Le cinéma et le sacré
EXTRAIT
par
Henri AGEL
La notion du sacré est une de celles qui hantent le plus fortement notre époque, encore que celle-ci se défende depuis le « Dieu est mort » de Nietzsche d’adhérer à une religion révélée. Mais ce sacré s’offre généralement sous des formes qui restent aberrantes aux yeux du croyant : exaltation des puissances obscures et dionysiaques de l’inconscient (la musique de jazz) ; ascèse, plus magique au fond que vraiment spirituelle, par laquelle la poésie essaie d’entrer en contact avec l’ineffable (le surréalisme) ; communion pathétique, mais à hauteur d’homme avec les grandes poussées douloureuses qui lancent dans l’engagement révolutionnaire (les romans de Malraux). Ces trois aspects d’un sacré contemporain apparaîtront à celui qui croit en Dieu comme des altérations ou des dégradations d’une réalité dont le caractère premier est la transcendance et qui est devenue humaine parce que « l’Incarnation a intériorisé la transcendance » (R. P. Régamey, Art sacré au XXe siècle ?). Précisons tout de suite que cette intériorisation, dans les perspectives du christianisme, ne doit pas être datée de tel moment historique, mais qu’elle est consubstantielle à l’être même de la personne humaine. D’ailleurs, le pressentiment chrétien des religions antiques, tout comme les résonances de la tragédie grecque, nous permettent de constater que, si l’homme descend à une certaine profondeur intime, il entre en contact avec le sacré. Le lyrisme, dès qu’il s’enracine au tuf de l’Être personnel et universel, est quelque chose qui dépasse l’humain, comme le rappelle Joseph Samson, dans son lumineux essai Musique et vie intérieure : « Sous-jacent à toute activité de pensée et de sentiment, se maintient en l’homme ce cours lyrique, qui n’est autre chose que l’être lui-même mis en activité par le mouvement, le bouillonnement, le chant en lui de la Source. »
En un sens, toute œuvre d’art atteint au sacré quand elle laisse sourdre ce chant de l’Anima, ce bruissement de source, et fait rayonner à l’écran la notion de l’Unum necessarium. Quelle est alors la constellation affective qui se dégage ? « C’est le sentiment, indifféremment religieux ou laïc, qu’il y a quelque chose d’inviolable en l’homme, un point pur, un centre de vie que la dégradation, le désespoir ou la contrainte ne consument jamais tout à fait, dont l’homme doit assurer et préserver le culte, où il trouve le respect de soi-même et le pouvoir de reprendre incessamment force. Sans lui, tout s’avilirait. Tout perdrait son sens. Tout se dissoudrait dans l’incohérence et dans le néant » (Jean-Claude Renard, « Retour au sacré », La Nef, juin-juillet 1951).
À un premier degré, tout film qui exalte « ce quelque chose d’inviolable » se hausse jusqu’au sacré, pourvu que cette exaltation soit pure de toute hystérie luciférienne, de toute ivresse grégaire ou panique, et tende à la concentration et à l’assomption. Mais ce n’est pas la seule condition indispensable pour qu’un film participe au processus de sacralisation. Il n’atteindra un certain niveau que si la mise en œuvre, dépassant le stade d’une honnête facture, orchestre en structures vraiment transfiguratrices le chant ou le cri d’où est issue toute l’œuvre. L’équilibre entre la noblesse de l’inspiration et l’ampleur symphonique de l’exécution peut s’offrir sous différents aspects et, à la limite, la grandeur du style peut être l’élément déterminant de la réussite. À ce moment, la nature du sacré entrevu se modifiera avec le style du film : La Dame de Shanghai, d’Orson Welles, Alexandre Newsky, d’Eisenstein, Le Deuil sied à Électre, de Dudley Nichols, participent plus ou moins sensiblement d’une même essence sur des plans fort distincts. Le lyrisme baroque du premier de ces films, la magnificence épique du second, la pompe tragique du troisième, nous introduisent au sein d’une épaisseur solennelle et redoutable. Le mystère de la personne humaine y est investi par un style qui nous emplit de « crainte et tremblement ».
C’est une certaine exaltation du spirituel par un style qui le solennise et le situe dans des perspectives d’éternité qui fait qu’un épisode de guerre, l’évocation de la lutte entre l’homme et le cosmos, la peinture de la vie en communauté, l’amour, la souffrance, le monde de l’enfance, acquièrent dans le souvenir une seconde dimension : 1860, de Blasetti, Chasse tragique, de Guiseppe de Santis, Espoir, de Malraux, L’Homme d’Aran, de Flaherty, L’Homme du Sud, de Renoir, Les Raisins de la Colère et Qu’elle était verte ma vallée, de John Ford, Maria Candelaria, de Fernandez, Les Dames du Bois de Boulogne, de Bresson, Tonnerre sur le Mexique, d’Eisenstein, L’Intrus, de Clarence Brown, Païsa, de Rossellini, Voleur de Bicyclette, de Vittorio de Sica, Le Chemin de la Vie, de Nicolas Ekk, Give us this day, d’Edward Dmytryck, L’Enfance de Gorki, de Marc Donskoï, Los Olvidados, de Bunuel : autant de miroirs du sacré encore « obscurcis et plaintifs », mais déjà bouleversants.
Réservons une place à part à l’Othello d’Orson Welles. Par la sûreté qui a présidé à la structuration d’une profonde rêverie métaphysique en rythmes symphoniques d’une éclatante beauté, il est peu d’œuvres qui se haussent à une telle ampleur. Les résonances de cette fresque admirable nous obligent à réviser ce que nous avions pensé de l’auteur jusqu’ici. Certes, aujourd’hui encore, son Citizen Kane nous semble étrangement sec et fabriqué et son Macbeth bien laborieux dans sa recherche d’une « préhistoire de la conscience » (André Bazin, Orson Welles). Et si La Dame de Shanghai s’affirme avec le temps comme une des plus éclatantes réussites du baroque cinématographique, nous n’y voyons pas une dimension surnaturelle. Celle-ci flamboie dans Othello par l’ajustement de structures baroques fulgurantes à une méditation pathétique sur le Bien et le Mal, l’Innocence et la Perversité, la Lumière et les Ténèbres. Le fait d’ouvrir ce grand oratorio funèbre par les doubles funérailles d’Othello et de Desdémone, dessine déjà le lieu spirituel du drame. Mais, ce qui joue surtout, c’est la magnifique orchestration des thèmes psychologiques et moraux du film par le décor, les marines, la tempête, les combats. La transposition du tragique de Shakespeare en un montage vraiment créateur impose à notre âme la densité de l’orage interne, l’effondrement atroce d’une âme virile et généreuse qui se décompose sous l’envahissement mortel d’un venin visqueux : le doute (cette matière abjecte et gluante est incarnée tout autant par les éléments cosmiques de l’ambiance que par Iago et Roderigo). L’horreur qui est l’élément shakespearien, par excellence, acquiert ici une force autrement plus convaincante que dans Macbeth et le désespoir que nous lisons sur le visage du More en est bien le reflet.
C’est précisément au stade de l’horreur (horrendum dictu, écrit Virgile) que reste souvent le sacré de l’antiquité païenne comme celui des civilisations lointaines. C’est à travers l’épouvante plus ou moins victorieusement conjurée que se laisse entrevoir le mystère (Tabou, de Murnau et Flaherty, Kermesse Funèbre, d’Eisenstein). Merveilleux et terreur apparaissent ici comme intimement liés par tout un réseau de présages et de cataclysmes, d’apparitions et de sortilèges. Le merveilleux par la suite offrira presque toujours un caractère ambivalent d’extase et d’horreur.
C’est précisément dans la mesure où il se décante de ses éléments troubles, de son résidu psycho-pathologique et de toute complaisance pour la destruction de soi qu’il conquiert un style à la fois pur et chargé de spiritualité. Le merveilleux peut mener alors vers le sacré : il en sera le tâtonnement, l’approximation hésitante et confuse. Dans cette perspective, la recherche du merveilleux peut affecter plusieurs formes : expressionniste, baroque, stylisée, naturaliste. Il semble bien que la première d’entre elles soit peu compatible avec le surgissement du sacré. Relisons les admirables analyses des films allemands de 1919 à 1926 contenues dans le livre de Lotte Eisner : L’Écran démoniaque, que recoupe l’étude de Sigmund Kracauer : From Caligari to Hitler. Le sens du mouvement expressionniste, qui n’est d’ailleurs que le prolongement de la grande poussée romantique, exprime quelques-unes des constantes les plus impérieuses de l’âme germanique : le besoin de sortir de soi pour participer à un mode d’existence cosmique et surréel, la dilatation – riche de mystérieuses métamorphoses – dans le plus secret de la création, l’accès, avec la perte de la personne, à un monde qui ne peut être atteint qu’après l’éclatement des structures diurnes. La Nuit est le monde et le mode fondamentaux de l’expressionnisme comme, d’ailleurs, du baroque. Mais il y a dans le baroque une dualité foncière. « Tandis que pour le classique l’Art est avant tout "catharsis", pour le Baroque, il est déploiement. Tandis que le Classique entreprend la purgation de la condition humaine par l’art, le Baroque en entreprend la libération ; et ce sera tantôt par assomption ou par précipitation, par apothéose ou par catastrophe, car tels sont bien les deux pôles de tout mouvement baroque, telle est bien la dualité de son merveilleux, tantôt infernal et tantôt paradisiaque » (Henri Lemaître, Droit et liberté).
La distorsion baroque peut aboutir à un goût de la catastrophe et à l’engloutissement dans l’abîme ; en fait, on peut voir dans l’expressionnisme un avatar du baroque. Mais précisément, ce n’en est qu’un des aspects, le plus nocturne, le plus vénéneux, le plus agressivement fermé aux structures du jour, de la conscience et de la personne. Lotte Eisner souligne dans l’esthétique du cinéma allemand de 1919 à 1926 ce refus passionné de se satisfaire de données universelles, cette interprétation frénétique et délirante des apparences à laquelle les jeux de la lumière et la dislocation des formes vont contraindre à faire rendre un sens métaphysique neuf et vertigineux. De la vie cauchemardesque et grouillante des plus étranges menaces que les architectures et les clairs-obscurs expressionnistes feront jaillir avec un acharnement masochiste, le spirituel et, à plus forte raison, le sacré, sont éliminés d’office. Ni Le Golem, ni Figures de Cire, ni L’Étudiant de Prague, souvent admirables par ailleurs, ne nous offrent une trouée lumineuse. Les Trois Lumières engage sur un mode austère un enjeu dont la gravité est infinie : l’histoire orchestre en trois épisodes le thème de la lutte menée par une jeune femme contre la Mort à laquelle elle veut arracher celui qu’elle aime. On retrouve ici cette ambivalence vis-à-vis de la mort que la psychanalyse devait élucider si nettement vers la même époque. Et cette fascination qui donne à tout le film une sorte d’odeur entêtante – même quand elle se décante comme dans la scène qui nous montre la marche des morts jusqu’au haut d’un grand escalier – est précisément ce qui empêche le film de s’ouvrir à des valeurs sacrées. L’auteur cherche plutôt à nous communiquer une subtile ivresse du néant qu’à nous donner la nostalgie de l’Éternel. Et même si cette nostalgie se fait jour, si l’amour « plus fort que la mort » vibre un peu plus profondément, c’est d’un accent païen, d’une sorte de religiosité cosmique (les pleurs de la statue de pierre devant l’agonie du héros changé en tigre). L’exotisme de l’au-delà, l’aura magique de l’histoire jouent trop fort sur nos nerfs pour laisser à l’esprit assez de liberté.
Tout change avec Murnau, et en particulier, avec son Faust. Ici, le sens du surnaturel s’exprime par une sorte de subtile inflexion des contours et des mouvements obtenus surtout par la magie de la lumière. Laissons la parole à Lotte Eisner, puisque nul ne peut parler mieux qu’elle de Murnau : « La densité chaotique des premières images, cette lumière qui prend naissance dans les brumes, ces rayons qui traversent l’air opaque, cette fugue orchestrée visuellement comme par des orgues qui résonneraient dans toute l’étendue du vaste ciel... » Et quand Méphistophélès plane sur la cité : « Aucun metteur en scène, même Lang, n’a su faire surgir aussi magistralement le surnaturel en plein studio : est-ce encore un manteau de démon qui couvre la ville entière de ses énormes plis ou n’est-ce pas plutôt un nuage gigantesque qui plane lourdement sur elle ? Les ténèbres démoniaques vont-elles dévorer la clarté divine ? »
Dans la scène de l’église : « De l’intérieur de l’église jaillissent des ondes de lumière douce et tendre montant dans les voûtes avec les cantiques, s’échappant par le portail ouvert où elles se condensent en une sorte de mur auquel se heurtent ceux qui sont voués aux ténèbres. »
À la fin : « Les flammes envahissent progressivement tout le ciel, un globe lumineux suspendu pour l’éternité devient le symbole de la grâce éternelle, de l’apothéose d’une rédemption accomplie. »
Tout n’est pas de la même veine dans Faust (en un sens, le Nosteratu de Murnau est d’une touche plus soutenue) : à côté de passages d’une mysticité rayonnante et qui semblent justifier pleinement la phrase par laquelle René Schwob définissait le cinéma « une mélodie silencieuse », on trouve des chromos qui évoquent par leur caractère fade et lénifiant la tradition de Saint-Sulpice. L’ensemble laisse une impression de disparate, l’auteur hésite entre le baroque et la stylisation, il reste un entre-deux dont la ligne esthétique est imprécise. Toutefois, le souvenir que laisse le film est baigné d’une poésie singulière et l’on peut dire, sans jouer sur les mots, que la grâce se manifeste là au sens le plus ample du terme.
On retrouve la même intériorité dans la production scandinave de 1917 à 1923 : un sens poétique extrêmement aigu sut s’incarner dans les œuvres de Sjostrom et de Stiller selon les structures rigoureuses d’un naturalisme stylisé. Sans doute, l’élément naturel – espace et neige – créait par lui-même le lieu rêvé pour un dépaysement ouvert au spirituel. Presque tout le cinéma suédois est imprégné d’une atmosphère ambiguë et tendre où le spectateur perd pied, où le réel se fond avec une sorte d’au-delà. Le merveilleux est ici comme une dimension de l’univers. Il peut prendre un aspect strictement folklorique et légendaire, il peut s’unir en une harmonie subtile à un authentique courant religieux.
La poésie qui baigne La légende de Gosta Berling, Le Trésor d’Arne, Le Vieux Manoir, est déjà comme une touche retenue et délicate du merveilleux. Dans le dernier de ces films, d’ailleurs, le merveilleux se manifeste explicitement par l’apparition de la Dame du Chagrin « au sourire de mauvaise chance » (R. Brasillach, Histoire du cinéma) et à l’accoutrement shakespearien. Il apparaît pleinement, mais de façon fort regrettable, dans La Charrette Fantôme, le plus célèbre et sans doute les plus inégal des classiques du cinéma suédois. Si le film de Sjostrom garde quelques-unes des vertus qui firent la gloire du maître scandinave (la beauté de la campagne, la misère des taudis, le mystère des grands espaces nocturnes, les visages travaillés par la lumière), il y a par trop de primarisme dans la psychologie et la dramatisation du sujet, et surtout dans le merveilleux. Le surnaturel, suggéré par des surimpressions, a perdu aujourd’hui pour des yeux habitués à de tout autres procédés de suggestion, le pouvoir qu’il avait en 1920 : « cette manière unique et mécanique de faire apparaître une image un peu trouble sur une image claire afin de signifier une vérité intérieure est extraordinairement matérielles » (Brasillach).
C’est dans une tout autre zone de merveilleux que se situe l’œuvre de Benjamin Christensen, La Sorcellerie à travers les âges (1921), fort importante historiquement : la verve de cette énorme fresque, qu’on a pu comparer à juste titre aux cauchemars d’un Breughel, révèle une vision et une sûreté de métier qui lui donnent un caractère véritablement prophétique.
L’évocation est si haute en couleur qu’elle fait éclater le documentaire sous la poussée d’un lyrisme qui mime avec un étourdissant brio les phases les plus délirantes du sabbat. Rien ne manque à cette résurrection intégrale du fantastique, ni l’infanticide, ni la scatologie, ni les hideuses copulations. Mais pas un instant, il n’y a là quoi que ce soit qui relève d’un sentiment profond de l’horreur ou du blasphème. Christensen n’était ni Hoffmann ni Ghelderode. L’expressionnisme dru et la robustesse de son style sont fort savoureux : ils restent dépourvus de prolongement.
Tout autre est le dosage qu’a composé le Danois Carl Dreyer avec son Vampyr. Bien différent des Feuillets du Livre de Satan, œuvre de jeunesse qui portait déjà la griffe d’une saisie personnelle du fantastique, Vampyr (réalisé en France) offre un mélange de lyrisme, de magie et de mysticité qui laisse un goût mental de malaise. C’est comme un philtre engourdissant. L’insolite même des lieux (le château, le moulin) étreint déjà. Le glissement au merveilleux se fait avec aisance et nous accueillons sans heurt l’image du héros assistant à son propre enterrement dans le cercueil où il repose les yeux grands ouverts, écrasé par de hautes murailles. L’onirisme et le recours à l’occulte semblent s’organiser en fonction d’une emprise de la cruauté qui agit comme un charme. Dreyer n’est pas si loin des histoires de vampires et de fantômes anglais, assez étrangères aux valeurs religieuses.
Vingt ans après, nous retrouverons ce mélange de naïveté, de poésie et de spiritualité chrétienne dans quelques films suédois, dont La Sorcière, œuvre assez médiocre, mais qui contient au moins deux ou trois moments singuliers : la contraction saisissante d’un visage distendu par la lutte entre les forces du bien et les assauts du mal, la fuite du diable-colporteur se sauvant assourdi par un immense battement de cloches. Ce diable n’est pas sans rappeler le Gammel-Jerk du Chemin du Ciel. Sur un plan résolument païen et cosmique, Le Sacrifice du sang atteint à une indéniable « horreur sacrée ». Le sentiment d’obscures menaces émanant de sources redoutables, cet infandum qui fait se hérisser la peau, chaque créateur les réfracte selon sa mythologie personnelle et ses coordonnées poétiques. Ainsi en sera-t-il de Cocteau qui, avec Le Sang d’un poète, La Belle et la Bête, Orphée, impose un merveilleux dont le baroquisme acide et glacé semble bien n’être pas irréductible à la pénétration du sacré.
Certes, le premier contact a de quoi surprendre et même rebuter. Pour le poète d’Opéra, il s’agit de s’introduire par une sorte de magie dans une sphère interdite, extra-humaine de « surprendre l’ange », de fracturer l’invisible. Un poème de Cocteau – qui définit à merveille son théâtre – explique assez clairement cette tentative (« Par lui-même », dans Opéra) :
Accidents du mystère et fautes de calcul
célestes, j’ai profité d’eux, je l’avoue.
Toute ma poésie est là : je décalque
l’invisible (invisible à vous).
J’ai dit : « inutile de crier, haut les mains ! »
Au crime déguisé en costume inhumain ;
J’ai donné le contour à des charmes informes.
Des ruses de la mort la trahison m’informe...
Comme l’a noté judicieusement Marcel Raymond (De Baudelaire au surréalisme), cette ascèse tourne souvent à l’exercice, au jeu, à la préciosité. Cette évasion devient un travail de virtuosité, ce yoga, une parade ; ce ne sont plus qu’arabesques aériennes, voltiges étonnantes, non plus géométrie dans l’espace, mais brillants feux d’artifice ; non plus alchimie lyrique, mais tours de magie amusante.
Surtout, cet angélisme exige un cœur pur. Ce n’est point par une intoxication méthodique et d’autres pratiques, destinées à créer un état second, qu’on atteint à ce monde supra-terrestre. Certes Cocteau touche bien un niveau qui n’est plus celui auquel nous vivons. Mais peut-on croire vraiment que la lumière froide qu’il atteint soit celle du Paradis perdu ? Mathématicien de la drogue, plus « magnétiseur » que « somnambule », Cocteau ne s’échappe de la terre que pour s’enfermer dans un climat monstrueux, le climat d’une région où plus rien ne pousse, un désert minéral où nous suffoquons. Ce monde, celui de La Belle et la Bête et d’Orphée, de L’Éternel Retour et des Enfants Terribles, (toujours défini par un lieu clos et imprenable, revêtu d’un caractère pseudo-sacré), c’était, au théâtre, celui de l’inquiétante grotte sous-marine de Renaud et Armide, le Palais de la Machine Infernale, le château des Chevaliers de la Table Ronde.
Peut-on nier toutefois que chaque nouvelle vision de La Belle et la Bête, en nous permettant de faire plus strictement la part du bric-à-brac et de la mystification – mystification des autres et de soi-même –, permet de dégager un sortilège dont les racines vont plus loin que le simple terreau de la magie ? Tout le film s’oriente vers la formulation en images d’une équation spirituelle. Tout le film est un système de signes qui, s’il n’atteint pas aux grandes lignes de forces du sacré, leur demeure parallèle. La relation qui unit la destinée de la Bête à celle de Belle est comme le symbole d’une relation fondamentale entre les puissances du Jour, de la Clarté, du Limpide et celles de la Nuit, de l’Obscur, de l’Abîme tumultueux. Comment cette obscurité chaotique, mais puissante, sera sanctifiée par l’innocence et la pureté, c’est le thème du film. Par le biais du lyrisme et du songe, Cocteau a affleuré le mystère de la rédemption. Sans doute, cette réalité surnaturelle est-elle ici laïcisée ou tout au moins ramenée aux perspectives d’une mythologie poétique. Mais ici intervient la puissance créatrice du style. À travers les manies d’une rhétorique un peu trop complaisante, Cocteau arrive pourtant à imposer au domaine et au personnage de la Bête une grandeur funèbre, et à revêtir son drame de cette coloration que nous prêtons volontiers aux mystères de l’antiquité grecque ou asiatique. L’homme qui a fait le ballet de Phèdre et si bien compris le côté magique du théâtre ancien, a su aussi incanter son baroque et retrouver l’horreur sacrée.
Beaucoup plus ambiguë est la résonance d’Orphée. Assurément, la dignité plastique de la lumière, du décor et de toute la mise en scène confère à cet étonnant poème une gravité mystérieuse. Mais nous sentons trop souvent que cette liturgie esthétique est au service des confidences les plus personnelles faites par le poète sur son art et sur ses angoisses. C’est peut-être le personnage de la Mort (Maria Casarès) qui, dans le dernier quart du film, permet à la méditation de se hausser au niveau d’une investigation plus profonde. Encore, le dernier mot du film, celui de l’ange Heurtebise : « il fallait les remettre dans leur eau sale », dans sa volonté de discréditer la vie et les valeurs humaines, témoigne-t-il d’un manichéisme trop plein d’aigreur pour atteindre à la grandeur.
Il ne peut être question ici d’examiner dans le détail tous les films qui se sont efforcés de suggérer par delà le merveilleux l’existence d’un ordre de choses supérieur et par rapport auquel se définirait l’ordre des choses familier. Remarquons au moins combien le merveilleux de certains auteurs est résolument fermé à toute transcendance : René Clair a poussé même ce parti pris jusqu’à vaporiser toutes poussées métaphysiques de la vieille légende germanique de Faust en composant sa sarcastique et ricanante Beauté du Diable. Carné, avec Les Portes de la Nuit comme avec Juliette, a utilisé lui aussi le merveilleux à des fins de « néantisation », ce qui limite rétrospectivement la portée spirituelle qu’on voulait voir dans la dernière image des Visiteurs du Soir. Là, comme ici, c’est la qualité plastique qui peut faire illusion sur les prolongements éventuels du film. Pour nous limiter, disons que les films axés sur une donnée irrationnelle peuvent se grouper en deux catégories, selon un critérium qui embrasserait la sensibilité spirituelle de l’auteur et la vigueur de son style. Nous rangerions du côté négatif des films comme : Les Jeux sont faits, Le Pays sans Étoiles, La main du Diable, La Charrette Fantôme, La Fiancée des Ténèbres, L’Homme qui vendit son âme, Pour l’amour du ciel, L’Évadé de l’Enfer, Un pacte avec le Diable, Une petite ville sans histoire, Et la vie continue, Un nommé Joé.
À un degré sensiblement plus élevé, parce qu’ils ont su trouver un style, mais en marge du merveilleux « ouvert », nous classerions : Au cœur de la nuit, Question de vie ou de mort.
Du côté positif : Le défunt récalcitrant, Le Portrait de Jennie, L’Étrange Sursis, Miracle à Milan, All That Money Can Buy, Le Médium, et surtout Peter Ibbetson, histoire de deux êtres qui s’aiment et qui, par delà leur séparation matérielle, se rejoignent dans le rêve. « Dans Peter Ibbetson, a pu écrire Jean Mitry, c’était l’amour franchissant tous les obstacles, le sentiment du communicable à travers toutes les barrières, par delà la vie et la mort, la persistance, l’identité de l’être, le sentiment de l’éternité » (Intermèdes, no 1).
« La valeur d’éternité qui est dans l’instant », selon la formule du R. P. Régamey, les religions révélées (et non révélées) nous l’ont communiquée à travers une histoire, un dogme, une liturgie. Le cinéma, quand il sait disposer de ses pouvoirs pour devenir à son tour une sorte d’office ou de célébration, mérite le nom de cinéma sacré. Nous avons cru discerner quelques réussites dans ce domaine, et chaque fois, dans la mesure où un film avait su choisir sa ligne spirituelle, sa structuration, ses lignes de forces plastiques et symphoniques, son climat. En simplifiant, on peut envisager trois modalités cinématographiques d’expression du sacré : tout d’abord, la décantation du réel jusqu’à l’ascèse, la grande équation liturgique (La Passion de Jeanne d’Arc, Dies Irae, Les Anges du Péché, Le Journal d’un curé de campagne) qui peut comporter des variations imprévues (Rashomon) et surtout des contrefaçons (Le Christ interdit, Dieu est mort). Ensuite, l’enracinement dans un folklore vigoureusement accentué (Le Chemin du ciel, Mademoiselle Julie). Cette caractérisation réaliste peut s’accommoder d’un souci esthétique, mais encore faut-il qu’il s’accorde à la donnée du récit. Dans le cas contraire, le film est décevant (Dieu a besoin des hommes). Il l’est davantage si le style n’atteint pas la consistance et l’unité désirables (Verts Pâturages, La Parole). En troisième lieu, vient l’appréhension totale « d’événements humains concrets dans lesquels est co-présent le mystère entier de l’univers » (A. Ayfre, Cahiers du cinéma, no 17), le parti pris de se limiter apparemment à un simple constat qui laisse le spectateur libre de discerner dans l’humain la présence du sacré (Onze Fioretti, La Fille des Marais, Un jour dans la vie, Le Miracle, Rome ville ouverte).
Tous les films qui n’ont pas su structurer une donnée religieuse en termes suffisamment expressifs, ne méritent point à notre sens, quels que soient leurs mérites éventuels, de figurer dans le registre du cinéma sacré.
Henri AGEL, Le cinéma et le sacré, Cerf, 1951.