Description de Jérusalem et des lieux

les plus remarquables de la terre sainte

 

 

« Les Voyageurs admirent la fidélité avec laquelle se conservent dans ces contrées de l’Orient les moindres traditions des temps anciens. On peut y suivre en quelque sorte l’histoire pas à pas, et chaque pierre y rappelle un prodige. On oublie, pour ainsi dire, la longue suite des siècles, et les évènements semblent apparaître de nouveau comme s’ils s’étaient passés il n’y a que peu d’années, tant est profonde l’impression qu’ils ont produite. Le pèlerin qui parcourt la Palestine croit toucher aux premiers âges du monde, à ce temps des patriarches dont il découvre encore les tombeaux et les traces ; il sent qu’il foule aux pieds le sol qui fut le berceau du genre humain, et qu’à l’aspect de cette nature qui porte des traces ineffaçables d’une main divine, il devient impossible de former un doute sur la réalité des traditions religieuses qui s’y conservent. Aussi voit-on les trois peuples les plus ennemis entre eux et les plus opposés de mœurs et de croyances, se confondre autour des rochers de Golgotha, et les environner d’une vénération dont on ne trouve d’exemple nulle autre part. Les Juifs sont attachés à Jérusalem par un instinct dont ils ne peuvent se rendre compte ; les musulmans regardent leur mosquée de Solyme comme un lieu si sacré, que, suivant eux, les Infidèles ne doivent jamais y pénétrer ; et les chrétiens, agenouillés sur le Saint-Sépulcre, voient dans l’état actuel de Jérusalem l’accomplissement de toutes les prophéties, et comme le sceau des vérités dont ils sont dépositaires. Ces lieux sont mortels pour l’incrédulité, et l’on comprend que nos philosophes ont eu raison d’en interdire la visite à leurs adeptes. Leur scepticisme aurait pu en être ébranlé. »

Ainsi s’exprime un philosophe moderne.

Nous sommes donc assurés d’intéresser vivement nos lecteurs, en leur faisant parcourir ces lieux où sont empreintes, en caractères ineffaçables, les preuves encore vivantes de la véracité de nos livres, de la certitude de notre foi. Jadis nos pères, ces hommes remplis d’énergie religieuse, se dérobant aux douceurs de leur foyer domestique, poussés par un invincible désir de voir, pour ainsi dire, leur Dieu de plus près, entreprenaient le saint pèlerinage à travers les dangers et les privations de tous genres ; pour nous, enfants raisonneurs et faibles de ces chrétiens forts et fidèles, donnons au moins quelque attention au récit des voyageurs qui nous mettent devant les yeux le tableau de ces contrées consacrées par la présence de notre Dieu.

Deux voyageurs célèbres ont parcouru tout récemment la Palestine, M. le vicomte de Chateaubriand et M. le comte de Forbin 1. Comme nous ne pourrions donner des analyses détaillées des deux ouvrages, sans nous répéter souvent, nous suivrons plus particulièrement la relation de M. de Forbin, qui est la dernière ; nous aurons soin cependant d’emprunter au premier les magnifiques passages dans lesquels il a dépeint ces lieux avec des paroles que l’on chercherait vainement chez tout autre écrivain 2.

M. de Forbin s’embarqua à Toulon le 22 août, et arriva à Jaffa le 15 novembre 1817, après avoir visité Athènes, le Bosphore, Smyrne, les ruines d’Éphèse, Saint-Jean-d’Acre, Ascalon et Césarée. Notre plan ne nous permet pas de le suivre dans la Grèce ni dans l’Asie-Mineur, quoiqu’il ait consacré à des lieux célèbres des pages pleines d’élégance et d’intérêt. Écoutons plutôt le récit de sa visite sur la terre natale du Sauveur.

L’illustre voyageur vient de quitter Césarée.

« Nous prîmes la route de Jaffa, dit-il, en suivant le rivage de la mer ; on enfonce dans un sable dont la blancheur fatigue la vue, et ce n’est qu’assez près de la ville que l’on trouve tout à coup d’énormes figuiers, des fontaines, des orangers et des tombeaux. La ville de Jaffa, que les Arabes nomment Yafa, s’appelait autrefois Joppé ; ce qui peut signifier belle : pulchritudo et decor. Ce fut là que Noé entra, dit-on, dans l’arche sainte ; on assure que ce patriarche y est enseveli.

« Nous partîmes pour Rama à trois heures après-midi. J’y arrivai de nuit.... Pour se rendre à Jérusalem il faut traverser, pendant deux ou trois milles, des plaines assez bien cultivées, celles de l’ancienne Arimathie et de Lydda. Le soleil levant éclairait notre route. J’arrivai aux collines de Latroun. « Voilà, me dit le drogman, la patrie du mauvais larron 3... » On pénètre ensuite dans des vallées profondes : la végétation devient faible, rare ; elle cesse enfin tout à fait : les pieds ne foulent plus jusqu’à Jérusalem qu’un sol inégal, rougeâtre et ingrat ; l’œil ne découvre au loin que des éboulements immenses, les lits de torrents desséchés, et des chemins tortueux, couverts de pierres aiguës. Des citernes détruites, au fond desquelles séjourne une eau verdâtre ; des montagnes nues, escarpées : voilà la vallée de Térébinthe, voilà ce qui prépare l’âme à l’impression forte et terrible de l’apparition de Jérusalem.

« Le soleil allait se coucher, quand, du haut d’une montagne où je suivais un chemin pierreux, que deux murailles séparaient d’avec des champs tout couverts aussi de cailloux, j’aperçus enfin de longs remparts, des tours, de vastes édifices environnés d’une terre aride et de pointes de rocher noircies et comme brûlées par la foudre.

« C’était Jérusalem.

« On voyait çà et là quelques chapelles ruinées, le mont Sion, et plus loin la chaîne décharnée des montagnes de l’Arabie déserte. Émus, pénétrés d’une terreur involontaire, nous saluâmes la ville sainte, dont la première vue fait autant d’effet sur les sens que l’existence et la dispersion du peuple Juif peuvent en produire sur l’esprit 4.

« La porte de Bethléem ou d’Éphraïm, par laquelle notre caravane fit son entrée, est peu éloignée du couvent des Pères de la Terre-Sainte, qui nous reçurent avec la charité la plus soigneuse. Ils habitent une maison immense, dont la porte, basse, écrasée, garnie de fer, est toujours ouverte aux pèlerins, à tout ce qui souffre, et toujours insultée par les Musulmans. Ensuite, après avoir passé sous des voûtes, on entre dans une cour intérieure, où des escaliers sombres et détournés conduisent à plusieurs cloîtres et à l’église. C’est là que de courageux solitaires combattent chaque jour contre les persécutions des Turcs, la haine des Grecs et les souvenirs de la patrie. J’entendais tous ces hommes, venus de pays si différents, confondre leurs voix avec celle de l’habitant d’Israël. Un religieux qui avait autrefois exercé avec habileté les arts de l’Europe, jouait de l’orgue ; et l’encens fumait dans ce lieu où retentissent encore les paroles du Dieu d’Horeb et de Sinaï.

« Je n’essaierai point de peindre Jérusalem après le grand écrivain dont la plume brillante et animée en a fait un si admirable tableau. Il est difficile de voir la Palestine sous un autre aspect que M. de Chateaubriand, et impossible d’en parler après lui. »

On nous permettra d’interrompre ici le fil de la narration de M. de Forbin, pour y placer la description dont il parle.

« Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées, fort basses, sans cheminées et sans fenêtres ; elles se terminent en terrasses aplaties ou en dômes, et elles ressemblent à des prisons ou à des sépulcres. Tout serait à l’œil d’un niveau égal, si les clochers des églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès et les buissons de nopals, ne rompaient l’uniformité du plan. À la vue de ces maisons de pierres renfermées dans un paysage de pierres, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d’un cimetière au milieu d’un désert ? Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal, et vous marchez dans des flots de poussière, ou parmi des cailloux roulants. Des toiles jetées d’une maison à l’autre augmentent l’obscurité de ce labyrinthe ; des bazars voûtés et infects achèvent d’ôter la lumière à la ville désolée ; quelques chétives boutiques n’étalent aux yeux que la misère ; et souvent même ces boutiques sont fermées, dans la crainte du passage d’un cadi. Personne dans les rues, personne aux portes de la ville ; pour tout bruit dans la cité déicide, on entend par intervalles le galop de la cavale du désert : c’est le Janissaire qui apporte la tête du Bédouin, ou qui va piller le Fellah.

« Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreurs et de misères. Là, vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un gouverneur turc, le soir les retrouve au pied du calvaire, priant au lieu où Jésus-Christ souffrit pour le salut des hommes. Leur front est serein, leur bouche est riante. Ils reçoivent l’étranger avec joie. Sans forces et sans soldats, ils protègent des villages entiers contre l’iniquité. Pressés par le bâton et par le sabre, les femmes, les enfants, les troupeaux se réfugient dans les cloîtres de ces solitaires. Qui empêche le méchant armé de poursuivre sa proie et de renverser d’aussi faibles remparts ? La charité des moines. Ils se privent des dernières ressources de la vie, pour racheter leurs suppliants. Turcs, Arabes, Grecs, Chrétiens schismatiques, tous se jettent sous la protection de quelques pauvres religieux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. C’est ici qu’il faut reconnaître avec Bossuet « que des mains levées vers le ciel enfoncent plus de bataillons que des mains armées de javelots ».

« Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi du désert, brillante de clarté, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le temple ; voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête ; il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir, son compagnon ira, pendant la nuit, l’enterrer furtivement dans la vallée de Josaphat, à l’ombre du temple de Salomon. Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur tour, le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager, rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris sans doute : mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem, il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée, esclaves et étrangers dans leur propre pays ; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer. Écrasés par la croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes, cachés près du temple dont il ne reste pas pierre sur pierre, ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. Les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont l’origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici. Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du calvaire : la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité ; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles 5. »

Reprenons maintenant le récit de M. de Forbin.

« Tout est silencieux autour de Jérusalem, tout est muet. Le dernier cri de l’Homme-Dieu semble avoir été le dernier bruit répété par les échos de Siloé et de Gehennon. Des sommets d’Abarim, de Phalga, d’Achor, la nature désolée se présente à vous comme un témoin encore frappé d’épouvante de la scène qui vient de se passer. On se figure les guerres meurtrières des croisés comme ces combats qui se passent dans les nuages, et dont la vue annonce de grands désastres aux enfants de la terre.

« Le jour même de mon arrivée, je vis toute la population juive de Jérusalem réunie dans la vallée de Josaphat : le Motsalham (gouverneur) avait rendu aux Hébreux la permission d’y célébrer la fête des tombeaux. À voir ces captifs assis en silence sur les pierres sépulcrales de leurs pères, on eût dit que la trompette redoutable s’était fait entendre, que les générations se pressaient sur les bords du Cédron, et que du sein de la nuée étaient déjà sorties des paroles de joie et de douleur.

« Le quartier des Juifs est la première chose que je voulus visiter. Huit ou neuf mille fils des maîtres de Jérusalem habitent encore cette capitale du passé. À peine peut-on appeler du nom de rue un espace étroit, montueux, couvert de boue, qui divise les maisons à demi-renversées du quartier des Hébreux. Des êtres, hâves, malsains, d’une physionomie fortement prononcée, s’y disputent avec acharnement pour quelques Médins (petite monnaie turque).

« Descendu par un escalier ruiné, dans des caves dont les voûtes étaient ébranlées ou soutenues par des piliers qui furent jadis sculptés et dorés, j’appris avec surprise que c’était la grande synagogue : des enfants couverts de haillons apprenaient d’un vieillard aveugle l’histoire de cette ville, où leurs pères adoraient le Dieu d’Israël et de Juda sous des portiques de marbre, sous des voûtes appuyées sur les cèdres du Liban. Ils redisaient les miracles de celui qui guida jadis leurs ancêtres dans les déserts de Madian, et qui les ramena tant de fois en triomphe dans cette terre de Chanaan, où devaient couler des sources de lait et de miel.

« Tels sont les restes de ce peuple, dont la captivité laissa partout de si grands souvenirs, qui éleva de ses mains et baigna de ses sueurs les monuments les plus fastueux de Memphis et de Rome...

« Je visitai le lendemain l’église du Saint-Sépulcre : le couvent de la Terre-Sainte n’en est éloigné que de quatre cents pas.

« L’église du Saint-Sépulcre a été décrite d’une manière si exacte, que je puis m’abstenir de répéter ce qui en a été dit partout : le plan de cet édifice est tellement irrégulier, qu’on est longtemps avant d’en pouvoir saisir la distribution. Le dôme de l’église circulaire au milieu de laquelle se trouve placée la chapelle du Saint-Sépulcre, avait été brûlé le 12 octobre 1807 : il fut rétabli, six mois après, sur les dessins d’un architecte grec de Constantinople, nommé Comeano Calfa. Les Latins accusent de cet accident les Arméniens et les Grecs, que leurs richesses mettaient seuls en état de les réparer : les Grecs trouvent en effet dans cette reconstruction, qui leur coûta fort cher, le prétexte d’éloigner du Saint-Sépulcre les catholiques latins.

« Cette coupole en pierre enduite de stuc, ouverte comme celle du Panthéon, est appuyée sur trente-six pilastres ; chaque pilastre est séparé par une arcade, qui forme une tribune circulaire, partagée entre diverses communions admises dans cette basilique.

« Le Saint-Sépulcre est un autel de marbre assez bas, de sept pieds de long sur deux pieds et demi de large, enfermé dans une petite chapelle carrée, construite en marbre, éclairée par des lampes d’une grande richesse, et recouverte en entier par une tenture d’une étoffe de velours. Un tableau placé dans l’intérieur, au-dessus de la pierre sainte, représente Jésus-Christ vainqueur de la mort. Il est impossible de n’être pas profondément ému, de n’être pas saisi d’un respect religieux, à la vue de cet humble tombeau, dont la possession a été plus disputée que celle des plus beaux trônes de la terre ; de ce tombeau dont la puissance survit aux empires, qui fut couvert tant de fois des larmes du repentir et de l’espérance, et d’où s’élève chaque jour vers le ciel l’expression la plus ardente de la prière. On est dans ce tabernacle mystérieux, devant cet autel des parfums, dont on vous entretient dès l’enfance. Voilà la pierre promise par les prophètes, gardée par les anges, devant laquelle s’inclinèrent, et le front couronné de Constantin, et le casque brillant de Tancrède ; il semble enfin que les regards de l’Éternel soient plus spécialement attachés sur ce monument, gage sacré du pardon et de la rédemption des hommes.

« Je sortis de la chapelle, et marchant pendant une heure, visitant toutes les stations, qui m’étaient expliquées par des religieux italiens... Passant ensuite par des nefs latérales, sous des voûtes élevées, soutenues par des colonnes groupées qui n’appartenaient à aucun des ordres connus, nous rencontrions des arcades à demi fermées, éclairées pendant notre route, tantôt par des milliers de lampes, tantôt par la lumière incertaine des vitraux. Ici, Jésus-Christ avait été battu de verges ; plus loin une couronne d’épines 6 avait été enfoncée sur son front ; plus loin encore, ses vêtements avaient été tirés au sort 7.

« Montant par un escalier qui tournait autour d’un énorme pilier, nous entrons dans une autre église dont chacun baisait respectueusement le pavé : c’était Golgotha.

« Un religieux, tout en récitant des prières, me montrait à travers des grilles la fente du rocher où fut placé l’instrument du supplice de Jésus 8. « Voilà le lieu, me disait-il, où l’opprobre et la douleur vinrent prêter leur secours à la mort, pour consommer avec elle le triomphe du péché. C’est là que fut commis ce crime qui consterna le ciel, épouvanta les sépulcres, et fit trembler la terre jusque dans ses abîmes. »

« Disons avec Bossuet : « C’est là que Jésus-Christ sur la croix parcourt toutes les prophéties pour voir s’il reste encore quelque chose : il se retourne vers son Père, et lui demande s’il est apaisé. Voyant enfin la mesure comblée, et qu’il ne restait plus que sa mort pour désarmer entièrement la justice, il recommande son esprit à Dieu ; puis élevant la voix avec un grand cri qui épouvanta tous les assistants, il dit hautement : TOUT EST CONSOMMÉ. »

« Des chrétiens, des Coptes de l’Yémen, de l’Abyssinie, étaient là prosternés avec les pèlerins de Tobolsk, de Novgorod et de Tiflis.

« Toutes les sensations que ces grands souvenirs font naître dans mon âme, seront donc vaines, inutiles, perdues pour les autres, me disais-je en sortant de ce lieu sacré !...

« En quittant le saint sépulcre, et suivant la voie douloureuse, les pèlerins se rendent à ce qu’on nomme le palais de Pilate : c’est une grande fabrique dominée par une tour, et qui porte évidemment dans son ensemble et dans tous ses détails le caractère de l’architecture sarrasine. On me permit de monter sur une terrasse élevée, d’où je découvris la place immense, jadis occupée par le temple de Salomon : il est remplacé par deux mosquées connues des Arabes sous les noms d’El-Haram el-Mogaddes et de Djâmi el-Hadrah 9.

« Jérusalem, en arabe el-Cods (la sainte), est située sur deux collines, Acra et Moria. Lorsque Adrien releva cette ville, le mont Calvaire fut enfermé dans les remparts. Golgotha est une pointe de la colline de Moria, si peu considérable, qu’elle se trouve entièrement enclavée dans la nef principale de l’église du Saint-Sépulcre. On croit que Jérusalem contient encore 25 mille habitants, Arabes, Turcs, Juifs, Arméniens ; il ne s’y trouve plus que 200 familles chrétiennes. L’enceinte de la ville contiendrait aisément six fois plus d’habitants : aussi une grande partie de ses rues montueuses, dépavées, sont-elles inhabitées ; de vastes maisons, des églises, des cloîtres sont entièrement abandonnés.

« Je parcourais souvent ces lieux déserts ; je me faisais jour à travers les halliers, les ronces et les raquettes du figuier des Indes. Le lierre garnit les parois extérieures des hautes murailles, et l’aloès croît en sûreté sur les terrasses, dans les crevasses des rochers. Le palmier, oublié dans les jardins, s’est élancé jusqu’aux corniches les plus élevées : ses fruits négligés deviennent la pâture de l’oiseau solitaire. J’ai souvent passé des heures entières assis au sommet des terrasses, des tours, des minarets : mon âme s’y pénétrait d’une tristesse profonde, à la vue de cette affreuse désolation 10.

« J’assistais à toutes les scènes désastreuses de cette ville infortunée, théâtre constant des passions des hommes et des vengeances du ciel : que de fois l’air y a été frappé de cris de douleur ! Combien de fois le sang de ses citoyens a-t-il vainement coulé, sans pouvoir éteindre l’incendie qui la dévorait et la colère des vainqueurs !

« Les tableaux les plus terribles s’offraient en foule à mes regards : les flammes du temple s’élevaient jusqu’aux plus hautes régions de l’air qu’elles embrasaient ; la milice céleste les voyait avec une sainte terreur consumer ces parvis, d’où n’étaient jamais sortis que la douce fumée des parfums, le nuage mystérieux de l’encens d’Israël. Oppressé par mille sentiments, je redescendais dans d’autres monuments ; je traversais les salles ruinées de l’hôpital de Sainte-Hélène, du couvent de Saint-Pierre, de la mosquée d’Aboubeker, de l’église des Sept-Douleurs ; je trouvais partout des cendres, des débris, partout l’accomplissement d’un terrible arrêt 11.

« Je sortis de Jérusalem, le 25 novembre, par la porte d’Éphraïm, pour aller visiter les sépulcres des rois. Ils sont situés à deux milles de la ville, dans une carrière de trente pieds de profondeur, carrée, divisée en deux cours parmi rocher en forme de muraille, qui me parut avoir quatre ou cinq pieds d’épaisseur ; on entre dans la seconde cour par une porte ronde, si basse, qu’il faut se courber extrêmement pour y passer.... Le côté gauche de cette caverne présente une porte par laquelle on pénètre dans une chambre : cette chambre, qui est petite, est suivie de trois autres : chacune d’elles a une avance en forme d’autel, où les corps embaumés étaient placés. Les portes qui fermaient ces sépulcres, étaient de pierre, ainsi que leurs gonds, qui étaient artistement travaillés. Un gros serpent et d’énormes chauves-souris furent les seules choses qui se trouvaient dans ce lieu funèbre.

« Jérusalem est la ville des tombeaux ; les vallées d’Haceldama et de Josaphat en sont couvertes ; les vivants n’y semblent être que les gardiens de ces cendres innombrables : tous les rochers creusés pour recevoir des ossements, et les flancs des montagnes sont chargés de pierres sépulcrales ; des inscriptions mystérieuses défendent contre les efforts du temps le souvenir de ceux dont la mémoire fut si vite effacée du cœur de l’homme. Tels sont ces lieux de lamentations, ces vallées de larmes, vastes annales de la mort.

« On vous montre, près de quelques vieux oliviers, la place qui fut baignée de la sueur de sang de Jésus-Christ, où lui fut présenté le calice amer des outrages et du trépas ; plus haut, le lieu d’où les fidèles croient le voir encore s’élever dans les airs, et laisser après lui une trace lumineuse et brillante. Des marques de pieds humains sont empreintes dans le rocher : le pèlerin les considère avec une pieuse confiance ; il oublie toutes ses fatigues, toutes les misères, en appuyant son front chargé d’ennuis sur cette terre de miracles 12....

« L’aga de Jérusalem m’offrit une escorte pour le voyage de la Mer-Morte, que je voulais entreprendre après celui de Bethléem.

« Nous traversâmes la vallée de Réphaïm pour arriver à Bethléem (en arabe, begt-el-lham). Elle fut ainsi nommée, dit-on, par Abraham, et ce nom signifie maison du pain : on l’appela aussi Ephrata (fructueuse). David y garda les troupeaux. Abesan, Booz et Ruth étaient Bethléémites. Les premiers chrétiens se hâtèrent de construire une petite chapelle qui renfermait l’étable dans laquelle est né Jésus-Christ : l’empereur Adrien y substitua l’autel d’Adonis, qui fut renversé par l’ordre de Sainte-Hélène, et sur les débris duquel elle fit construire une église spacieuse dont la forme et l’architecture rappellent celles de Saint-Paul hors des murs, à Rome. Quarante-huit colonnes de marbre rouge d’Égypte soutiennent une charpente que l’on assure être de bois de cèdre : les mosaïques, les peintures dont les murailles sont ornées, portent tout le caractère de la barbarie du moyen âge ; mais le goût en est moins mauvais encore que celui des chapiteaux et des bases des colonnes. Les Arméniens sont en possession de ce temple.

« Les religieux me conduisirent en procession dans l’église souterraine ; ils me montrèrent le lieu où s’arrêtèrent les Mages, et celui où Jésus-Christ reçut le jour : toutes ces chapelles sont incrustées de marbre, de jaspe, de lames de bronze doré ; elles sont éclairées par une innombrable quantité de lampes d’or et d’argent.

« Les maisons de Bethléem, basses et carrées comme celles de Jérusalem, sont couvertes d’une terrasse ou d’un petit dôme : presque tous les escaliers sont extérieurs. En sortant de la ville, la vue s’étend à droite sur les montages d’Hébron, où l’on montre encore le tombeau d’Abraham, et sur la vallée de Mambré, où reposent les cendres de Caleb. Plus loin se voient les monts d’Engaddi, les collines d’Odollam, le rocher aigu qui protège la caverne où David se cacha pour se soustraire à la fureur de Saül, Massade, les vestiges du fort d’Hérode, Béthulie et les sommets de Sannachérib.

« J’étais à peine de retour à Jérusalem, que je m’occupai des préparatifs de mon voyage à la Mer-Morte. Notre caravane sortit de grand matin par la porte de Setty-Marijam, traversa le torrent de Cédron, et se dirigea sur Jéricho en prenant le chemin de Béthanie. Il m’eût été difficile d’assigner, d’après la température de l’air et l’aspect des champs, l’époque précise de ce voyage : dans toute la Judée, quelques pluies seulement indiquent l’hiver, l’automne n’apporte point de fruits, le printemps ne fait pas éclore une fleur, et cependant les ardeurs de l’été consument Haceldama, et tarissent la source de Siloé ; on croirait qu’il n’y a plus de saisons pour cette contrée malheureuse.

« C’est à Béthanie que se voit la grotte où Lazare fut enseveli.

« Engagé dans une vallée étroite, on suit le lit d’un torrent dont les sinuosités conduisent jusqu’au mont d’Adomim. Adomim signifie du sang en hébreu.... Descendus dans des abîmes, nous fûmes obligés de gravir des roches aiguës, afin de découvrir la plaine de Jéricho 13, où l’on arrive peu après : les arabes la nomment Ryhah. Ce n’est plus qu’un assemblage de cabanes de terre et de roseaux, recouvertes d’une espèce de fougère desséchée : ses murs si célèbres sont remplacés par des fagots de ronces et de chardons, qui défendent à peine les troupeaux contre les attaques fréquentes des bêtes féroces.

« Jéricho est assise dans une plaine. La Mer-Morte paraît sur la droite, cachée en partie par le promontoire de Ségor. Le Jourdain se montre de loin sur la gauche, entre des monticules couverts de buissons épineux. Derrière moi étaient les montagnes que je venais de quitter, et dont le désordre et la solitude m’avaient frappé d’une manière si vive 14.

« L’aga de Jéricho joignit quelques hommes à notre escorte. Nous traversâmes une plaine sablonneuse, où se trouvaient seulement de loin en loin quelques petits arbustes épineux et quelques plantes du parfum le plus suave....

« Ce pays est souvent couvert de sauterelles : les Arabes les font cuire avec soin et les trouvent d’un goût très délicat ; je fus peu tenté d’en faire l’épreuve. Hélas ! que sont devenus les jardins qui couvraient ce rivage ? Jéricho n’a plus de fleurs, plus de moissons. Sicut plantatio rosæ in Jericho. Achor redemande ses sources vivifiantes ; Asason-Thamar pleure ses forêts de palmiers : une main puissante arracha ses vignes fécondes.

« Les bords du fleuve sacré, appelé par les Arabes el-charia, sont élevés et couverts d’arbres ; l’eau en est jaunâtre, trouble et assez profonde : sa largeur est d’environ un quart moindre que celle de la Seine....

« J’ai rempli tous les devoirs du voyageur, accompli les ablutions, et emporté de cette eau sainte, dont nous bûmes avec tant de plaisir. Nos chevaux marchèrent d’abord difficilement dans la plaine sablonneuse qui conduit à la Mer-Morte. Mes janissaires et mes Arabes chantaient, et tiraient des coups de pistolet.... C’est ainsi que j’arrivai sur les bords de la Mer-Morte ou lac Asphaltite.

« On assure que cette mer a vingt lieues de longueur et dix à peine dans sa plus grande largeur. Les Arabes la nomment Bahar-Loth. Ils offraient autrefois de conduire à un pilier enduit de bitume qu’ils montraient comme la statue de sel ; il est impossible à présent de pénétrer jusque-là sans danger : les Bédouins y sont dans un état de guerre continuel avec les voyageurs. La plus grande longueur de la Mer-Morte est du nord au sud. C’était du côté de la rive occidentale que se trouvaient les cinq villes de Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboyn et Ségor. Les Juifs croient qu’à la venue du Messie, ces villes abîmées dans les flots reparaîtront dans tout leur éclat.

« La vue générale de la Mer-Morte et des montagnes qui l’entourent, jointe à l’Atlas de cet ouvrage, est prise du sommet d’un monceau de mines informes : on croit y reconnaître celles de Gomorrhe. C’est vis-à-vis, sur le Nébo, que mourut Moïse : c’est au-dessous qu’il fut enterré. Cherchant sur le rivage de la mer les vestiges des villes coupables, je vis, en effet, des restes de murailles, ceux d’une tour et quelques colonnes. L’eau de cette mer est pesante, âcre et amère. Elle rejette sur le rivage des bois pétrifiés, des pierres poreuses et calcinées. Les Arabes en racontent des choses mystérieuses, et n’en parlent qu’avec le respect le plus religieux.

« Un enduit glutineux, salin, corrosif, couvre les ruines et tout le rivage du lac Asphaltite. La végétation, qui suivait les bords du Jourdain, depuis le lac de Tibériade, est remplacée, près de la Mer-Morte, par de petites touffes de Zaqqoum et d’autres arbustes, dont on extrait des baumes précieux.

« Nous prîmes ensuite, par les montagnes, la route du monastère de Saint-Sabas. Je n’avais encore rien vu de si funeste, de si sombre, que ces vallées profondes, qui sont quelquefois fermées tout à coup par une haute montagne complètement blanche : on la prendrait aisément, quand le jour diminue, pour un énorme fantôme qui défend le passage ; les crevasses, les cavernes, figurent ses traits, et les ravins forment les plis de la robe effrayante. Des montagnes de cendres, des cônes tronqués, renversés, des rochers d’une forme bizarre, fantastique et déchirée, voilà ce que je rencontrai pendant quelques lieues jusqu’à un point plus élevé, d’où je revis la Mer-Morte.

« Le soleil se couchait sur l’Arabie déserte, derrière les montagnes d’Édom.

« Cette mer me semblait une table du plus beau tapis, dont les montagnes qui l’entouraient formaient la bordure d’or.

« Plus loin, des rochers entassés paraissaient tantôt une ville fortifiée, dont les murailles, les édifices, menaçaient le ciel ; tantôt un amphithéâtre qui n’avait pour spectateurs et pour acteurs que les milans et les vautours : d’immenses aigles se balançaient aussi majestueusement dans les airs, au-dessus de leur empire.

« Le monastère de Saint-Sabas, construit sur l’angle d’un rocher, domine de quatre cents pieds le torrent desséché de Cédron. Cette solitude est la plus affreuse que j’aie vue de ma vie : les grottes des cénobites sont creusées à cent pieds au-dessus du torrent, dans des lieux qui semblent inaccessibles. Des colombes et des milliers d’anachorètes habitaient autrefois cette vallée sinistre et désolée ; les tourterelles bleues volent encore aujourd’hui au-dessus de cet abîme. L’enceinte de cet immense monastère, auprès duquel on ne trouve pas un arbre, pas une plante, pas une goutte d’eau, est défendue par de grosses tours carrées.

« Nos chevaux, épuisés de fatigue, ne pouvaient plus faire un pas ; la nuit était sombre : il fallait cependant regagner Jérusalem. Notre Arabe nous fit traverser des lieux inaccessibles, au risque de rouler à chaque instant dans des précipices : le tonnerre grondait, et il était deux heures du matin, lorsque la lueur d’un éclair nous montra Jérusalem ; un autre, plus prolongé, frappa de sa clarté sinistre la vallée de Josaphat, le mont de l’Offension, et le tombeau d’Ézéchias.... Après avoir gravi péniblement jusqu’à la porte de David, nous fîmes une décharge de pistolets qui finit par réveiller la garde, et nous entrâmes dans Jérusalem. »

 

Tel est l’état de misère profonde de cette grande infortunée : et maintenant nous comprenons la tristesse involontaire qui saisit le cœur du voyageur qui la visite. Nous ne pouvons même nous empêcher de la partager avec eux, et, ici, pleins de foi et de terreur en présence de cette grande punition de Dieu, élevons notre voix et répétons ces lamentations sublimes qui semblent avoir été composées à la vue de la moderne Jérusalem, tant elles peignent naturellement l’état de cette ville désolée 15.

 

« Comment cette ville, si pleine de peuple, est-elle maintenant si solitaire et si désolée ? La maîtresse des nations est devenue comme veuve : la reine des provinces a été assujettie au tribut.

« Elle a été vu pleurant dans la nuit ; ses larmes coulaient sur ses joues : de tous ses amis il n’en est pas un qui la console ; ceux qui lui étaient chers l’ont méprisée et se sont faits ses ennemis.

« Les rues de Sion pleurent, parce qu’il n’y a plus personne qui vienne à ses solennités : toutes ses portes sont détruites ; ses prêtres ne font que gémir ; ses vierges sont toutes défigurées de douleur ; et elle est plongée dans l’amertume.

« Ses ennemis se sont élevés sur sa tête ; ses persécuteurs sont en paix, parce que le Seigneur a parlé contre elle à cause de la multitude de ses iniquités : ses petits enfants ont été traînés en captivité devant la face du dominateur.

« Et toute sa beauté a fui la fille de Sion : ses princes sont devenus comme des cerfs sans pâturages ; et un pâtre les a chassés devant lui comme un troupeau défaillant.

« Ô vous tous qui passez par le chemin, considérez, et voyez s’il y a une douleur comme la mienne !

« Le Seigneur a résolu d’abattre la muraille de la fille de Sion : il a tendu son cordeau, et il n’a point retiré sa main que tout ne fût renversé : le boulevard est tombé d’une manière déplorable, et le mur a été détruit de même.

« Ses portes sont enfoncées dans la terre ; il en a rompu et brisé les barres ; il a banni son roi et ses princes parmi les nations : il n’y a plus de loi ; et ses prophètes n’ont point reçu de visions prophétiques du Seigneur.

« Mes yeux se sont affaiblis à force de verser des larmes, le trouble a saisi mes entrailles : mon cœur s’est répandu en terre en voyant la ruine de la fille de mon peuple, en voyant les petits enfants et ceux qui étaient encore à la mamelle, morts sur la place de la ville.

« À qui vous comparerai-je, ô fille de Jérusalem ? À qui dirai-je que vous ressemblez ?

« Tous ceux qui passaient par le chemin ont frappé des mains en vous voyant : ils ont sifflé la fille de Jérusalem en branlant la tête et en disant : Est-ce là cette ville d’une beauté si parfaite qui était la joie de toute la terre 16 ? »

 

Peu de villes ont éprouvé autant de révolutions que Jérusalem.

Capitale du puissant royaume de David et de Salomon, elle vit les cèdres du Liban et l’or d’Ophir orner ses temples. Dévastée par les Babyloniens, elle renaquit plus belle sous les Macchabées et les Hérodes. Elle comptait alors plusieurs centaines de milliers d’habitants, mais une vengeance céleste l’attendit, et, l’an 70, Titus la détruisit de fond en comble.

Adrien bâtit à sa place la ville d’Elia Capitolina ; mais, depuis Constantin, le nom de Jérusalem fut rétabli par l’usage. Hélène, mère de cet empereur, orna la ville sainte de plusieurs monuments.

Dans le VIIe siècle, elle tomba au pouvoir des Persans et des Arabes ; ceux-ci l’appelèrent El-Kods (la sainte), et quelquefois El-Chérif (la noble).

Les chevaliers de l’Europe chrétienne vinrent la délivrer des mains des infidèles en l’an 1098. Le trône des Godefroi et des Baudouin jeta un éclat momentané que les discordes effacèrent.

En 1187, Saladin replanta le croissant sur les cimes de Sion. Depuis cette époque, conquise tour à tour par les Sultans de Damas, de Bagdad et d’Égypte, elle changea pour la dix-septième fois de maître, en devenant, en l’an 1517, une ville turque.

 

H. de C.

 

Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.

 

 

 



1 L’ouvrage de M. de Chateaubriand est intitulé : Itinéraire descriptif de Paris à Jérusalem, etc. : 3 vol. in-8o. Celui de M. de Forbin : Voyage dans le Levant en 1817 et 1818 ; 1 vol. in-8o.

2 Nous aurons bientôt des détails nouveaux à donner sur la Palestine : deux voyageurs la parcourent en ce moment. M. Michaud de l’Académie française, et M. Poujoulat, qui nous a promis d’enrichir notre recueil de quelques-unes de ses observations. Nos lecteurs connaissent déjà ce jeune écrivain par l’article sur les monastères qui ont conservé les auteurs profanes au moyen âge, inséré dans notre Numéro 2, tom. I, p. 93.

3 M. de Chateaubriand, dans un mémoire qu’il a placé en tête de son Itinéraire, établit d’une manière rigoureuse la preuve des traditions de la Terre-Sainte. Eusèbe de Césarée décrit les lieux saints tels à peu près que nous les connaissons aujourd’hui. Saint Jérôme, dans une lettre écrite il y a 1426 ans, fait une description des stations qui ne diffère guère de celles que nous en donnent aujourd’hui les voyageurs ; longtemps avant cette époque, les pèlerinages à Jérusalem avaient lieu de l’Inde, de la Bretagne et de l’Éthiopie ; depuis ils n’ont pas cessé jusqu’à ce jour. Certes, dit l’illustre écrivain dans ce mémoire, une antiquité de quatorze siècles est une belle et imposante antiquité.

4 Rapprochons cette description et ces émotions de celles du célèbre auteur du Génie du Christianisme.

« Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture, sont là. Chaque nom renferme un mystère : chaque grotte déclare l’avenir ; chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel... »

« Nous nous enfonçâmes dans un désert où des figuiers sauvages, clairsemés, étalaient au vent du midi leurs feuilles noircies. La terre, qui jusqu’alors avait conservé quelque verdure, se dépouilla, les flancs des montagnes s’élargirent, et prirent à la fois un air plus grand et plus stérile. Bientôt toute végétation cessa : les mousses mêmes disparurent. L’amphithéâtre des montagnes se teignit d’une couleur rouge et ardente. Nous gravîmes pendant une heure ces régions attristées, pour atteindre un col élevé que nous voyions devant nous. Parvenus à ce passage, nous cheminâmes pendant une autre heure sur un plateau nu semé de pierres roulantes. Toul à coup, à l’extrémité de ce plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées, et derrière lesquels s’élevaient quelques pointes d’édifices... Le guide s’écria : « EL-CODS ! LA SAINTE (Jérusalem) ! et il s’enfuit au grand galop.

« Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des croisés et des pèlerins, à la première vue de la cité sainte... Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ses murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce Temple dont il ne reste pas pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert, qui semble respirer encore la grandeur de Jehovah, et les épouvantements de la mort. » Itinéraire.

M. de Chateaubriand dit ailleurs, en parlant de Jérusalem : « Je ne savais trop ce que j’apercevais ; je croyais voir un amas de rochers brisés ; l’apparition subite de cette cité des désolations au milieu d’une solitude désolée, avait quelque chose d’effrayant ; c’était véritablement la reine du désert. » Ibid.

5 Itinéraire.

6 Selon la tradition latine à Jérusalem, la couronne de Jésus-Christ fut prise sur l’arbre épineux lycium spinosum. Une autre tradition conserve à Jérusalem la sentence prononcée par Pilate contre le Sauveur du monde.

Jesum nazarenum, salvatorem gentis, contemptorem Cæsaris, et falsum Messiam, ut Majorum suæ gentis testimonio probatum est, ducite ad communis supplicii locum, et eum ludibriis regiæ majestatis in medio duorum latronum cruci affigite : I, lictor, expedi cruces...

« Conduisez au lieu ordinaire du supplice Jésus de Nazareth, séducteur du peuple, qui a méprisé l’autorité de César et s’est faussement donné pour le Messie, suivant qu’il est prouvé par le témoignage des anciens de sa nation ; crucifiez-le entre deux voleurs, avec le titre dérisoire de roi. Va, licteur, prépare les croix. »

7 Diviserunt sibi vestimenta mea, et super vestem meam miserunt sortem. Psaume XXI, v. 19 ; S. Mathieu, ch. XXVII, v. 35.

8 L’Évangéliste dit qu’à la mort de Jésus-Christ la terre trembla et que les rochers se fendirent. Le voyageur anglais Doubdan qui a examiné avec beaucoup d’attention la fente du Calvaire, dit qu’elle a près d’un pied de largeur, et qu’elle descend dans le rocher à une grande profondeur. On trouve, à ce sujet, dans un ouvrage du célèbre Addisson, une anecdote curieuse que nous allons rapporter textuellement.

« Un gentilhomme anglais, homme très estimable, qui avait voyage dans la Palestine, m’a assuré que son compagnon de voyage, déiste plein d’esprit, cherchait, chemin faisant, à tourner en ridicule les récits que les prêtres catholiques leur faisaient sur les lieux sacrés. Ce fut dans ces dispositions qu’il alla visiter les fentes du rocher que l’on montre sur le Mont-Calvaire, comme l’effet du tremblement de terre arrivé à la mort de Jésus-Christ, et que l’on voit aujourd’hui renfermé dans le vaste dôme construit par l’empereur Constantin. Mais, lorsqu’il vint à examiner ces ouvertures avec l’exactitude et l’attention d’un naturaliste, il dit à son ami : Je commence à être chrétien. J’ai fait, continua-t-il, une longue étude de la physique et des mathématiques, et je suis assuré que les ruptures du rocher n’ont pu être produites par un tremblement de terre ordinaire et naturel ; un ébranlement pareil eût, à la vérité, séparé les divers lits dont la masse est composée ; mais c’eût été en suivant les veines qui les distinguent, et en rompant leur liaison par les endroits les plus faibles. J’ai observé qu’il en est ainsi dans les rochers que les tremblements de terre ont soulevés, et la raison ne nous apprend rien qui n’y soit conforme. Ici, c’est tout autre chose : le roc est partagé transversalement : la rupture croise les veines d’une façon étrange et surnaturelle. Je vois donc clairement et démonstrativement que c’est le pur effet d’un miracle, que ni l’art ni la nature ne pouvaient produire : c’est pourquoi, ajouta-t-il, je rends grâces à Dieu de m’avoir conduit ici, pour contempler ce monument de son merveilleux pouvoir, monument qui met dans un si grand jour la divinité de Jésus-Christ. » De la Religion chrétienne, trad. de l’anglais, 2e édition, t. II, p. 120.

Des voyageurs anglais, et des historiens très instruits, Millar, Fleming, Maundrell, Schawet et d’autres, attestent que le rocher du Calvaire n’est point fendu naturellement selon les veines de la pierre, mais d’une manière évidemment surnaturelle. « Si je voulais nier, dit saint Cyrille de Jérusalem, que Jésus-Christ ait été crucifié, cette montagne de Golgotha, sur laquelle nous sommes présentement assemblés, me l’apprendrait. » Catéch., 13. Voir Bergier, Dictionn. de l’Encyclopédie, art. Calvaire. (Note du Rédacteur.)

9 Les Turcs sont convaincus que Mahomet est venu bénir ces mosquées ; qu’il a visité Jérusalem, monté sur sa jument el-borâq, qui n’est autre chose qu’un ange au corps de cheval ailé et au visage de femme. Le prophète doit revenir à Jérusalem à l’époque du jugement dernier, accompagné de Jésus-Christ, Rou Allah (Esprit de Dieu). Il enjambera la vallée de Josaphat, un de ses pieds posera sur le temple, et l’autre sur le Djebel Tor ; sa robe sera formée de peau de jeune chameau ; les âmes des justes viendront s’y nicher comme des insectes ; et, lorsque Mahomet sentira, au poids de ses vêtements, que toutes les âmes des vrais croyants sont venues se ranger sous ses ailes, il prendra son vol vers le ciel.

Voilà à quel degré d’absurdité ont été réduites les pures et nobles traditions chrétiennes chez ces peuples malheureux.

10 Plauserunt super te manibus omnes transeuntes per viam ; sibilaverunt, et moverunt caput suum super filiam Jerusalem : hæccine est urbs, dicentes, perfecti decoris, gaudium uuiversæ terræ ! Jérém. Lament., ch. II, v. 15.

11 La ruine et la désolation de Jérusalem avaient été prédites par les prophètes et par Jésus-Christ lui-même. Le Sauveur avait même annoncé les circonstances diverses de l’attaque et de la prise de cette ville infortunée.

« Un jour viendra, avait-il dit, que tes ennemis l’environneront de tranchées : ils t’enfermeront et te serreront de toutes parts ; ils te renverseront sur la terre, toi, et tes enfants qui sont au milieu de toi ; ils ne laisseront point pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée... Je vous dis, en vérité, que cette génération ne finira point que toutes ces choses ne soient accomplies. » S. Matth., ch. XIX, v. 43. S. Luc, ch. XXI, v. 32. Voir aussi S. Mathieu, ch. XXIII et XXIV, et S. Marc, ch. XIII.

En effet, il ne s’était pas écoulé 40 ans quand Titus vint environner Jérusalem de tranchées et l’enfermer de murs de circonvallations. Il la prit après le siège le plus meurtrier dont l’histoire fasse mention, en passa les habitants au fil de l’épée, en vendit un grand nombre comme esclaves, et fit raser la ville. On connaît les efforts inutiles que fit Julien pour rebâtir le temple, on sait que des globes de feu, sortant des fondements à demi-creusés, dispersèrent les ouvriers, et ne permirent pas d’achever l’entreprise. C’est un auteur païen contemporain qui rapporte ce fait. Il n’y a point dans l’histoire d’évènement mieux constaté. (Note du Rédacteur.)

12 « Saint Augustin, saint Jérôme, saint Paulin, Sulpice Sévère, le  vénérable Bède, la tradition, tous les voyageurs anciens et modernes, assurent que cette trace marque un pas de Jésus-Christ. En examinant cette trace, on en a conclu que le Sauveur avait le visage tourné vers le nord, au moment de son ascension, comme pour renier ce midi infesté d’erreurs, pour appeler à la foi les barbares qui devaient renverser les temples des faux dieux, créer de nouvelles nations, et planter l’étendard de la croix sur les murs de Jérusalem. » Itinéraire.

13 Jéricho, en hébreu, signifie lune.

14 « J’avais vu les grands fleuves de l’Amérique avec ce plaisir qu’inspirent la solitude et la nature ; j’avais visité le Tibre avec empressement, et recherché avec le même intérêt l’Eurotas et le Céphise : mais je ne puis dire ce que j’éprouvai à la vue du Jourdain. Non seulement ce fleuve me rappelait une antiquité fameuse et un des plus beaux noms que jamais la plus belle poésie ait confié à la mémoire des hommes, mais ses rives m’offraient encore le théâtre des miracles de ma religion. La Judée est le seul pays de la terre qui retrace au voyageur le souvenir des affaires humaines et des choses du ciel, et qui fasse naître au fond de l’âme, par ce mélange, un sentiment et des pensées qu’aucun autre lieu ne peut inspirer. » (CHATEAUBRIAND.)

La Mer-Morte a inspiré à l’auteur de l’Itinéraire, les lignes éloquentes que nous allons rapporter : « .... Du côté de l’Arabie, de noirs rochers à pic répandent au loin leur ombre sur les eaux de la Mer-Morte. Le plus, petit oiseau du ciel ne trouverait pas dans ces rochers un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab.

« La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée ; des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots ; çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie ; leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée. Au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue son cours au milieu de l’arène que par les saules et les roseaux qui le bordent ; l’Arabe se cache dans ces roseaux pour attaquer le voyageur et dépouiller le pèlerin.

« Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et par les malédictions du ciel ; ce fleuve est le Jourdain ; ce lac est la Mer-Morte ; elle paraît brillante, mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure, et son eau d’une amertume affreuse, et si pesante que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever... Plusieurs voyageurs, entre autres Troïlo et d’Arvieux, disent avoir remarqué des débris de murailles et de palais dans les eaux de la Mer-Morte. Ce rapport semble confirmé par Maundrell et par le père Nau. Les anciens sont plus positifs à ce sujet ; Josèphe, qui se sert d’une expression poétique, dit qu’on apercevait au bord du lac les ombres des cités détruites. Strabon donne soixante stades de tour aux ruines de Sodome. Tacite parle de ses débris : je ne sais s’ils existent encore ; je ne les ai point vus : mais, comme le lac s’élève ou se retire selon les saisons, il peut cacher ou découvrir tour à tour les squelettes des villes réprouvées. » (Itinéraire.)

15 Chateaubriand, Itinéraire.

16 Itinéraire de Paris à Jérusalem, tom. III, p. 36, Jérémie, Lament., ch. I.

 

 

 

 

 

 

 

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