Esprit de tolérance en Allemagne

 

(EXTRAIT D’UNE CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.)

 

 

 

 

Le sentiment religieux est un des caractères principaux de l’esprit allemand ; il se montre dans toutes les classes de la société ; les Allemands le manifestent dans toutes les occasions importantes ; ils le font sans gêne, avec naturel et sans craindre que leurs manières soient mal interprétées. Il est exprimé dans les écrits de tous les genres et toujours d’un ton sérieux.

Les idées religieuses, même dans leurs chants guerriers et dans leurs chansons d’amour, ne sont jamais accompagnées de plaisanteries ni barbouillées d’épicurisme.

Le petit-maître qui, en dérangeant comme par étourderie les boucles de ses cheveux, se déclare athée, et du même ton avec lequel il juge une mode, appelle babioles les croyances des peuples ; ce petit être est une production bien rare sur le sol de l’Allemagne. Là, presque personne n’adopte et ne conserve une croyance sans y avoir réfléchi, et celui qui dit : je suis athée, a peut-être été dix ans avant de se prononcer.

Tout ce qui a rapport aux croyances religieuses y est toujours respecté et traité sérieusement. Chacun a plus ou moins fait passer sa croyance par le creuset de sa raison ; et dans une réunion de vingt individus, catholiques ou protestants, on trouvera peut-être vingt nuances religieuses, mais chacun croit à la bonne foi des autres. Il résulte de cette manière d’être une grande tolérance sans indifférence.

On respecte la croyance des autres et tout ce qui y a rapport, parce qu’on les suppose sincères. On ne cherche pas à déverser le blâme ou le ridicule sur ceux qui passent d’une confession à une autre. Ce serait de l’autre côté du Rhin une chose trop extraordinaire de déclarer un homme infame, de le regarder comme ne devant inspirer aucune confiance, parce que, dans ce qui est véritablement la propriété de l’homme, la foi, il a suivi les lumières de sa raison pour obéir à sa conscience et à sa volonté. L’opinion publique ne gênant pas la liberté de conscience, on trouve peu d’hypocrites. Il n’est même pas rare de voir de jeunes pasteurs abandonner la carrière ecclésiastique, seulement parce que sous quelques rapports ils envisagent le christianisme autrement que l’Église dont ils font partie, et qu’ils ne veulent prêcher ni contre les dogmes de cette Église, ni contre leur conscience.

Ce sentiment religieux, ce respect pour les idées religieuses, n’existent pas seulement dans les classes éclairées ; on les retrouve traduits sous une forme vulgaire dans les classes des paysans et des ouvriers, et cette tolérance philosophique est pratiquée dans les chaumières. À Heidelberg, deux maçons, l’un protestant et l’autre catholique, tombèrent du haut d’un toit et se tuèrent. On trouva tout naturel de ne faire qu’un enterrement, afin que tout le corps des ouvriers pût y assister. Les deux corbillards étaient suivis du pasteur protestant marchant entre deux prêtres catholiques, qui ne se croyaient point profanés par ce rapprochement. Ce fait, rapporté dans le Constitutionnel du 9 Mai 1828, n’offrit rien d’étonnant pour les Allemands.

Il arrive assez fréquemment que dans les mariages mixtes, lorsqu’un des époux meurt, l’autre désire que l’enterrement soit accompagné des cérémonies de son propre culte. Alors les deux clergés se réunissent, et chacun à sa manière rend les derniers devoirs au défunt.

Dans les communes pauvres, la même église reçoit alternativement les chrétiens des deux confessions. Comme au temps de la réforme chaque parti voulait posséder la cathédrale, on rencontre beaucoup de petites villes qui ont plusieurs églises, mais dont la cathédrale sert aux deux cultes. Alors elle est divisée par une petite cloison de planches avec des portes de communication. Quelquefois on ne fait que tirer un rideau devant l’autel. Personne ne s’imagine que cette église soit souillée et qu’il faille en laver les pierres. Les échos de cette voûte répètent les chants harmonieux de la messe et les cantiques de Luther ; du haut de la même chaire le curé catholique et le pasteur protestant font entendre ces paroles de l’Évangile : Aimez votre prochain comme vous-même.

Lorsque les catholiques font une procession dans une ville dont la population est mixte, presque tous la suivent, sans honte et sans craindre d’être montrés au doigt ou tournés en ridicule. Les protestants sont tenus seulement de s’abstenir de tout ce qui pourrait troubler cette cérémonie ; mais un commissaire de police ne vient pas insolemment les forcer à faire des démonstrations comme s’ils y prenaient part. Cependant, pour complaire à leurs concitoyens, ils sont les premiers à se pourvoir de branches de sapins et de fleurs, dont ils couvrent le pavé de la rue où la procession doit passer.

La littérature périodique allemande offre un exemple bien remarquable de tolérance et de confraternité religieuse. On publie à Francfort un journal intitulé CONCORDIA, gazette de l’Église pour les catholiques et les protestants, rédigée par Karl Kieser, curé, et par Jacob Krome, pasteur protestant. Elle est imprimée à deux colonnes, l’une est destinée aux catholiques, et l’autre à ceux de la religion réformée.

Cette tolérance si parfaite sans indifférence de la part d’hommes en général strictes observateurs des pratiques de leur culte, est un phénomène caractéristique de la race allemande, de cette race chez laquelle la raison ne perd jamais son empire, qui a si bien le sentiment du devoir, et où l’on peut dire que la sérénité du caractère est originelle. Pour s’en convaincre par un exemple, il suffit de comparer l’exaltation calme et tranquille des piétistes allemands avec le prosélytisme perturbateur des momiers de la Suisse française ; il suffit de comparer quelle a été la conduite des différentes populations au milieu desquelles se sont élevées ces petites Églises. Les uns sont satisfaits de se replier sur eux-mêmes, comme pour étudier les mouvements de leur sentiment religieux, et pour écouter les paroles mystiques d’une voix intérieure ; les autres s’élancent hors d’eux-mêmes, veulent un théâtre et des échos, leur sentiment veut se manifester par des formes extérieures ; toute forme étrangère les choque et les irrite.

Cet esprit de tolérance est toujours entretenu, parce qu’en Allemagne la religion est véritablement enseignée et non point imposée. Les classes inférieures ne font que suivre l’exemple qui leur est donné par leurs pasteurs. Ici les deux clergés sont instruits et éclairés plus que partout ailleurs et ne redoutent pas de vivre ensemble. Cet esprit de tolérance, étouffé quelque temps, reprit le dessus et fit taire les haines, qui étaient une suite inévitable de guerres de religion ; il se montre à chaque instant même au milieu de la réforme. Luther, ce réformateur impétueux... Que dis-je, réformateur ? Avancer que Luther a fait la réforme, c’est avancer que Copernic a fait tourner la terre autour du soleil. La réforme était un phénomène nécessaire, produit par les progrès de la raison humaine. Luther fut l’organe plein de vie de l’esprit du temps ; il écrivait, prêchait, agissait avec toute l’énergie de la conviction, avec un zèle impétueux qu’il serait injuste d’appeler intolérance. Écoutons-le un instant, lorsqu’il parle coutre les violences et l’insurrection : « La révolte est dépourvue de raison, ordinairement elle frappe l’innocent plutôt que le coupable. Il n’y a point d’insurrection légitime, quelque juste qu’en soit la cause ; il en résulte toujours plus de mal que de bien ; elle prouve la vérité de ce proverbe : Le mal produit le pire...

« Je prie que l’on taise mon nom, que l’on ne se nomme pas luthériens, mais chrétiens. Qu’est-ce que Luther ? Cette doctrine n’est pas la mienne. Je n’ai été crucifié pour personne. S. Paul ne pouvait souffrir que les chrétiens se désignassent d’après les noms de Paul ou de Pierre ; il voulait qu’ils s’appelassent chrétiens. Comment se ferait-il donc que moi, misérable et vile matière à vermisseaux, je prêtasse mon nom profane pour désigner les enfants du Christ ? Ce n’est pas ainsi, mes chers amis ; effaçons les noms de partis, et nommons-nous chrétiens, puisque nous en suivons la doctrine. »

Les gouvernements font tout ce qui est en leur pouvoir pour répandre cet esprit de tolérance. Ils sont les premiers à en donner l’exemple, et d’après leurs actes, il est impossible de deviner quelle est la religion du chef de l’État. On s’enquiert de la capacité d’un homme avant de lui donner une place, mais de sa religion jamais. Tous les corps administratifs et les corps enseignants dans les États mixtes sont composés de catholiques et de protestants ; autant que possible il doit y avoir partage.

Les gouvernements se montrent également impartiaux et les administrés tolérants dans la cérémonie religieuse qui fait partie des fêtes politiques. À Heidelberg, par exemple, ville dont la population est mixte, quand on célèbre l’anniversaire de la naissance du grand-duc de Bade, comment les magistrats et les professeurs pourraient-ils y assister en corps, si chacun se rendait dans son église respective ? Il est ordonné, ou plutôt ils ont trouvé tout simple de convenir, que la cérémonie aurait lieu une année dans l’église catholique et l’année suivante dans l’église protestante ; tantôt les citoyens des deux confessions se réunissent pour chanter la messe, et tantôt pour chanter les cantiques de Luther. Cela me rappelle cette explication ingénue d’un bon curé français. Un paysan, tout étonné de rencontrer un pasteur protestant déjeuner avec un curé, ouvrait de grands yeux pour l’examiner de la tête aux pieds. « Regarde bien, lui dit le curé, s’il n’a pas des cornes sur la tête ? Quand on te demandera quelle différence il y a entre les catholiques et les protestants, tu répondras que nous disons vous au bon Dieu, tandis que les protestants lui disent tu, et qu’il entend les uns aussi bien que les autres. »

On demandera peut-être si l’on peut reconnaître cet esprit de tolérance dans la conduite des gouvernements et des particuliers en Allemagne à l’égard des juifs ? Je ne crains point d’avancer que la cause des persécutions auxquelles ces derniers ont été soumis, assez récemment encore, est bien loin d’être proprement religieuse ; origine, constitution physique, mœurs, langage, voilà les sources où il faudrait aller puiser les motifs d’indisposition, de malveillance, qui se manifestent souvent à l’égard des enfants dispersés du peuple jadis élu. Un fait existe, et il faut le constater : je ne sache pas que de nos jours les juifs aient jamais été insultés dans l’exercice de leur culte. Quelque écarté que soit le village que quelques-uns d’entre eux puissent habiter, ils allument dès le vendredi soir le candélabre à sept branches, et laissent une fenêtre ouverte, afin que le Messie puisse entrer : le plus misérable observe cette pratique aussi bien que le riche. Je demande s’ils oseraient le faire en France, sans s’exposer peut-être aux insultes des passants. Lorsqu’en souvenir, je crois, de leur séjour dans le désert, ils élèvent devant leur porte sur la rue ou sur leurs toits, qu’ils dégarnissent de leurs tuiles, des huttes de feuillage, où pendant quatre semaines consécutives ils prennent leur repas, les enfants parcourent la ville pour voir quelles sont les plus belles cabanes de verdure ; mais personne ne les gêne dans leur cérémonie religieuse.

Après avoir parlé de l’esprit religieux tel qu’il se manifeste dans la société, je dois dire un mot du clergé. On peut avancer, sans craindre d’être démenti, que le clergé allemand, soit protestant, soit catholique, est le plus instruit de la chrétienté. Ils sont tous obligés de faire leurs études préliminaires dans les gymnases et les universités.

D’après plusieurs faits récents on serait tenté de présumer que les catholiques, et même le clergé catholique en Allemagne, sont sur le point d’opérer quelque réforme. Il y a deux ans que le clergé de la Silésie a demandé que le service divin se célébrât en langue vulgaire. L’année dernière, une pétition, dans laquelle on demande l’abolition du célibat imposé aux prêtres catholiques, signée par des professeurs de l’université de Fribourg-en-Brisgau, des avocats, des juges et des médecins, a été présentée au grand-duc de Bade, à la chambre des députés et à l’archevêque. Cette pétition a été publiée, et est accompagnée d’une brochure sous le titre de : Denkschrift fur die Aufhebung des den katholischen Geistlichen vorgeschriebenen Cölibates : Mémoire pour l’abolition du célibat des prêtres catholiques ; Fribourg, 1828. Ils examinent d’abord quelle est la situation des catholiques. Ils les divisent en trois classes : la première comprend ceux d’entre eux qui suivent leur religion par habitude et routine ; la deuxième, ceux qui se sont dégagés de leur Église pour mieux jouir de la vie, ou qui regardent toute religion positive comme une entrave et comme quelque chose de méprisable ; la troisième, ceux qui tiennent sincèrement à leur religion, qui désirent la voir aussi pure et aussi florissante que possible. Ceux que l’on peut-appeler romantico-poétiques, qui ne considèrent le catholicisme que dans ses rapports avec l’art et la poésie, ne sont pas assez nombreux pour former une classe. Ils discutent ensuite tout ce qui a rapport à l’histoire du célibat, ses avantages et ses désavantages ; ils exposent d’après quels principes canoniques et légaux on pourrait l’abolir.

À la même époque, quarante étudiants de l’université, se destinant à l’état ecclésiastique, ont aussi adressé une pétition pour demander si le célibat serait aboli, parce que dans le cas contraire ils étaient décidés à embrasser une autre profession.

On dit même que ces différentes pétitions ont été présentées à l’instigation d’un prélat de l’Allemagne ; comme elles ont été remises à la fin de la session, il n’a encore rien été décidé à cet égard.

Je ne saurais terminer ces renseignements sans parler des Méditations religieuses pour l’avancement du véritable christianisme et du culte domestique 1. La rapidité avec laquelle cet ouvrage s’est répandu en Allemagne, est une preuve de cet esprit sévère et religieux qui distingue si éminemment le caractère allemand. Malgré l’immense succès de cet ouvrage, qui en est je crois à la douzième édition, on ne sait pas au juste quel en est l’auteur. Il se vend à un très bas prix, et le libraire Sauerländer, d’Aarau, en donne même aux familles qui lui adressent un certificat d’indigence. Il n’est presque pas de maison en Allemagne, sans distinction de culte, où l’on ne rencontre ce livre, et de pauvres familles n’ont souvent pour toute bibliothèque que la Bible et les Méditations.

 

L....t.

 

Paru dans la Nouvelle Revue germanique en 1829.

 

 

 

 

 

 

 



1 Stunden der Andacht, huit volumes in-8o.

 

 

 

 

 

 

 

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