Des monastères qui ont conservé les auteurs profanes,

au moyen-âge

 

 

 

La conservation des chefs-d’œuvre de l’antiquité est le plus grand miracle des temps barbares. En effet, tandis que tout périssait, jusqu’au souvenir d’une ancienne civilisation, tandis que les sociétés humaines étaient comme rentrées dans le chaos, comment est-il arrivé que les trésors littéraires de l’Ausonie aient traversé ces âges ténébreux ? Comment des générations plongées dans une sauvage ignorance ont-elles légué au monde ce grand héritage qu’elles ne comprenaient pas ? Ici les idées se confondent, l’esprit ne peut expliquer cette résurrection lente et glorieuse de la littérature romaine, et nous sommes contraints d’avouer que les œuvres du génie ont aussi leur providence.

Les productions antiques eurent des gardiens depuis les temps les plus reculés du moyen-âge jusqu’à l’époque de la découverte de l’imprimerie, et nos vieux monuments historiques nous offrent à ce sujet de précieux détails. Nous ne prétendons pas pouvoir retracer d’une manière complète les destinées de ces œuvres désormais impérissables : dans le désert du moyen-âge, les traces de l’antiquité sont bien difficiles à suivre ; mais il nous semble que l’intérêt du sujet pourra suppléer, en quelque sorte, à ce qu’il y aura d’incomplet dans ce tableau. Qui n’aimerait à connaître les périlleuses vicissitudes des chefs-d’œuvre de Rome ? On éprouve je ne sais quelle joie, je ne sais quel enthousiasme, en voyant les noms et les ouvrages de Virgile, de Cicéron ou d’Ovide, échapper à la destruction et se mêler aux annales de l’Église latine.

Cassiodore, un des hommes les plus remarquables du sixième siècle, est le premier qui ait fait de la transcription des manuscrits une occupation pour les moines. Après cinquante ans d’une vie orageuse, l’ancien ministre de Théodoric avait fondé dans la Calabre, sa patrie, un monastère pour y passer ses derniers jours. Là Cassiodore, octogénaire, copiait lui-même et faisait copier des livres sacrés et profanes, recueillis à grands frais. Personne alors ne pouvait apprécier mieux que ce grand homme les chefs-d’œuvre de l’Italie, et rien n’est plus touchant que de voir le vieux Cassiodore, dans le désert et sous l’habit grossier de cénobite, achever une carrière longue et glorieuse, en reproduisant sur le papyrus les merveilles du génie.

Les chroniqueurs des septième et huitième siècles ne citent aucun fait relatif à la conservation des classiques latins ; ils nous disent que les sciences étaient cultivées dans les cloîtres, et la littérature d’un autre âge ne leur est point étrangère. En lisant leurs ouvrages, on s’aperçoit qu’ils ont connu les chants du poète de Mantoue, les pages éloquentes de Cicéron, les récits de Tite-Live et de Salluste : ils ont même une très haute idée des anciens écrivains. » Maintenant le monde vieillit, dit Frédégaire dans la préface de son histoire ; le tranchant de notre esprit s’émousse. Nul homme de ce temps n’égale les auteurs des temps passés, et personne n’ose y prétendre. »

Les lettres, qui avaient jeté de l’éclat sous le règne de Charlemagne, furent encouragées par les successeurs de ce grand prince. Louis le Débonnaire et Charles le Chauve étendirent leur protection sur ceux qui cultivaient les sciences, et ce dernier monarque, qu’enthousiasmaient les seuls noms d’Athènes et de Lacédémone, eut la pensée d’introduire dans son royaume les mœurs et les usages de la Grèce antique. On a remarqué qu’après la mort de Charlemagne, les auteurs profanes trouvèrent un peu plus de lecteurs qu’ils n’en avaient auparavant ; voilà pourquoi au neuvième siècle leurs chefs-d’œuvre furent conservés avec assez de soin. Loup, abbé de Ferrières, dont le nom est célèbre dans l’histoire littéraire de cette époque, fit transcrire des ouvrages de Suétone, de Salluste, de Cicéron et de Tite-Live, qu’il avait découverts dans les monastères de France et d’Italie. Il reçut du pontife Benoît III le traité de Cicéron de Oratore, les douze livres des Institutions de Quintilien, et les commentaires de Donat sur Térence. Les noms de Virgile, de Tullius, de Pline, de Probus et de Priscien, figuraient dans le catalogue de l’abbaye de Saint-Riquier, et l’église de Reims possédait les œuvres de Lucain, de Tite-Live, de Virgile et de Jules César. Cependant, tandis que les cénobites se livraient à l’étude de l’antiquité, souvent la guerre venait troubler la paix de leurs solitudes ; les cloîtres devenaient la proie des Normands, des Bulgares ou des Sarrasins, conquérants barbares qui longtemps épouvantèrent l’Europe. L’incendie dévorait les bibliothèques ; les trésors entassés par l’élude, le fruit de ces veilles longues et laborieuses, périssaient quelquefois au milieu des invasions.

Ces invasions furent plus fréquentes dans le dixième siècle ; les troupes conquérantes continuèrent leurs brigandages avec plus de fureur que jamais, et les chroniques nous parlent d’un grand nombre d’églises et de monastères renversés de fond en comble. Que de manuscrits disparurent sous les décombres, ou furent livrés aux flammes ! Les amis des lettres doivent déplorer ces révolutions, qui peut-être ont privé le monde d’une foule de livres anciens, dignes de la postérité. Toutefois le dixième siècle a des titres à notre reconnaissance, puisque, malgré les fléaux de l’invasion, il sauva un grand nombre de manuscrits classiques. Lebœuf, dont les savantes recherches nous ont servi pour ce travail, a vu, dans un fragment de manuscrit, que sous le roi Robert, on possédait à Saint-Bénigne de Dijon, Priscien et Horace, et qu’on prêta même ce dernier aux chanoines de Langres. Le couvent de Montirender, au diocèse de Châlons-sur-Marne, s’était enrichi de la Rhétorique de Cicéron, des Églogues et des Géorgiques de Virgile et de deux exemplaires de Térence. La cathédrale de Metz conservait un Virgile et un Horace de huit à neuf cents ans, et Perse et Juvénal avaient trouvé un asile protecteur dans l’église d’Autun. En Italie, on donnait à transcrire aux moines, pour leur travail manuel du carême, des livres sacrés ou profanes ; les religieux de France avaient la même occupation pendant la sainte quadragésime. Au monastère de Fleuri, on étudiait beaucoup les auteurs profanes, et chaque élève de cette abbaye était obligé de donner deux exemplaires de quelque ouvrage ancien ou moderne. Dans les écrits d’Abbon, abbé de Fleuri, on trouve Salluste, Térence, Horace ou Virgile, cités presque à chaque page ; ce moine célèbre rechercha beaucoup les livres de l’antiquité, il n’oublia rien pour en multiplier les copies, et la bibliothèque de son couvent était devenue une des plus riches de l’époque.

Comme, dans le dixième siècle, la transcription des manuscrits avait été négligée, ils devinrent rares et chers. Le fait suivant pourra donner une idée du prix des livres au commencement du onzième siècle. Un recueil d’homélies coûta à Grécie, comte d’Anjou, deux cents brebis, un muid de froment, un muid de seigle, un muid de millet et un certain nombre de peaux de martre. Cette cherté énorme ne fut que de courte durée. Le onzième siècle est remarquable par le soin que mirent les cénobites à recueillir les monuments de l’ancienne littérature, et à multiplier par la transcription les manuscrits romains, précieuses conquêtes de la barbarie. Dans les premières années de ce siècle, le fameux Gerbert, que l’Europe accusait de magie, à cause de son vaste savoir, nous apparaît recherchant avec ardeur en France, en Italie et en Allemagne, les productions du génie antique ; il n’épargna ni l’or ni la peine pour rassembler tous ces débris épars. Sous sa direction furent transcrits les livres des monastères d’Orbais et de Saint-Bâle, les ouvrages de Jules César et de Pline, l’Achilléide de Stace, plusieurs fragments de Cicéron, de Suétone et de Quinte-Curce ; il envoya à Rome quelques exemplaires de ces deux derniers auteurs. L’abbaye de Fleuri possédait le traité de Cicéron sur la République. Ce livre, qui depuis avait disparu sans retour, vient d’être découvert en partie, au bout de huit siècles, par le P. Angélo Maï, bibliothécaire du Vatican : nous devons aussi à ce savant la découverte de quelques fragments de Cornélius Népos, de Tacite et de Salluste.

Parmi les monastères du onzième siècle qui se distinguaient dans la transcription des manuscrits, nous citerons ceux de Saint-Bénigne de Dijon, de Jumièges, de Saint-Évroul, en Normandie, et de Saint-Hubert, dans les Ardennes. L’histoire a remarqué qu’un des copistes de Saint-Hubert, appelé Foulques, avait un talent particulier pour peindre les lettres capitales. Ces lettres étaient comme des vignettes, dont le cénobite ornait ses manuscrits. Osberne, abbé de Saint-Évroul, fabriquait des écritoires pour les jeunes copistes. Nous avons dit qu’aux neuvième et dixième siècles, beaucoup de monastères furent détruits par les barbares. Le onzième siècle vit se relever la plupart des cloîtres que le fer ou la flamme avaient dévastés, et ces cloîtres furent autant d’asiles pour la science. Le couvent de Saint-Martin près de Tournai, qui avait été saccagé par les Normands, fut rétabli, et brilla d’une nouvelle splendeur. Sous le gouvernement de l’abbé Odon, les lettres y fleurirent encore, et douze des plus jeunes cénobites étaient uniquement employés à transcrire les auteurs anciens et modernes. Ils se firent une si grande réputation d’exactitude et de fidélité, que leurs copies servaient à corriger celles qu’on avait faites dans d’autres monastères. Les vieux annalistes se sont plu à vanter l’ordre admirable qui régnait chez les copistes de Jumièges, et jusqu’à leurs tables d’écriture. Il y avait des moines chargés de revoir les copies, de rectifier la ponctuation, les divisions et subdivisions. La transcription des manuscrits occupait aussi les religieux du Moyen-Moutier. Gérard, un des hommes les plus distingués du onzième siècle, avait fait une étude particulière des auteurs profanes ; et dans sa bibliothèque, qu’il légua à la ville d’Angoulême, on trouva les commentaires de Jules César et plusieurs ouvrages de Cicéron. La religion avait fait de la transcription des manuscrits une œuvre sainte et précieuse aux yeux de Dieu. Il y avait dans les monastères des jours destinés à prier pour ceux qui copiaient des livres, et le chemin de la science était devenu le chemin du ciel.

En traçant cette nomenclature rapide, une remarque vient s’offrir à notre esprit. La croyance à la fin prochaine du monde était presque générale aux dixième et onzième siècles. Chose singulière ! contraste bizarre et frappant ! Tandis que les nations épouvantées s’attendaient à disparaître du jour au lendemain sous les ruines de l’univers, tandis que l’Occident se croyait près de retomber dans la nuit éternelle, et que les hommes n’avaient plus d’avenir, quelques cénobites, travaillant pour les générations futures, tranquilles en présence des signes prophétiques de la chute du monde, cherchaient çà et là et transcrivaient les chefs-d’œuvre de l’antique littérature. Une autre observation, c’est que les sociétés des neuvième, dixième et onzième siècles possédaient les classiques latins dans toute leur intégrité. À mesure que nous nous éloignons de ces âges grossiers, nous voyons les auteurs romains devenir plus rares, et si les amis des lettres ont à regretter plusieurs productions de la littérature latine, ces productions n’ont été perdues que dans les treizième et quatorzième siècles. Ainsi les œuvres du génie trouvèrent, au milieu de la plus grande barbarie, de fidèles gardiens dans les moines, et les siècles où brillaient les premières lueurs de la civilisation ne surent point conserver ce saint héritage que les cloîtres leur avaient transmis.

À la fin du onzième siècle, l’Europe se réveille, et sa première pensée, son premier vœu, c’est de délivrer le sépulcre de son Dieu. À la voix d’un obscur cénobite, les peuples occidentaux, jeunes et puissants, se précipitent sur un monde inconnu, et l’Orient vaincu devient leur tributaire. Alors pour l’esprit humain s’ouvrit le chemin des conquêtes. Le douzième siècle parut, et les sciences reprirent un nouvel essor. Pendant tout le moyen-âge, les lettres n’eurent pas d’époque plus belle et plus glorieuse que le douzième siècle. Des écoles s’étaient formées pour toutes les études, pour tous les genres de connaissances, et Paris avait été surnommé la cité des livres. L’enthousiasme des croisades, comme l’a remarqué M. Michaud, peupla les déserts. Tandis que les rois et les peuples s’avançaient contre les barbares de l’Asie, une foule de monastères s’élevaient dans les forets de l’Occident, et chaque cloître qui naissait de l’effervescence religieuse était un sanctuaire où le feu sacré de la science trouvait un autel. Les religieux de Cluny, qui depuis longtemps étaient les principaux dépositaires des connaissances humaines ; les moines de Grammont, de Cîteaux, de Clairvaux, et surtout les Chartreux, travaillèrent avec un nouveau zèle à l’étude et à la transcription des chefs-d’œuvre de l’antiquité. On vit les Clunistes vaincre sans peine de vieux préjugés contre les auteurs profanes. Ils oublièrent les apparitions merveilleuses qui avaient proscrit dans leur monastère la lecture de Virgile ou d’Horace, et leur amour pour l’ancienne poésie était porté si loin que, dans leurs écrits, même les plus religieux, ils manquaient rarement de citer des noms mythologiques. Au reste, la manie d’invoquer à tout propos les souvenirs de Rome fut le défaut capital des auteurs du douzième siècle. Ils s’étaient crus obligés de ne penser qu’avec les anciens, et entourés de leur témoignage ; ce qui avait fait dire à un savant de l’époque, qu’avec toute leur science, ses contemporains n’étaient que comme des nains montés sur les épaules des géants.

Guigue, cinquième prieur de la Grande-Chartreuse, disait dans ses statuts, que l’œuvre des copistes était une œuvre immortelle, et que la transcription des manuscrits était le travail qui convenait le plus à des religieux lettrés. « Nous apprenons à écrire, ajoutait-il, à tous ceux que nous recevons au milieu de nous. Nous voulons conserver les livres comme étant l’éternelle nourriture de nos âmes. » Il y avait dans les statuts de Guigue des temps marqués pour la distribution du parchemin, des plumes, de la craie et du vermillon. Guibert, abbé de Nogent, rapporte que les Chartreux de la Grande-Maison préférèrent les peaux et les parchemins que le comte de Nevers leur envoya à la vaisselle d’argent qu’il leur avait d’abord destinée.

Saint Bernard, écrivant à Rainaud, abbé de Foigny, cite un vers de la première héroïde d’Ovide, et les mots qui amènent cette citation : juxta tuum Ovidium (d’après votre Ovide) prouvent que ce poète occupait une place dans la bibliothèque des deux abbés. Ainsi la lyre d’Ovide charmait quelquefois les ennuis du cloître, et ce goût des cénobites contribuait à la conservation des chefs-d’œuvre de la muse romaine. Dans une lettre qu’il adresse à Nicolas, secrétaire de saint Bernard, Pierre le Vénérable lui recommande de rapporter l’Histoire d’Alexandre le Grand et le Traité de saint Augustin contre Julien, si l’exemplaire de ce dernier ouvrage, qui appartient à Clairvaux, est entièrement corrigé sur celui de Cluny. Il engage le secrétaire de saint Bernard à lui porter les autres bons livres qu’il pourrait avoir, si qua alia bona habueris, tecum defer ; preuve certaine que la littérature était loin d’être négligée par les disciples de Pierre le Vénérable. Le même abbé, dans une lettre à Guigne, prieur des Chartreux, demande le recueil des Lettres de saint Augustin, parce que l’exemplaire de Cluny a été dévoré par un ours qui avait pénétré dans une cellule. Pierre envoie en même temps au prieur de la Chartreuse un crucifix et des livres. Nous ferons remarquer, en passant, que les Clunistes avaient une affection toute particulière pour saint Augustin, et qu’ils auraient échangé volontiers l’Énéide de Virgile ou les discours de l’orateur romain contre un livre de l’évêque d’Hippone. Le monastère de Saint-Victor de Paris s’occupait beaucoup de la transcription des manuscrits. Voici ce que nous trouvons, à ce sujet, dans les annales de ce cloître : « Il y a dans notre monastère, disait un cénobite de Saint-Victor, des moines à qui l’abbé a confié le soin de transcrire des livres. Le bibliothécaire est chargé de leur donner des ouvrages à copier, et de leur fournir tout ce qui est nécessaire. Les copistes ne peuvent rien transcrire sans son consentement..... Une salle particulière leur est destinée, afin qu’ils soient plus tranquilles, et qu’ils puissent se livrer à leur travail loin du trouble et du bruit 1. Là, les copistes sont assis, et doivent garder le plus grand silence. Il leur est défendu de quitter leur place pour se promener dans la chambre. Personne ne peut aller les visiter, excepté l’abbé, le sous-prieur et le bibliothécaire. Nous pourrions citer beaucoup d’autres couvents qui, au douzième siècle, travaillaient à la conservation des chefs-d’œuvre de Rome. Arnaud, abbé de Sainte-Colombe de Sens, fit transcrire une foule d’ouvrages historiques. Cent quarante volumes furent copiés par les ordres et par les soins de Robert, abbé du Mont-Saint-Michel. Un religieux manchot du couvent d’Anderne, vers le Boulenois, transcrivit presque tous les anciens livres. Voilà comment le douzième siècle, studieux et savant, protégeait l’antique littérature contre l’oubli et la destruction.

Avant de quitter le douzième siècle, qu’on pourrait appeler le grand siècle dans l’histoire littéraire du moyen-âge, nous devons indiquer les règlements qu’on fit à cette époque pour entretenir ou renouveler les bibliothèques des monastères ; ces règlements sont un nouveau témoignage du zèle qui présidait à la conservation des livres. Le premier que nous connaissions fut publié en 1145, par Udon, abbé de Saint-Père-en-Vallée, à Chartres. Cet acte, revêtu du consentement de tous les religieux, prescrivait aux obédienciers de l’abbaye, c’est-à-dire à tous ceux qui géraient des prieurés ou des chapelles de sa dépendance, de payer chaque année une taxe au bibliothécaire ; Udon s’était taxé lui-même, ainsi que les principaux officiers de sa maison. L’année suivante, Macaire, abbé de Fleuri, fit aussi un règlement pour renouveler et augmenter les livres de sa bibliothèque. L’exemple d’Udon et de Macaire fut bientôt suivi par Robert de Vendôme, Hugues, abbé de Corbie, et par beaucoup d’autres chefs de communautés.

Les lettres, qui déjà avaient été négligées à la fin du douzième siècle, éprouvèrent une chute rapide au commencement du treizième. Une immobilité qui était de la lassitude, succéda aux grands mouvements du douzième siècle ; semblable à l’enfant qui va trop vite, la société nouvelle eut bientôt besoin de repos. Cette immobilité devint funeste à la civilisation et à la littérature naissantes. Les sciences sacrées et profanes perdirent de leur prix ; l’indifférence remplaça l’émulation généreuse qui animait les monastères d’Europe ; les chaires restèrent vides ; les manuscrits dormirent solitaires dans la poudre des cloîtres. À cette époque apparurent des sectaires ignorants et barbares, connus sous le nom de Cornificiens, Vandales ennemis, qui proscrivaient la rhétorique, la grammaire et la dialectique, et qui traitaient les savants de bœufs d’Abraham, d’ânes de Balaam. De pareilles attaques dirigées contre la littérature n’étaient guère capables d’en inspirer le goût et l’amour. Le célèbre Alain, témoin de cette triste décadence, s’exprimait ainsi en parlant des clercs : Ils sont plutôt livrés à la gourmandise qu’à la glose ; ils recueillent plutôt des livres (libras), que des livres (libros) ; ils regardent plus volontiers Marthe que Marc ; ils aiment mieux lire dans le saumon que dans Salomon 2. Ces plaintes, si bizarrement exprimées, annoncent que la décadence des mœurs avait suivi la décadence des études. L’abbé Lebœuf dit que « la naissance des ordres mendiants fut l’époque de l’indifférence qui commença à s’apercevoir dans les anciens ordres, à l’égard de la littérature. Cette indifférence fut si grande, poursuit Lebœuf, qu’un général des dominicains (Humbert de Roman) gémissait de voir qu’ils eussent plus de soin des bâtiments que de leurs livres ; que chez quelques-uns on préservât le fromage des dents des souris, les pommes et les poires de la pourriture, les habits de la teigne, et que les livres traînassent couverts de poussière. Humbert ajoute que cela n’était pas général, car un jour quelques religieux présentèrent au roi Louis (il ne dit pas lequel) des livres très bien conditionnés, et ce prince leur répondit qu’il eût mieux valu qu’ils fussent plus gâtés qu’ils ne l’étaient, voulant marquer par là qu’ils ne les avaient guère ouverts. »

Cependant le treizième siècle eut encore des hommes qui mirent du prix à la conservation des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Émon, premier abbé de Werum, aux Pays-Bas, aidé de son frère, copia tous les auteurs qu’il possédait, tant sacrés que profanes. Plus tard il porta si loin le désir d’enrichir la bibliothèque de son monastère, qu’il employa des religieuses à la transcription des manuscrits ; mais l’abbé de Werum crut devoir ne leur donner à transcrire que la Bible et les livres des saints pères, comme étant plus à leur portée. Vers le milieu du treizième siècle, la bibliothèque la plus riche et la plus nombreuse d’Europe était celle du monastère de Glastonbury, en Angleterre : cette abbaye possédait quatre cents volumes, parmi lesquels on remarquait les ouvrages de Tite-Live, de Salluste, de Virgile, de Claudien, et d’autres auteurs. Quoiqu’il y eût en Occident plusieurs exemples de bibliothèques, Louis IX apporta d’Asie l’idée d’en former une. Ayant appris qu’un soudan d’Égypte faisait de toutes parts rassembler, copier et traduire les livres des anciens philosophes, le saint roi s’affligea de trouver dans les enfants de l’erreur plus de sagesse que dans les enfants de l’Évangile, et voulut honorer le nom chrétien en recueillant et en protégeant les trésors de l’esprit humain. À la fin de ce siècle, les ouvrages classiques étaient devenus déjà si rares, que la bibliothèque formée à Paris par Louis IX n’en possédait que quatre : ceux de Lucain, d’Ovide, de Cicéron et de Boèce.

Dans le quatorzième siècle, les livres de l’ancienne Rome passent de main en main, apparaissent et disparaissent tour à tour ; on suit leur destinée d’un œil inquiet ; quand ils échappent à notre vue, nous tremblons de ne plus les rencontrer, et notre esprit ne se repose un moment qu’en voyant Pétrarque, Boccace, Coluccio et autres se dévouer tout entiers à la restauration de l’antique littérature. Pétrarque, aussi célèbre par ses malheurs que par son génie, copiait lui-même les manuscrits, de peur que des scribes ignorants n’en dénaturassent le texte. Nous devons à son zèle et à ses recherches les Institutions oratoires de Quintilien, quelques discours de Cicéron, et ses épîtres, dont le manuscrit se trouve à la bibliothèque Laurentienne, à Florence, ainsi que la copie qu’il en avait faite lui-même. Pétrarque a raconté, dans une de ses lettres, comment il avait prêté à son vieux maître Convennole le Traité de la gloire. Quelques années s’étaient écoulées depuis qu’il lui avait confié ce précieux trésor ; Pétrarque le redemanda au vieillard, et celui-ci ne répondit que par de vaines paroles. Plusieurs fois l’amant de Laure pressa Convennole de lui confesser la vérité, et à la fin le pauvre maître déclara qu’étant dans le besoin, il avait été contraint de mettre le livre en gage. Interrogé sur la personne qui avait reçu cet ouvrage, le vieillard, retenu par une fausse honte, garda le silence, et Pétrarque, touché de compassion, n’osa forcer son ancien maître à un aveu qui allait rendre au monde l’œuvre d’un grand homme. On a accusé Alcyonius, littérateur italien, d’avoir volé le manuscrit du Traité de la gloire, d’en avoir inséré les plus beaux morceaux dans son livre sur l’Exil, et de l’avoir ensuite brûlé. Tiraboschi a traité longuement cette question ; pour nous, sans descendre dans aucun détail à ce sujet, nous nous bornerons à dire qu’on croit communément que l’accusation portée contre Alcyonius est dénuée de vérité. Pétrarque ne put jamais retrouver les Antiquités de Varron, la seconde décade de Tite-Live, ni un recueil de lettres et d’épigrammes attribuées à Auguste. C’est par lui que l’Italie connut d’abord les tragédies de Sophocle, et telle était sa réputation, qu’on lui envoya de Constantinople les œuvres complètes d’Homère, sans qu’il les eût demandées.

À peu près à la même époque, il y avait en Allemagne des hommes qui travaillaient à la transcription des auteurs classiques. Gérard le Grand, fondateur de la congrégation des Frères de la Vie commune, s’était mis à la recherche des auteurs latins ; les monastères et les collèges lui avaient ouvert leurs trésors littéraires, et la transcription des manuscrits devint l’occupation particulière de ses disciples.

Nous voici arrivés à une époque où les chefs-d’œuvre latins ne trouvent plus qu’en Italie des amis et des protecteurs ; dans le reste de l’Europe, ils n’ont presque plus de gardiens, et sont abandonnés à leurs propres destinées. Les savants italiens du quinzième siècle consacrèrent leur vie et leur fortune à la recherche des manuscrits. On les voyait courir les provinces, s’attachant avec ardeur aux traces de l’antiquité ; ils fouillaient dans la poudre de tous les monastères, interrogeaient tous les débris, et, conquérants pacifiques, ils cherchaient à ravir à l’oubli les monuments littéraires de la vieille Rome. Au commencement du quinzième siècle, Poggio Bracciolini trouva dans le monastère de Saint-Gall, au milieu de la fange et de l’ordure, un exemplaire entier de Quintilien et plusieurs fragments de Valérius Flaccus ; c’est lui qui découvrit aussi Silius Italicus, Lucrèce et douze comédies de Térence, indépendamment de huit qui étaient déjà connues. Tiraboschi, à qui nous empruntons ces détails, dit que la découverte d’un manuscrit inconnu frappait alors l’attention des hommes, comme si c’eût été la conquête d’un royaume. Ce n’est qu’aux quatorzième et quinzième siècles que l’on commença à attacher tant de prix aux classiques romains. Sans doute, dans les âges précédents, on faisait cas des anciens chefs-d’œuvre, puisqu’on prenait la peine de les conserver ; mais des hommes qui vivaient au milieu de l’ignorance pouvaient-ils comprendre tout ce qu’il y avait d’important et de sublime dans la découverte d’un Virgile ou d’un Tacite ? Au contraire, du temps de Pétrarque et au siècle suivant, les lettres et les sciences brillaient d’un éclat vif et pur ; l’Italie semblait avoir retrouvé tout son génie ; on eût dit qu’un souffle divin était venu ranimer ce grand cadavre qui dormait depuis neuf siècles. Alors l’Italie, comme une reine échappée du sépulcre, avait repris sa couronne et ses robes de fêtes ; c’était pour elle un jour de bonheur, quand le sort lui rendait un de ses antiques enfants ; elle se réjouissait comme une mère qui revoit un fils longtemps perdu.

Malgré les soins et le zèle d’une génération savante qui se dévoue à leur conservation, les livres profanes périssent ; ils semblent ne s’être montrés un moment que pour rentrer ensuite dans la poussière ; nous sommes à la veille de les perdre sans retour, si quelque moyen puissant ne vient sauver à jamais ces vénérables débris échappés au naufrage de l’antiquité et à la barbarie des temps modernes. Mais voilà que dans la Germanie, Gutenberg, Fust et Schoeffer ont inventé un mécanisme merveilleux, et d’obscurs artisans vont donner l’éternité aux augustes monuments de l’antique littérature.

Nous ne pouvons nous empêcher de parler ici des moyens d’écrire au moyen-âge, et du papier, sans lequel la découverte de l’imprimerie aurait été inutile au monde. On sait que les anciens écrivirent tour à tour sur des pierres, des briques, des plaques de plomb, des tablettes de bois ou de cire, sur les feuilles et l’écorce des arbres, sur des peaux de poissons, des écailles de tortues, des boyaux d’animaux, etc. Dans le quatrième et le cinquième siècles, quelques-uns de ces moyens étaient encore en usage. La bibliothèque de Constantinople, qui fut dévorée par les flammes, vers la fin du sixième siècle, sous l’empereur Basilique, possédait l’Iliade et l’Odyssée, écrites en lettres d’or sur l’intestin d’un serpent, de cent vingt pieds de longueur. Dès le sixième siècle, le papyrus était connu en Europe. Cassiodore préférait ce papier égyptien à l’écorce du hêtre ou du filleul, et les navigateurs apportaient, des bords du Nil, des racines d’herbes pour nourrir les ermites, et du papyrus pour les habitants des cloîtres. D’après le témoignage de Pierre de Cluny, on écrivit sur le papyrus jusqu’au douzième siècle ; cependant les religieux de l’Occident se servaient déjà du parchemin, bien avant le siècle de Pierre le Vénérable. L’invention du papier moderne a subi la destinée de la plupart des inventions grandes et merveilleuses ; elle est entourée d’incertitude et d’obscurité, et son époque n’a pas encore été déterminée d’une manière précise. Dans un traité contre les Juifs, le même abbé de Cluny parle d’un papier fait ex rasuris veteram pannorum ; Mabillon a conclu de ce passage que le papier-linge était déjà connu au douzième siècle. Sous le règne de Louis XIV, on montrait une lettre de Joinville à Louis Hutin, écrite sur notre papier ; cette lettre est le seul monument de ce genre qui soit antérieur au quatorzième siècle.

Quelles actions de grâces n’avons-nous pas à rendre aux religieux du moyen-âge et aux savants du quatorzième et du quinzième siècles, qui nous ont conservé les trésors littéraires dont nous venons de suivre les destinées ! Si les poètes, les orateurs, les historiens et les philosophes, comme ces dieux errants dont parle la fable, n’eussent trouvé dans les cloîtres un asile hospitalier, ils auraient infailliblement disparu au milieu des révolutions du moyen-âge. Quelle perte pour le monde ! quelle immense lacune dans les annales de l’esprit humain !... Grâce au zèle des monastères, la France est devenue héritière des travaux de l’antiquité ; Rome lui a prêté son soleil, et c’est surtout à ce grand foyer que s’est formée notre littérature. De pauvres moines nous ont dotés des trésors qui faisaient l’orgueil du peuple-roi, et c’est par eux que la France a eu aussi son Panthéon.

 

J. P.

 

Paru dans les Annales de philosophie chrétienne en 1830.

 

 

 

 

 



1 Cette salle s’appelait scriptorium ; chaque monastère avait son scriptorium.

2 Potius dediti gulæ quam glossæ, potius colligunt libras quam libros, libentius intuentur Martham quam Marcum ; malunt legere in salmone quam in Salomone.

 

 

 

 

 

 

 

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