MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

 

 

 

L’attention publique, dans ces derniers temps, s’est portée tout particulièrement sur les Mémoires du duc de Saint-Simon, le fier et terrible ennemi du pouvoir absolu. Sur les instances de M. de Montalembert, l’Académie française avait proposé pour prix d’éloquence l’éloge de ce grand annaliste du déclin du règne de Louis XIV et des tristes jours de la Régence. M. Lefèbvre-Pontalis et M. Poitou, qui ont obtenu le prix, ont composé sur ce sujet deux discours remarquables. M. Chéruel vient d’entreprendre une nouvelle publication annotée de ces Mémoires si frappants et si intéressants ; M. de Montalembert, avec son style entraînant et l’éloquence d’une admiration sympathique, a écrit dans le Correspondant de belles pages à propos de cette édition ; M. de Carné, dans la Revue des Deux-Mondes, a mis plus de soin à pénétrer les côtés faibles et défectueux de l’historien et de l’homme ; et Saint-Simon, si inflexible pour ceux qu’il fait connaître, a trouvé un juge sévère dans un admirateur de ses grandes fresques historiques. Si l’on juge Saint-Simon au point de vue de l’art, on ne peut se défendre d’une admiration sans bornes ; M. de Montalembert le considère comme le plus grand historien français après Bossuet ; il est impossible de traverser le cœur humain d’un regard plus perçant que le sien, de mieux dépeindre tous les caractères, de montrer ce mélange de qualités et de défauts dont la plupart des hommes sont composés ; mais aussi comme il sent l’admiration ! comme il idéalise ceux qu’il aime ! il entoure les grands caractères d’une auréole presque divine ; il met dans les peintures des femmes qui ont mérité son respect, une grâce que, d’après MM. de Montalembert, Raphaël et Giorgone n’ont pas surpassé, mais en revanche son regard pénètre souvent dans les abîmes de la perversité humaine, il a des dédains écrasants, des colères vengeresses, et ceux qu’il hait il les traîne dans la poussière et leur verse l’ignominie à torrents.

Il a l’éloquence de tous les sentiments que peut renfermer le cœur ; il aime le bien d’un amour fier et inébranlable, il inspire la sympathie pour toutes les vertus dont il fait sentir la beauté ; le mal excite en lui des indignations étonnantes, et jamais la bassesse, le mensonge, la perfidie, l’immoralité n’ont plus irrité la colère de la vertu. Pour rendre tant de sentiments si impétueusement sentis, il a un langage qui n’appartient qu’à lui ; sa phrase toujours libre dans son allure s’accumule, s’amoncelle sous l’empire des passions qui gonflent sa poitrine, elle atteint ainsi une grandeur sans égale ; nul souffle n’est plus puissant ; il y a dans ce style des saillies, des éclats, des frémissements, des tressaillements, des audaces qui maîtrisent le lecteur.

Ce qui caractérise les Mémoires du duc de Saint-Simon, c’est qu’il a été le spectateur passionné du siècle qu’il a dépeint et qu’il a écrit non pas en vue de sa gloire, mais pour soulager son cœur, pour graver sur le papier ses affections et ses haines et jeter vers la postérité des semences d’infamie ou de gloire ; c’est là, comme l’a montré excellemment M. de Carné, ce qui distingue Saint-Simon de tous les autres écrivains qui tous ont écrit en présence du public ou de la postérité. « Depuis l’humble frère qui dans l’obscurité d’un cloître inscrivait sur un cartulaire les annales de son temps jusqu’à l’historien des guerres médiques jetant ses narrations à l’admiration d’un peuple entier dans l’ardente poussière d’Olympie. »

M. de Carné a très-judicieusement apprécié le caractère des Mémoires de Saint-Simon.

« Si Saint-Simon, dit-il, est passé de plein saut au rang des maîtres, si sous l’empire d’une irrésistible fascination l’on oublie ses inexactitudes, ses longueurs, ses redites, si on lui passe toutes les fantaisies d’un esprit malade et parfois les colères d’un cœur pétri de fiel, c’est que ce livre n’est ni un monument d’histoire, ni une œuvre d’art, c’est l’image même d’une vie humaine qui palpite de ses pensées et de ses émotions quotidiennes. Nous n’avons pas devant nous des Mémoires habilement calculés pour la perspective mais un drame prodigieux dont l’écrivain lui-même est le héros.

« Au terme d’une vie qu’avaient troublée tant de chimères, il protestait seul cependant contre le sentiment de tous, moins soucieux de sa renommée que de sa vengeance. Caché dans son château comme un franc-juge dans l’ombre d’un tribunal wehmique, il évoquait tous ses ennemis, depuis Mme de Maintenon, qui avait dédaigné sa jeunesse, jusqu’au cardinal Dubois, dont l’habileté avait obtenu, sur son vieux dévouement, un triomphe facile. C’est dans cette satisfaction sans calcul comme sans mesure donnée à ses sentiments personnels que gît l’originalité véritable des Mémoires de Saint-Simon.

« Si ce style est merveilleux et cette œuvre incomparable, c’est qu’ils réveillent avec une vérité qui ne s’était peut-être jamais produite, l’âme humaine au plus haut paroxysme de toutes ses passions. C’est une sorte de Divine comédie, dans laquelle le courtisan, non pas proscrit mais méconnu, étale, avec une joie d’autant plus ardente qu’elle est tardive, les vices ou les faiblesses de tous ceux qui l’ont distancé dans la faveur royale ou dans la faveur publique. C’est une ronde immense où, à côté de quelques figures charmantes, tournoie la troupe innombrable des fâcheux et des ennemis personnels, colorés par un pinceau que n’aurait désavoué ni Rembrandt ni Rubens.

« Impitoyable comme Dante, Saint-Simon est en même temps comique comme Molière dans le merveilleux drame dont il est demeuré toujours le centre véritable, par l’inépuisable abondance de sa passion. »

Mais Saint-Simon ne doit pas être apprécié seulement au point de vue littéraire, comme s’il s’agissait des Caractères de La Bruyère ; il n’a pas voulu faire une étude du cœur humain ; les caractères qu’il a dépeints sont ceux de ses contemporains, il les nomme ; il veut les faire connaître ; dès lors il ne suffit plus de se demander si ces tableaux sont beaux, mais s’ils sont vrais ; si ces portraits sont des peintures incomparables, mais s’ils sont ressemblants.

Sa sincérité ne peut être mise en doute ; mais ses passions étaient trop vives, son esprit d’opposition en tout était trop ardent pour qu’il ait toujours été juste, et souvent ses préventions obstinées ont flétri comme des misérables des personnages dignes de respect ; lui-même avait compris les dangers du rôle qu’il s’était donné et dans la préface de ses Mémoires il interroge sa conscience, il se demande si en dépeignant tant de turpitudes, de bassesses ; en signalant un si grand nombre de ses contemporains à la réprobation du monde, il ne blesse pas la charité ; mais il se rassure par la considération qu’il ne dit que ce qu’il croit la vérité et que ses Mémoires ne seront publiés que lorsque les personnages dont il parle seront devenus des personnages historiques dont tout le monde a le droit de savoir les crimes et les faiblesses.

Cependant ses préventions ont causé bien des erreurs ; dans le courant ordinaire de la vie on ne juge jamais sans avoir entendu les deux parties ; les hommes de génie ont ce privilège, c’est que la postérité n’écoute qu’eux et condamne ceux qu’ils accusent sans les entendre.

Au point de vue politique, Saint-Simon a poursuivi comme une ombre vengeresse le système gouvernemental de Louis XIV, il en a dépeint tous les abaissements, tous les vices, toutes les défaillances, toutes les injustices ; et en flétrissant l’idolâtrie monarchique, en montrant toutes les faiblesses de Louis XIV, il a aussi rendu justice au mérite du grand roi et montré ses qualités ; personne ne l’a peint plus grand au milieu des malheurs qui étaient la douloureuse solution de son gouvernement. « Cette constance, dit-il, cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant qu’il le pouvait le timon, cette espérance contre toute espérance par courage et sagesse et non par aveuglement, ces dehors du même roi en toutes choses, c’est ce dont peu d’hommes auraient été capables, c’est ce qui aurait pu lui mériter le surnom de grand qui lui avait été si prématurément donné. »

Mais les idées politiques de ce critique si pénétrant n’étaient guère plus solides que celles qu’il censurait. Si Louis XIV voulait l’omnipotence de la royauté, Saint-Simon ne rêvait que la plénitude de puissance et d’honneurs en faveur de quelques ducs et pairs. Le sentiment dominant en lui, c’était celui de sa noblesse ; jamais personne ne fut plus fier que lui de son sang et de sa naissance, plus jaloux de son origine, plus attaché à ses titres. Ce sentiment en lui s’unissait à tous les autres. Il était sincèrement religieux et cependant en présence même des gloires de l’Église de France, en présence de Bossuet, il reproche à Richelieu de ne pas avoir tenu compte de la naissance dans la nomination aux dignités de l’Église, et d’avoir peuplé l’épiscopat de cuistres de séminaires.

Le sentiment aristocratique était en lui si absorbant qu’il se mêlait à ses affections les plus intimes ; le récit de son mariage manqué avec Mademoiselle de Beauvilliers en fournit un exemple qui peint l’homme et le siècle au milieu d’une petite comédie pleine d’intérêt.

« Ma mère, dit-il, qui avait eu beaucoup d’inquiétudes de moi pendant toute la campagne, désirait fort que je n’en fisse pas une seconde sans être marié. Il fut donc fort question de cette grande affaire entre elle et moi. Quoique fort jeune, je n’y avais pas de répugnance, mais je voulais me marier à mon gré. Avec un établissement considérable, je me sentais fort estimé dans un pays où le crédit et la considération faisaient plus que tout le reste. Fils d’un favori de Louis XIII et d’une mère qui n’avait vécu que pour lui, qu’il avait épousée n’étant plus jeune elle-même, sans oncle ni tante, ni cousins germains, ni parents proches, ni amis utiles de mon père et de ma mère, dehors de tout par leur âge, je me trouvais extrêmement seul. Les millions ne pouvaient me tenter d’une mésalliance, ni la mode, ni mes besoins me résoudre à m’y ployer. »

Dans ces circonstances, il résolut de demander en mariage une des filles du duc de Beauvilliers. « Sa vertu, sa douceur, sa politesse, dit-il, en parlant de ce dernier, tout m’avait épris en lui. Sa faveur était alors au plus haut point. Il était ministre d’état. L’embarras était le bien ; j’en avais grand besoin pour nettoyer le mien qui était fort en désordre, et M. de Beauvilliers avait deux fils et huit filles. Malgré tout cela mon goût l’emporta et ma mère l’approuva. »

Sa mère lui remit donc un état exact de ses biens, de ses dettes et de ses procès ; il fit demander au duc de Beauvilliers un entretien, et il lui fit sa demande.

Saint-Simon raconte avec complaisance cette entrevue : « Le duc eut sans cesse les yeux collés sur moi pendant que je lui parlai. Il me répondit en homme pénétré de reconnaissance et de mon désir et de ma franchise et de ma confiance. Il m’expliqua l’état de sa famille, après m’avoir demandé un peu de temps pour en parler à Madame de Beauvilliers et voir ensemble ce qu’ils pourraient faire. Il me dit que de ses huit filles, l’aînée était entre quatorze et quinze ans, la seconde très-contrefaite et nullement mariable, la troisième entre douze et treize ans. Il ajouta que son aînée voulait être religieuse ; que la dernière fois qu’il l’avait été voir de Fontainebleau il l’avait trouvé déterminée plus que jamais, que pour le bien il en avait peu, qu’il ne savait s’il me conviendrait, mais qu’il me protestait qu’il n’y avait point d’efforts qu’il ne fît de ce côté-là. Je lui répondis qu’il voyait bien à la proposition que je lui faisais que ce n’était pas le bien qui m’amenait à lui, ni même sa fille, que je n’avais jamais vue, que c’était lui qui m’avait charmé et que je voulais épouser avec Mademoiselle de Beauvilliers. » Dans une seconde entrevue, le duc de Beauvilliers lui fit savoir qu’il ne pouvait se résoudre à combattre la vocation de sa fille. Ces paroles augmentèrent encore, dit Saint-Simon, mon désir, s’il était possible ; il eut donc une nouvelle entrevue avec Madame de Beauvilliers. « Je lui dis qu’elle se trouvait entre deux vocations ; qu’il n’était plus question que d’examiner laquelle des deux était la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse à ne pas suivre : l’une d’être religieuse, l’autre d’épouser sa fille ; que la sienne était sans connaissance de cause ; la mienne après avoir parcouru toutes les filles de qualité ; que la sienne était sujette au changement ; la mienne stable et fixée, qu’en forçant la sienne on ne gâtait rien, puisqu’on la mettait dans l’état naturel et ordinaire, et dans le sein d’une famille où elle trouverait autant et plus de vertu qu’à Montargis ; que forcer la mienne m’exposait à vivre mal avec la femme que j’épouserais et avec sa famille.

« La duchesse fut surprise de la force de mon raisonnement et la prodigieuse ardeur de son alliance qui me le faisait faire. Elle me dit que si j’avais vu les lettres de sa fille à M. l’abbé de Fénelon, je serais convaincu de la vérité de sa vocation, etc. »

Bref, l’affaire ne réussit pas. « Ce fut donc à chercher un autre mariage, dit l’écrivain ; un autre projet échoua, pour lors dit Saint-Simon « j’allai chercher à me consoler à la Trappe de l’impossibilité de l’alliance du duc de Beauvilliers »

Il est impossible de parler dans des termes plus nobles, plus dignes, plus pleins de vénération qu’il ne l’a fait de M. de Rancé et de l’ordre qu’il a fondé.

« La Trappe, dit-il, est un lieu si connu et son réformateur si célèbre que je ne m’étendrais pas ici en portraits et en descriptions.

« Mon père avait fort connu M. de la Trappe dans le monde : il y était son ami particulier, et cette liaison se resserra de plus en plus depuis sa retraite... Il m’y avait mené, quoique enfant pour ainsi dire encore ; M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m’attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m’enchanta. Je désirais toujours y retourner, et je me satisfis toutes les années, et plusieurs fois, et souvent des huitaines de suite ; je ne pouvais me lasser d’un spectacle si grand et si touchant, ni d’admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l’avait dressé pour la gloire de Dieu et pour sa propre sanctification et celle de tant d’autres. Il vit avec bonté ces dispositions dans le fils de son ami, il m’aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l’eusse été. Telle fut cette liaison, singulière à mon âge, qui m’initia dans la confiance d’un homme si grandement et si saintement distingué, qui me fit donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n’avoir pas mieux profité. »

 

 

Paru dans La Belgique en 1857.

 

 

 

 

 

 

 

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