grasset, 1924.

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,
par Camille Bourniquel et
Jean Guichard-Meili,
Cerf, 1956.

 

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Après avoir vu les danses cambodgiennes du roi Sisowath, en 1906, Rodin s’émerveille de retrouver là « les principes mêmes de l’art antique », et il précise :

 

Quel enchantement de constater l’humanité si fidèle à elle-même à travers l’espace et le temps ! Mais à cette constance il y a une condition essentielle : le sentiment traditionnel et religieux. J’ai toujours confondu l’art religieux et l’art ; quand la religion se perd, l’art est perdu aussi ; tous les chefs-d’œuvre grecs, romains, tous les nôtres, sont religieux.

 

Auguste RODIN
(après avoir vu les danses cambodgiennes
du roi Sisowath en 1906).

Paru dans Les cathédrales de France (1904),
nouv. éd., Paris, A. Colin, 1921, p. 175.

Recueilli dans Les créateurs et le sacré,
par Camille Bourniquel et
Jean Guichard-Meili,
Cerf, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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