Le naufrage

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL ne nous est encore parvenu qu’un très petit nombre de ces détails d’épouvante, d’héroïsme et de tragédie qui accompagnent toutes les grandes catastrophes et qui n’auront certainement pas fait défaut au naufrage du Titanic. Mais en attendant l’horreur dramatique que ne manquera pas d’apporter le récit des survivants, la télégraphie sans fil nous a déjà procuré plus d’un frisson. Ces signaux de détresse dans la nuit, cette précision scientifique que l’approche de la mort elle-même ne trouble pas, les mystérieux appareils n’émettant plus, à un moment donné, que des dépêches confuses, n’y a-t-il pas là comme une sorte de fantastique macabre digne d’Edgar Poe ?

On ne saurait manquer d’être frappé, en particulier, du très laconique et très tranquille « marconigramme » que le télégraphiste Philipps, durant les trois mortelles heures que le Titanic mit à couler, expédiait à ses parents pour les rassurer. « Aucun danger. Paquebot pratiquement insubmersible », mandait-il, imperturbable. Cet état d’esprit, il est certain qu’il aura régné jusqu’à la dernière minute, à bord du transatlantique en perdition. Puisse cette belle confiance avoir agi à la manière d’un anesthésique et jeté un voile d’illusion sur l’horreur des agonies !

C’est pour autre chose que j’aime, dans sa concision marconigraphique, l’expression dont s’est servi l’opérateur Philipps. « Pratiquement insubmersible » est un mot beau comme l’antique quand il est prononcé à bord d’un navire qui va s’engloutir quelques minutes plus tard par trois mille mètres de fond. Insubmersible, le Titanic ne l’était pourtant que théoriquement, et la pratique a bien montré comme la théorie était fragile. Mais qu’est-ce qu’il en savait, l’opérateur Philipps, que son paquebot fût insubmersible ? Absolument rien, sans doute. Ou du moins rien autre chose que ce qu’on lui en avait dit, et qu’il répétait de confiance, comme les passagers instruits des premières, comme les émigrants des troisièmes...

Et il faut bien que cela soit. Il faut bien que nous croyions sur parole un très grand nombre de gens, constructeurs de bateaux, savants, médecins ou astronomes, qui nous affirment telles ou telles choses, démontrables peut-être, mais dont l’immense majorité des hommes est incapable de se procurer ou d’entendre la démonstration. C’est-à-dire, qu’en somme, la science n’a pas aboli la croyance. Au contraire, elle la nécessite autant que jamais. Le genre humain, dans notre siècle de mécanique, vit sur un fond de crédulité aussi solide qu’en aucun temps. Le Titanic « pratiquement insubmersible » ! Cette petite phrase prouve que Philipps et ses compagnons d’infortune sont morts au milieu d’une absence d’esprit critique merveilleuse.

Notez bien que nous vivons tous ou presque tous dans les mêmes conditions. Nous tenons en général pour « pratiquement » irréalisables toutes sortes d’accidents ou de malheurs, qui rôdent cependant sans relâche autour de nous. À combien de personnes n’avez-vous pas entendu dire que la guerre était devenue « pratiquement » impossible de nos jours ? Et quand on émet l’hypothèse d’une nouvelle Révolution, d’une nouvelle Terreur, d’une nouvelle Commune, combien de gens haussent les épaules et soutiennent qu’aujourd’hui on ne peut plus, pratiquement, revoir de pareilles horreurs. Les guerres, cependant, nous les voyons éclater, en Europe même, aussi fréquentes que jadis quand ce n’est pas davantage, et plus meurtrières souvent. Quant aux guerres civiles, au retour des grandes tueries, à la facilité à verser le sang, aux exécutions sommaires, vous n’avez qu’à penser un instant aux exploits de Bonnot et de Garnier1 et aux dispositions que nos foules montrent pour le lynchage... Et vous ne serez pas rassurés, moins rassurés en tout cas que le télégraphiste Philipps dans sa cabine du Titanic.

Je ne sais si M. W.-T. Stead, le célèbre fondateur de magazines, qui est parmi les victimes du naufrage, croyait, lui aussi, à l’impossibilité pratique de la submersion. Mais ce que je sais bien, c’est que M. W.-T. Stead, comme tout radical progressiste qui se respecte, croyait fermement aux esprits et qu’il évoquait dans son salon avec familiarité les grands hommes défunts. Or, à quoi cela sert-il, je vous le demande, d’être spirite et d’avoir commerce avec l’au-delà, si nos amis de l’autre monde ne nous avertissent même pas des catastrophes ! Au moins la fable nous dit que, dans une circonstance pareille, Simonide fut préservé par ses dieux. M. W.-T. Stead n’aura pas été sauvé par les siens. C’est un coup pour le spiritisme. Nous le regrettons d’autant plus que si M. W.-T. Stead, journaliste excellent, eût échappé au naufrage du Titanic, il en eût fait un reportage d’une valeur exceptionnelle. À moins que l’on ne considère que ce n’est pas une si fâcheuse destinée, pour un roi de la presse, de périr victime d’un aussi tragique fait divers.

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 18 avril 1912.

 

 

 

 

 

1. Bandits qui, dans les premiers mois de 1912, commirent de nombreux assassinats. Ils opéraient en automobile, déjouèrent longtemps les recherches de la police, et furent abattus par elle après des sièges en règle. (Note de l’éditeur.)

 

 

 

 

 

 

 

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