La Révolution française

et l’enseignement national

1789-1802

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le chanoine E. ALLAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

La question que je vais traiter dans cet opuscule n’est pas uniquement historique et d’intérêt purement rétrospectif. Aussi est-elle fort controversée. Elle a été l’objet de nombreux travaux parmi lesquels il en est d’excellents parce qu’ils ont été faits sur pièces ; beaucoup d’autres sont déclamatoires et vagues. J’ai lu ceux-ci, j’ai surtout étudié sérieusement les premiers et j’ai trouvé moi-même dans les dépôts d’archives et à la Bibliothèque Nationale beaucoup de documents nouveaux dont j’ai fait mon profit pour écrire, il y a dix ans, un volume : L’œuvre scolaire de la Révolution 1, que les critiques et le public assez restreint auquel je m’adressais ont bien accueilli. Je ne dissimulerai pas que la présente brochure est une réduction de mon livre d’antan, dont, ce me semble, les conclusions sont demeurées solides et sont admises par quiconque ne confond pas la politique avec l’histoire. Je n’ai pas eu à changer d’avis sur la question. Mais évidemment je ne saurais la traiter dans une brochure de vulgarisation avec le même appareil d’érudition et en documentant minutieusement toutes mes assertions. J’engage les lecteurs qui ne se sentiraient pas disposés à me croire sur parole à recourir à mon livre de 1891 qui, à la différence de ceux que j’avais publiés avant lui, se trouve encore assez aisément en librairie. Ils pourront voir que pas un des faits, que pas un des chiffres que j’allègue n’est présenté sans sa preuve. Ce sont justement des faits et des chiffres qu’il faut dans cette discussion. Les généralités oratoires et les théories a priori n’ont aucune valeur scientifique et par conséquent ne prouvent rien. Je les évite donc, cette fois-ci encore, et j’espère que le public ne s’en plaindra pas.

 

 

 

 

 

 

La Révolution Française

 

ET L’ENSEIGNEMENT NATIONAL

 

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CHAPITRE PREMIER

 

La destruction de l’ancienne organisation scolaire.

 

 

Il y a beau temps que les hommes tant soit peu au courant de l’histoire de nos institutions ont renoncé à soutenir cette thèse par trop ridicule, que l’ancien régime n’a rien connu qui ressemblât à notre organisation scolaire actuelle. Une nation arrivée au degré de civilisation qu’avait atteint la nôtre, il y a cent ans passés, une nation illustrée par tant de savants, de littérateurs et d’artistes n’aurait pu vivre pendant une période de temps quelque peu prolongée, sans posséder un enseignement public groupant ses établissements en ces trois grandes divisions qui sont dans la nature même des choses : facultés et écoles spéciales formant des magistrats, des ingénieurs, des savants, des médecins, des officiers, des prêtres ; collèges d’humanités préparant des sujets à l’enseignement supérieur et aux carrières libérales ; petites écoles destinées aux masses, leur suffisant et en même temps assurant par la sélection de l’élite de leurs élèves le peuplement des collèges. De fait, il en était ainsi. Les annales de nos anciennes universités, du Collège de France, de l’Observatoire, des écoles militaires, des vieilles Académies, sont de mieux en mieux connues. Il y a soixante ans que le célèbre rapport au Roi, de Villemain, a fixé les grandes lignes de l’histoire des collèges d’autrefois. Les travaux de M. Silvy ont montré qu’il y avait lieu de majorer fortement les chiffres de Villemain, présentés de fort bonne foi mais fort inférieurs à la réalité. Au lieu de 562 collèges, petits et grands, il faut au bas mot dire : plus de 800. Quant aux écoles primaires, Taine en estimait le nombre à 22 ou 23 000 environ. Je crois qu’on peut s’en tenir là.

Cette organisation qui était surtout l’œuvre du temps et des circonstances, était tant soit peu défectueuse. Elle était due presque toujours à des initiatives privées, dont l’action avait été, selon les époques et les lieux, plus ou moins heureuse. L’édifice de l’enseignement national, dans la vieille France, était immense ; mais il était délabré par endroits ; il était nécessaire de l’agrandir et d’en modifier le plan. D’importantes réformes s’imposaient dans ce service-là comme dans tous les autres. Les Cahiers de 1789 les avaient énergiquement et hautement réclamées. Malheureusement, au lieu de ces réformes, on eut une révolution radicale. Au lieu de restaurer, d’accroître, les pouvoirs publics démolirent. Moins de trois ans après la réunion des États généraux, il n’y avait plus en France d’enseignement supérieur, presque plus de collèges, presque plus d’écoles. Et pourtant l’Assemblée Constituante et la Législative n’avaient pas voté une seule loi scolaire !

Il faut démontrer l’exactitude de cette assertion et chercher les causes du fait qu’elle énonce.

Les travaux de mes devanciers, A. Duruy, MM. Victor Pierre et Babeau, les monographies locales, l’Enquête de 1791-92, m’ont permis de mettre en ligne de très nombreuses preuves et chiffres de détails. Ici je ne puis alléguer que les documents ayant une portée générale. En voici quelques-uns.

Le 22 septembre 1791, Talleyrand demande à l’Assemblée Constituante de voter au moins quelques décrets provisoires pour l’organisation de l’enseignement, « décrets infiniment pressants, dit-il, car partout les universités out suspendu leurs opérations, les collèges sont sans subordination, sans professeurs, sans élèves. La décadence presque spontanée des établissements actuels qui, dans toute la France, dépérissent comme des plantes sur un terrain nouveau qui les rejette, annonce clairement que le moment est venu d’entreprendre ce grand ouvrage. Il faut créer promptement des écoles pour l’un et l’autre sexe. » Le lendemain, Dandré déclarait à la tribune que, sans un décret maintenant les professeurs en exercice, les collèges, qui ont été déserts pendant deux ans, le seront une troisième année. – Le 24 février 1792, Pastoret prend la parole à l’Assemblée Législative : « La Constituante, dit-il, a conservé l’administration actuelle de l’instruction publique jusqu’à l’organisation définitive de l’éducation nationale... Les écoles paroissiales languissent dans l’abandon et dans la misère ; la plupart n’étaient soutenues que par la charité active de ceux qui joignaient à l’opulence l’amour sincère ou le faste heureux de la vertu ; mais la plupart de ces hommes, égarés aujourd’hui, ont retiré la main bienfaisante qui versait des secours aux enfants des pauvres. »

Je ferai appel à un dernier témoignage dont la valeur est considérable et qui m’est fourni par l’exposé des motifs de la loi du 3 brumaire an IV, lu par Daunou à la tribune de la Convention : « L’instruction publique était liée par trop de chaînes aux abus que vous avez renversés pour qu’elle pût résister aux chocs de la Révolution.

« Les établissements inférieurs devaient bientôt céder aux progrès de la raison publique, à la contagion des lumières, à l’effort des hommes de génie qui laissaient tomber de si haut les vérités les plus influentes (sic), au brusque débordement des idées philosophiques qui se répandaient pour la première fois peut-être, recommandées par une sorte d’approbation générale et revêtues du sceau même de la loi.

« Les institutions intermédiaires, frappées des mêmes coups, ont disparu peu à peu avec les corporations qui les régissaient ; et, à l’égard des établissements supérieurs, ils étaient entraînés par leur propre corruption, par cette immoralité aristocratique dont ils renfermaient les funestes germes. »

Il n’est pas malaisé de trouver dans ces phrases embrouillées, à l’allure abstraite et solennelle, la constatation d’un fait que nous énoncerions aujourd’hui en termes beaucoup plus simples : dès les premières années de la Révolution, petites écoles, collèges, universités avaient également souffert de la crise politique ; la plupart des établissements avaient disparu dans la tourmente ; quelques-uns à peine traînaient misérablement une mourante vie.

Voilà le fait. Quelle en peut être l’explication ? car enfin les deux premières assemblées de la Révolution n’ont pas, en matière scolaire, édicté de mesures directement destructives. Sans doute ; mais elles ont légiféré en matière ecclésiastique et en matière fiscale et l’exécution des dispositions législatives journellement adoptées devait fatalement avoir sur l’organisation scolaire une désastreuse répercussion.

D’abord le régime qui prévaut aux premiers temps de l’ère nouvelle est celui que Taine a très justement appelé « l’Anarchie spontanée » et Dieu sait les désordres qu’il a déterminés dans toutes les parties du corps social !

Ensuite la législation de 1789-92 a presque constamment visé l’Église de France. Tombée sous les coups redoublés des sectaires qui s’étaient emparés du pouvoir, elle entraîna dans sa chute universités, collèges et écoles. Preuve indirecte mais péremptoire que loin de « dominer chez nous de longs siècles sans songer à fonder l’enseignement », la foi catholique, après l’avoir créé, avait été l’agent le plus efficace de sa conservation et de son développement.

Vouons maintenant comment des législateurs imprévoyants et fanatiques ont su dissiper les ressources et disperser le personnel des anciens établissements d’enseignement.

Ils vivaient surtout (l’enquête de 1791-92 le démontre clairement par des chiffres) de revenus locaux, municipaux, dans une certaine mesure, ecclésiastiques principalement. Or, dès le 4 août 1789, la Constituante supprime les dîmes, « non pas, dit Taine, graduellement et moyennant rachat, comme en Angleterre, mais tout d’un coup et sans indemnité, à titre d’impôt illégitime et abusif, à titre de taxe privée perçue par des particuliers en froc et en soutane, sur des particuliers en blouse, à titre d’usurpation vexatoire et pareille aux droits féodaux ». Or, les dîmes ne constituent pas des revenus sans charges : elles sont de temps immémorial une des principales ressources des collèges et des écoles et procurent en partie la dotation de l’instruction publique.

Le 2 décembre 1789, l’Assemblée « mit à la disposition de la Nation », c’est-à-dire confisqua tous les biens ecclésiastiques, en attendant la confiscation des biens proprement scolaires.

Ce fut ensuite, en février 1791, la suppression des octrois municipaux sur lesquels était assis le plus clair des revenus d’une infinité d’écoles et de collèges.

Avant même leur dissolution légale, les corporations enseignantes, comme les congrégations, se trouvent dans l’impossibilité de subsister et, par suite, de remplir leur office. À propos de celles-ci, Taine a pu écrire : « Privées de leurs rentes, comment tant de communautés vont-elles soutenir leurs écoles, leurs hospices, leurs asiles ? Même après le décret qui, par exception et provisoirement, ordonne qu’on leur tienne compte de tout leur revenu, toucheront-elles ce revenu, maintenant qu’il est perçu par une administration locale dont la caisse est toujours vide et dont les intentions sont presque toujours hostiles ? Visiblement tous les établissements de bienfaisance et d’éducation dépérissent, depuis que les sources distinctes qui les alimentaient viennent se confondre et se perdre dans le lit desséché du trésor public 2. » Les documents originaux prouvent surabondamment la justesse de cette déduction. En fait, ni l’État, ni les administrations locales ne payent, et la misère commence la désorganisation que les mesures relatives au personnel vont consommer.

Tout d’abord l’abolition des ordres religieux est décrétée le 15 février 1790 ; le 12 juillet, la Constituante vote la Constitution civile du clergé. Le serment de fidélité à cette loi schismatique n’est pas imposé seulement aux évêques et aux curés ; en vertu du décret du 22 mars 1791, « nul agrégé et en général nul individu ne sera appelé à exercer et nul professeur ne pourra exercer aucune fonction ou remplir aucune place dans les établissements appartenant à l’instruction publique dans tout le royaume, qu’auparavant il n’ait prêté le serment civique, et, s’il est ecclésiastique, le serment des fonctionnaires publics ecclésiastiques. » Puis, les 15-17 avril, on déclare les réfractaires déchus de leurs fonctions.

Or, dans les facultés et les collèges, les professeurs relèvent, pour la plupart, de l’Église, soit comme membres de quelque corporation, soit comme prêtres. Il est facile, par suite, de se rendre compte de l’immense perturbation qui, dans le domaine scolaire, fut la conséquence des décrets du 22 mars et du 16 avril 1791. En grande majorité, les professeurs d’université, les régents de collège, les directeurs de séminaire, refusent le serment, et la guerre qui commence à diviser si profondément les paroisses de France sévit pareillement dans les établissements d’instruction. Les réfractaires sont chassés ou s’en vont d’eux-mêmes. Les élèves les suivent en masse quand ils les voient remplacés – et en partie seulement – par des assermentés. De ce fait, les universités sont désorganisées et sans exercice, les séminaires sont fermés, faute de professeurs et d’étudiants ; les collèges subissent une crise dont la plupart ne pourront se relever. Qu’on lise à ce sujet l’enquête de 1791-92, et toutes les monographies scolaires, publiées jusqu’ici, à quelque province qu’elles se rapportent.

On ne se contenta pas de demander le serment aux ecclésiastiques, on voulut l’imposer aux congrégations vouées à l’enseignement primaire. Là encore il arriva de deux choses l’une : ou la soumission des frères et des sœurs à la loi, dont l’immédiate conséquence fut la désertion de la plupart des enfants ; ou – et c’est le cas le plus ordinaire – leur généreuse résistance qui entraîna leur expulsion, souvent la fermeture de leurs établissements, ou des essais de remplacement par des assermentés dont la seule présence fit le vide dans les écoles laïcisées et pourvues de maîtres soumis à la loi, car les laïques eux-mêmes devaient s’y conformer.

La désolation de l’enseignement est à son comble lorsque le décret des 18-22 août 1792 supprime d’un seul coup toutes les corporations séculières d’hommes et de femmes, ecclésiastiques et laïques, même celles qui, se livrant uniquement aux œuvres d’enseignement et d’hospitalisation, « ont bien mérité de la patrie ». Ainsi est consommée la ruine de l’enseignement public. Si les législateurs qui vont s’asseoir sur les bancs de la Convention ont souhaité de trouver une table rase pour leurs expériences, ils ont été servis à souhait par leurs prédécesseurs. S’il subsiste encore quelque chose du passé, ce sont de lamentables ruines. Elles vont périr bientôt elles-mêmes et nous verrons ce qui s’élèvera à leur place.

 

 

 

 

 

II

 

LA LÉGISLATION SCOLAIRE DE LA CONVENTION

 

 

L’histoire de la Convention, même au point de vue restreint et spécial qui est le nôtre, est partagée en deux périodes assez différentes par la révolution de thermidor an II (juillet 1794). Je serai très bref sur la première qui, en fait de législation scolaire, n’est signalée que par des destructions et quelques vains essais d’organisation qui n’ont jamais passé dans le domaine des faits.

En voici l’énumération paré et, simple. Le 22 décembre 1792, vote de ce seul article d’un décret présenté par Chénier : « Il y aura des écoles primaires qui formeront le premier degré d’instruction. » – En mars 1793, confiscation et vente (sauf pour les maisons) de tous les biens des collèges et autres établissements scolaires. – 30 mai, nouveau décret sur l’instruction primaire resté absolument platonique ; il édicte l’établissement d’une école dans tous les lieux ayant de 400 à 1 000 habitants. – En juin, Lakanal présente un nouveau système établissant une école par 1 000 habitants et laissant à l’initiative privée l’enseignement secondaire et supérieur. Son projet est écarté et la Convention adopte en principe, le 13 août, l’absurde organisation de Le Pelletier de Saint-Fargeau arrachant les enfants à leur famille dès l’âge de 6 ans et les casernant dans des Maisons d’égalité qui, du reste, ne furent jamais ouvertes.

Durant ce même mois d’août, suppression radicale des académies. Le 2 septembre, suppression de toutes les écoles militaires, sauf celle d’Auxerre. Le 15 septembre, promesse d’une organisation scolaire totalement nouvelle, et « en conséquence, les collèges de plein exercice et les facultés de théologie, des arts et de droit sont supprimés sur toute la surface de la République ».

Vient ensuite, en vendémiaire et brumaire, puis en frimaire et germinal, le vote, à peu près sans discussion, de décrets insensés, contradictoires, odieux, qui à peiné imprimés et distribués aux administrations étaient annulés par d’autres dispositions législatives. Et tout cela voté sur des rapports misérables qui nous ont été conservés et qui sont la plupart du temps des monuments d’inénarrable sottise ; et voté sans discussion, ou après l’échange de quelques observations insignifiantes et plates.

Au 9 thermidor, après 22 mois de session ininterrompue, la Convention n’avait pu venir à bout de mettre au jour une loi d’enseignement sérieuse et pratique. Rien n’avait été élevé, pas même de misérables abris provisoires, pour remplacer les anciens établissements d’instruction publique dont les ruines jonchaient le sol de la France. L’excès du mal devait déterminer une réaction. Elle se produisit en effet. De juillet 1794 à octobre 1795, les projets relatifs à l’organisation des écoles se multiplièrent, projets quelquefois raisonnables, mais témoignant encore trop souvent de la fâcheuse incompétence de leurs auteurs, projets plusieurs fois repris et modifiés. D’abord l’œuvre utile : la fondation durable de l’École polytechnique, la réorganisation des Écoles de santé, du Muséum d’histoire naturelle, du Conservatoire des arts et métiers, de l’École des langues orientales vivantes, du Bureau des longitudes, de l’Institut. Puis l’éphémère création de l’École centrale de l’an III, dont l’insuccès fut colossal 3. Enfin deux lois organiques contradictoires sur les écoles primaires et les écoles centrales, dont la première fut annulée, au bout de quelques mois, par la seconde. Celle de brumaire an IV fut édictée sur le rapport de Daunou, et édictée presque sans discussion, à la veille de la séparation de la terrible assemblée. J’en vais analyser les dispositions, puisqu’elle a été la charte de l’enseignement public en France pendant près de sept années et qu’elle est l’expression du suprême effort des assemblées révolutionnaires pour son organisation.

Le titre I a trait aux écoles primaires et comprend 11 articles qu’on peut résumer en ces termes : établissement dans chaque canton d’une ou plusieurs écoles 4 dont les arrondissements seront déterminés par les administrations départementales ; dans chaque département, plusieurs (six au plus) jurys d’instruction de trois membres nommés par les administrations départementales auxquelles appartiendra aussi la nomination et la destitution des instituteurs qui seront présentés par les municipalités et examinés par les jurys. Les règlements seront arrêtés par les administrations départementales et leur application sera surveillée par les municipalités. Le programme se borne à la lecture, à l’écriture, au calcul et aux éléments de la morale républicaine. La République fournira aux instituteurs une maison et un jardin, ou bien une indemnité de logement. Les élèves seront tenus à une rétribution annuelle fixée par le département, laquelle servira de traitement au maître. Un quart d’entre eux seulement pourra en être exempté pour cause d’indigence. Un décret complémentaire étendait aux écoles de filles ces dispositions.

La Convention en revenait ainsi, à peu de chose près, aux errements de l’ancien régime : écoles distribuées, sans règle fixe, d’après les circonstances locales ; rétribution mise à la charge des familles et variable selon les lieux ; programme identique, sauf la substitution de la morale républicaine au catéchisme, substitution déplorable qui fera le vide dans les écoles officielles ; gratuité relative, moins large pourtant que dans les petites écoles d’avant 1789 où, généralement, tous les pauvres étaient dispensés de la rétribution scolaire. Ce n’était vraiment pas la peine de tout détruire pour obtenir de pareils résultats. Enfin, la Révolution se montre infiniment moins libérale que l’ancien régime puisque le choix des instituteurs et la fixation de la contribution des écoliers, qui appartenaient autrefois aux pères de famille, se trouvent désormais dévolus aux administrations départementales.

Les 12 articles du titre II de la loi de brumaire an IV règlent à nouveau (la précédente réglementation datait de huit mois !) l’organisation des écoles centrales qui devaient remplacer les anciennes universités et les vieux collèges. Il y en a une par département (art. 1) ; dix cours y sont répartis en trois sections : dessin, histoire naturelle, langues anciennes, langues vivantes (ce dernier facultatif) dans la première ; mathématiques, physique et chimie expérimentales dans la seconde ; grammaire générale, belles-lettres, histoire et législation dans la troisième (art. 2). – L’article 3, déterminant les conditions d’admission, en fixe une seule, l’âge : 12 ans pour la première section, 14 ans pour la deuxième, 16 ans pour la troisième. – L’article 4 dispose que chaque école aura une bibliothèque, un jardin et un cabinet d’histoire naturelle, un cabinet de physique et de chimie expérimentales. – Les articles 5-8 ont trait aux professeurs, examinés et élus par un jury d’instruction avec la sanction des autorités départementales, destitués par un arrêté du Directoire du département, de l’avis du jury et avec l’approbation nécessaire du Directoire exécutif, jouissant d’un traitement fixe égal à celui des administrations départementales et d’un traitement éventuel provenant de la rétribution scolaire fixée à 25 francs par an et par élève. Un quart des écoliers peut être exempté de cette rétribution pour cause d’indigence. Je passe sur les autres articles qui n’offrent plus d’intérêt.

À combien de critiques fondées devaient donner lieu ces dispositions législatives ! Une centaine d’écoles centrales à 10 chaires ne pouvaient remplacer que très imparfaitement les sept ou huit cents collèges et les nombreuses universités existant en 1789. La substitution des cours aux classes, un enseignement littéraire scindé et insuffisant, l’importance de l’enseignement scientifique singulièrement exagérée, l’histoire et les belles-lettres renvoyées à la fin des études, l’introduction dans l’enseignement secondaire de matières appartenant évidemment à l’enseignement supérieur, certains cours dont l’objet est insuffisamment défini, comme la grammaire générale, ou dénaturé, comme la législation, qui n’est pas usuel et pratique mais consiste uniquement dans l’étude des principes de la Constitution et de la morale républicaine, tels sont les caractères saillants du nouveau programme. L’expérience devait démontrer que l’enseignement gradué et traditionnel des anciens collèges, même avec ses lacunes, valait infiniment mieux et qu’il y fallait revenir. On y revint en effet.

Telle fut l’œuvre législative de la Convention en matière scolaire. Essayons de l’apprécier impartialement.

Pour y réussir, il faut faire le départ entre les essais d’organisation générale et les mesures de détail qu’elle a adoptées après thermidor. Autant il faut louer celles-ci, autant il faut constater l’impuissance et l’insuccès des premiers. Dire que la Convention n’a rien édifié serait affirmer une erreur et commettre une injustice ; dire qu’elle a restauré l’enseignement national et qu’elle l’a organisé sur des bases rationnelles, ce serait la louer de ce qu’elle n’a pas réalisé.

En examinant les choses d’un peu près, on arrive aisément à se convaincre de ce fait que, prise dans sa masse, la Convention, comme, d’ailleurs, toutes les assemblées parlementaires, était parfaitement incompétente en matière scolaire. Elle avait sur ce point des aspirations plus ou moins ardentes selon les circonstances, mais toujours très vagues. Quand il s’est agi de donner à ces aspirations une forme concrète, elle s’en est remise presque aveuglément à ses comités et à ses rapporteurs auxquels, la plupart du temps, la liberté d’esprit a fait défaut, aussi bien que la compétence. Il suffit pour justifier cette affirmation de nommer Barrère, Léonard Bourdon, Rouquier, Lakanal, ce médiocre extrêmement surfait dont la notoriété posthume est une des plus ridicules sottises de notre génération, Lakanal qui n’a jamais pensé par lui-même, et dont les essais ont presque toujours abouti à l’insuccès le plus complet.

Daunou, le rapporteur de l’an IV, avait assurément une tout autre portée intellectuelle, mais, à l’époque où nous sommes, il était loin d’avoir donné sa mesure et les travaux d’érudition, beaucoup plus que les spéculations de la politique et de la pédagogie, étaient sa vraie vocation intellectuelle. À l’heure où il s’occupa surtout des questions d’enseignement, son esprit était hanté d’idées bizarres ou incomplètement mûries, de préjugés étranges dont on retrouve la trace dans les écrits qu’il publia en 1790 et 1793.

Acceptant, presque sans discussion, les projets successifs et contradictoires que lui présentaient les rapporteurs de ses comités, la Convention était dans l’impossibilité de produire une œuvre rationnelle et par conséquent durable.

On l’a remarqué plus d’une fois, et cette observation est importante, les représentants qui, dans la Convention, se sont le plus appliqués aux questions d’enseignement ont tous donné la preuve d’une singulière mobilité d’esprit et n’ont pas reculé devant les plus évidentes contradictions. Et je ne parle pas des obscurs comparses qui nombraient le comité d’instruction publique, des Couppé, des Lanthenas et des Lakanal, mais Daunou, mais Romme, mais Fourcroy, l’un des futurs fondateurs de l’université impériale, s’acharnent à la besogne sans parvenir à formuler une loi applicable et changent d’opinion tous les quinze jours, sur les points les plus essentiels. En vérité serons-nous contraints d’admirer ces législateurs ondoyants et divers, enclins à se payer de grands mots et de théories vaines ? Et puis, qu’on ne l’oublie pas, trop souvent leurs idées contradictoires ont pour expression des décrets impératifs. Toutes les autorités administratives sont mises en réquisition pour les appliquer. À peine sont-elles parvenues à monter une machine compliquée et coûteuse, à peine l’ont-elles mise en marche tant bien que mal – et plutôt mal que bien – qu’une nouvelle loi les contraint d’abandonner leur besogne ; il faut recommencer sur nouveaux frais et d’après des principes absolument contradictoires. Un peu de prévoyance aurait empêché cet incessant et funeste gaspillage de temps, de force et d’argent.

Pour l’enseignement primaire seulement, en moins de deux ans et demi (20 mai 1793-25 octobre 1790), six lois sont votées, toutes différentes dans leurs grandes lignes et dans les solutions données aux questions capitales : nombre et placement des écoles, obligation, conditions du choix et traitement des instituteurs, gratuité et rétribution scolaire. – Pour l’enseignement secondaire les différences sont presque aussi profondes entre les deux lois – votées à quelques mois de distance – qui constituent les écoles centrales.

Remarquons enfin que l’œuvre législative de la Convention, en ce qui touche à l’organisation générale de l’enseignement, fut essentiellement une œuvre politique et antireligieuse. Avant tout l’Assemblée se proposa de s’emparer des âmes pour y jeter la semence des idées révolutionnaires ; les préoccupations purement pédagogiques n’entrèrent qu’en seconde ligne dans ses calculs. Faire de bonnes lois scolaires, dans ces conditions-là, est chose simplement impossible. L’évènement l’a bien montré de 1792 à 1793 : et les expériences faites plus tard ne sont pas pour infirmer la valeur de cette observation.

Les avocats de la Convention, un peu embarrassés quand il s’agit de la défendre sur le terrain des faits, se dédommagent du moins en glorifiant l’ardeur passionnée avec laquelle, durant une session si effroyablement agitée et signalée par des évènements inouïs, elle s’est constamment préoccupée des choses de l’enseignement. Le fait est incontestable. Oui, sans cesse, et aux heures les plus critiques, les intérêts de l’instruction publique ont été discutés dans les Comités et à la tribune. Mais pourquoi ? D’abord parce que, depuis bien des années, un puissant mouvement d’opinion s’était produit, entraînant tous les esprits quelque peu cultivés du côté des idées de réforme scolaire, et il était impossible aux Conventionnels de se tenir en dehors de ce mouvement. Ensuite il était urgent d’aviser. Les assemblées précédentes n’avaient rien réformé ; elles avaient tout ébranlé, et la ruine des universités, des collèges et des petites écoles s’était fatalement produite. Or la France fort civilisée de la fin du XVIIIe siècle éprouvait une souffrance aiguë en voyant subitement taries toutes les sources de l’instruction publique ; il fallait à tout prix les rouvrir. La Convention le comprit ; mais eut-elle donc si grand mérite à le comprendre ? C’était le cas de parler, comme un jour Lakanal, de « la nécessité, de l’inexorable nécessité ». On fit donc des lois et on eut raison d’en faire, il est seulement regrettable que les ayant faites mauvaises, on se soit vu contraint de revenir à la charge et d’en édicter un trop grand nombre.

Si je m’arrêtais ici, on pourrait, à bon droit, me taxer de partialité et d’injustice. J’ai énoncé et expliqué les pauvres résultats obtenus par la Convention quand elle s’occupa de l’organisation générale de l’enseignement. Il me reste à louer ses fondations utiles et durables. Je les ai énoncées plus haut : et je n’en referai pas ici l’énumération. Mais je dois dire pourquoi la Convention, alors qu’elle échouait misérablement dans l’organisation des deux premiers degrés d’instruction, réussit pleinement dans celle de quelques établissements destinés à dispenser le haut enseignement scientifique et à assurer le fonctionnement des services publics.

D’abord, on fit appel aux conseils des hommes vraiment compétents. Ainsi fit-on pour le Muséum dont on consulta longuement les professeurs, et pour l’École polytechnique dont le plan d’enseignement et d’organisation fut l’œuvre d’une commission de savants, tels que Monge, Lambardie, Berthollet, Chaptal, Vauquelin, Guyton de Morveau, etc. « Les uns, a dit le mathématicien Lacroix, devaient aux fonctions qu’ils avaient remplies avant la Révolution une connaissance exacte des besoins publics ; les autres étaient depuis longtemps livrés à l’enseignement. Tous étaient profondément versés dans les sciences. » Sur la plupart d’entre eux, les idées toutes faites, les utopies, les déclamations de tribune et de club ne pouvaient pas avoir beaucoup d’influence. Ils connaissaient le but à atteindre et les moyens à employer. Le succès devait être obtenu, il le fut en effet.

Pour ces institutions et les institutions analogues, on évita un autre écueil : celui de faire table rase du passé, de dédaigner les éléments antérieurement organisés. Ces éléments on les conserva au contraire, sauf à leur donner une disposition meilleure et à les diriger plus scientifiquement vers la fin pratique et immédiate qu’on se proposait. Il en résulta de nombreux avantages et ceux-ci notamment : la prompte exécution des mesures adoptées, une popularité de bon aloi pour les écoles nouvelles ou restaurées, l’inutilité démontrée de modifications essentielles dans les décrets qui les avaient constituées.

En dernier lieu, les considérations politiques furent le moindre souci des savants chargés de pourvoir, par ces créations, à l’utilité générale et au bon fonctionnement des services publics.

Telle fut, en matière d’enseignement, l’œuvre utile de la Convention Nationale. Elle a organisé, en vue des besoins urgents de l’État ou pour des objets purement scientifiques, quelques établissements dont la constitution fut bien entendue et dont les services furent immenses. Mais ces établissements ne pouvaient avoir pour clientèle qu’une élite soigneusement triée. Que faisait-on, cependant, pour les milliers de jeunes gens auxquels l’enseignement secondaire est indispensable ? Comment s’y était-on pris pour conserver le trésor des lettres à une nation dont elles avaient été la gloire ? Que faisait-on, surtout, pour mettre à la portée des classes populaires le minimum des connaissances requises chez les individus d’une nation civilisée ? On avait, pour satisfaire à ces besoins sociaux impérieux, voté des lois incohérentes, inapplicables, contraires à tous les principes d’une sage pédagogie. L’expérience l’allait démontrer surabondamment.

Aux législateurs de brumaire an IV on pourrait appliquer ce que Taine a dit des Constituants : « Autant vaudrait prendre onze cents notables dans une province de terre ferme pour leur confier la réparation d’une vieille frégate : ils la démoliront en conscience et celle qu’ils construiront à la place sombrera avant de sortir du port. »

Nous avons été les témoins de la démolition et de la reconstruction. Nous allons, dans les deux chapitres suivants, assister au naufrage.

 

 

 

 

 

III

 

APPLICATION DES LOIS DE LA CONVENTION

 

A) L’Enseignement primaire.

 

 

MM. Albert Duruy (L’Instruction publique et la Révolution), V. Pierre (L’École sous la Révolution française), A. Babeau (L’École de village pendant la Révolution), ont apporté à l’éclaircissement de la question qui va nous occuper dans ce chapitre, une considérable et très utile contribution de faits authentiques. J’en ai fait mon profit dans mon Œuvre scolaire de la Révolution, et j’ai pu à mon tour, par le dépouillement minutieux des monographies publiées en certains départements, par l’étude attentive des Enquêtes encore inédites de 1791-92 et de l’an IX, et des débats parlementaires du Directoire, fortifier leur démonstration en apportant de nouveaux et irrécusables témoignages. Il s’agit, et ce n’est pas une tâche facile, de résumer très brièvement, pour l’édification du lecteur, des centaines de pages remplies à déborder.

Il n’est pas douteux que la destruction des anciennes écoles primaires, fort avancée durant la période d’« Anarchie spontanée » de 1790-1792, fut résolument poursuivie et achevée dans les premiers temps du régime conventionnel. Contraint à laisser de côté la plupart des renseignements de détail que les archives nous ont conservés par milliers, je citerai seulement, en fait de preuves, les documents d’une portée générale, comme cette note du 22 germinal an II adressée au Comité d’Instruction par le Comité de Salut public : « Le besoin pressant d’établir et de multiplier les écoles primaires, les demandes multipliées qui parviennent au Comité, l’embarras qu’éprouvent les municipalités pour trouver des instituteurs dont, dans plusieurs départements, la rareté se fait sentir, tiennent à des obstacles qu’il est urgent de lever. Le Comité vous engage à chercher promptement le remède. » Quelques semaines après (14 fructidor an II), Grégoire s’exprimait ainsi à la tribune : « Il y a quinze mois que le Comité de Salut public nous disait que l’organisation de l’éducation nationale était une mesure de sûreté générale, et cependant cette mesure n’est pas encore prise. L’éducation nationale n’offre plus que des décombres : il nous reste vingt collèges agonisants ; sur près de six cents districts, soixante-sept ont quelques écoles primaires ; seize seulement présentent un état qu’il faut trouver satisfaisant, faute de mieux. Cette lacune de six années a fait presque écrouler les mœurs et la science. » Et Fourcroy dans la même séance : « Sachez, citoyens, que rien n’est plus instant que de nous occuper de l’instruction publique. On a paralysé l’éducation. Faut-il vous dire qu’à la porte même de nos séances on met des fautes d’orthographe ? On n’apprend plus à lire et à écrire. »

Sous le régime de la loi de brumaire an III, les choses allèrent s’empirant encore. Sur ce point les témoignages et les chiffres abondent. Renonçant encore à entrer dans les détails, j’alléguerai seulement deux textes qui donnent une vue d’ensemble. Dans un rapport de messidor an IV, le ministre de l’Intérieur, Benezech, constatait en propres termes que « le plan Lakanal (brumaire an III) n’eut aucun succès », et Barailon s’exprimait ainsi sur le même sujet, à la tribune des Cinq-Cents, le 1er frimaire an VI : « Les commissaires envoyés dans les départements (pour assurer l’exécution de la loi de l’an III) vous diront que, quoique l’instruction fût gratuite, les écoles n’étaient pas moins désertes pendant l’été et qu’il ne s’y rendait que très peu d’élèves pendant l’hiver, ils vous diront que la nation n’en recueillit aucun fruit. »

Ce fut justement cet insuccès évident qui détermina la Convention à faire un suprême effort et à mettre en vigueur cette loi de l’an IV qui fut son testament scolaire. Celle-là eut l’épreuve de la consécration du temps. De quelle façon fut-elle appliquée et quels en furent les résultats ? Les renseignements abondent sur ce point important, et je pourrais les aligner par centaines. En voici du moins quelques-uns que je tâcherai de ranger en bon ordre.

Ils prouvent d’abord que sous le régime scolaire institué en brumaire an IV, le nombre des écoles primaires fut extrêmement restreint. Les archives nous ont conservé quantité d’états officiels relatifs à ce point. Que disent-ils ? Gironde (an IX) : Les écoles primaires manquent dans beaucoup de communes. – Marne (an IV) : 670 communes ; 112 instituteurs et 12 institutrices ; 31cantons sur 74 n’ont aucune école. – Yonne (an VI) : il résulte des états de 25 cantons (sur 69) que deux sont sans écoles quelconques ; 11 n’ont que des écoles privées ; 6 ont une seule école publique ;6 autres en possèdent plusieurs.– Sarthe (an VI, an VII) : « Instruction presque totalement abandonnée ; instruction nulle » ; pour les 10 communes du canton de Mamers, 2 écoles et 45 élèves, etc., etc. – Manche (an VI) : « Il est douloureux pour nous, Citoyens, d’apprendre que dans beaucoup de cantons, il n’y a aucune école primaire établie selon les formes voulues par la loi du 3 brumaire an IV et que les établissements particuliers d’instruction y sont seuls en activité. » – Pour 488 communes du Lot, il n’existait en l’an V que 30 écoles. – Haute-Garonne (an VI) : des rapports concernant 47 cantons et mis en lumière par un historien dont l’orthodoxie révolutionnaire n’est pas contestée, M. Aulard, donnent les résultats suivants : un canton possède des instituteurs publics dans la plupart des communes ; dans un autre, on parle de quelques instituteurs publics salariés par le gouvernement ; à Saint-Nicolas de Grave, trois prêtres mariés et celui qui exerce le culte ont quelques élèves ; 4 cantons ont deux écoles chacun ; 7 en ont une ; à Saint-Sulpice de Lézat, il n’y a pas d’autre enseignement public que la lecture des lois et des proclamations. Enfin dans les trente-deux autres cantons, on répond aux enquêteurs : « Aucune école ; ni instituteur ni institutrice ; instruction primaire négligée, totalement négligée, nulle, absolument nulle. » Je pourrais multiplier les citations, je me contenterai de faire remarquer que dans tous les départements indistinctement, partout où les dossiers révolutionnaires des archives ont été fouillés, ils ont fourni aux chercheurs les mêmes réponses et qu’en l’an VIII et en l’an IX les conseils généraux ont à peu près unanimement constaté les mêmes faits. D’ailleurs, nous ne manquons pas de documents officiels dont l’examen démontre très évidemment que nulle part la loi de l’an IV n’eut d’heureux résultats. À la fin de l’an VI, le ministre de l’intérieur, Benezech, dit dans son Compte rendu sur l’Instruction publique : « Quarante-cinq départements ont fait connaître la distribution de leurs arrondissements (d’écoles) et ont envoyé leurs règlements sur ces objets. Tout semble conspirer à anéantir cette partie si importante de l’instruction publique. » – Dans son message aux Cinq-Cents, du 3 brumaire an VII, le Directoire dit sans ambages : « Vous désirez savoir si l’organisation décrétée par la loi du 11 brumaire an IV est infructueuse par sa propre insuffisance ou par le défaut d’instituteurs ou par le défaut d’élèves, et quelles sont les causes qui peuvent les avoir écartés. Pénétré de l’importance d’un objet aussi intéressant, le Directoire exécutif a voulu recueillir tous les renseignements qu’il lui était possible d’obtenir et n’a rien négligé de ce qui peut contribuer à éclairer notre religion à cet égard... À peine le gouvernement (directorial) fut-il en activité qu’un de ses premier soins a été d’organiser les écoles primaires dans toute l’étendue de la République. Les administrations centrales furent invitées, pressées par des circulaires expresses et par la correspondance journalière, de s’occuper avec ardeur de cet objet important. Toutes promirent, mais il s’en faut de beaucoup que l’exécution ait répondu à ces promesses : à l’exception en effet d’un très petit nombre de départements, les écoles primaires ou n’existent pas ou n’ont qu’une existence précaire. La plupart des instituteurs languissent dans les horreurs du besoin et luttent en vain contre le torrent des préjugés, du fanatisme et de la superstition. Si tout n’est pas à créer dans cette partie, tout du moins est à ranimer et à vivifier. » – Floréal an VII, résumé du ministère de l’Intérieur : « À l’égard des écoles primaires, leur état n’a pas changé ; elles sont généralement désertes dans les lieux où il en existe, et beaucoup de départements en manquent absolument. » – Citons encore ces deux extraits de rapports émanant du même ministère ; ils sont de l’an VIII : « L’établissement des écoles primaires, lit-on dans le premier, a été jusqu’ici presque partout sans succès. On peut donner plusieurs causes de l’état de nullité où sont ces écoles : 1° le mauvais choix de la plupart des instituteurs qui ont été élus dans des temps difficiles, cause qui en amène ordinairement une autre, le défaut de confiance des pères de famille ; 2° le vice de la loi qui ne leur a assuré aucun moyen d’existence par un traitement. » Les conclusions du second rapport ne sont pas plus favorables : « Les écoles primaires sont presque partout désertes. Deux choses y ont contribué. La première est le détestable choix de ce qu’on a appelé des instituteurs ; ce sont presque partout des hommes sans mœurs, sans instruction et qui ne doivent leur nomination qu’à un prétendu civisme qui n’est que l’oubli de toute moralité et de toute bienséance ; la seconde cause est dans la force toujours subsistante des opinions religieuses que les lois ont trop heurtées et pour lesquels ces instituteurs affichent un mépris insolent. »

Ces documents, qu’on pourrait multiplier, démontrent que dans les sphères officielles nul ne se faisait illusion sur l’insuccès notoire des combinaisons élaborées par les législateurs de l’an IV, en ce qui touche à l’organisation des écoles primaires : bien plus, on n’avait pas tardé à discerner les causes de cet insuccès. On les trouvait surtout dans le mauvais choix des instituteurs et dans le fanatisme qui avait éliminé de l’enseignement public toute idée religieuse. Ces observations étaient fondées et l’étude des documents d’archives en fait ressortir la justesse.

D’où venaient les nouveaux maîtres de la jeunesse française ? Un très petit nombre des anciens s’étaient résolus à se présenter devant les jurys d’instruction ; c’étaient les faibles, les mauvais, les faméliques, les irréguliers perdus de mœurs et de réputation, les sectaires. Les autres formant l’immense majorité avaient tout à fait renoncé à l’enseignement ou tenaient clandestinement des écoles privées : ils y trouvaient beaucoup mieux leur compte.

La loi promettait aux instituteurs la jouissance des anciens presbytères ou une indemnité de logement. Mais grand nombre de communes avaient aliéné ou loué la maison de leur ci-devant curé, et ne se souciaient pas du tout de la mettre à la disposition de maîtres pour lesquels elles n’avaient aucune estime. Restait l’indemnité, mais il faudrait ignorer totalement l’histoire de la Révolution pour ne pas savoir que, de 1792 à 1799, rentes et traitements ne furent presque jamais payés ou furent pavés en assignats, ce qui revient au même. Quant aux érudits à qui les archives sont familières, ils se souviennent d’y avoir mille fois rencontré les requêtes lamentables et les appels désespérés des fonctionnaires, et des instituteurs en particulier, réclamant –vainement presque toujours – le morceau de pain qui les empêchera de mourir de faim. Et la rétribution scolaire ? Que vaut-elle dans des écoles quasi désertes et dans un temps où l’effroyable misère fait périr autant de gens que la faim en a conduit au tombeau dans les sièges les plus prolongés et les plus terribles ? Cette observation est de Taine.

Dans ces conditions-là, par qui pensez-vous que les fonctions d’instituteurs soient acceptées ? Je l’ai dit, par des meurt-de-faim réduits aux dernières extrémités ou par des sectaires enragés qui cherchent avant tout à « écraser l’infâme ». Et de fait, il en est ainsi. L’administration départementale de la Marne dans son compte rendu moral pour l’an IV et l’an V déclarait ne pouvoir « citer un instituteur qui fût un modèle dans son état ». Il résulte d’un document officiel qu’en l’an VII, le personnel des écoles primaires de Paris était singulièrement recruté. On y trouvait « des serruriers, des maçons sans ouvrage et jusqu’à des savetiers ». – « Tous les procès-verbaux des conseils d’arrondissement, dit, de son côté, le 20 germinal an IX, le conseil général du Calvados, attestent le défaut presque absolu d’instruction dans les campagnes. La fluctuation des opinions, la violence extravagante des partis soutenue presque partout par la plus crasse ignorance ont successivement placé et déplacé dans les écoles des hommes que le même jour voyait souvent revêtus de l’étole, coiffés du bonnet rouge et ceints du baudrier ; il en est rejailli sur le nom d’instituteur une sorte d’insouciance, pour ne pas dire de mépris, qui peut avoir éloigné de l’enseignement beaucoup d’hommes honnêtes et assez instruits. » La même année, le conseil d’arrondissement d’Étampes formule une appréciation également sévère : « L’absence de la plupart des qualités morales du plus grand nombre des instituteurs rend nuls et quelquefois pernicieux les fruits qu’on pourrait attendre de l’établissement des écoles primaires... La misère entraîne les instituteurs à tous les vices. » Écoutons, pour finir, le chef de brigade Auvray, préfet de la Sarthe : « Des plaintes fondées s’élèvent de toutes parts contre l’organisation actuelle des écoles primaires. L’ignorance et l’immoralité de la plupart des instituteurs, loin d’inspirer la confiance aux pères de famille, ont excité contre leurs personnes un mépris qui finirait par tourner au détriment de l’instruction même, si l’on n’en prévenait les suites nécessaires. Ils doivent leur nomination a des temps orageux où soit que l’esprit d’intrigue et de parti empêchât de faire des choix convenables, sait que les places fussent dédaignées par les citoyens capables de les remplir, ces fonctions si importantes ont été, pour ainsi dire, prostituées. »

Le « civisme » réel ou prétendu n’avait-il pas été la cause déterminante de l’investiture donnée par les jurys d’instruction, élus eux-mêmes sous la pression des clubs, aussi bien que les municipalités et les administrations départementales ? Et toutes ces assemblées locales, composées le plus souvent de Jacobins, ignorantes et tracassières, témoignent de leur sollicitude pour l’enseignement populaire eut poursuivant et en révoquant les quelques honnêtes gens fourvoyés dans cette galère ; en encourageant dans la voie de l’impiété les malheureux sectaires qui ont été mis à la tête de la plupart des écoles publiques.

Ce fut la première raison qui provoqua la désertion de celles-ci.

L’autre, très puissante aussi, fut la suppression de l’enseignement religieux et l’introduction au programme de l’enseignement civique. Joignez-y le choix des livres scolaires où le plus souvent le ridicule le disputait à l’odieux. Malgré les fureurs d’une persécution sans exemple qui, durant plusieurs années, avait à peu près supprimé tout exercice du culte catholique, les masses étaient restées profondément religieuses et le peuple de France fut absolument réfractaire à l’enseignement sans Dieu inauguré par les lois révolutionnaires. Il n’y a pas, en histoire, un fait plus avéré que celui-ci. « Pendant dix-huit mois, a dit Grégoire, la Convention avait été, sur l’article de la religion, en révolte ouverte avec la volonté du peuple. Sur la parole de quelques brigands, elle affectait de croire que la France entière avait abjuré son Dieu, tandis que la désolation universelle protestait contre cette imposture. »

Le Directoire, impuissant à remplir ses écoles à lui, essaya de fermer les écoles libres qui renaissaient obstinément de toutes parts ; mais sans succès, tant l’opinion publique était fortement prononcée en leur faveur. Son message aux Conseils resta donc lettre morte, tout comme cette circulaire édifiante de Letourneux, ministre de l’Intérieur, de pluviôse an VI : « Combien le spectacle que présente le tableau des écoles primaires ne doit-il pas affliger l’âme de tous les vrais républicains ! En butte à la malveillance et à la calomnie, dénuées des premiers secours qui pouvaient les soutenir et les alimenter, attaquées même ouvertement et ridiculisées par ceux qui devaient en être les premiers défenseurs, elles n’existaient pas encore que déjà elles avaient cessé d’être... Sans élèves pour la plupart, les instituteurs virent leur zèle entièrement paralysé, et ce n’eût été qu’en se prêtant avec une honteuse complaisance aux plus vils préjugés et en devenant parjures à leur serment qu’ils auraient pu obtenir quelque succès. Et cependant à côté d’eux s’élevaient et s’élèvent encore avec audace une foule d’écoles privées où l’on propose impunément les maximes les plus opposées à la constitution et au gouvernement et dont la coupable prospérité semble croître en raison de la perversité des principes qu’y reçoit la jeunesse. »

Qu’ajouter à des aveux officiels aussi précis et aussi complets ? J’ai cité dans mon livre, pour les confirmer encore, de nombreux faits constatés un peu partout en France et d’autres textes administratifs fournis par les archives. Je crois en avoir dit assez dans ce chapitre, dont j’aurais pu quintupler l’étendue, pour être en état de conclure avec autorité.

Au point de vue de l’instruction populaire, la Convention et le Directoire ont échoué misérablement. La pratique a démontré que les lois scolaires de l’an II, de l’an III, de l’an III (celle-ci en vigueur pendant sept années) étaient insuffisantes et inexécutables. On n’est arrivé à ouvrir qu’un petit nombre d’écoles ; les maîtres qu’on a recrutés se sont trouvés, pour la plupart, ignorants et incapables ; on les a laissés, le plus souvent, sans asile et sans pain ; en butte à un universel mépris, ils ont été mis en interdit presque partout par le peuple. En face de l’école officielle d’où Dieu est banni, de l’école officielle où le catéchisme est remplacé par les manuels de « morale républicaine » dont un ministre du Directoire a pu dire qu’ils furent salis « par les maximes les plus révoltantes », s’ouvre timidement d’abord, et bientôt se multiplie, ouvertement et à l’infini, l’école libre et chrétienne. Contre celle-ci la persécution s’acharne en vain ; et c’est elle qui empêchera tout à fait la nation de tomber dans la sauvagerie et dans l’ignorance. Tels sont les faits démontrés par tous les documents de l’époque. Des législateurs moins fanatiques et moins incompétents que les Conventionnels auraient pu les prévoir. Il ne fallut pas une longue expérience pour mettre en pleine lumière les erreurs de leur système et les conséquences déplorables de son application.

Ces erreurs et ces conséquences, Taine les a magistralement exposées dans une admirable synthèse.

« On a, dit-il, chargé les administrations locales de pourvoir à l’instruction primaire. Mais, comme, le plus souvent, elles n’ont pas d’argent, elles s’en dispensent, et si elles ont instillé l’école, elles ne peuvent pas l’entretenir. D’autre part, comme l’instruction doit être laïque et jacobine, presque partout l’instituteur est un laïque de rebut, un jacobin déchu, un ancien clubiste famélique et sans place, mal embouché et mal famé. Naturellement les familles refusent de lui confier leurs enfants. Même honorable, elles se détournent de lui. C’est qu’en 1800, Jacobin et vaurien sont devenus deux mots synonymes. Désormais les parents veulent que leurs enfants apprennent à lire dans le catéchisme et non dans la Déclaration des droits. Selon eux, le vieux manuel formait des adolescents policés, des fils respectueux ; le nouveau ne fait que des polissons insolents, des chenapans précoces et débraillés. Partant les rares écoles primaires où la République a mis ses hommes et son enseignement, restent aux trois quarts vides ; vainement elle ferme celles où d’autres maîtres enseignent avec d’autres livres ; les pères s’obstinent dans leur répugnance et dans leur dégoût : ils aiment mieux, pour leurs fils, l’ignorance pleine que l’instruction malsaine. – Une manufacture séculaire, construite et approvisionnée par vingt générations de bienfaiteurs, donnait gratis ou bien au-dessous du cours le premier pain de l’intelligence à plus de 1 300 000 enfants. On l’a démolie et, à la place, quelques fabriques improvisées et misérables distribuent çà et là une mince ration de pain indigeste et moisi. Là-dessus un long et profond murmure va s’enflant, celui des parents dont les enfants sont condamnés au jeûne. À tout le moins, ils demandent qu’on ne contraigne pas leurs fils et leurs filles, sous peine de jeûne, à consommer les farines estampillées par l’État, c’est-à-dire une pâtée nauséabonde, insuffisante, mal pétrie et mal cuite qui, expérience faite, révolte le goût et gâte l’estomac ! »

 

 

 

 

 

IV

 

APPLICATION DES LOIS DE LA CONVENTION

 

B) Enseignement secondaire et enseignement supérieur.

 

 

Sous l’ancien régime, la France possédait 22 universités destinées à l’enseignement de la théologie, de la médecine, du droit et des arts 5. Il y fallait joindre le Collège royal (actuellement Collège de France), avec ses dix-neuf chaires ; le Jardin du Roi ; plusieurs écoles annexées aux collèges et corporations de chirurgiens, notamment celles de Paris, Nancy, Lyon, Montpellier ; l’École des Mines, à Paris ; l’École du Génie, à Mézières ; l’École des Ponts et Chaussées ; l’École des Jeunes de langue, qui devint l’École des langues orientales vivantes ; plusieurs écoles militaires ; quelques écoles spéciales de physique, de chimie et de mathématiques. – Enfin, pour l’enseignement secondaire, environ 800 collèges grands et petits, qui mettaient, dans d’extraordinaires conditions de bon marché, les éléments des langues, des sciences et de l’histoire à la portée de tous, jusque dans les plus petites villes des provinces les plus éloignées.

Presque tous ces établissements tombèrent, comme on disait alors, « sous la faulx réformatrice ». Répétons pourtant ici que le Jardin du Roi, devenu le Muséum d’histoire naturelle, fut réorganisé avantageusement ainsi que l’École des langues orientales ; que l’École polytechnique fut créée pour pourvoir aux services publics et que, dès le principe, ce grand établissement honora singulièrement la France ; que le Collège royal survécut à la tourmente sans en trop souffrir ; qu’on finit par ouvrir, en l’an VII, le Conservatoire des arts et métiers.

Les facultés de médecine une fois détruites, on ne tarda pas à comprendre que la nécessité absolue et urgente s’imposait d’en réorganiser au moins quelques-unes. C’est à quoi l’on pourvut très utilement et pratiquement, de frimaire à ventôse an III. Paris, Montpellier, Strasbourg, furent les villes choisies pour donner asile aux nouveaux établissements, dont le succès fut très mérité.

Inutile de dire que personne ne songea à restaurer les facultés de théologie. Pour remplacer celles de droit ou des arts, et en outre les collèges, les conventionnels inventèrent les Écoles centrales dont je dois parler maintenant et dont l’histoire a suscité, il y a bientôt vingt ans, une assez vive polémique à laquelle j’ai pris part avec le regretté Albert Duruy et M. E. Dreyfus-Brisac. Celui-ci, reprenant la thèse exposée brillamment, mais nullement démontrée, par feu Despois, avait fait grand éloge de cette singulière conception pédagogique. Je n’ai pas changé d’avis depuis 1882 et je persiste à la trouver mal venue et incohérente. Ceci peut se démontrer a priori en faisant simplement appel aux lumières d’une saine pédagogie. L’étude des innombrables documents du temps permet, d’autre part, d’affirmer que difficilement fondées, installées à grand-peine, pourvues d’un personnel manquant totalement d’homogénéité, pauvres en élèves pour la plupart, elles ne répondirent guère aux vues et aux espérances de leurs créateurs et ne servirent à peu près à rien. La prolongation de leur existence pendant environ sept années fut très funeste à la haute culture de la société française, qui fut presque totalement suspendue pendant cette désastreuse période. Tant qu’elles furent debout, l’opinion leur fut généralement défavorable ; elle leur était devenue absolument hostile à l’époque du Consulat. Sauf dix ou douze exceptions, toutes les assemblées et tous les fonctionnaires consultés dans l’enquête de l’an IX, conclurent à leur suppression et à la restauration des anciens collèges. Elles disparurent sans laisser de regrets. Les premiers historiens de la Révolution, Thiers et Mignet, par exemple, les ont traitées avec un dédain peu dissimulé.

J’ai consacré un chapitre de plus de quarante pages à cette institution manquée dans mon volume de 1891 ; et j’y ai mis en œuvre de très nombreux documents. En écrivant le présent travail, je ne puis donner de l’ancien qu’un résumé assez sommaire, mais où du moins je m’attacherai à n’omettre rien d’essentiel. Le lecteur sait où il pourra compléter la démonstration des affirmations qu’il va lire.

Comme je l’ai dit plus haut, le titre II de la loi du 3 brumaire an IV créait d’assez nombreuses écoles centrales : une par département. Le temps et l’expérience aidant, cette solution ne satisfit personne. On trouva trop ou trop peu d’écoles centrales et généralement on en trouva trop, grand nombre de départements n’ayant pu fournir un nombre d’élèves suffisant pour les divers cours prévus par la loi. Aussi, dans les longues discussions des Cinq-Cents, en l’an VII, demanda-t-on, à plusieurs reprises, la suppression de plusieurs écoles centrales. Tel fut au temps du Consulat le sentiment des personnes compétentes qui écrivirent sur l’organisation de l’enseignement public. Voici, par exemple, ce que disait, en l’an IX, dans un rapport officiel, Chaptal, critiquant cette étrange répartition des écoles centrales à raison d’une par département : « Il serait aussi ridicule qu’inconvenant de placer dans chaque chef-lieu d’arrondissement les mêmes ressources pour l’instruction ; le gouvernement doit partout les proportionner au besoin. Sous l’ancien régime, on avait si bien senti cette vérité qu’il n’existait qu’un collège dans toute l’étendue du département de la Lozère, tandis que celui de l’Hérault dont la population totale n’excède pas de moitié celle de la Lozère, en comptait cinq et que l’Aveyron où la population est supérieure à celle de l’Hérault, n’en possédait que trois.

« Au reste il est impossible, sans s’exposer à de graves erreurs, de distribuer a priori les établissements d’instruction secondaire ; on ne peut jamais avoir des données à ce sujet, et, il faut s’en rapporter à la sagesse, à l’intérêt et aux connaissances des conseils d’arrondissement. C’est pour avoir voulu tout prévoir, tout arrêter, tout symétriser que le département du Nord, dont la population s’élève à 800 147 habitants et qui possède cinq à six filles considérables n’a que son école centrale, comme le département des Alpes-Maritimes dont la population ne se porte qu’à 93 366. » Il est établi, qu’en effet, bon nombre d’écoles centrales n’eurent qu’une vie languissante.

On n’eut pas de peine à se procurer les locaux convenables, grâce à l’attribution faite aux écoles centrales des bâtiments des anciens collèges. L’organisation des nouveaux établissements fut assez vivement menée. En messidor an VI, près de deux ans, il est vrai, après le vote de la loi, 88 d’entre elles étaient en exercice. Plusieurs, il faut bien le dire, n’avaient et n’eurent jamais qu’une organisation incomplète. En l’an VI, on avait prévu au budget pour leur entretien 2 496 619 francs ; en l’an VII, 4 808 569 francs ; en l’an VIII, 3 516 483 fr. Ce n’était pas beaucoup comparativement à la dotation des anciens collèges, dilapidée presque tout entière en quelques années.

Les dispositions de la loi préposant les administrations départementales et les jurys d’instruction à la surveillance des écoles centrales et au choix de leurs maîtres étaient fâcheuses et nuisirent beaucoup au succès de ces établissements. Jacquemont disait, au Tribunat, le 5 floréal an X : « La nomination des professeurs par les jurys, qui, à leur tour, étaient nommés par les administrations départementales, ne présentait pas une garantie suffisante de la bonté de leurs choix, puisque les administrations pouvaient fort bien ne pas se connaître en hommes capables de juger les titres des candidats. La dépendance du jury livrait, ensuite le sort des professeurs aux caprices et aux passions des administrations et, à toutes les époques de nos dissensions intérieures, les écoles se trouvaient plus ou moins désorganisées par des destitutions dont l’esprit de parti était même plus souvent le prétexte que la cause. »

Comment attendre de bons choix de jurys dont les membres, souvent peu capables eux-mêmes, tantôt sont dispersés en différentes villes, tantôt examinent par correspondance sur la production de programmes et de certificats quelconques, élisent in absentia, cherchent avant tout des professeurs patriotes et donnent la préférence, comme dans l’Aisne, non aux plus capables, mais « à des victimes de l’oppression et de l’abus du pouvoir, ayant souffert pour la liberté et combattu pour elle ». – « Quand les passions, a dit un contemporain, grand partisan des écoles centrales, présidaient ainsi à des choix qui demandaient la raison la plus calme et la plus éclairée, pouvait-on attendre que les talents et les mœurs fussent le seul titre d’élection ? »

Aussi trouve-t-on, à côté d’un certain nombre d’hommes distingués enseignant dans les grandes écoles, des professeurs dont l’incapacité et l’ignorance déshonorent l’institution nouvelle. Le Conseil d’instruction publique constate « qu’à peine un tiers des professeurs de langues anciennes peut enseigner le grec et il en est plusieurs qui n’écrivent que très imparfaitement l’orthographe ». Un an plus tard, dans un rapport aux Consuls, on déclare « qu’il n’y a rien à changer à cette appréciation et qu’il faut l’étendre aux professeurs de belles-lettres ». C’est « au mauvais choix de quelques professeurs et à l’incertitude de certains d’entre eux sur l’objet de leur enseignement » qu’on attribue la ruine des cours d’histoire, de grammaire générale et de législation.

D’ailleurs les pauvres gens ne sont guère encouragés par la situation qui leur est faite. On leur a promis beaucoup ; leur traitement doit être égal à celui des administrateurs de département ; ils doivent se partager la rétribution scolaire. En réalité, ils meurent de faim et des cartons entiers des archives sont pleins de leurs réclamations. « Le besoin, dit-on ouvertement à la tribune des Cinq-Cents, en prairial an VII, décourage les professeurs. »

Observons autre part que le personnel n’est pas homogène, que l’égalité entre tous les maîtres est l’unique statut de leur compagnie. Aucun d’eux ne peut exercer une autorité quelconque sur ses collègues. Dès lors chacun tire de son côté. « Les écoles centrales, dit Rœderer, ont été peuplées de professeurs souvent en discorde entre eux et plus souvent encore avec l’opinion publique. Comment la police s’établirait-elle entre les écoliers s’il n’en existe pas une entre les maîtres et si ces derniers n’offrent pas sans cesse l’exemple de la règle ? » Or il en était presque toujours autrement : « Les professeurs, remarquait, en l’an IX, le préfet de l’Aude, Barante, les professeurs indépendants de toute autorité dans le choix des objets de leurs cours comme dans le mode d’instruction, le sont bien plus encore dans leur conduite. Aucun lien ne les attache l’un à l’autre, ni à l’établissement commun dont le succès devait être l’ouvrage de tous. Aucune discipline intérieure ne garantit la bonté des mœurs, ni la sainteté des principes de ceux qui sont chargés de former le cœur des enfants. »

Mais en vérité ce bon M. de Marante était fort exigeant. Former le cœur des enfants ? Jamais les créateurs des écoles centrales n’avaient eu cette ambition-là. Ils avaient voulu simplement instruire, et instruire par des méthodes tout à fait inédites. Tel était le but de leurs efforts, un but du reste qu’ils furent bien empêchés d’atteindre, étant donnés d’une part le choix et la disposition des matières de l’enseignement, d’autre part les méthodes adoptées. Essayons de mettre tout ceci en lumière et commençons par les objets de l’enseignement.

Assurément, à la fin du XVIIIe siècle, la dilatation du programme des collèges s’imposait à tous les esprits éclairés. La part faite jusqu’alors à l’enseignement de l’histoire et des sciences, plus considérable cependant qu’on ne l’a cru, était certainement insuffisante. La réforme était dans l’air et s’accomplissait peu à peu, quand les vieux établissements furent supprimés. Qu’on dût profiter du moment où il fallait organiser de toutes pièces un nouveau système d’enseignement secondaire pour y introduire largement l’histoire, la géographie, les sciences, cela était évident. Mais il y avait une question de mesure et encore fallait-il se garder de ces exagérations qui amènent une réaction nécessaire. Or les législateurs de l’an IV ne surent pas se prémunir contre ce danger. Au lieu d’accorder aux sciences la part qui leur convenait, on leur en attribua une vraiment excessive ; par une conséquence inévitable, l’enseignement littéraire, arbitrairement scindé, devint absolument insuffisant ; l’histoire et la littérature furent reléguées à la fin des études ; on amalgama des matières d’enseignement supérieur et d’enseignement secondaire ; enfin, non seulement on supprima l’enseignement religieux, mais on inaugura, d’autorité, dans les chaires de grammaire générale et de législation, un enseignement athée et matérialiste.

Tous les détails de la longue proposition que je viens d’énoncer peuvent être démontrés avec des témoignages impossibles à récuser : études pédagogiques contemporaines, rapports et discours parlementaires des conseils du Directoire, rapports administratifs émanant du ministre de l’Intérieur et de la Commission d’instruction publique ; enquêtes des conseillers d’État et des conseils d’arrondissement de l’an IX, vœux des conseils généraux de l’an VIII et de l’an IX ; discussion de la loi de l’an X, qu’on recoure à toutes ces sources d’information et l’on constatera l’unanimité des vues dans des documents d’origine si diverse. J’ai allégué les textes par douzaines dans mon volume de 1891 ; je ne puis ici qu’en résumer brièvement les données. Et cela en suivant simplement un écolier de son entrée à la sortie de l’école centrale.

Elle lui ouvre ses portes quand il a douze ans. Pas d’autre condition d’entrée que celle-là. Or il y aura beaucoup de chances pour ce que cet enfant ne possède pas les connaissances élémentaires indispensables pour profiter de l’enseignement qu’il y va recevoir. D’abord, il y a très peu d’écoles primaires, et puis le programme de celle-ci est réduit à la plus simple expression : lire, écrire, calculer, et les éléments de la morale républicaine. Mais supposons que notre élève ait des notions à peu près suffisantes de grammaire française et d’orthographe. Pourra-t-il, avec le programme de l’établissement où il entre, y acquérir des connaissances littéraires appréciables ? Certainement non.

Le voici admis au premier cours. Pendant deux années, c’est-â-dire au plus vingt mois, son temps sera partagé entre les langues anciennes, le dessin et l’histoire naturelle. Un seul professeur est chargé de l’enseignement des langues. Il donne de cinq à seize leçons par décade, presque partout huit seulement et encore doit-il les partager entre deux séries d’élèves puisque le cours dure deux ans. Et c’est dans cet espace de temps si restreint et avec des moyens d’étude si imparfaits que le législateur de l’an IV prétend enseigner à des enfants de douze ans ce qu’on a peine à apprendre en sept années dans nos lycées et collèges ! L’enseignement littéraire des écoles centrales n’a donc pas de base solide et par conséquent ne peut avoir de consistance. Viennent maintenant les professeurs de belles-lettres, de grammaire générale et d’histoire : leur enseignement est d’avance frappé de stérilité, d’autant mieux qu’avant de leur être confié, notre écolier, dont la préparation littéraire est évidemment insuffisante, va recevoir pendant deux ans une instruction exclusivement scientifique. Il aura eu largement le temps d’oublier le peu de grec et de latin qu’il avait appris et sera certainement incapable de tirer un profit quelconque des cours professés dans la troisième section de l’école centrale.

Cette intercalation entre les deux séries d’études littéraires de cours uniquement scientifiques devait fatalement entraîner dans les écoles centrales la ruine complète de l’enseignement des lettres ou plutôt de tout enseignement. Les contemporains ne s’y sont pas trompés.

Remarquons de plus qu’un très grand nombre de jeunes gens se contentent du premier cours littéraire qui leur a été fait, à douze et treize ans, sur les langues anciennes. Il résulte des statistiques soigneusement établies par A. Duruy que près des trois quarts des écoliers ne continuaient pas leurs études littéraires commencées dans d’aussi mauvaises conditions. « La solitude, dit un contemporain, environne les classes d’histoire et de littérature. » Les élèves, en très petit nombre, qui vont jusqu’au bout du programme n’ont du reste rien ou peu de chose à y gagner. Qu’apprendront-ils au cours de grammaire générale qui doit, d’après les instructions ministérielles, comprendre avec cette science alors peu définie et peu avancée, « l’idéologie, la grammaire française et la logique ». Le cours des belles-lettres est également décrié et délaissé. L’histoire est reléguée dans la troisième section que bien peu d’écoliers abordent. Et quel profit ces malheureux en pourront-ils tirer ? Pour s’en rendre compte il suffit de lire les misérables instructions ministérielles expédiées aux professeurs et que A. Duruy a fort utilement exhumées. À peu près nul aussi, le cours de législation. Certains professeurs expliquent, vaille que vaille, les lois usuelles ; d’autres se contentent de commenter la constitution de l’an III ; si quelques-uns ont essayé de faire un cours de droit, leurs leçons ont certainement dépassé de beaucoup la portée d’écoliers de seize ans. Les parents, d’ailleurs, se tinrent généralement en défiance contre un enseignement qu’ils soupçonnaient devoir être surtout politique et ici encore le Conseil d’instruction publique dut reconnaître que les professeurs avaient peu ou point d’élèves : « La grammaire générale, lit-on dans un rapport officiel de l’an VIII, l’histoire et la législation n’ont jamais été beaucoup suivies parce qu’il est impossible de déterminer la matière de l’enseignement et d’en définir la forme. Aussi ces trois études sont tombées dans le plus absolu discrédit et les écoles sont tout à fait désertes. »

On le voit, l’enseignement littéraire des écoles centrales, scindé par un intervalle de deux années, était insuffisant ; le choix des matières insérées au programme, irrationnel ; leur disposition, contraire aux principes les plus élémentaires d’une pédagogie intelligente.

Par contre il faut louer l’introduction effective et large des études scientifiques dans l’enseignement secondaire comme une heureuse et désirable innovation. Les cours de dessin, d’histoire naturelle et de mathématiques eurent en beaucoup de lieux un réel succès. Les connaissances qu’on y pouvait acquérir ayant une application immédiatement pratique, les familles y envoyèrent volontiers leurs enfants aux yeux desquels on faisait briller, dans l’avenir, l’École polytechnique et les divers services publics. Les cours de physique et de chimie furent moins suivis en raison du défaut d’instruments dans beaucoup d’écoles dont les cabinets n’existèrent que dans les dispositions inexécutées de la loi.

Il me reste à parler de l’absence d’enseignement religieux qu’on constate dans le programme des écoles centrales. La neutralité effective aurait suffi pour éloigner des nouveaux établissements quantité de familles. La répulsion fut bien plus vive encore quand ou vit le Directoire substituer le culte de la Constitution au culte de Dieu et imposer aux professeurs un enseignement matérialiste. « Ce n’était pas seulement le dogme qu’on proscrivait, a fort bien dit A. Duruy ; l’athéisme officiel s’en prenait encore aux idées qui forment le fond commun de la philosophie spiritualiste et des religions. La lecture de la correspondance administrative est, à cet égard, singulièrement instructive. Là, dans ces papiers confidentiels, dégagée des équivoques et de la réserve officielle, la pensée gouvernementale se précise et prend un relief tout à fait inattendu. Que nous sommes déjà loin de Robespierre et de l’Être suprême ! L’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses de la vie future, foin de ces vaines croyances et honnis soient les malheureux professeurs qui s’y attardent encore ! Il faut voir comme on les rappelle à l’ordre ! » Oui, mais en même temps on fait fuir les écoliers. Les protestations ne manquèrent pas contre un système d’éducation condamné par la grande majorité des Français. En voici une, fortement motivée, du conseil générai d’Ille-et-Vilaine, durant sa session de l’an IX : « Nous croirions manquer à notre devoir si nous n’indiquions pas au gouvernement une des causes principales de l’éloignement général qu’on a montré pour les écoles centrales. On y essaie l’étude de toutes les sciences, excepté la plus importante, la science des mœurs. Les devoirs de l’homme en société, les règles invariables de la morale, l’idée salutaire d’une divinité bienfaisante qui en fait la base la plus solide, le besoin d’une intervention divine pour conserver le pacte social, tous ces principes si naturels et si utiles paraîtraient-ils donc indignes d’entrer dans l’éducation qu’on nous propose ? On semble éviter avec précaution tout ce qui peut les rappeler. D’où peut venir cette étonnante réserve ? Aurait-on attaché l’idée d’un préjugé aux fondements essentiels de l’ordre social et, si l’on en reconnaît l’importance, pourquoi chaque génération ne s’empresserait-elle pas de les transmettre à celle qui lui succède ? Telles sont les réflexions qu’on a généralement faites. »

On retrouve à toutes les pages de l’enquête de l’an IX les mêmes idées, expression manifeste et parfois éloquente de l’opinion publique qui proteste contre cette absence de tout enseignement religieux, qui fut sous le régime de la loi de brumaire an IV, aussi funeste aux écoles centrales qu’aux écoles primaires du gouvernement.

Malheureuse au point de vue du programme, la conception pédagogique qui prévalut chez les créateurs des nouveaux établissements, ne le fut pas moins en ce qui touche aux méthodes. Deux pratiques y prévalurent qui devaient fatalement amener une désorganisation complète : d’une part, la substitution des cours aux classes, d’autre part la suppression de toute discipline et de tout moyen d’émulation.

Les élèves choisissent eux-mêmes dans chaque section les cours qui leur agréent ; et ces cours sont non point des leçons élémentaires, mais des dissertations ou déclamations académiques qui n’ont rien de précis, rien de vraiment didactique. Il faut lire les brochures de l’époque et les rapports officiels pour voir avec quel sans-gêne les cours sont abordés, puis désertés par les écoliers. Avec cela, aucune discipline, aucun stimulant qui réveille leur paresse naturelle et les excite à bien faire. Pas d’examen d’entrée, pas d’examens de passage, peu ou point de concours. Ici l’erreur pédagogique est manifeste et je m’en voudrais d’y insister.

Enfin, comme l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire, sauf pour les cours de mathématiques, n’avait pas de livres élémentaires et les efforts du gouvernement furent toujours impuissants à combler cette lacune. Il attendit longtemps, laissant les professeurs choisir à leur discrétion les ouvrages qui devaient servir de base à leur enseignement, ou dicter des cahiers qu’il se faisait envoyer ensuite. Il ne put réussir à trouver, dans ces ennuyeuses et prolixes élucubrations, de quoi composer un seul bon ouvrage classique.

Faut-il s’étonner, après cela, que, dans la plupart des départements, les familles aient marchandé et souvent refusé leur confiance aux écoles centrales ? A. Duruy a retrouvé l’état des élèves de 15 d’entre elles, de l’an V à l’an VIII, c’est-à-dire à l’époque la plus florissante de leur courte existence. Il en a pu dégager les moyennes suivantes : dessin, 89 élèves ; mathématiques, 28 ; langues anciennes, 24 ; histoire, 10 ; législation, 8 ; belles-lettres 6. « Et, qu’on le remarque bien, ajoute-t-il, ces moyennes sont plutôt au-dessus qu’au-dessous de la réalité, grâce au contingent fourni par Toulouse et Besançon qui les rehausse singulièrement. »

Nous possédons des renseignements précis sur le degré de fréquentation de quelques autres écoles. Le lecteur, en les étudiant attentivement, n’aura pas de peine à se convaincre que presque partout on se détourna des établissements d’État. Conseil général de la Vendée (an IX) : « L’école centrale située à Luçon est peu suivie ; quatre classes seulement sont en activité ; elles n’ont en tout que 50 élèves. » – Conseil général de la Gironde (an VIII) : « Il serait injuste de ne pas rendre hommage aux talents et aux zèle des professeurs de l’école centrale, mais il est également impossible de ne pas convenir que cette institution n’a pas produit les effets qu’on s’en était promis. Les faits déposent contre l’institution ; les écoles de dessin, des mathématiques et de la grammaire générale ont eu quelques élèves ; celles de l’histoire, de la législation et de la morale, des langues anciennes, d’histoire naturelle, de botanique, de physique et de chimie ont été réduites à trois ou quatre élèves. » An IX : « L’école centrale est fort bien coin posée, les élèves en petit nombre, les cours de dessin et de mathématiques les plus suivis. » – Préfet de Vaucluse (an IX) : « 68 élèves à l’école centrale de Carpentras. » – Préfet de Saône-et-Loire (an IX) : « L’école centrale a été constamment déserte et dernièrement le ministre a été obligé de suspendre de leurs fonctions des professeurs dont les classes n’étaient suivies de personne. » – Angers : 150 à 200 élèves. – Les débuts d’Avranches ont été pénibles ; en nivôse an VI, « quelques pères, plus fortement pénétrés de leurs devoirs, ont envoyé leurs enfants puiser dans cette source pure et abondante ; cependant l’école centrale est loin d’être arrivée pour le nombre des élèves au point de prospérité où elle viendra ». En l’an VIII, on est parvenu au chiffre de 150 écoliers auxquels se joint « un assez grand nombre de citoyens de tout âge », mais à la fin de son existence l’école n’en avait plus que 120 ou 130. C’était peu en comparaison des 2 400 écoliers qui peuplaient, en 1789, les six collèges du département. – De même à Dijon, 400 élèves ; mais il y avait sous l’ancien régime d’autres collèges dans la Côte-d’Or. Et, disent les documents de l’enquête de l’an IX, « cet exposé comparé à celui de la situation actuelle peut faire sentir au gouvernement jusqu’à quel point l’enseignement est déchu dans toutes ces villes et avec quelle ardeur le Conseil doit solliciter la formation de nouveaux établissements qui puissent compenser les pertes qu’elles ont faites. » – Dans le Finistère (an IX) « presque aucun élève pour l’école centrale ». – Le conseil d’arrondissement de Versailles parle, en l’an IX, de « cette sorte de discrédit, de défaveur où languit l’école centrale. Le collège de Versailles était florissant ; l’école centrale est déserte. On y voit un petit nombre d’élèves suivant quelques cours auprès d’instituteurs recommandables quant aux talents et aux connaissances. Il en est qui ne comptent pas un seul élève. » – Enfin, d’après A. Duruy, les écoles de la Haute-Marne, de la Mayenne et du Nord comptaient respectivement 81, 124 et 63 auditeurs.

Il ne me serait pas difficile d’allonger cette aride nomenclature. Mais je craindrais de fatiguer l’attention du lecteur. J’aime mieux citer deux ou trois textes fournissant des vues d’ensemble et empruntés aux discussions du Conseil des Cinq-Cents. Dumolard y disait, le 12 prairial an V : « Il est essentiel de faire connaître enfin toute la vérité sur ce qui concerne l’organisation actuelle de l’instruction publique : il est trop vrai de dire que nous n’avons rien de bon en ce genre et que les nouvelles institutions n’ont produit aucun résultat heureux. Je n’ignore pas qu’il existe beaucoup de lois à cet égard, que des établissements sont élevés, des professeurs entretenus, mais je ne vois d’élèves nulle part et je l’attribue aux vices de l’organisation. » – Luminais (28 brumaire an VI) : « La meilleure preuve que l’organisation actuelle des écoles centrales est mauvaise, c’est qu’elles ne sont pas fréquentées. Examinez seulement ce qui se passe à Paris, sous vos yeux. Si dans une des villes les plus populeuses du monde et où les sciences sont le mieux cultivées, il n’y a pas sur 2 000 habitants un élève qui fréquente les écoles centrales, en exceptant toutefois les boursiers qui sont obligés de les suivre, jugez par la de leur fréquentation dans les autres départements. Je suis convaincu que, dans toutes les écoles centrales, chaque professeur, l’un portant l’autre, n’a pas cinq élèves qui l’écoutent habituellement. Or c’est payer un peu cher l’éducation de cinq élèves. On vous a dit que les écoles centrales étaient en pleine activité ; je le crois bien : mais c’est l’activité silencieuse qui règne dans les tombeaux ; la nature et le temps y travaillent seuls à la destruction. Si, par activité on veut entendre la nomination des professeurs à leurs places et le payement de leurs honoraires, je conviens qu’on peut leur reconnaître quelque activité, mais si, par ce mot, on entend la fréquentation des élèves, je soutiens, avec tous les hommes de bonne foi, que jamais mot n’a été plus mal appliqué. » – Rober-Martin (19 brumaire an VII) : « Personne n’ignore qu’un grand nombre d’écoles centrales n’ont pu être organisées, même imparfaitement ; que la plupart manquent de professeurs et que toutes sont mal pourvues d’élèves. »

Il est temps d’en finir avec cette question et de tirer des faits et des textes allégués les motifs d’un jugement équitable. Nulle part autant que sur le terrain de l’enseignement secondaire, les Conventionnels n’ont manifesté leur dédain de la tradition ; jamais ils n’ont mieux appliqué leur théorie de la « table rase ». Ils se sont ingéniés à prendre exactement le contre-pied de ce qui s’était pratiqué jusqu’alors. Dans les anciens collèges, le personnel était hiérarchisé et étroitement soumis à un chef ; dans les écoles centrales, il sera indépendant et acéphale. Les matières du programme étaient strictement amalgamées et étudiées parallèlement et dans une progression suivie ; elles seront dispersées et chacune d’elles formera un tout complet et isolé. L’enseignement littéraire jouissait partout de la prépondérance même aux dépens des sciences vraiment trop sacrifiées, toute la faveur ira à celles-ci et le premier sera délaissé. L’écolier subissait la loi d’une sévère discipline, il en sera pleinement affranchi ; il suivait obligatoirement des classes, on l’invitera à s’inscrire à des cours ; on lui donnait un enseignement chrétien considéré comme la base essentielle de l’éducation, toute idée religieuse sera désormais bannie de l’école. Jamais révolution scolaire plus radicale ne s’est produite ; jamais aussi l’insuccès n’a été plus manifeste ; jamais la revanche du bon sens n’a été plus prompte et plus complète.

Une seule idée a survécu à cette fâcheuse expérience, parce que cette idée était juste et féconde : j’entends l’élargissement des programmes et l’introduction effective des études scientifiques dans l’enseignement secondaire. Mais cette idée était dans l’air et on travaillait activement à sa réalisation, bien avant l’arrivée aux affaires des pédagogues de la Convention. L’exagération insensée avec laquelle ils l’appliquèrent n’eut pas d’autre résultat que de l’affaiblir et de retarder longtemps l’application rationnelle. Guizot le constatait en 1821 : « L’enseignement est trop maigre et trop lent. Il y a trop loin de l’atmosphère du monde réel à celle du collège. Pour dire vrai, le collège et presque tout notre système d’instruction publique sont encore faits à l’image de notre ancienne société. Les rêveries du XVIIIe siècle, les sottises de la Révolution en ce genre nous ont dégoûtés, et justement, des essais nouveaux qui ont si mal réussi, et, en rentrant dans l’ancienne voie, nous sommes retombés dans l’ancienne ornière. Il faudra en sortir, mais avec grand’peine et grande précaution. »

Combien avons-nous mis d’années pour en sortir en effet ?

 

 

 

 

 

V

 

LA LOI DE FLORÉAL AN X

 

 

De brumaire an IV à brumaire an VIII (oct. 1795 à nov. 1799), la France subit le gouvernement directorial. Durant cette période, le pouvoir législatif était exercé par les Directeurs et leurs ministres. L’action de ceux-ci sur l’instruction publique se borna à l’envoi d’innombrables circulaires aux administrations départementales, aux jurys d’instruction et aux professeurs des écoles centrales, puis dans un essai de persécution des écoles libres, qui ne put aboutir, tant l’opinion publique était contraire aux établissements officiels. Quant aux Assemblées parlementaires, elles consacrèrent, surtout les Cinq-Cents, de nombreuses séances aux questions d’enseignement, sans du reste aboutir jamais. La Convention discutait peu et votait beaucoup ; les Conseils du Directoire discutèrent infiniment et ne votèrent point. Les discours et rapports portés à la tribune durant cette période nous ont été conservés ; j’en ai fait, dans le temps, une étude approfondie et voici comment j’ai dû conclure : « Il résulte de ce long exposé : 1° qu’au moment où la Constitution de l’an III commença à être mise en pratique, c’est-à-dire en octobre 1795, l’instruction publique était dans le plus déplorable état ; 2° que la loi du 3 brumaire an IV était proclamée vicieuse en toutes ses dispositions essentielles ; 3° que cette loi, dernier mot de la Convention en fait d’enseignement, ne fut que très imparfaitement appliquée ; 4° que, malgré des efforts réitérés, efforts plus d’une fois intelligents et méritoires, les assemblées du Directoire ne parvinrent pas à améliorer une législation dont elles reconnaissaient et proclamaient les lacunes et les erreurs ; 5° que, spécialement au point de vue de l’instruction primaire, la désorganisation avait été complète et la réorganisation dérisoire, que les rares écoles officielles avaient été méprisées et désertées, tandis que les écoles chrétiennes et libres renaissaient de toutes parts et possédaient exclusivement la confiance des familles ; 6° que les artisans de l’œuvre scolaire de la Révolution se voyaient contraints de confesser que la situation scolaire de l’an VII était inférieure à celle qu’avait laissée l’ancien régime ; 7° qu’on était unanime à constater les inconvénients du système d’enseignement secondaire pratiqué dans les écoles centrales mais qu’on n’arriva jamais à le modifier dans une mesure quelconque ; 8° que dans la période qui s’étend de l’an IV à la fin de l’an VII, rien ne fut fait pour l’enseignement supérieur. »

Quand Bonaparte eut assumé la lourde tâche de « reconstruire la France » après les ravages de la Révolution, il jugea très sagement qu’au lieu de sacrifier à l’idéologie, et d’établir des « constructions géométrales », basées sur des principes abstraits, il fallait se renseigner sur les faits, sur l’état ancien des institutions, sur leur état actuel, afin d’arriver dans la mesure du possible à les restaurer dans le sens du progrès, mais sans rompre – à moins de très fortes raisons – avec les vieilles coutumes et la tradition. Il fit donc procéder à ces vastes enquêtes dont les rapports jettent un jour si éclatant sur l’état de la France quand il s’empara du gouvernement. Nous possédons en grande partie les dossiers de ces enquêtes, et si je n’avais pas déjà presque atteint les limites qui me sont imposées, j’en tirerais d’édifiants témoignages du vandalisme révolutionnaire et de ses effets désastreux sur l’enseignement public en France. Mais il faut se hâter. Après avoir étudié les réponses et les vœux des Conseillers d’État, ses missi dominici, des Préfets, des Conseils généraux, des Conseils d’arrondissement, le premier Consul reconnut que la loi de brumaire an IV ne pouvait continuer à régir nos institutions scolaires. Il fit donc préparer par Fourcroy un projet de loi qui, après une discussion plutôt sommaire, fut adopté le 11 floréal an X. Voici les dispositions de cette nouvelle loi organique qui clôt le premier stade de l’œuvre révolutionnaire en matière d’enseignement.

« L’instruction sera donnée : 1° dans les écoles primaires établies par les communes ; 2° dans les écoles secondaires établies par les communes ou tenues par des maîtres particuliers ; 3° dans des lycées et des écoles spéciales entretenus aux frais du trésor public. »

Quatre articles suffisent pour régler la grande question des écoles primaires : elles pourront appartenir à plusieurs communes ; les maîtres seront nommés par les conseils municipaux ; les communes leur assureront le logement ou une indemnité et ils percevront la rétribution scolaire de leurs élèves dont un cinquième pourra en être exempté pour cause d’indigence ; le taux de cette rétribution et les exemptions seront déterminés par le conseil municipal : les sous-préfets seront spécialement chargés des écoles primaires.

On donnera le nom d’écoles secondaires aux établissements fondés par les communes et les particuliers, où l’on enseignera les langues latine et française, les premiers principes de la géographie, de l’histoire et des mathématiques ; le gouvernement encouragera l’établissement des écoles secondaires et récompensera la bonne instruction qui y sera donnée « soit par la concession d’un local, soit par la distribution de places gratuites dans les lycées à ceux des élèves de chaque département qui se seront les plus distingués et par des gratifications accordées à 50 maîtres de ces écoles qui auront eu le plus d’élèves admis aux lycées. Il ne pourra être établi d’écoles secondaires sans l’autorisation du gouvernement ; elles seront, ainsi que les écoles primaires du même ordre, sous la surveillance du préfet.

Il sera fondé pour l’enseignement des lettres et des sciences au moins un lycée par arrondissement de tribunal d’appel : leur programme comprendra les langues anciennes, la rhétorique, la logique, la morale, les éléments de sciences physiques et mathématiques, le nombre minimum des professeurs sera de huit ; la direction sera confiée à un proviseur, un censeur et un procureur, qui, après la première formation des lycées, devront être mariés ou l’avoir été ; chaque lycée aura un bureau d’administration composé de fonctionnaires et de magistrats, etc. Les élèves des lycées seront ceux que le gouvernement y placera, ceux des écoles secondaires admis au concours, les pensionnaires et les externes présentés par leurs parents. Les lycées devront être organisés entièrement dans le cours de l’an XIII et, à mesure qu’ils le seront, le gouvernement déterminera celles des écoles centrales qui doivent cesser leurs fonctions. Il y aura 6 400 pensionnaires boursiers, dont 4 000 provenant des écoles secondaires.

La loi de floréal an X clôt, au point de vue de l’enseignement, la période révolutionnaire puisqu’elle en annule la législation. Désormais toutes les mesures prises par les pouvoirs publics n’auront plus d’autres objets que la réaction contre le système de la Convention et le retour aux institutions anciennes. Il convient donc de s’arrêter à cette date.

 

 

 

 

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CONCLUSION

 

 

Il me reste à résumer avec impartialité les résultats que je crois acquis.

La Révolution a trouvé la France pourvue d’un vaste système d’enseignement public. L’édifice était immense, mais il était ancien, il était délabré ; certaines de ses dispositions ne répondaient plus aux aspirations et aux besoins d’une société profondément modifiée. Il fallait réparer les brèches que le temps avaient faites dans ses murs, il fallait remanier sa structure intérieure, il fallait l’agrandir largement. Le jeter à terre était une folie puisque tout manquait pour le reconstruire : les plans sérieusement médités, le temps, les ressources.

Qu’il y eût des imperfections, des lacunes, des vices même dans la constitution de nos vieux établissements, qu’il fût urgent d’y remédier, que tel fût le devoir de la puissance publique, personne ne le nie, et pour ma part j’en conviens très facilement. Mais je n’admets pas que la nécessité s’imposât de tout renverser, d’engloutir dans la banqueroute universelle, au profit de spéculateurs sans scrupules et de politiciens véreux, des biens patiemment accumulés et fidèlement employés à leur destination spéciale 6, de persécuter et de disperser un personnel, en grande majorité honnête, intelligent et tout prêt à concourir aux réformes sérieuses et pratiques. Au surplus, comme l’a dit Joubert, « il n’y a rien de bon dans les innovations que ce qui est développement, accroissement, achèvement ». Biot, qui lui aussi avait vu à l’œuvre les réformateurs de l’an IV, a écrit, de son côté : « L’expérience nous a trop appris qu’en fait d’instruction publique, il faut, si l’on ne veut pas tout perdre, améliorer et non détruire. »

Tel ne fut pas le sentiment des Constituants et des Conventionnels. « À mon avis, disait, en 1882, Jules Simon, à l’Académie des sciences morales et politiques, ce qui a causé partout l’échec de l’enseignement public pendant la Révolution, c’est qu’au milieu de beaucoup d’idées justes, élevées et fécondes s’était glissée une idée mortelle, l’idée de l’épuration et de la table rase. »

Au lieu d’« améliorer, » on « détruisit » ; au lien d’encourager, on persécuta, et, le plus souvent, quand il s’agit de reconstruire, on fut sourd, de parti pris, aux conseils de l’expérience, on demanda des « plans géométraux » à des théoriciens incompétents, entêtés, par suite, d’idées absolues et purement spéculatives.

J’ai dit le plus souvent ; car, je l’ai déjà constaté, il reste à l’actif de la Convention quelques écoles spéciales, quelques grands établissements scientifiques dont les bienfaits furent réels et durables. Remarquons-le, du reste, une fois encore : ici on se contenta presque uniquement de confier les débris épars des institutions de l’ancien régime à des spécialistes qui, ayant eu part autrefois à leur fonctionnement, surent les réunir dans un ordre plus rationnel, les adapter au progrès des sciences, en tirer, par conséquent, un meilleur parti.

Mais quand il s’agit d’un grand pays comme le nôtre, les disciplines scientifiques ne sauraient être l’unique idéal. Qu’était devenu, au dehors d’elles, le haut enseignement ? Je sais bien qu’au regard des belles-lettres, il n’existait guère, avant 1789, qu’au Collège de France ; je sais aussi que les facultés de médecine et de droit étaient tombées dans un discrédit mérité parce qu’elles étaient restées étrangères au vaste mouvement intellectuel du temps. Je n’ignore pas qu’il était nécessaire de porter hardiment la main sur leur organisation et leurs méthodes. Mais ici encore il fallait procéder avec maturité et sagesse ; agrandir, restaurer et non pas détruire. Or, on a surtout détruit. À la vérité, on n’a pas tardé à comprendre qu’une restauration immédiate de l’enseignement médical s’imposait. La Convention a donc créé trois écoles de santé, supérieures, j’en conviens, aux facultés qu’elles remplaçaient, mais bien insuffisantes pour satisfaire à d’immenses besoins. A-t-on obtenu quelque résultat appréciable par l’institution dans chaque école centrale d’un professeur de législation, privé de toute assistance intellectuelle et sans élèves le plus souvent ? Tous les documents de l’époque ont répondu négativement à cette question. Voilà pourtant où on en était venu et voilà ce que l’enseignement supérieur devait gagner au nouvel état de choses.

Les résultats acquis furent aussi misérables dans les deux autres ordres de l’instruction publique. Quel était le point de départ, quel était le terme où l’on était parvenu à cet égard, après treize ans de Révolution ?

Pour l’enseignement secondaire, en ne mettant en ligne que les chiffres évidemment et de beaucoup trop faibles de Villemain, 108 collèges de plein exercice et 454 établissements plus ou moins incomplets ont disparu. Ils ont été remplacés, durant quelques années, par une centaine d’écoles centrales dont les deux tiers du moins ont été à peu près désertes et que leur organisation, irrationnelle au premier chef, condamnait fatalement à l’impuissance. Ces écoles supprimées à leur tour, la France n’aura plus en l’an X qu’un lycée à huit professeurs par arrondissement de Cour d’appel et un nombre indéterminé d’écoles secondaires abandonnées au bon vouloir des communes et à l’industrie des particuliers.

Dans les anciens collèges, sur 77 247 élèves, 33 422 bénéficiaient, sans qu’il en coûtât rien au budget, de la gratuité totale et 7 199 de la gratuité partielle. En l’an X, 1’État impuissant à supporter la charge de l’enseignement primaire et, en grande partie du moins, celle de l’enseignement secondaire, assure des bourses, aux frais des contribuables, à 6 400 élèves nationaux.

L’instruction populaire était en progrès constant depuis la fin du XVIIe siècle ; les écoles étaient de plus en plus nombreuses, leur dotation s’accroissait de jour en jour ; leur programme était élémentaire, mais l’opinion le tenait pour suffisant ; leurs maîtres jouissaient, pour la plupart, de l’estime publique.

Il aurait fallu, par une action gouvernementale suivie, progressive, patiente, régulariser, accentuer, étendre en toutes les provinces le mouvement qui s’était produit en faveur de la diffusion des lumières dans les classes populaires, multiplier les écoles, élargir leur enseignement, élever la valeur intellectuelle des maîtres.

Les assemblées de la Révolution se gardèrent d’en user de la sorte. Elles bouleversèrent radicalement l’ancienne organisation, refusèrent le droit d’enseigner à de nombreuses catégories de citoyens, ruinèrent les établissements ; puis, cette œuvre de destruction une fois accomplie, on vit se succéder des lois incohérentes, contradictoires, inapplicables, dont les moins mauvaises, en supposant qu’elles eussent été appliquées, n’auraient pas déterminé, dans la plupart des départements, un progrès appréciable.

Tous les efforts de la Convention pour substituer ses écoles primaires aux petites écoles de l’ancien régime et pour remplacer, par son instruction civique, l’éducation chrétienne, ont été impuissants : on l’a prouvé par mille témoignages.

La loi de l’an X consacre, comme celle de l’an IV, un système qui a tous les inconvénients de l’ancien sans en avoir les avantages : le pouvoir central n’intervient pas plus qu’autrefois dans l’institution des écoles et abandonne cet important service à l’initiative des communes ; – le choix des maîtres, laissé libéralement autrefois à la communauté tout entière des habitants, est donné aux conseils municipaux ; – le traitement fixe que l’instituteur avait le droit de réclamer, en vertu de la déclaration royale de 1724, est supprimé et remplacé par un logement ou une indemnité ; – pas la moindre dilatation du programme des ci-devant petites écoles ; l’enseignement religieux passé sous silence ; la gratuité autrefois assurée à tous les indigents, restreinte par la disposition fixant le maximum des élèves dispensés de la rétribution.

Faisons observer enfin que la dilapidation des fondations scolaires et la vente d’innombrables maisons d’écoles paralyseront, pendant bien des années, les efforts tentés pour le développement de l’enseignement populaire.

Les hommes de la Révolution ont-ils eu, du moins, l’honneur de découvrir et de formuler les idées fécondes qui sont devenues, en matière d’enseignement, le patrimoine commun des hommes éclairés de tous les partis, les idées dont se sont inspirés les gouvernements réguliers qui ont assumé, tout au cours du XIXe siècle, la tâche de relever les ruines accumulées sur notre sol ? Non, il suffit de lire les Cahiers de 89 pour se convaincre que ces idées étaient fort répandues dans les dernières années de l’ancien régime et que le clergé, notamment, n’avait cessé de les proclamer et d’en poursuivre l’application.

Voilà la vérité historique, vérité établie avec des centaines de textes contemporains, avec des chiffres officiels dont l’exactitude ne saurait être contestée. Encore une fois, ce ne seront pas des affirmations sans preuves ou des discours, même éloquents, qui changeront sur ce point l’opinion des gens qui savent et qui pensent.

 

 

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

 

A) RECUEILS DE TEXTES. – E. ALLAIN, La Question d’enseignement en 1789, d’après les Cahiers. Paris, 1886, in-12. – GRÉARD, La Législation de l’instruction primaire en France depuis 1789 jusqu’à nos jours, t. I. Paris, 1889, in-8o. – GUILLAUME, Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de l’Assemblée législative. Paris, 1889, in-8o. – Le même, Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de la Convention. Paris, 1891, 94, 97, 3 vol. in-8o. – ROCQUAIN, L’état de la France au 18 brumaire, d’après les rapports des Conseillers d’État. Paris, 1874, in-12. – Analyses des procès-verbaux des conseils généraux des départements, session de l’an VIII. Paris, an IX, in-4o. Idem pour l’an IX, Paris, an X, in-4o. – Le Moniteur. – Archives parlementaires, 2e série, tome III, in-4o.

B) OUVRAGES D’ENSEMBLE. – A. DURUY, L’Instruction publique et la Révolution. Paris, 1882, in-8o. – LIARD, L’Enseignement supérieur en France, t. I. Paris, 1888, in-8o. – V. PIERRE, L’École sous la Révolution française. Paris, 1881, in-12. – A. BABEAU, L’École de village pendant la Révolution. Paris, 1881, in-12. – E. ALLAIN, L’Œuvre scolaire de la Révolution. Paris, 1891, in-8o. – Le même, Les Enquêtes scolaires de 1792 et de l’an IX. (Revue des questions historiques, juillet 1891 et octobre 1892). – BUISSON, Dictionnaire de pédagogie.

 

Les ouvrages indiqués ici étant presque uniquement faits sur pièces d’archives, leur étude suffit pour se faire une idée précise de la question. J’ai indiqué avec un très grand soin, dans mon Œuvre scolaire de la Révolution, les écrits pédagogiques de l’an VIII et de l’an IX, toutes les monographies dont j’ai pu avoir connaissance et aussi grand nombre de plaquettes rarissimes faisant partie de l’immense série de documents parlementaires classés dans la série L° des imprimés de la Bibliothèque nationale.

 

 

 

 

E. ALLAIN, La Révolution française

et l’enseignement national 1789-1802,

Librairie B. Bloud, 1902.

 

 

 

 

 

 



1 Paris, Didot, 1891, in-8 de VII-436 p. – On me permettra de renvoyer également à deux études publiées par moi en juil. 1891 et oct. 1892, dans la Revue des questions historiques : L’Enquête scolaire de 1791-92 et L’Enquête scolaire de l’an II.

2 Voici une autre remarque de Taine qu’il y a lieu de consigner ici : « Il est juste et utile que l’Église, comme en Angleterre et en Amérique, que l’enseignement supérieur, comme en Angleterre et en Allemagne, que l’enseignement spécial, comme en Amérique, que les diverses fondations d’assistance et d’utilité publique soient maintenus indéfiniment en possession de leur héritage. Exécuteur testamentaire de la succession, l’État abuse étrangement de son mandat lorsqu’il la met dans sa poche pour combler le déficit de ses propres caisses, pour la risquer dans de mauvaises spéculations, pour l’engloutir dans sa propre banqueroute, jusqu’à ce qu’enfin de ce trésor énorme amassé par quarante générations pour les enfants, pour les infirmes, pour les malades, pour les pauvres, pour les fidèles, il ne reste plus de quoi payer une maîtresse dans une école, un desservant dans une paroisse, une tasse de bouillon dans un hôpital. »

3 La place me manque pour discuter ici l’histoire de cet essai malheureux. J’ai réuni tous les faits et tous les textes le concernant dans le Ve chapitre de mon livre de 1891.

4 Les partisans de l’œuvre scolaire de la Convention se sont si fort appliqués à louer son zèle admirable pour la diffusion des lumières dans les classes populaires, jusque-là vouées, comme ils le disent, à la plus profonde ignorance, qu’on ne m’en voudra pas si je fais remarquer que jamais cette assemblée n’a eu la pensée de doter d’une école chacune des communes de France : en mai 1793, brumaire et frimaire an II, on parle d’une école par groupe de 400 à 1 500 habitants ; le 27 brumaire an III, il s’agit d’une école par 1 000 habitants, et le 3 brumaire an III, d’une ou plusieurs écoles par canton. – Le 26 brumaire en III, Dubois-Crancé, discutant l’article 2 de la loi qui devait être adoptée le lendemain, s’exprima en ces termes : « Je voudrais que le comité eût mieux ménagé l’intérêt de ceux qui ont le plus besoin d’instruction et le moins de moyens pour s’en procurer. Il faudrait que les communes trouvassent cette instruction sans sortir de chez elles. » À quoi Louchet répond : « Pour établir un instituteur par commune, les revenus de la République n’y suffisent pas. » Et le rapporteur Lakanal vint à son tour justifier la mesure adoptée par le comité et concluait en disant : « Si vous augmentez le nombre des instituteurs (plus d’un par 1 000 habitants), vous ôtez l’émulation et grevez le Trésor public. » Là-dessus l’amendement de Dubois-Crancé fut repoussé. (Moniteur du 27 brumaire an III).

5 Nous dirions aujourd’hui la philosophie, les lettres et les sciences.

6 On peut conclure des chiffres de l’enquête de l’an IX qu’en onze ans les 19/20 des lien des collèges, terres ou rentes, avaient été volatilisés sans qu’il fût possible d’en retrouver la trace.

 

 

 

 

 

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