« La route au but lointain »

 

Par C. Danio

 

 

 

CEUX qui liront le livre de C. Danio, La Route au But lointain 1, ne devront pas l’ouvrir comme on ouvre d’habitude un roman, c’est-à-dire dans l’intention de se distraire pendant quelques heures. Non, car ces pages, écrites avec une imagination brillante, sont aussi pleines d’une haute pensée philosophique et morale.

Le voyage du jeune Konan, à la recherche de son père, le capitaine Herwé Kadwallan, « perdu avec un seul de ses matelots dans l’immensité du désert froid », n’est que la chaîne qui se déroule en enlaçant, comme de précieux médaillons, une série de scènes au sens profond.

Au cours de chacune de ces scènes, Konan fait un pas de plus dans la science de la philosophie celtique, à laquelle son voyage vers le Pays Froid sera une véritable initiation.

Par une fantaisie originale et poétique, l’auteur a voulu que ce voyage s’accomplît non par voie terrestre ou aérienne, mais sous-marine.

Sans doute pour les mettre à l’abri du vain tumulte que déchaîne l’humanité partout où elle se trouve, il a enseveli les grandes figures du passé celtique sous la mer, qui les garde vivantes, et où la tempête, en creusant, des houles, nous les révèle parfois.

Dans les eaux d’Armor et de Grande-Bretagne, sont échelonnés trois Cercles : ceux des Héros, des Bardes et des Saints.

Les Héros veillent le Roi Arthur, endormi de son séculaire sommeil.

Les Bardes conservent précieusement, pour la lui rendre un jour, la Harpe magique de Merlin.

Les Saints entourent la merveilleuse chapelle où est exposé le Saint Graal, confié à la garde de la race celte jusqu’au réveil d’Arthur.

Konan Kadwallan, que la fée Morgane est venu prendre par la main sur la grève armoricaine, devra, avant de rejoindre son père au Pays Froid, pénétrer dans l’un et l’autre de ces Cercles. En chacun d’eux, il recevra un Talisman et un Don spirituel, et sera marqué dans sa chair d’une ligne symbolique. Le dessin formé par l’ensemble de ces trois blessures, faites à son front, constituera le signe de l’Awen. Il en sera désormais marqué pour l’éternité.

Il est assez difficile de définir l’Awen celtique : c’est l’Esprit, le Souffle, l’Inspiration d’en haut, dans son essence la plus sublime.

Konan entre d’abord dans le Cercle des Héros : Warok, Judicaël, Morvan Lez Breiz. Ceux-ci sont « la Force de Bretagne ». Ils vont lui conférer le don de Force, symbolisé par trois Anneaux d’or soudés ensemble : or jaune, or vert, or rouge – force contre l’ennemi, force contre les passions, force contre soi-même, allant jusqu’au sacrifice du sang.

Puis ils le conduiront dans la salle où dort Arthur, le beau Roi de la Table Ronde, qui se réveille un instant, prend son épée, en appuie la pointe sur le front de Konan, et y creuse la première ligne du Signe de l’Awen, la ligne de Force.

De là le voyageur, enlevé par un étalon fougueux, passe au Cercle des Bardes. Il y est reçu par Gwench’lan Herwé, accompagné de son inséparable loup, et Bleimor.

C’est une hardiesse heureuse d’avoir joint aux deux aèdes antiques le très contemporain Bleimor 2, unissant ainsi le présent au passé. Tous trois représentent « la Sagesse de Bretagne ».

Ils introduisent Konan au Jardin de Merlin et lui font entendre sa Harpe magique. Mais l’Enchanteur lui-même n’est pas là : captif de la Fée Viviane, il dort sous un buisson d’aubépine en la forêt de Brocéliande.

Bientôt Bleimor, prenant la clé d’or suspendue à son collier, sillonne le front du jeune Breton de la ligne de Sagesse, deuxième signe sanglant de l’Awen.

Avant de le quitter, chacun des Bardes arrache une corde à sa harpe : de ces trois cordes, ils façonnent un souple collier et le lui passent au cou.

Puis ils prêtent à Konan le loup d’Herwé, qui lui servira de guide vers le troisième Cercle, celui des Saints.

Les Saints résident dans une île merveilleuse, la Gwenva, toute entourée d’une mer de feu. Konan traverse miraculeusement cette mer, et trois Saints viennent à sa rencontre : Salaün, Konvoyan, Yves Héloury. Ces Saints sont « les Soutiens de Bretagne ». Leur don est le don d’Amour.

Konan ayant accepté de recevoir ce dernier don, Yves Héloury prend une pierre aiguë, avec le tranchant de laquelle il creuse profondément la ligne d’Amour, troisième signe de l’Awen, sur le front de Konan. Puis il lui remet une Croix d’argent.

Les trois Saints le conduisent ensuite dans la merveilleuse chapelle où est conservé, depuis que dort Arthur, la coupe d’émeraude qu’est le Saint Graal.

« Cette chapelle n’est bâtie avec aucune pierre de la terre, seulement avec des eaux. Des eaux venues de toutes les mers de Keltia... Eaux vertes et glauques et changeantes, prises un soir de tempête sur les côtes de notre Bretagne... Eaux rouges de sang et de feu, recueillies près d’Irlande au soleil couchant. Eaux bleues des baies de Cambrie, qui en plein midi ont reflété l’Ereri... Eaux blanches et glacées, jaillies des montagnes d’Écosse. »

C’est en cette chapelle que Konan prend conscience de sa mission.

Une légende prophétique annonce qu’Arthur, le Roi parfait, doit se réveiller un jour de son plus que millénaire sommeil. Alors, il ressuscitera Keltia, la patrie idéale, symbolisant la puissance du Bien, dressée contre les forces du Mal.

 

      Qu’est-ce donc qu’il y a ?

      Cessez votre plainte : le fils de Gomer est sur son séant.

      Sa voix sonne comme le tonnerre.

      Les montagnes de Bretagne et d’Irlande,

      Les montagnes de Cambrie, de Cornouailles et d’Écosse font écho !

      Harpe, Biniou et Korn-Boud, sonnez et résonnez !

      ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...

      Dieu soit béni ! Keltia est debout !

                                                       (Bleimor.)

 

Alors sur le monde entier planera l’Awen : Force, Sagesse, Amour.

Konan, soudainement inspiré, comprend que désormais marqué du Signe, possédant les trois Dons et les trois Talismans, l’Anneau, le Collier et la Croix, il devra vouer sa vie au triomphe de Keltia, et que son voyage vers le Pays Froid n’est que la première étape de sa Route au But lointain.

Monté sur une barque de bois à peine équarri, il commence sa rude traversée. Avant d’arriver au terme, il subira trois épreuves : tentation de revenir en arrière... il y résiste grâce au don de Sagesse octroyé par les Bardes. Lutte corps à corps avec un monstre... il triomphe par la Force, don des Héros. Enfin, et ce fut le plus terrible combat avec son propre cœur, envahi par la haine contre le meurtrier de son père. Car le jeune voyageur n’atteint le but poursuivi avec tant d’efforts que pour assister à la mort du capitaine Herwé Kadwallan, lâchement assassiné par une sorte de pirate qui l’avait poursuivi jusqu’au Pays Froid.

Konan, fortifié par l’Amour, don des Saints, pardonne au criminel et même lui sauve la vie.

Alors, accompagné du matelot de son père :

« Il remonta sur sa barque qui dériva vers l’ouest. Ils sortirent du royaume des froides ténèbres ; le soleil caressant les bordages de cuir roux fit miroiter une mer chaude et vivante.

« Assis à l’avant, Konan prend sa harpe pour chanter le But lointain vers lequel il marche.

« Par le secours des Héros, des Bardes et des Saints, ayant vaincu et s’étant vaincu, il était dans la Lumière, et libre d’être, ainsi qu’il l’avait désiré autrefois, l’Homme d’Arthur, le Barde breton. »

 

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Le livre de C. Danio est construit solidement, la composition en est harmonieuse et simple. Il se présente de façon originale « sous le signe de trois », pourrait-on dire, en se servant d’une expression devenue banale tellement on en abuse, Dans La Route au But lointain, nous trouvons trois Cercles, trois Héros, trois Bardes, trois Saints, trois Dons, trois Talismans, trois Lignes au Signe de l’Awen, trois Épreuves.

Ce nombre trois donne au récit le rythme d’un poème et semble en battre la mesure.

On remarquera le parallélisme strictement suivi de l’action aux trois Cercles des héros, des Bardes et des Saints.

Cependant, l’équilibre du livre subit un accroc, de ce fait que la partie consacrée aux Héros est relativement trop développée. Warok, Judicaël, Morvan Lez Breiz, fond, l’un après l’autre, des récits détaillés de leurs démêlés de jadis, dont les plus récents datent de Louis le Débonnaire, avec leurs voisins les Franks. C’est trop lointain, c’est périmé, cela ne passionne plus.

L’auteur fait passer devant nous en de poétiques tableaux, les traditions de cette Race Celtique, qui peuple encore l’Armorique, l’Irlande, les Highlands d’Écosse, le Pays de Galles et la Cornouaille anglaise. Il donne de la cohésion à ces pays séparés et distants, en compose un tout, en faisant une partie de l’action se dérouler sous la mer. Cela reconstitue dans son unité Keltia, pays aussi marin que terrestre, sinon plus. Le fond de notre océan, où foisonnent algues et varechs, est aussi bien sol celtique que celui de nos landes couvertes de genêts et d’ajoncs.

Le style du livre est souple, facile et poétique. L’auteur y risque quelques anciennes expressions populaires, pour en rehausser la saveur. Les descriptions de la nature sous-marine abondent, pleines de transparences et de chatoyantes limpidités ; les tons d’émeraude et de saphir fondus se marient aux tons roussis et profonds des algues. Sur des ronds fluides et colorés, se détachent, nobles et hiératiques comme des figures d’anciens missels, les groupes des Héros, des Bardes et des Saints.

Il y a des images d’une énergique beauté : « Bleimor se leva et parla. Non plus doucement comme jusque-là, mais avec une si sauvage énergie qu’alors Konan pensa au Vent d’Ouest lançant la Mer à l’assaut. Et le jour devait venir où il saurait qu’en vérité Bleimor était le Vent, et lui, Konan, la Vague. »

En résumé, La Route au But lointain est plutôt un poème qu’un roman, et plus encore un livre de haute pensée philosophique qu’un poème. Mais c’est avant tout un hymne à la Patrie bretonne, plein d’envol, de jeunesse et de passion.

Il permet au lecteur de s’initier d’une façon facile aux belles, vieilles traditions celtiques, qui s’y trouvent groupées dans une fiction pleine d’agrément et de profondeur.

 

 

Marie ALLO.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 



1 1 vol., 208 pages, bois  de Kerbriac, chez Aubert, à St-Brieux, 12 fr. français.

2 Bleimor, le lieutenant Calloc’h, tué pendant la Grande Guerre, a laissé des poèmes en langue bretonne qui sont d’une grande beauté.

 

 

 

 

 

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