Le cinéma a-t-il une âme ?

 

EXTRAIT

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri AGEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour tous les hommes qui ne sont pas absolument matérialistes, plusieurs données psychologiques, morales, esthétiques sont chargées d’un certain coefficient, visible ou latent, que, faute d’un mot plus nuancé, on est bien obligé d’appeler spirituel. Tel sujet, abordé d’une nouvelle façon, pétri et éclairé de manière à dégager toute la lumière qu’il contenait comme un fruit dégorge tout son suc, nous donne une joie profonde, irréductible à une simple satisfaction artistique. Cette joie, que l’homme de bonne volonté tout comme le chrétien fervent tire d’un poème de Milosz, d’un quatuor de Mozart, d’un tableau de Greco, d’une sculpture de Rodin, d’un temple grec ou d’une peinture chinoise, combien de fois le cinéma a-t-il su nous la faire ressentir ? Au cours de ses cinquante années d’existence, il a tour à tour abordé des thèmes qui sont explicitement porteurs de spiritualité : la foi, le sacerdoce, le merveilleux ; et d’autres qui dégagent ce parfum d’une façon plus ou moins tenace, selon que l’artiste a su pénétrer plus ou moins loin dans leur substance secrète : l’enfance, l’amour, la douleur, la mort, les sentiments élevés. D’une façon générale, la « condition humaine », vue et exprimée d’une certaine manière, brille de ce rayon mystérieux.

Existe-t-il un art, dans le monde d’aujourd’hui, qui se prête à cette expression spiritualisante d’une façon plus souple, plus complète et, si l’on ose dire, plus contagieuse que le cinéma ? Il possède, à un degré remarquable, des qualités plastiques et intellectuelles qui, entre des mains généreuses et habiles, permettront ce surgissement du spirituel.

Les moyens exceptionnels dont dispose le septième art (mobilité de la caméra, cadrage, diversité des plans, gamme des éclairages, accentuation ou ralentissement du rythme, mise en valeur d’un détail), ces moyens ont pour effet de pouvoir conférer à tous les êtres, à tous les objets, à tous les paysages de la création, à toutes les données psychologiques, à toutes les valeurs morales, une sorte de « surréalité » par laquelle tous les caractères du créé sont portés à leur plus haut point de signification. Avec quelle intensité se mettent à vivre sur le rectangle lumineux de l’écran, non pas seulement les fleuves, le ciel, les villes, les routes, mais aussi les éléments les plus usés, les plus incolores en apparence de la vie quotidienne. Interprétés par le génie d’un metteur en scène, les objets les plus familiers, l’air même que nous respirons, se chargent d’une densité qui nous étreint. Et s’il s’agit d’une physionomie, la caméra est à la fois un microscope et un miroir magique ; non seulement le cinéma recrée un visage, mais il dégage ce qui était virtuel, il met au monde ce qui restait obscur ou latent. La peinture aussi, dira-t-on. Mais outre que le film s’adresse à un public beaucoup plus vaste, le côté statique, le côté « musée » d’un tableau, disparaît ici au profit d’un dynamisme vivant.

Ainsi, par sa magie transfigurante, le cinéma triomphe des effets de l’habitude, qui nous empêche de bien voir les choses, à force de les faire revoir tous les jours. L’écran, par des moyens accessibles à tous, redonne sa chaleur, sa vibration à tout l’univers. Il nous apporte la bonne nouvelle d’une création à redécouvrir sans cesse, à réassumer, en quelque sorte, avec toute notre force et tout notre amour. Mais il nous rappelle aussi, et de la façon la plus pressante – ne serait-ce que par les actualités – que cet univers est un « monde cassé », un monde où subsistent tous les germes de la misère. Et nous voyons, nous touchons presque du doigt, la réalité atroce du mal et de l’horreur, qui ne cessent jamais, en nul endroit du monde, leur funèbre parade, nous devenons perméables par les yeux à cette présence universelle de la souffrance et de la faiblesse humaines. Seules, des âmes pusillanimes se révolteront contre ce qu’il y a de pénible en certains films : tout homme généreux admirera au contraire ces images qui lui auront permis de faire siennes, d’intégrer dans sa substance, certaines choses qu’il ne connaissait que de façon abstraite. Savoir quelque chose et le vivre : ce sont là deux plans bien différents. Savoir qu’il y a eu des enfants traqués, avilis, pollués par la guerre et ses suites, ce n’est pas la même chose que d’avoir vu Quelque part en Europe ou Sciuscia.

On ne peut séparer cette vertu d’intensité du don d’intimité qui s’y rattache. La caméra cerne et traque la vie, la surprend sous les angles les plus variés et les plus saisissants, accompagne les êtres ou les débusque, nous donne l’impression aiguë de participer au plus menu comme au plus grandiose de toute existence. Nous partageons, en quelque sorte, le pain quotidien des classes que nous méconnaissons, des peuples que nous jugions avec des vues trop rapides, des civilisations dont nous n’avions que la plus confuse idée. Nous partageons même la vie des êtres de toutes sortes qui peuplent la terre : un cinéaste peut se faire une âme franciscaine, puisque, grâce aux investigations de toutes les faunes du monde et au procédé du téléobjectif, un renard, un castor, un oiseau, un poisson, lui seront devenus familiers. Allons plus loin : le cosmos tout entier, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, lui est offert dans une sorte de féerie véridique.

Ce second caractère nous amène aisément à celui qui est sans doute le plus fascinant du cinéma : ce don de nous transporter partout, d’un lieu à un autre, en bien moins de temps qu’il n’en faudrait pour le résumer. Cette ubiquité s’exerce sur deux plans : d’un film à l’autre, l’assidu des salles obscures peut, en un mois, parcourir le monde. Mais dans le déroulement d’un même film, voire d’un même passage de ce film, il peut circuler d’un pôle à l’autre. Ainsi, nous entrons en communication – et parfois en communion – quasi simultanée avec tous les hommes de tous les pays. Le cinéma nous associe à la palpitation de tout ce qu’il y a d’humain et de vivant sur le globe. Ce que voulaient les stoïciens, ce que prêchait saint Paul : « être citoyen du monde », le cinéma nous propose de le réaliser, avec une générosité de moyens sans pareille.

Reste à mettre en œuvre ces moyens de la façon la plus efficace : nous devons sentir derrière la camera un homme conscient de sa mission et maître de son langage. Or, l’histoire du cinéma, si on la considère de ce point de vue, a été un douloureux paradoxe, surtout depuis l’invention du parlant. C’est comme si les trois quarts des fabricants de films s’étaient appliqués à détourner le septième art de la direction que lui assignaient ses moyens d’expression – une direction qui mènerait à la connaissance et à l’amour universels – pour le réduire à un divertissement, qui serait le triste ersatz du feuilleton, du mélo ou de l’image d’Épinal.

C’est en prenant conscience de ce fait que l’esthétique même du cinéma doit être créatrice d’humanisme, de dynamisme éthique, qu’on pourra réparer ces si violents ravages. Il ne s’agit donc point, comme on le fait trop souvent, de plaquer une morale sur un film, de demander au film d’être l’illustration d’une morale. En se cantonnant dans cette fonction, le cinéma perd tout son sens.

La recherche que nous entreprendrons dans cet essai nécessairement schématique a précisément pour objet de faire naître la notion d’un spirituel d’essence cinématographique dont quelques films nous offrirent l’approche. Sans doute, ce choix en lui-même pourra-t-il paraître contestable, mais au moins la direction sera donnée qui consiste à se soucier du mode d’incarnation de certains thèmes, de leur présence à l’écran plutôt que de l’impression de sécurité que le public « bien-pensant » éprouvera devant le contenu d’un scénario. Certains sujets qui paraissent rassurants, la peinture de certaines vertus, a en elle-même, pour des esprits plus ouverts aux beautés de l’impératif moral qu’à celles de l’expression plastique, une saveur délectable. Pourvu que la réalisation ne soit pas criante de maladresse ou de grossièreté, la représentation d’un « beau sujet » obtiendra l’estime, voire la sympathie, d’une assistance dont l’attention, rassurée et détendue par le moralisme d’une oeuvre, en vient à supporter aisément la médiocrité artistique de l’exécution, sa fadeur, ses défauts de construction.

Elle nous répondra sans doute que l’efficacité d’un film « moral », même gauchement réalisé, est une réalité sociale qui s’impose à l’attention de tous et qu’en un temps où la grossièreté, le sadisme, l’amoralisme, empoisonnent les esprits, une oeuvre inspirée par des idées saines est un antidote, voire un tonique indiscutable. On ne peut en effet nier que l’influence exercée par un film est souvent indépendante de sa valeur psychologique et artistique ; il est fréquent de constater que des âmes d’une incontestable valeur ont tiré un accroissement spirituel d’œuvres qui semblent bâtardes au spécialiste de l’écran : Dieu est mort, Le chant de Bernadette, La Route semée d’étoiles, Fabiola, Le Sorcier du ciel, autant de films qui, pour des raisons diverses, sont loin de satisfaire un esprit soucieux de l’adaptation rigoureuse et accomplie de l’expression plastique au contenu moral. Ce sont pourtant des films dont l’action a été apparemment bienfaisante, tantôt sur l’ensemble du public, tantôt sur la fraction croyante ou athée des spectateurs.

C’est précisément cet état de choses qui nous incite à tenter une mise au point. Le cinéma va-t-il se trouver ravalé au niveau d’un instrument, d’une thérapeutique ? Ce n’est assurément pas ce que souhaitait le Cardinal Suhard, dans le n° 2 de la Revue Internationale, non plus que Maurice Cloche en sa mise au point du même numéro. Cinéma, moyen d’expression du spirituel, certes, mais non pas cinéma, simple véhicule du spirituel. Se contenter de cette seconde solution serait un non-sens à beaucoup d’égards : d’abord, quel étrange paradoxe que de voir l’humanisme chrétien se désintéresser de toute fin esthétique ! Quand le pape Pie X demandait qu’on priât « sur de la beauté », ne se montrait-il pas fidèle à cette tradition humaniste ? Accepter de servir les valeurs chrétiennes en minimisant le Beau, c’est là une trahison, un tour de passe-passe qui, tôt ou tard, doit révéler son inauthenticité.

En fait, – c’est l’autre point à considérer et non le moindre au point de vue social – cette inauthenticité est souvent démasquée par la presse antireligieuse et elle crée en quelque sorte un scandale. Nul n’ignore que la plupart des critiques de cinéma se font gloire d’être des esprits forts. Ils s’irritent déjà de voir traités encore au vingtième siècle – ce siècle des lumières ! – des sujets d’essence religieuse. À plus forte raison ne perdent-ils pas une occasion de d’énoncer la « bondieuserie » d’une œuvre dont les bonnes intentions sont trop apparentes et trahies de surcroît par l’insuffisance de la réalisation. Si Monsieur Vincent et Les Anges du péché n’ont pas trop violemment suscité leurs sarcasmes, en revanche, ils ont hautement signalé les faiblesses du Chant de Bernadette, de Dieu est mort, des Cloches de Sainte-Marie. Dès lors, ne convient-il pas, vis-à-vis de cette presse matérialiste, reflet d’une opinion dont les tenants se recrutent dans toutes les classes, de ne pas donner lieu au scandale : ils seront trop heureux de dire que c’est la religion – ces vieilles croyances puériles – qui implique une forme d’expression sommaire et surannée, et dénonceront l’obscurantisme agressif de l’Église.

De même que la preuve la plus éclatante de la vérité du christianisme, c’est le témoignage d’une vie rayonnante, ainsi, dans le domaine artistique, c’est sa puissance d’incarnation manifestée dans de beaux films, qui affirmera la fécondité de la religion chrétienne. Et, certes, pour produire des films d’une haute valeur spirituelle, il faut commencer par vivre sa religion, sinon, l’imposture éclatera vite. Mais il faut aussi, pour l’amour de Celui que nous souhaitons voir glorifié et dont nous demandons que « le règne arrive », faire en sorte que son message s’exprime avec le plus d’ampleur et en atteignant le degré le plus pur possible de matérialisation. À ce moment-là, le cinéma peut reprendre à son compte l’idée platonicienne : « Le Beau est la splendeur du Vrai ». Par conséquent, tout en accordant une valeur empirique et temporaire aux oeuvres bâtardes qui agissent sur le public – ce grand enfant si mal éduqué qu’il faudra bien former un jour – tous les efforts de ceux qui croient en la primauté du Spirituel devraient tendre à chercher ce point d’insertion du surnaturel dans le sensible par lequel Jacques Maritain définit la poésie et que nous pourrions appliquer, avec plus d’exactitude encore, au monde des images mouvantes. Car, dans ce domaine, qui est, mystérieusement, mais combien intensément pour des millions d’êtres humains, celui du « surréel », ce qui est vrai des autres arts se vérifie plus nettement, à savoir que toute donnée demeure à un stade confus et embryonnaire – donc en quelque sorte inactualisée – tant que l’artiste n’est pas arrivé à l’incarner d’une façon valable. C’est en somme, ici, toute la question de l’expression artistique. Mais il ne s’agit pas de se demander si tel sujet implique, dans l’absolu, telle mise en œuvre (encore que ce point de vue doive être parfois considéré). On se bornera à constater que tant qu’une réalisation harmonieuse n’aura pas permis à une matière première en soi digne d’intérêt de prendre vie et de se hausser à un certain niveau de beauté et d’universalité, on ne pourra accorder une réelle valeur à ce qui nous est offert.

Une vie de saint ou d’apôtre, le récit d’un amour conjugal ou maternel exemplaire, les entreprises d’un savant ou d’un bienfaiteur de l’humanité : voilà sans nul doute des thèmes chargés d’un authentique coefficient spirituel. Mais cette charge ne peut éclater d’une manière rayonnante si la poudre est mouillée, c’est-à-dire si le responsable du film est un personnage médiocre et incapable d’atteindre à une certaine vigueur d’exécution.

C’est précisément là que le mot de conventionnel trouve son application la plus stricte. Est conventionnelle, non point seulement une histoire banale en soi, un sujet rebattu – à cet égard, quoi de plus rebattu que l’histoire de deux êtres qui s’aiment ? – mais aussi une histoire qui a été écrite ou filmée en des termes si dénués de couleur, de vie et de souffle spirituel, que le thème se fige et se désagrège au fur et à mesure que l’œuvre se déroule sous nos yeux. L’histoire du monde la plus simple (Le Ciel est à vous, Voleur de bicyclette) peut atteindre une densité et un pathétique extraordinaires si elle s’exprime de la façon qui convient. En revanche, un thème apparemment original et sortant des chemins battus, s’il est trahi par l’expression, semble d’une extrême platitude voisine du poncif (Les Jeux sont faits). Est-ce à dire que nous tenons là une vérité esthétique absolue et que nul exemple filmique ne vienne la contredire ? Force est bien de constater que si un scénario s’effondre souvent faute d’une mise en scène suffisante, en revanche, il est certains cas où, si médiocre qu’elle soit, la réalisation ne parvient pas à étouffer la beauté d’un sujet. Mais il ne peut s’agir alors que d’œuvres chaotiques et qui laissent au spectateur un étrange malaise. Il lui faut même un effort violent d’imagination pour entrevoir, au-delà des formes données au scénario, l’essence de ce sujet mutilé et trahi. Parfois, il est aidé : le coefficient spirituel dont nous parlions est si dense qu’il fait à certains moments éclater l’enveloppe dérisoire dont il a été affublé, et l’on aperçoit alors, pendant quelques instants, ce qui aurait pu être.

Très souvent, la valeur esthétique du film est compromise par la volonté de prouver, par le désir de communiquer, à l’aide des images, une leçon de morale. Ce propos semble aux antipodes de la finalité cinématographique. Tout didactisme, toute volonté d’exprimer une thèse conçue auparavant sous son aspect conceptuel, sont de nature à alourdir et même à paralyser la vie intrinsèque d’une œuvre. C’est le déroulement même de l’histoire, son authenticité plastique, dramatique, mélodique même, qui feront de ce film un haut et efficace témoignage. À cet égard, des films qui ne sont pas explicitement religieux, mais qui ont su transfigurer une donnée largement humaine et la hausser à un degré de vérité et de grandeur intemporelle, sont bien plus profondément spiritualistes que tel catéchisme en images, telle plate et insistante hagiographie.

Ce qui complique un peu les choses, c’est qu’il n’y a pas ici, comme dans la peinture, la musique, la poésie, le roman, unité de création. Même quand Balzac écrit mal, c’est lui qui exprime sa pensée, c’est lui qui se dénature en quelque sorte, et nous retrouvons Balzac sous sa rhétorique. Or, si cette rhétorique est l’indice d’un fléchissement dans la pensée même de l’auteur, au moins ne nous gêne-t-elle qu’un instant, puisque bientôt nous ressaisirons le meilleur de l’homme. Il n’en est pas de même au cinéma : sauf dans quelques cas privilégiés (Chaplin, Stroheim, Renoir, Clair, Orson Welles et quelques autres). Un film est rarement l’œuvre du même homme qui, après l’avoir pensé, écrit, composé, le mettra en scène. Le plus souvent, la dualité, il faut même dire le disparate de l’œuvre, tient à la désharmonie des éléments engagés ; dans le cas d’un roman adapté à l’écran, chose fréquente, ces éléments se répartissent ainsi : l’œuvre originelle, l’adaptation, le découpage, la réalisation, le dialogue. Il faut y ajouter : l’interprétation, car, même si l’adaptation et la mise en scène restent fidèles à l’esprit de l’œuvre, les artistes qui incarnent les protagonistes du drame peuvent en altérer ou en rehausser la signification. Ce problème, encore mal dégagé par la critique, est un des plus troublants. Il prend divers aspects selon que les interprètes servent bien un sujet, le trahissent ou, au contraire, transfigurent sa banalité. L’artiste joue ici un rôle aussi important que celui du metteur en scène dont il est d’ailleurs tributaire. Une belle donnée peut être défigurée par un adaptateur grossier et par des interprètes insuffisants. En revanche, une histoire conventionnelle, mise en scène par un cinéaste inspiré et servie par des artistes excellents, peut faire illusion et même, à la limite, acquérir une sorte d’efficience spirituelle. Ceci est vrai de tous les autres arts, dira-t-on, et en particulier de l’art dramatique. Mais ce que le cinéma ajoute au théâtre, ce qui donne à la relation : donnée-expression, une importance particulière, c’est le rôle joué par les images dont l’intensité, l’intimité, la diversité et, pour tout dire, la puissance d’envoûtement recréent en quelque sorte l’univers quotidien. De là, que le cinéma peut être la meilleure et la pire des choses : il peut imposer d’un être sublime une vision ridicule ; il peut imposer avec la même force une vision fascinante d’un être dénué de toute valeur vraie. En portant, à son plus haut degré d’existence idéale et mythique, un personnage en soi plutôt minable, il le transfigure et en fait un héros. En projetant brutalement sur l’écran une image crue et lourde d’un héros authentique, il le dépoétise et, à la limite, l’abolit en tant que héros. Un exemple du premier cas : le déserteur de Quai des Brumes, filmé par Marcel Carné, et interprété par Jean Gabin, est un individu fort contestable qui est rendu au grand public séduisant. Et pour le deuxième cas, J.-L. Barrault dirigé par Christian Jaque, dans D’Homme à Homme, réduit à des proportions mesquines et décevantes le personnage d’Henri Dunant.

En résumé, les diverses possibilités d’expression d’un thème, d’un mythe, d’une vérité intérieure, déterminent une série de niveaux spirituels, selon que le concours des divers éléments mobilisés aboutit à une harmonie plus ou moins complète. Au nombre de ces éléments, il ne faudrait sans doute pas seulement inscrire le scénario, la réalisation, le dialogue, l’interprétation, mais l’éclairage, la décoration, la musique. Il n’en reste pas moins que le concours des trois premiers facteurs est essentiellement ce qui assure la qualité d’un film.

Nous dirions donc volontiers qu’un film a une âme quand il nous apparaît que son inspiration, sa mise en œuvre, son interprétation pénètrent – à des niveaux divers – tous les éléments du public d’une impression profonde et irréductible à une simple satisfaction psychologique, affective ou esthétique.

Citons comme exemples : Le Lys Brisé, les trois grandes œuvres de Flaherty (Nanouk, L’Homme d’Aran, Louisiana Story), La Ruée vers l’or et presque tout Chaplin, la Jeanne d’Arc de Dreyer, La Mère, Hallelujah, Un Jour dans la vie, L’Enfance de Gorki, Maria Candelaria, Docteur Laennec, L’Intrus, Le Chemin du Ciel, Voleur de bicyclette, Le Journal d’un curé de campagne, Miracle à Milan, Le Fleuve.

On ne peut naturellement, en ce qui concerne scénaristes, metteurs en scène et interprètes, établir une liste rigoureuse de ceux qui ont su donner une âme à leur création. Il serait certes plus rapide de mentionner ceux qui, en aucun cas, n’ont atteint ce niveau. Plus malaisée à tracer est la courbe de ceux qui ont un moment été visités par la « grâce », puis sont retombés, pour s’élever encore un instant.

Pour certains de ces films, la matière de l’événement (Jeanne d’Arc, Docteur Laennec) était, avant même le scénario, source de vie. Pour d’autres, la qualité du scénariste a insufflé une sève si haute qu’elle faisait déjà la grandeur du film à venir : Gorki (La Mère, L’Enfance de Gorki), le R. P. Bruckberger (Les Anges du Péché), William Faulkner (L’Intrus), Rune Lindstrom (Le Chemin du Ciel), Bernanos (Le Journal d’un curé de campagne), Cesare Zavattini (Un jour dans la vie, Voleur de bicyclette, Miracle à Milan), ont apporté un souffle qu’il n’y avait qu’à entretenir. On a trop souvent tendance à méconnaître la part du scénariste-adaptateur : on dit : c’est un film de John Ford, un film de Blasetti.

C’est le R. P. Morlion qui a dégagé avec le plus de vigueur le rôle fondamental du scénariste dans l’existence définitive du film (Revue Internationale du cinéma, n° 4). À ses yeux, c’est l’Italie qui nous donne la preuve la plus éclatante de cette vérité. Si le cinéma italien est un modèle parce qu’il est « simple, humble, intense », c’est que des scénaristes éminents ont joué un rôle déterminant dans la signification des grandes œuvres italiennes. Amidéi, co-équipier de Rossellini, pour Rome Ville ouverte et Païsa, de Zampa, pour Les Années difficiles ; Zavattini, compagnon de Blasetti (Quatre Pas dans les nuages) et de Vittorio de Sica (Sciuscia, Voleur de bicyclette, Miracle à Milan). On sait l’importance qu’eurent en Europe des scénaristes comme Carl Meyer, Noël Coward, Jacques Prévert, et, en Amérique, Ben Hecht, Riskin, Dudley Nichols. Par ailleurs, on n’ignore pas que Clair, Gance, Renoir, Duvivier, Cocteau ont été parfois leurs propres scénaristes. Enfin, il faut mettre à part Chaplin qui est l’auteur intégral de tous ses films. Nous ne remontons pas au-delà du scénariste dans l’évaluation du tonus spirituel des films. Il est en effet bien difficile de se référer aux livres dont sont tirés de très nombreux films, car avec l’adaptation commence un nouveau stade de la vie d’une œuvre qui n’a souvent que peu de choses en commun avec le livre. Qu’on se rappelle les adaptations de L’Idiot, Crime et Châtiment, La Chartreuse de Parme, Le Diable au corps. Il s’agit ici et là de deux registres différents. Voilà pourquoi nous limitons notre investigation aux scénaristes et aux romanciers qui ont été leurs propres adaptateurs. Nous ne retiendrons ici que ceux dont la sève spirituelle a pu déterminer l’orientation du film et sa qualité.

Dudley Nichols a collaboré efficacement au Mouchard, au Long Voyage. Robert Riskin est à retenir pour Grande Dame d’un jour, L’Extravagant M. Deeds, Les Horizons perdus, Vous ne l’emporterez pas avec vous. On ne peut guère, à vrai dire, le dissocier de Frank Capra. Pourtant, M. Smith au Sénat, de ce même metteur en scène, a été réalisé d’après un scénario de Sydney Buchman. James Hilton (le romancier des Horizons perdus) adapta lui-même à l’écran le remarquable Nous ne sommes pas seuls. Rune Lindstrom – auteur et interprète du Chemin du Ciel – mérite au moins aussi largement que Alf Sjöberg, le réalisateur, les éloges qui reviennent à ce chef-d’œuvre. Mais nul scénariste, depuis vingt ans, n’a peut-être joué un rôle aussi important dans l’évolution du cinéma national vers la spiritualité que Cesare Zavattini. Son influence à certains égards est plus importante même que celle de Chaplin, puisque ce dernier restait à part et s’était taillé un fief indépendant. Zavattini, au contraire, a participé à un grand nombre de scénarios, il a été l’inspirateur de quelques-uns des films les plus importants de la nouvelle école italienne et il ressort de l’interview qu’il a accordée à André Bazin comme des déclarations de ses collaborateurs transalpins que « le néo-réalisme, c’est Zavattini ». C’est bien ici que l’expression d’une vision du monde très personnelle et très intense s’incarne en schémas dramatiques rigoureusement appropriés. Pour Zavattini, le cinéma est « l’art qui me permet le mieux de connaître et donc d’aimer mon prochain. Mais qu’est-ce que mon prochain, sinon d’abord ce qui m’est le plus proche ? » (Radio-Cinéma, n° 25). Le cinéma doit permettre une étreinte fraternelle, une accolade spirituelle avec le prochain, et dès lors la fidélité à la vie en train de se faire, à la réalité humble et vraie du présent, est une exigence esthétique qui découle de l’exigence morale. Zavattini se refuse précisément aux enchaînements concertés de l’intrigue – un film sans intrigue, voilà l’idéal – aux épisodes, aux articulations dramatiques qui rappellent le théâtre : la vie épousée dans sa spontanéité créatrice, dans son contingent et dans les moments imprévisibles et pathétiques de son devenir. Le réel nous sera ainsi communiqué avec une fraîcheur et une intensité qui suscitent tout naturellement notre amour. On conçoit que Bazin puisse conclure son interview en écrivant que le néo-réalisme, exprimé par Zavattini, « est l’art spécifique de la charité ».

Parmi les réalisateurs, quelques-uns peuvent être – à peu de chose près – représentés ici par la plus grande partie de leur œuvre : Griffith, Chaplin, Murnau, Flaherty, Dreyer, Eisenstein, Poudovkine, Sjostrom, Renoir, Rossellini, Bresson, de Sica. D’autres n’ont pas été soutenus par une inspiration aussi constante. Enfin, nous serons ici amenés à omettre à peu près toute allusion à certains grands noms du cinéma mondial dont l’œuvre, pris dans son ensemble, nous paraît manquer d’âme, soit qu’il n’en contienne qu’un équivalent ambigu, soit qu’il apparaisse tout à fait dépourvu de ce coefficient (du simple point de vue de l’esthétique humaine, cela est de peu d’importance mais, nous l’avons dit, notre échelle de valeurs est d’un ordre différent).

Pour nous limiter à cinq exemples illustres : René Clair, Fritz Lang, Joseph von Sternberg, Carol Reed, Orson Welles ne nous semblent pas avoir vraiment doué leurs créations de ce coefficient spirituel. Et pourtant, il y a certains moments du Troisième Homme ou de l’admirable Dame de Shanghai qui nous troublent bien au-delà de l’émotion ordinaire. Est-il, pour autant, justifié de dire que ces œuvres ont une âme ?

Il peut sembler plus arbitraire de classer les interprètes selon le même critérium, car ils sont tributaires bien souvent de celui qui les dirige. Et pourtant, si certains artistes ont laissé un si poignant souvenir parmi ceux que nous ne voyons plus sur l’écran, n’est-ce point parce qu’ils nous communiquaient, même dans des œuvres médiocres, cet étrange sentiment – ce pincement secret du cœur ? Citons au hasard de notre nostalgie : Charles Ray, Zasu Pitts, Victor Sjostrom, Edna Purviance, Janet Gaynor, Lilian Gish, Richard Barthelmess, Vera Baranovskaïa, Ivan Mosjoukine, Ann Harding, Diana Winyard, Greta Garbo. En face d’eux, les vamps de la grande époque américaine ou italienne du muet paraissent étrangement creuses ou d’une séduction toute superficielle. Nous voyons s’effriter Mary Pickford, Lil Dagover, Gloria Swanson, Pola Négri, Rudolf Valentino, Brigitte Helm.

Plus près de nous, il est difficile d’être aussi affirmatif. Toutefois, nul doute que certains artistes nous permettent de lire dans leur physionomie le reflet d’un paysage intérieur que ne laissent pas entrevoir d’autres visages même plus beaux. Ces visages si pathétiquement expressifs d’une âme, ce sont ceux de Celia Johnson, Anna Magnani, Miriam Hopkins, Olivia de Haviland, Dolorès del Rio, Andrée Clément, Irène Dunne, Renée Faure, Maria Casarès, Bette Davis, Sylvia Bataille, Ingrid Bergman, Vivian Leigh, Luise Rainer, Silvia Sidney, Katharine Hepburn, ceux des mères américaines du Jeune Tom Edison, Qu’elle était verte ma vallée, Les raisins de la colère ; les visages enfantins qui éclairent Sciuscia, Voleur de bicyclette, Jeanne Eyre, Louisiana Story et cent autres films. Ce sont les traits de Paul Muni, du Charles Boyer d’autrefois, de Gérard Philipe, Fernandel, Humphrey Bogart, Michael Redgrave, James Mason, Pierre Fresnay, Gary Cooper, Joseph Cotten, Henry Fonda, Spencer Tracy, John Garfield, Fernand Ledoux. En revanche – est-ce vraiment se montrer trop subjectif ? – nous ne sentons pas s’exprimer une âme à travers ces interprètes, dignes pourtant de la plus vive estime, que sont Michèle Morgan, Micheline Presle, Edwige Feuillère, Simone Signoret, Arletty, Greer Garson, non plus qu’à travers ces aimables poupées qui se nomment Marlène Dietrich, Rita Hayworth, Josette Day, Annabella et les trois quarts des stars américaines. On pourrait même penser que celles-ci exercent une singulière fascination dans la mesure où elles semblent dépourvues d’âme ! C’est l’hypnose que provoque la vacuité, c’est l’esthétique du néant.

Quelques très grands noms de la scène et de l’écran ne nous ont presque jamais donné l’impression qu’ils haussaient au niveau de l’âme le tragique qu’ils exprimaient. Raimu, Jouvet, Pierre Brasseur. Encore leur matérialisme est-il infiniment plus louable que cette boursouflure romantique qui fit admirer Harry Baur et Pierre Blanchar.

Si la palme revient donc aux films qui ont pu bénéficier d’interprètes fidèles à l’inspiration d’une œuvre que ne trahissait pas la qualité de la mise en scène, les plus accomplis des classiques du cinéma – selon notre critérium – seraient peut-être Le Lys brisé (Lilian Gish et Griffith), La Mère (Vera Baranovskaïa et Poudovkine), La Ruée vers l’or (Chaplin... et Chaplin), Jeanne d’Arc (Falconetti et Dreyer), Le Chemin du Ciel (Rune Lindstrom et Alf Sjoeberg). Mais n’oublions point ces œuvres dont l’interprète est l’homme du quotidien, duquel le metteur en scène a su faire jaillir « le chant profond » : Nanouk, Hallelujah, Voleur de bicyclette.

Constatons pour finir que dix ou quinze des plus grandes œuvres du cinéma depuis ses débuts, du Lys brisé au Journal d’un curé de campagne (et cette fois qui ne serait d’accord ?) sont douées d’un authentique pouvoir spirituel. Puisque ces films apparaissent absolument exemplaires, peut-être avons-nous alors le droit de donner à notre critérium, sinon une valeur universelle, du moins un niveau supérieur par rapport aux autres, dans l’appréciation d’un film ?

De toutes façons, c’est dans ces perspectives que nous nous proposons d’étudier ici quelques thèmes susceptibles de prolongements infinis, auxquels le cinéma a su apporter un renouveau d’éclat et de chaleur : le sens de la nature, la condition humaine, la connaissance du prochain, l’amour, le dépassement de soi. Ces thèmes ne seront pas considérés comme une matière à illustrer en images, mais comme des réalités vivantes que le septième art capte et façonne selon ses lois créatrices ; on retrouvera souvent dans plusieurs des zones délimitées ici les mêmes films repris sous des angles différents. Cette saisie multiple et renouvelée des œuvres nous a paru assez conforme à l’optique même du cinéma qui nous offre du réel une perception constamment renouvelée. En outre, non plus que le monde transmis par le cinéma, cet essai ne tend à l’objectivité. Il est difficile de parler froidement de ce qu’on aime. Et on se résigne mal à corseter ses goûts. Que le lecteur veuille donc prendre ces lignes comme une conversation souvent sans discipline bien rigoureuse, arbitraire sans doute par endroits, inspirée seulement par le désir de communiquer des impressions qui ont mûri et sont devenues une raison d’espérer.

 

 

Henri AGEL, Le cinéma a-t-il une âme, Cerf, 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

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