La croix et la souffrance : poteaux indicateurs

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Prince Takahiko ASAKA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les malheureux évènements de la deuxième guerre mondiale semblaient avoir ouvert l’âme japonaise au christianisme. On espérait fort, dans les milieux missionnaires, que la religion de la croix allait remplir l’immense vide spirituel du peuple japonais. L’évolution qui a suivi n’a pas correspondu à cet optimisme, la conversion massive n’a pas eu lieu et n’aura pas lieu de si tôt. Il est pourtant réjouissant de voir parmi les convertis individuels, des personnalités éminentes dont l’exemple ne restera pas sans fruit.

Le Prince Asaka est une de ces personnalités. Sa mère était une des sœurs du roi Taisho ; le Prince, âgé de cinquante ans, est donc neveu du monarque régnant. Asaka est le premier descendant mâle de la famille royale qui ait reçu le baptême. La Princesse Chikako, après de dures épreuves physiques et spirituelles, reçut le baptême en 1949 et fut une aide précieuse pour la conversion de son époux. Sa fille aînée se convertit bientôt après et enfin, en 1951, le Prince lui-même passa au catholicisme avec ses trois autres enfants. Asaka est un catholique exemplaire. Pour approfondir sa religion, il ne craignit pas de consacrer deux ans à un cours de théologie à l’université de Tokyo, cours destiné à la formation théologique des laïques. Il travaille actuellement dans le département scientifique d’une compagnie d’aviation.

 

 

 

Le célèbre philosophe chinois Kungtzu (Confucius) affirmait une fois qu’il avait cessé de douter à l’âge de quarante ans. Il s’est passé quelque chose de semblable pour moi, j’ai cessé de douter à l’âge de quarante ans, l’année où je suis devenu enfant de Dieu par le sacrement du baptême.

J’aurais dû compenser assez rapidement le long détour que j’avais fait pour arriver au catholicisme ; pourtant le grand changement dans ma vie spirituelle ne se fit que lentement. Il y avait trop de broussailles sur le chemin de ma conversion. Ce ne fut qu’après les avoir écartées que je vis le chemin qui mène à la perfection, et encore dans une ébauche un peu vague. Après avoir reconnu l’exactitude de mon choix, je me sentis à l’aise. Si aujourd’hui je suis hors des ténèbres spirituelles, si je peux admirer la majesté du Dieu unique et vrai, c’est, après la grâce de Dieu, avant tout à la prière de ma femme Chikako que je le dois.

 

 

Shintoïste            

 

Mon nom de famille « Asaka » fut le cadeau précieux de feu le Roi Meiji, lors du mariage de mes parents. Comme membres de la famille royale, ils acceptèrent la religion héréditaire, le shintoïsme 1. Il n’y avait pas d’atmosphère religieuse dans notre famille ; les jours de fêtes, une cérémonie était prévue à l’autel shintoïste de la maison. Nous devions cesser nos jeux et y prendre part. Seule la cérémonie à l’autel m’intéressait, le reste de la fête me laissait froid.

Je ne peux pas dire que ma conversion ait été le passage d’une religion à une autre, ce fut une nouvelle vie, une vie dans la foi. Jusqu’à ma conversion, j’avais à peine eu une foi religieuse. Certes, j’admettais l’existence d’un monde spirituel, d’un Être supérieur et de l’immortalité de l’âme, mais je n’avais de ces réalités que des idées très imprécises. Mon idée de Dieu n’était pas du tout celle que l’on déduit de méditations philosophiques ou du concept de Créateur ou de Conservateur de l’univers, telle que l’enseigne la doctrine chrétienne. J’avais les idées populaires des Japonais au sujet des dieux. Et la plupart des Japonais n’ont pas un concept clair, précis de Dieu, créateur du ciel et de la terre, comme les catholiques. Le mot « Kami » (Dieu, divinité) a un sens très large pour les Japonais. Il comprend trois sortes d’êtres :

Il désigne d’abord les hommes, les femmes qui ont surpassé leurs concitoyens par leurs exploits et ont mérité ainsi une vénération spéciale. Les « dieux » sont précisément les âmes de ces héros défunts. Lorsque les fidèles frappent des mains dans les sanctuaires, c’est qu’ils veulent, je le crois, s’attirer l’attention des âmes de ces héros. Le Japonais moyen croit donc à l’immortalité de l’âme.

Le deuxième sens du mot « Kami » est réservé aux dieux des mythes préhistoriques. À étudier de près ces mythes, on s’aperçoit que les dieux n’ont rien de commun avec Dieu, il y a parmi eux des hommes, des femmes qui sont nés et sont morts comme les autres hommes Ils avaient vécu dans des temps inconnus, dans l’ère du Yamoto. Leurs esprits sont vénérés.

Enfin le mot « Kami » désigne les cinq dieux qui sont mis en relation avec la création du ciel et de la terre. Leur caractéristique est qu’ils n’ont pas d’épouses et qu’ils sont devenus aussitôt invisibles. Ce dernier sens est le plus près du christianisme, en tant que la divinité est conçue comme invisible et en relation avec la création. J’essayais alors de comparer l’idée de Dieu des Japonais avec la doctrine catholique : ce fut l’éclatante lumière du Dieu des catholiques qui emporta mon adhésion.

 

 

Académie militaire            

 

J’entrais à l’école militaire, où je choisis l’armée de l’air. On voulait s’y opposer : « Vous êtes membre de la famille royale et on ne peut pas vous exposer à un tel danger. » Le gouvernement avait aussi ses objections à cause de la cour royale. Les autorités de l’armée qui, conscientes de l’importance de l’aviation militaire, étaient en train de la renforcer, passèrent outre aux objections et m’engagèrent ; c’était d’ailleurs une excellente propagande pour l’armée. Je n’étais pas toujours du même avis que les autorités militaires : j’avais un caractère renfermé, méfiant et étrange.

 

 

Rôle des livres            

 

Je ne peux pas dire que je sois un lecteur vorace par nature. Pourtant les livres m’ont grandement influencé. Il y a une vingtaine d’années que je lus pour la première fois un livre de nature religieuse, c’était le Sutra 2 de la déesse de la miséricorde, cadeau d’un ami, lors de la mort de ma mère. Contrairement à mon attente, le livre ne contenait que des sentences morales dans le genre de celles que j’avais apprises à l’école.

À l’école d’état-major, le professeur d’histoire de la guerre fit circuler un jour parmi nous un extrait des « Secrets de la conduite de la guerre » de Soko Yamaga. Je fus vivement intéressé, car l’auteur était imprégné des idées philosophiques de Lao Tzu, célèbre philosophe chinois.

Lorsque je fus incorporé à l’armée de Canton, lors de la guerre de Chine, je demandai à mon beau-frère de choisir et de m’envoyer des livres sur la pensée de l’Est et de l’Ouest. Je reçus entre autres les « Souvenirs » de Confucius, le Sermon sur la montagne, etc. Je connaissais Confucius depuis l’école secondaire. La guerre du Pacifique terminée, j’eus beaucoup de temps pour lire les revues scientifiques et des articles tels que « Le stade actuel de l’univers », « La théorie de l’observation ». J’approfondissais mes connaissances scientifiques et je vis que la science avait aussi ses limites.

 

 

Des païens cherchent le bonheur            

 

J’étais conscient de mes défauts de caractère. Lorsque j’épousai ma fiancée Chikako, nous nous sommes mis d’accord pour nous efforcer tous les deux d’améliorer notre caractère ; évidemment nous n’avions en vue que les moyens purement naturels. Nous avons essayé de part et d’autre de rendre notre vie de mariage la plus heureuse possible. Notre idéal de bonheur ne dépassait pas les limites de notre foyer. Avions-nous lu ensemble un livre, nous échangions nos opinions pour trouver un idéal commun de bonheur. Chikako se montrait plus habile que moi et avait une nature plus riche, avide de vérité, de beauté et surtout d’amour.

Le miroir à trois faces qui ornait la chambre de mon épouse se brisa un jour, soudainement, sans cause apparente. Elle en fut troublée et craignit que ce fût le signe d’un malheur pour la famille ou pour nos parents. Elle se lamentait encore, qu’elle reçut la nouvelle de la mort subite de son père. Quelles ne furent pas sa souffrance et sa déception ? Moi-même j’étais peiné qu’elle n’ait pu assister son père à l’heure de sa mort.

 

 

Tragique fin de guerre            

 

Je reconnus lors de la défaite de mon pays que le peuple japonais avait ses vilains côtés. La morale publique avait terriblement baissé. J’expérimentai la faiblesse de la volonté humaine. Tous les domestiques quittèrent ma maison, lorsque vint le temps difficile d’après guerre ; deux seulement restèrent fidèles et partagèrent nos peines et nos joies. L’un des infidèles avait vendu une partie de mon avoir pour remplir son porte-monnaie, et utilisait mes meubles sans mon consentement. Chikako qui avait un sens de la justice très fort, souffrit beaucoup plus que moi. Il nous fallut quitter Tokyo et nous rendre pour quelque temps dans la campagne tranquille de Mino. Nous tînmes conseil pour notre avenir ; nous voulions avant tout assurer le bien-être de nos enfants et sauvegarder l’honneur du Japon. Pour nous, les jours heureux étaient passés, nous n’avions plus d’illusions à ce sujet.

Hayama au bord de la mer fut notre nouveau logis ; c’est là que nous fîmes connaissance de la famille Yukiyoshi. Mr. Yukiyoshi, connaissant notre situation, nous redonna confiance et courage.

Après ces contrariétés corporelles et spirituelles, Chikako tomba malade. Connaissant la nature du mal, elle en fut bouleversée. Pour trouver la paix intérieure et pour ne pas se laisser à ses impressions, elle commença à réfléchir à la religion et à la fin de la vie. Le médecin lui conseilla d’aller à l’hôpital pour se soumettre à une opération aux seins. Je me rendis compte de l’importance de la tâche confiée à la mère depuis que j’eus à m’occuper des enfants.

À peine ma femme revenue de l’hôpital, je dus m’y rendre pour soigner une pleurésie. Je me mis à réfléchir à notre situation ; je n’avais qu’un regret : notre plan de vie familiale heureuse était anéanti par la maladie.

Nous étions revenus dans un faubourg de Tokyo, où nous avions choisi notre logement en prévision des possibilités d’études pour nos enfants. Ma femme s’étant bien remise, tout paraissait bien en ordre, lorsqu’elle rechuta. Une deuxième opération s’imposait.

Cette maladie continuelle, que nous considérions comme un malheur fut en définitive une source de bénédiction pour ma famille entière. C’est par là que nous avons trouvé Dieu et l’Église. Que je sois devenu catholique, je le dois évidemment à l’appel du Seigneur, mais il ne m’a pas appelé directement. Il appela d’abord mon épouse, puis moi-même par son entremise. Comme ma femme était toujours malade, une amie lui donna un jour le conseil de faire venir un prêtre catholique qui lui parlerait de religion. Ce fut le Père Konda qui vint chez nous pour nous expliquer le catholicisme.

Je prenais part aux entretiens lorsque j’étais à la maison. Le P. Konda continua son enseignement même lorsque ma femme dut retourner à l’hôpital pour une troisième opération. L’occasion de participer à l’enseignement se fit plus rare pour moi. Je devins une sorte de commissionnaire entre ma femme et le Père et j’allais souvent chez lui, de sorte qu’à la fin, je n’eus plus de préjugés contre la religion catholique, je ne la regardais plus comme un produit d’importation.

 

 

Conversion de ma femme            

 

Lors d’une visite à ma femme à l’hôpital, elle me fit part de sa décision de recevoir le baptême et me demanda ce que j’en pensais. Je lui en ai donné aussitôt la permission, non pas à cause de ma compréhension du catholicisme, mais à cause de mon amour-propre que la maladie de mon épouse importunait grandement. Je donnais la permission sans être retenu par le fait que j’étais membre de la famille royale fidèle à la tradition shintoïste. Chikako avait eu de l’audace en me le demandant et elle devait penser, supposer même qu’elle aurait des difficultés. Elle m’assura qu’une fois catholique, la confession serait la plus grande consolation pour son âme. Elle demanda qu’on la baptise, au cas où l’opération ne réussirait pas, et elle me pria de faire baptiser nos enfants dans la religion catholique, ce que je lui promis.

Depuis lors, je sentis naître en moi le désir du baptême. La crise qu’elle craignait après la troisième opération eut lieu le cinquième jour. On me fit savoir qu’elle était à la mort. Je me précipitais à l’hôpital, où le P. Konda lui avait déjà administré les derniers sacrements. Plusieurs personnes étaient là et pleuraient. Je ne pouvais pas pleurer, mais je... priais. Je ne peux pas m’expliquer aujourd’hui encore ce qui me poussa à prier. La grâce ! C’était le 5 octobre 1949.

Chikako ne mourut pas : j’étais muet de reconnaissance. Lorsque je réfléchis à tête reposée sur ces faits, je constate que l’âme de la princesse a été purifiée par ces souffrances et que par elle, la grâce est venue dans notre famille.

Elle put quitter l’hôpital, une fois de plus. Kamakura devint notre nouveau lieu de séjour, car ma femme désirait habiter près d’une église et pas trop loin de l’école de nos enfants. L’école des « Servantes du Sacré-Cœur » était ce qu’il fallait pour nos enfants.

L’évêque Wakita de Yokohama nous fit un jour l’honneur de sa visite, pour notre grande joie. Il demanda au curé de la paroisse, le P. Crowe, de s’occuper de nous et de parfaire notre connaissance du catholicisme. Il nous apporta un jour une croix, autour de laquelle nous avons édifié un petit autel de famille.

 

 

Grande fête de famille            

 

L’atmosphère de notre famille devint de plus en plus catholique. Notre fille aînée, Fukuko fut baptisée, la deuxième année de notre séjour à Kamakura. Nos autres enfants participaient à la messe et au catéchisme. Je les accompagnais et, une fois de plus, j’étais auditeur. Le Père Konda me dit, un jour : « Pourquoi ne vous faites-vous pas baptiser ? » Je n’avais plus aucune raison de refuser et je répondis : « Je suis d’accord de recevoir le baptême. » Je serai baptisé en même temps que mes enfants, Tomohiko, Minoko et Hanahoka. Je pris le nom de Pierre, selon le désir de mon épouse. Mgr Wakita nous baptisa à Kamakura, le jour de la Toussaint, 1951. Chikako put enfin revenir à l’église et ce jour-là nous étions agenouillés ensemble pour la prière. Le soir, devant l’autel familial, nous avons remercié Dieu pour la Grâce insigne que nous venions de recevoir. Chikako, rayonnante de joie, nous regardait tour à tour, nous qui, avec elle, étions désormais enfants de Dieu.

La fête de l’Immaculée Conception nous vit à nouveau réunis dans la même église, devant Mgr Wakita pour la confirmation. Le pressentiment que cette réunion officielle dans l’église allait être la dernière où nous serions tous ensemble, m’oppressait 3.

Une fois devenu chrétien, les vérités de la foi, que je croyais pouvoir comprendre, devinrent plus claires. Je voyais dans ma vie beaucoup de mal que je n’avais pas vu jusque-là. Il faut que je me prenne bien en main pour le combat spirituel. Je suis enfant de Dieu, soldat de Dieu, mais encore une recrue. Mon désir le plus ardent est d’aider au salut des âmes innombrables qui, à leur insu, sont le jouet du diable. Je sais quelles sont les faiblesses de mon peuple. Je suis convaincu que seul le catholicisme peut apporter le salut à mon pays, mais c’est une œuvre qui exige la collaboration de tout catholique japonais.

 

 

 

Prince Takahiko ASAKA, dans Les pourchassés de la grâce,

témoignages de convertis de nos jours,

rassemblés et présentés par Bruno Schafer,

Apostolat de la presse, 1962.

 

 

 

 

 

 

 



1 Le shintoïsme est la religion nationale japonaise. Elle est un mélange de culte de la nature, des ancêtres et des héros.

2 Manuel d’enseignement.

3 La princesse est décédée.

 

 

 

 

 

 

 

 

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