Franz Liszt

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE des plus singulières existences des temps modernes est celle de Franz Liszt, dont le centenaire tombait hier. Les musiciens diront quel fut le virtuose et quel fut le compositeur. Mais Franz Liszt intéresse aussi l’histoire des idées. C’est le dix-neuvième siècle presque tout entier qu’on revoit à travers sa vie, par fragments, comme dans un miroir brisé.

Jeune prodige, d’une précocité effrayante, comme la plupart des grands musiciens, c’est en France que Liszt, né Hongrois, vint se faire connaître. La France était encore à cette date le seul pays qui créât une réputation européenne. Liszt fut attiré vers Paris, où l’on trouvait la gloire définitive, le succès qui consacre. Ainsi y seront pareillement attirés Rossini, Chopin et Wagner. Mais le petit Hongrois qui entrait dans le brillant Paris de 1824 n’apportait pas seulement son génie musical, cette virtuosité qui en faisait au clavier ce que Paganini était au violon. Il apportait aussi cette sensibilité si vive, ces nerfs tellement à nu qu’on le vit quelquefois, dans sa jeunesse, s’évanouir au piano et qu’il n’était pas rare de l’entendre gémir, soupirer et même râler, au dire de quelques témoins, tandis qu’il faisait retentir l’instrument sous ses doigts incomparables. Cependant Franz Liszt n’était qu’un ignorant, sans lecture. Il rougit de lui-même après quelque temps de fréquentation de la société parisienne, voulut s’instruire et réussit tellement bien et tellement vite qu’il gagna sur-le-champ la maladie du siècle. Il n’avait pas vingt ans qu’il était affreusement atteint de romantisme.

La révolution de 1830 le sauva. Par quel mystère, nous n’en savons rien, mais c’est sa mère qui en fit l’observation. « Le canon l’a guéri », disait-elle. Liszt songea même à écrire une Symphonie révolutionnaire. Il avait repris goût au travail. Il était délivré de cette espèce de mélancolie et de spleen qui l’avait rongé jusque-là. C’est une cure qui fait songer au mot de Blanqui, entrant chez Mlle de Montgolfier, durant les journées de juillet, son fusil encore chaud à la main, et s’écriant : « Enfoncés, les romantiques ! » Comment les barricades pouvaient-elles être moins romantiques que la légitimité, c’est ce que ni Blanqui ni personne n’aurait pu d’ailleurs expliquer.

Dans la nouvelle société, agitée et mêlée, qui suivit 1830, Franz Liszt conquit une place brillante : si brillante qu’il a marqué deux fois de son empreinte la littérature de ce temps-là. Il rencontra George Sand peu de temps après l’aventure de Venise, mais n’étant pas libre lui-même, ne put prendre la place de Pagello et de Musset : ce fut son ami Chopin qui reçut la succession. Liszt, toutefois, avait produit de l’impression sur George Sand : elle rapporte dans ses Lettres d’un voyageur combien elle fut émue en l’écoutant jouer le Dies irae sur les orgues de Fribourg. À ce moment, Franz Liszt avait associé sa vie à celle de Mme d’Agoult (Daniel Stern) et leur fille devait épouser plus tard Richard Wagner. La comtesse d’Agoult avait « sacrifié toutes les vanités du monde pour un artiste ». George Sand eut envie d’écrire un roman sur cet admirable cas, elle en avait même trouvé le titre : les Galériens ou les amours forcés, lorsque, sentant qu’elle allait raconter, en somme, sa propre histoire, elle fit cadeau du sujet à Balzac. Balzac composa Beatrix et Beatrix, c’est Mme d’Agoult, tandis que Liszt est le musicien Conti.

Franz Liszt, cependant, tout en continuant sa carrière musicale, suivait toutes les modes intellectuelles du temps. Il fut du groupe de Lamennais. Puis il fut séduit par l’école Saint-Simonienne. C’est de ce temps que date le célèbre article sur Paganini où il proclamait la mission « durable et moralisatrice » de l’art et voulait que l’artiste se souvînt « qu’ainsi que noblesse et plus que noblesse sans doute, génie oblige ».

Un jour enfin, c’était en 1858, on sut que Liszt, revenant aux pratiques de sa jeunesse, était entré dans le tiers ordre de Saint-François. Comme il l’expliqua lui-même, ce n’était pas une conversion : « Sans la musique, déclarait-il, à l’un de ses disciples peu avant sa mort, je me serais voué tout entier à l’Église et j’aurais été simplement un frère franciscain. On se trompe si l’on croit que des motifs extérieurs auraient pu me déterminer à devenir un « abbé libertin ». C’était le besoin le plus profond de mon cœur d’appartenir véritablement à cette Église que je voulais servir. À ce point de vue, ma vie forme un cercle complet. Les aspirations de ma jeunesse et celles de ma vieillesse se sont rejointes. » Et « Franz le saint », comme disait Wagner, qui avait tant fait pour la musique sacrée, ne fut peut-être pas étranger non plus à la dernière période wagnérienne : celle du mysticisme. L’« abbé » Liszt mourut en 1886 à Bayreuth même, où il avait voulu entendre encore une fois Parsifal.

Mais, chose remarquable, après de si longues années passées en France, Liszt s’était détaché peu à peu de notre pays. Il avait vécu à Weimar, attiré par l’amitié de la princesse de Sayn-Wittgenstein, à Rome et dans la villa d’Este, dont il a fait chanter les cyprès. Surtout il s’était occupé de son pays natal, cette Hongrie si oubliée, si négligée et qui commençait à revivre. Ce n’est pas seulement du point de vue musical que Franz Liszt s’était découvert tout à coup une âme hongroise. Le principe nouveau des nationalités, de la personnalité des peuples s’était imposé à son esprit passionné. Et ce Liszt que Paris avait connu si Parisien, finit plus Hongrois que la Hongrie, comme Chopin avait été plus Polonais que la Pologne.

Ce fut une longue carrière et bien remplie. La vie de Liszt ressemble à ce « csardas obstiné » qui est le titre d’une de ses compositions dernières.

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 23 octobre 1911.

 

 

 

 

 

 

 

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