La mort d’un poète

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JAI déjà assisté, pour mon malheur, à un trop grand nombre de funérailles et j’ai conduit à leur dernière demeure bien des hommes de diverses professions. La mienne étant d’écrire, il m’est agréable de constater qu’on n’enterre pas de la même manière un épicier et un écrivain. Non pas que le moindre préjugé m’anime contre l’honorable corporation épicière. Le premier épicier fut celui qui alla ravir les épices aux Indes lointaines. Ce fut une sorte de conquistador. Depuis, on a vu sans doute des épiciers pareils à celui dont Barrès parlait à la Chambre l’autre jour, et qui mettent l’intelligence et l’art au-dessous de la plus vile marchandise de leur magasin. Ceux-là s’appliquent à renforcer le poncif de Murger et de Paul de Kock, qui faisait de l’épicier un philistin renforcé. Mais il y a des épiciers de toute sorte, des épiciers hommes de goût, des épiciers sensibles et délicats, des épiciers beaucoup moins épiciers que certains « artistes ». Quand je disais tout à l’heure qu’on n’enterrait pas un écrivain français comme on enterre un épicier, je le prenais en ce sens qu’une atmosphère spéciale, suprême récompense, entoure les funérailles de tous ceux qui, de leur vivant, ont eu du désintéressement dans l’esprit. Les Italiens parlent du bel morire qui honore toute la vie d’un homme. Si une belle mort rachète toutes les faiblesses passées, combien une vie sans tache aide encore mieux à donner un « beau mourir » ! Nous nous disions cela avant-hier aux obsèques de ce pauvre René-Marc Ferry, qui n’a littéralement vécu que pour les idées qu’il aimait et qui, sans y penser, de la façon la plus naturelle du monde, a négligé tout le reste.

Il n’y avait pas, autour de son cercueil, la foule qui accompagne la fin des longues carrières. Ferry était jeune encore, et c’étaient des amis dont Socrate se contentait que sa maison fût pleine qui entouraient son cercueil dans la petite cour d’une maison tristement moderne : car un artiste porte et entretient ses rêves dans la moins pittoresque des « boîtes à loyers ». Nous avons pu voir vendredi M. Prudhomme, M. Cardinal et M. Vautour s’enfuir d’un « immeuble » où ils étaient tout à fait chez eux, pour laisser la place à quelques intruses qui s’appelaient de la générosité, de la poésie, des idées et que le souvenir de René-Marc Ferry introduisait là, victorieusement.

René-Marc Ferry, qui ne faisait la chasse ni à l’argent, ni aux places, ni aux décorations, ni même aux honneurs généralement quelconques, aura pu, cependant, l’heure de sa mort venue, inspirer une jalousie légitime. Il y a eu, autour de son cercueil, cette palpitation qu’on ne sent qu’auprès de la dépouille des êtres d’élite. À la religieuse, au missionnaire, au soldat, au médecin, à tous ceux qui ont eu l’occasion de se dévouer à quelque chose qui soit au-dessus du niveau commun de l’humanité, revient ce privilège d’éveiller, au moment où ils disparaissent, de l’émotion et du respect. Après tant d’années où l’habitude du sacrifice l’a refoulé loin de tout ce que ses contemporains regardaient comme désirable et comme agréable, c’est l’heure où l’homme de bien prend sa revanche du mufle. Il en est de même pour ceux dont le désintéressement s’est appliqué aux idées et à l’art. Leur fonction sociale est réelle, quoique un économiste estime peu leur capacité de production et soit porté à les traiter de parasites. Ils servent à protéger des lieux sacrés, des temples, un nemus, contre l’envahissement de ce que Renan appelait la panbéotie.

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 1er décembre 1912.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net