Un réveilleur d’âmes au XVIIe siècle :

l’Alsacien Spener

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BARBIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si haut perchées que soient, sur les corniches du Palais de l’Université de Strasbourg, les statues de certaines célébrités qui, à travers les âges, ont illustré les sciences, les lettres et les arts, le droit, la philosophie ou la théologie, il est sans doute peu de passants qui, une fois ou l’autre, ne leur jettent un regard, et nombreux, je le crains, sont ceux qui, lisant ce nom : Spener, gravé sur un des socles, s’aperçoivent qu’il n’éveille aucun écho en leur esprit. La providence des mémoires défaillantes – l’un des grands Larousse – leur apprendrait, s’ils y avaient recours, que le personnage en question fut « le fondateur » – on dit communément : « le père » – « du piétisme ».

Mais encore, qu’est-ce que le piétisme ? Le mot fit son apparition à Francfort, vers 1674, – et comme sobriquet, alors que pourtant il désigne un puissant mouvement rénovateur de la piété protestante en Allemagne au XVIIe siècle, dont l’influence devait même s’étendre au-delà des frontières de ce pays. Il n’est pas sans intérêt de signaler – on a généralement omis de faire ce rapprochement – qu’à la même époque se produisit en France ce que M. Georges Goyau a appelé « Le Renouveau catholique par l’exemple français ». Si l’on a fait ici une place à Spener, c’est que Spener était Alsacien et que c’est dans l’âme de cet enfant de l’Alsace, d’une vive sensibilité alliée à une grande timidité native, et d’une délicate constitution, – qui évoquent le souvenir de Calvin, – qu’a jailli la source limpide et pure d’une piété personnelle, vivante et vivifiante, qui devait, en effet, revivifier la piété d’un protestantisme figé dans ses formules scolastiques, et faire de nouveau passer, comme dans le lit d’un torrent desséché, l’onde cristalline et fécondante de la foi, sans laquelle les croyances ne sont que d’inertes affirmations sans dynamisme 1.

Car tel était bien le caractère du protestantisme allemand au XVIIe siècle : Formalisme stérile. La Réforme du XVIe siècle avait été un « retour à la Bible » considérée comme l’inspiratrice et la norme de la foi, et cette étude directe du texte sacré impliquait le principe du libre examen. Il est cependant compréhensible que les théologiens, pour répondre au reproche d’abandonner l’interprétation des Livres Saints à l’arbitraire de l’individu, se soient employés à extraire de ceux-ci une nouvelle « dogmatique », et tant que cet enseignement doctrinal restait en contact avec eux, quelque chose de leur complexité et de leur richesse animait cet enseignement d’un vie concrète. Mais le temps vint où le contact fut rompu, où les « Livres Symboliques » (recueils dogmatiques) furent d’abord mis sur le même rang que la Bible, et, finalement, lui furent substitués. La dogmatique, dès lors, tint sous sa dépendance toutes les autres disciplines théologiques ; l’instruction catéchétique devint du pur scolasticisme moyenâgeux ; la prédication consista en discours dont la sécheresse et la froideur le disputaient à l’âpreté de la polémique, à la méconnaissance des besoins proprement religieux des âmes et à l’oubli de l’influence qu’elle doit exercer sur la vie quotidienne. « Le XVIIe siècle, a-t-on dit non sans raison, est le moyen âge des Églises évangéliques de l’Allemagne, l’époque de la scolastique protestante. » Une telle conception devait entraîner des divisions, accentuer l’opposition entre Luthériens et Réformés, par exemple, et créer comme une sorte de divorce entre la religion et la vie, conduire à une dévotion pharisaïque. Aussi, malgré le respect dont jouissait universellement la religion, le niveau moral de la société était des plus bas. Ajoutons que l’Église étant gouvernée dans chaque État par le souverain, elle ne possédait plus l’indépendance à l’égard du pouvoir temporel. « La vie chrétienne semblait sur le point de disparaître ; l’Église allait mourir, et mourir orthodoxe, munie d’une Confession de foi évangélique et d’une dogmatique irréprochable », a pu écrire l’un des hommes les plus étrangers à l’esprit de parti qu’il m’ait été donné de connaître, et d’un jugement aussi pondéré qu’indépendant et pénétrant : Félix Bovet.

 

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Or, « la vie chrétienne » ne « disparut » pas ; « l’Église » ne « mourut » pas : le salut vint d’Alsace, en la personne de Philippe-Jacques Spener, né à Ribeauvillé le 25 janvier (le 13, d’après le calendrier Julien) 1635.

Francfort, Dresde, Berlin furent successivement les trois centres de son activité, après son court ministère (1663-66) de Freiprediger, « prédicateur suppléant » (sans paroisse), à Strasbourg.

Ce n’est pas sans avoir hésité pendant un an qu’il avait fini par accepter l’appel du Sénat de la Ville de Francfort, au poste de Senior, de doyen du corps pastoral qui, unanimement, avait approuvé ce choix. En août 1664, il avait coiffé le bonnet de docteur en théologie de l’Université de Strasbourg, qui n’aurait pas tardé à lui offrir une chaire. Il lui en coûtait de quitter la ville où il avait noué de nombreuses et précieuses amitiés et où il s’était lié à une famille des plus considérées par son mariage avec une des filles – Suzanne – de Jean-Jacques Ehrhard, membre du Conseil des XIII, qui fut la plus parfaite épouse et collaboratrice et ne lui donna pas moins de onze enfants (il se maria le jour même de sa « promotion » de docteur ; on trouvera le récit de ces deux cérémonies dans notre brochure indiquée plus haut). Ce qui, toutefois avait retardé sa décision, c’est la scrupuleuse conscience qu’il mettait en toutes choses : il redoutait d’obéir, sans le vouloir, à des mobiles d’intérêt personnel ; c’est aussi sa timidité qui lui faisait craindre de se trouver, jeune encore, revêtu d’une charge de cette importance, et, – chose curieuse, quand on sait ce que fut dès lors son ministère, – d’avoir à s’occuper de la cure d’âme (dont il était déchargé à Strasbourg).

Dès son arrivée dans la ville du Mein, Spener fut frappé du caractère formaliste de la piété, tel que nous l’avons dépeint. Mais devinant, cependant, les aspirations religieuses de beaucoup de ses paroissiens, il se mit aussitôt résolument à l’œuvre. Particulièrement doué pour l’enseignement, il commença par apporter tous ses soins à l’instruction religieuse de la jeunesse. Il se chargea lui-même des « services catéchétiques », qu’on abandonnait alors généralement à un pasteur auxiliaire, voire même à un candidat en théologie. Des adultes se joignirent aux catéchumènes. Il introduisit la cérémonie de la Confirmation, tombée en désuétude, mais pratiquée encore dans le pays voisin de Hesse, où son institution remontait à son compatriote le Réformateur strasbourgeois Bucer. Puis, estimant avoir gagné l’entière confiance des fidèles, il crut pouvoir, dans une prédication, opposer à la vanité du christianisme formaliste et stérile d’alors la nécessité de la consécration personnelle à Dieu, de la foi vivante et agissante. Ce sermon « incisif » eut pour effet d’opérer un triage parmi ses ouailles : les uns crièrent au scandale ; d’autres, repris dans leur conscience, et trouvant dans les paroles du pasteur la réponse à leurs préoccupations, lui exprimèrent le désir de se réunir sous sa direction pour s’entretenir de sujets religieux. Ce fut l’origine des fameux Collegia pietatis, « Réunions pieuses », nous dirions aujourd’hui : « Réunions d’édification ». Les heureux effets de ces Collegia ne se firent pas attendre : ce fut, dans la ville, un vrai « Réveil religieux ». Mais la puissance du mouvement ne laissa pas d’inquiéter les milieux officiels. Spener eut à faire face à de violentes critiques, favorisées par l’esprit de séparatisme de certains de ses adeptes à l’égard de l’Église, – esprit qu’il condamnait, mais auquel une fausse interprétation de sa doctrine du Sacerdoce Universel, en réaction contre l’autorité despotique des princes et du clergé, pouvait prêter appui. Il avait, pourtant, exposé ses propres idées dans la Préface que lui avait demandée un libraire de Francfort pour une nouvelle édition du « Véritable Christianisme » de Jean Arndt, qu’il avait intitulée : « Pia desideria », et qu’il publia ensuite à part, sur les instances de ses amis, sous ce titre plus complet : « Pieux désirs ou Vœux sincères pour l’amélioration de la véritable Église évangélique, suivis de quelques propositions pour atteindre ce but ». Ce petit livre eut un grand retentissement et dans de nombreuses villes d’Allemagne on s’empressa d’organiser des Collegia et des exercices catéchétiques à la manière de Spener.

Quelques années plus tard, l’Électeur de Saxe, Jean-Georges, lui offrait « la charge la plus éminente de l’Église luthérienne », celle de prédicateur de la Cour, qui comprenait celles de confesseur du prince, de conseiller ecclésiastique et de membre du Consistoire Supérieur de Dresde. Sa timidité reprenant le dessus, il déclina cette offre flatteuse. À peine était-il rétabli d’une longue maladie que l’Électeur – c’était une troisième démarche – priait, par lettre autographe, le Sénat de Francfort, de lui céder le pieux prédicateur. Tout en appliquant les principes inspirateurs et directeurs de son ministère francfortois, Spener tint compte des expériences faites et de la différence des milieux. C’est ainsi qu’il renonça à constituer des Collegia, mais il inaugura des Exercices catéchétiques pour la jeunesse, à laquelle se joignirent bientôt des adultes. L’exemple ayant été suivi par de nombreuses paroisses de campagne, l’Électeur fut amené à les rendre obligatoires partout. Mais les pasteurs de Dresde prirent ombrage de cette activité. Presque partout, du reste, une sourde opposition se faisait sentir contre le piétisme. L’Université de Leipzig donna le signal de la lutte ouverte. De volumineux dossiers d’accusation furent envoyés aux autorités. Spener répondit avec sa modestie, sa dignité et son calme habituels. Ses adversaires avaient d’autant plus d’assurance et d’audace qu’ils n’ignoraient pas que les rapports du pasteur avec l’Électeur s’étaient modifiés et que la situation était même tendue. La cour de Jean-Georges était l’une des plus dissolues de l’époque, et le souverain donnait le ton. Il commença par interdire « sous peine d’amende et de prison » les réunions privées, puis, poussé par certains de ses courtisans, il résolut de se débarrasser de son chapelain.

Providentiellement, Spener recevait, au même moment, vocation de l’Électeur de Brandebourg, Frédéric III (le futur Frédéric Ier de Prusse). Le 14 juin 1691, il était installé dans ses nouvelles fonctions de premier pasteur de l’Église Saint-Nicolas, à Berlin, inspecteur ecclésiastique et membre du Consistoire Supérieur. Accueilli avec respect et bienveillance par le corps pastoral, il put librement organiser, à sa guise, les exercices catéchétiques et des réunions bibliques d’exégèse pratique spécialement destinées aux étudiants en théologie. Mais l’évènement capital de son ministère berlinois fut la création de la Faculté de théologie de Halle, dont le chargea l’Électeur, pour contrebalancer l’influence du luthéranisme étroit et intolérant des Facultés de Wittemberg et de Leipzig. C’était la consécration même du piétisme. Spener appela comme professeurs ses disciples Francke, Anton, et d’autres, et désormais ces trois noms, spénériens, piétistes et halliens, furent employés l’un pour l’autre. Mais les Facultés qui revendiquaient le titre d’Orthodoxes et accusaient les théologiens piétistes d’hérésie reprirent la lutte, qui fut aggravée par les désordres que provoquèrent en plusieurs régions des fanatiques et des visionnaires, dont les égarements ne pouvaient cependant être imputés à Spener, qui les répudiait et les condamnait ouvertement.

Il était dans sa soixante-dixième année quand la maladie l’obligea à suspendre toute activité. Croyant sa fin prochaine, lui, luthérien, – et ceci montre bien sa largeur d’esprit en un temps où l’étroitesse et l’intolérance étaient prisées à l’égal des plus hautes vertus, – il se fit lire, par son ami le baron de Canstein, Les dernières heures du théologien réformé Rivet, dont il aimait à répéter la parole : « En dix jours de maladie, j’ai appris plus de vraie théologie qu’en cinquante années d’études. » Ce n’est toutefois que huit mois plus tard, le dimanche matin 5 février 1705, qu’il ferma les yeux à la lumière de ce monde, pour les rouvrir aux clartés éternelles de l’Au-delà, tandis que la musique aérienne des cloches de son église Saint-Nicolas appelait ses paroissiens au service divin.

 

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Il importerait maintenant de mettre en relief le caractère et l’importance du mouvement créé par Spener. Les limites imposées à cette étude nous contraignent à la brièveté. Spener a fait œuvre de pasteur plus que de théologien. Son but fut essentiellement pratique. Ce ne fut pas un « penseur », encore moins un « philosophe » créant un « système » aux jointures bien agencées et bien articulées. Il attachait peu d’importance à « la forme » à « l’expression » de la doctrine, cherchant pour lui-même et invitant les autres à y chercher et à en extraire l’aliment spirituel qu’elle contient, ne la séparant, du reste, jamais de l’Écriture-Sainte. La formule dogmatique n’est-elle pas comparable à la conduite d’eau, qui a son utilité, mais qui ne servirait à rien si l’eau n’y circulait pas ? Et, dans le cas particulier, cette onde est celle qui jaillit de la Bible. Il renouait ainsi le lien de la vraie tradition protestante, qui, elle-même, tirait son origine du Christianisme primitif, et, comme cela arrive souvent, parce qu’il rejoignait la ligne tracée par le passé, il se trouvait être un novateur, pour la bonne raison que la Vérité est éternelle et par conséquent d’une perpétuelle jeunesse, et que le plus sûr moyen de « faire du neuf », c’est, à certaines époques, d’abandonner les chemins de l’erreur pour simplement revenir dans la voie droite de l’immuable Vérité.

Spener restera toujours un bienfaisant inspirateur, en rappelant que le vrai domaine du Christianisme n’est pas la « raison pure », la « raison raisonnante », mais la conscience, et que la foi ne consiste pas dans une simple adhésion de l’esprit à un certain nombre de formules doctrinales, qu’elle est un acte personnel – intelligent, certes, réfléchi, raisonné et raisonnable – de l’être intime en ce qu’il a de plus profond, de confiance, d’amour et de consécration, qui produit et entretient la vie qui seule mérite le nom de chrétienne.

Et il est aussi un novateur en même temps qu’un précurseur de notre époque, en insistant sur l’application du principe du « Sacerdoce Universel », c’est-à-dire de la participation des laïques à l’administration et à la vie de l’Église, d’une part, et, d’autre part, en opposant à l’exclusivisme sectaire le rapprochement non seulement des Luthériens et des Réformés (on l’accusa de « cryptocalvinisme »), mais de toutes les Confessions chrétiennes, pour la réalisation de la « Communion des Saints ».

Novateur encore, initiateur, du moins par l’intermédiaire de ses disciples directs et des héritiers de son esprit : le baron de Canstein, créateur de la première Société Biblique pour la diffusion des Saintes-Écritures ; son filleul le comte de Zinzendorf, fondateur de L’Unité des Frères (Moraves), – cette Brüdergemeine, « expression, a-t-on dit, la plus fidèle du piétisme », qui donna une impulsion nouvelle à la Mission chez les païens.

On pourrait dire novateur et précurseur de ce qu’on appelle de nos jours le Christianisme Social, car c’est le piétisme qui inaugura l’œuvre de la Mission intérieure par la fondation d’une quantité d’établissements de bienfaisance, d’éducation chrétienne et de relèvement moral, d’orphelinats, au premier rang desquels les institutions de celui qui fut vraiment son fils spirituel : Hermann Francke, à Halle.

Mais le renouveau religieux dont il était l’artisan, ce réveil de la piété dans les âmes, devait forcément avoir sa répercussion en dehors du domaine pratique, dans celui de la théologie proprement dite. Ce fut là aussi un renouveau dans toutes les disciplines : théologie pratique (homilétique, catéchétique, cure d’âme), cela va de soi ; exégèse et critique sacrée, délivrées de la tutelle dogmatique ; théologie systématique se dégageant du scolasticisme : histoire ecclésiastique même, alors esclave des traditions conservées dans les Centuries de Magdebourg.

Il n’est pas jusqu’à la poésie sacrée et la musique religieuse (nous pensons à Bach et à Haendel) qui n’aient bénéficié de ce courant de vie nouvelle.

Délimiter la sphère de rayonnement de ce puissant mouvement n’est pas chose facile. Cette influence ne se cantonna pas en Allemagne, où elle se manifesta surtout dans la Souabe, les contrées rhénanes, le centre et le nord (mais dans cette dernière région elle décrût à partir de 1750), au sein non seulement des Églises luthériennes, mais aussi des Églises Réformées ; elle s’étendit au-delà des frontières, dans les provinces baltiques et en Scandinavie (à la cour de Christian IV de Danemark, par exemple), dans les îles Britanniques, en Suisse, en France, –particulièrement grâce aux évangélistes moraves, dans le Languedoc et les Cévennes, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Montauban, Bordeaux, la Saintonge et le Poitou.

L’Alsace, par contre, d’où venait le fondateur du piétisme, se montra plutôt réfractaire.

Nous avons dit un mot du Comte de Zinzendorf, mais dans le domaine purement théologique, qui sait si Schleiermacher eut été ce qu’il fut et aurait eu la même audience parmi ses contemporains si Spener n’avait pas existé ? Toujours est-il que la piété de son père et de sa mère était d’inspiration morave ; qu’il passa quatre ans dans des instituts d’éducation moraves ; qu’il fut étudiant, puis professeur à Halle (avant de l’être à Berlin). Est-ce un effet du hasard que sur la corniche du Palais de l’Université de Strasbourg, juste à côté de la statue de Spener, se dresse celle de Schleiermacher ? Si oui, le hasard, une fois de plus, a bien fait les choses ; et si ce rapprochement est volontaire, ceux qui en ont eu l’idée ont été heureusement inspirés.

Telle fut l’œuvre de Spener et son rayonnement, et encore n’avons-nous donné de ce dernier qu’un aperçu. Peut-être même fut-il plus étendu qu’on ne le dit d’ordinaire, car on ne s’en tient qu’à des faits précis, catalogués. Mais comment repérer les secrets cheminements dans les âmes de la pensée animatrice d’un vaste mouvement spirituel collectif, qui ne connaît aucune frontière d’aucune sorte, et dont, parfois, les adversaires mêmes sont, à leur insu, débiteurs ? Secrets cheminements qui aboutissent, ici et là, à ce qu’on appelle en hydrographie des résurgences : on croit avoir affaire, en certains cas, à des sources primitives, à des jaillissements de sentiment et de pensée absolument originaux, et ce n’est là que la « réapparition » d’un courant d’eau, d’un courant de vie, mais on ne s’en doute pas...

 

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C’est donc à l’Alsace, à l’un de ses enfants que le protestantisme allemand du XVIIe siècle est redevable de ce renouveau religieux qui a libéré le flot de vie intérieur contenu jusque-là, mis en mouvement la sève, les forces cachées de l’âme, qui, désormais, librement, s’épanouit !

Certes, Spener avait eu des devanciers. Il est bien rare qu’un mouvement de cette nature ne soit pas préparé de longue date. Nombre d’âmes souffraient d’un intime malaise causé par la sécheresse autant que par le formalisme pharisaïque de l’orthodoxie et aspiraient à autre chose. Et les pasteurs et les théologiens, malgré tout, ne manquaient pas, qui s’efforçaient de remettre en valeur l’autorité normative des Écritures, ou qui tentaient (on appelait ceux-ci « syncrétistes ») le rapprochement des diverses confessions, ou qui opposaient (c’étaient les « mystiques ») à la croyance inerte et stérile la foi vivante et agissante. « Quand les temps sont accomplis », grâce à une telle préparation, qu’alors une forte personnalité – même timide, modeste et réservée comme Spener – apparaisse, et la « cristallisation » se produit.

Parmi ces prédécesseurs qui exercèrent sur lui une influence décisive, dès sa jeunesse, dès son enfance même, il faut mentionner les Anglo-Saxons Sonthom (anagramme, peut-être, de Thompson), Lewis Bayly (Louis Bayle, réfugié huguenot, chapelain de la femme du roi Jacques Ier), Dyke et Baxter, pour ne nous en tenir qu’aux principaux, dont les écrits traduits en allemand furent largement répandus en Alsace, comme l’étaient parmi les Réformés de France leurs traductions françaises. Sa prédilection allait cependant aux ouvrages de Jean Arndt, l’auteur du Vrai Christianisme et du Petit Jardin du Paradis, qui avait fait lui-même sa lecture familière de mystiques tels que saint Bernard et – ceci nous intéresse particulièrement – de Jean Tauler, le dominicain de Strasbourg, que Luther avait aussi beaucoup pratiqué. Il appelait Jean Arndt « le père des croyants » et poussait l’admiration jusqu’à déclarer : « Je mets Luther au premier rang, mais immédiatement après lui je place Jean Arndt, et encore ne sais-je pas si ses écrits ne sont pas destinés par Dieu à accomplir une œuvre aussi considérable que celle de Luther même. »

Toutefois, ce que j’aimerais faire ressortir en terminant, c’est ce que Spener doit en propre à l’Alsace, au milieu où il vit le jour.

Le milieu : cela signifie d’abord l’hérédité, – facteur qu’on ne peut négliger quand il s’agit d’analyser les « composants » d’une personnalité. Le « Père du piétisme » était né dans une famille où, de génération en génération, se transmettait, non par routine, mais par respect et attachement réfléchi, les traditions religieuses. Ses parents étaient tous deux d’origine strasbourgeoise. Le père était conseiller et archiviste du comte de Ribeaupierre, à Ribeauvillé ; la mère était fille de J.-J. Salzmann, bailli de Ribeauvillé et ultérieurement syndic de la ville libre impériale de Colmar. Le jeune Philippe-Jacques manifesta de bonne heure des dispositions religieuses innées, dont l’atmosphère du foyer paternel ne pouvait que favoriser et accélérer le développement et l’enrichissement. Dans son autobiographie, Spener nous apprend que « dès sa naissance ses parents l’avaient, dans leur cœur, consacré au service du Seigneur ». L’ambiance même dans laquelle il vivait, en dehors du cercle familial, contribuait à l’entretien de ces heureuses dispositions : on était pieux à la cour des Ribeaupierre, jusqu’à l’austérité (comme au foyer paternel), – austérité qui devint sienne et dont il ne se départit jamais. Deux personnes doivent être mentionnées ici pour la part qu’elles eurent dans sa formation intellectuelle et spirituelle : sa marraine, la comtesse Agathe de Ribeaupierre, « parée de toutes les vertus féminines chrétiennes », et son futur beau-frère, le chapelain du château, Joachim Stoll, à qui il rendra ce témoignage (oubliant peut-être un peu, ce jour-là, le rôle de ses parents et des livres de Jean Arndt dans sa vocation) : « C’est lui qui alluma en moi les premières étincelles d’un vrai christianisme et dirigea mes études vers le vrai but. » Je ne signale que pour mémoire son court passage au gymnase de Colmar, et j’en viens à ses années d’étudiant à Strasbourg 2.

Quand on connaît le caractère propre de son œuvre ultérieure, il n’est pas difficile de discerner ici l’origine de certains de ses éléments constitutifs.

En effet, contrairement à ce qui se passait dans les universités allemandes, où tout l’enseignement théologique était subordonné au dogme, l’étude directe de la Bible, depuis la Réforme, était toujours restée en honneur à la Faculté de Strasbourg. Spener y eut pour maîtres les deux Schmidt, Jean et Sébastien, et Jean-Conrad Dannhauer ; ce dernier occupe un des premiers rangs parmi les théologiens protestants du XVIIe siècle. Son catéchisme, publié sous le titre : Katechismusmilch (allusion, sans doute, à la parole de Saint Paul : « Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, que vous n’auriez pu supporter », I Cor. III, 2) jouit d’une grande popularité, et – ceci mérite attention – la terminologie de sa « Dogmatique » intitulée Hodosophia est toute mystique. Ajoutons que Jean Schmidt et Dannhauer furent, en même temps que professeurs, des prédicateurs éminents, chacun dans son genre : le premier, qu’on surnomma « le Chrysostome strasbourgeois », alliait l’onction à la force ; le second, dont la manière rappelait celle de Geiler de Kaysersberg, retenait l’attention par son interprétation pratique des textes bibliques (n’est-ce pas ainsi que procéda plus tard Spener ?), par son sens psychologique et son style imagé, pittoresque, illustré de comparaisons et d’anecdotes.

D’une façon générale, on peut dire que, malgré la réaction du luthéranisme strict, dont Marbach fut l’un des chefs, l’Église protestante d’Alsace n’était pas tombée dans le formalisme où s’étaient enlisées les Églises d’Outre-Rhin. Et tandis que celles-ci professaient d’une manière presque exclusive le principe de la justification par la foi, on ne le séparait pas, en Alsace, de la nécessité de la régénération et de la sanctification. C’était comme un prolongement de l’action spirituelle de Bucer, en dépit de l’apparente défaite du Réformateur. Et, dans ce sens, Spener est bien un des héritiers de la pensée de Bucer (peut-être l’a-t-il été, en une certaine mesure, inconsciemment). On n’a pas jusqu’ici suffisamment insisté sur ce fait. Il y aurait un parallèle intéressant à établir entre les affirmations de l’un et de l’autre. D’ailleurs, lorsque le fondateur des Collegia pietatis eut à les défendre, il publia, pour les justifier – c’était en 1691 – un opuscule inédit du Réformateur strasbourgeois relatif à la Christliche Gemeinschaft (« Communauté chrétienne ») qu’il avait fondée en 1547. L’authenticité de cet écrit (il en existe d’autres – analogues) mise en doute par Grunberg, ne fait plus question depuis les travaux de G. Anrich et de Bellardi sur ce sujet. Nous ne prétendons pas que Spener ait songé à « copier » Bucer quand il organisa les Collegia (l’idée lui en fut, du reste, suggérée, nous l’avons dit, par certains de ses paroissiens, et on l’oublie généralement), mais ce rapprochement révèle une parenté d’esprit telle qu’elle vaut qu’on s’y arrête. Cette parenté d’esprit s’affirme aussi par le souci commun à tous deux de sauvegarder l’autonomie de l’Église, en présentant la doctrine du Sacerdoce Universel comme l’expression non pas seulement d’un droit à revendiquer et maintenir, mais d’un devoir à remplir ; l’esprit de conciliation et d’entente, – qui, lui, s’était fortement atténué à Strasbourg également au cours du XVIIe siècle, – et le désir d’un rapprochement, sinon d’une « union », au moins entre les deux confessions luthérienne et réformée, dont l’un et l’autre furent animés.

Il y aurait lieu, pour être à peu près complet, de faire encore intervenir, dans la formation spirituelle de Spener, les relations qu’il eut lors d’un séjour à Genève, avec Antoine Léger et surtout avec le mystique Jean Labadie, qui avait un grand renom d’éloquence, et qui, ayant quitté la Suisse, fonda en Hollande des conventicules, en marge de l’Église établie.

Mais ce que fut et ce que fit Spener, il le dut essentiellement au milieu alsacien dont il était issu, – à la réserve du pouvoir déterminant de ce qui constitue l’élément irréductible – « L’esprit souffle où il veut » – de toute vraie personnalité.

 

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On peut s’étonner qu’il soit si oublié de nos jours. Alors que le deuxième centenaire de sa naissance avait donné lieu à d’imposantes cérémonies (comme aussi le deuxième de sa mort), le troisième a passé presque inaperçu. Cela s’explique par deux causes principales, j’allais dire deux mésaventures : l’une, dont il fut la victime, de son vivant déjà, de la part d’adeptes et de disciples inconsidérés et impondérés, qui trahirent sa pensée et ses intentions, versant dans le séparatisme non seulement à l’égard de la société en général, mais de l’Église même, dans un mysticisme fade et inconsistant, dans un légalisme minutieux et pharisaïque, et dans le fanatisme, qui les rendirent souvent, disons le mot, antipathiques à la grande masse, et dont la mémoire de Spener eut à souffrir. L’autre cause de cet oubli tient à lui-même. Il a beaucoup écrit (123 volumes de théologie, de morale et d’histoire, sans parler du reste...). Mais n’est pas écrivain qui veut. Il ne suffit pas d’écrire – c’est-à-dire d’exprimer sa pensée en phrases mises bout à bout – pour être écrivain : il faut posséder le sens de la forme, – sens du style, qui est l’art d’assembler les mots et les phrases, et sens de la composition qui est l’art de grouper en les coordonnant dans de justes proportions les diverses parties d’un discours ou d’un ouvrage quelconque. Or cela présuppose un don initial que rien, – pas même la plus scrupuleuse correction, – ne remplace quand il fait défaut (et il manque à Spener) et que la discipline constante de l’esprit et le travail ne font que mettre en œuvre et amener à maturation. Si la rhétorique creuse n’a pas de lendemain, l’idée sans la « forme » n’a pas plus d’avenir. Le style seul est insuffisant pour faire vivre une œuvre, mais une œuvre, pour subsister, ne peut se passer de lui.

Cela dit il serait souhaitable que dans son pays d’origine, l’Alsace, son nom tout au moins fût mieux connu et qu’il fût vénéré comme il mérite de l’être. Strasbourg ne l’a donné à aucune de ses rues : voilà une omission à réparer. Et pourquoi donc une modeste plaque apposée sur la façade de la maison qui porte aujourd’hui le numéro 5 de la rue des Hallebardes ne rappellerait-elle pas, en unissant à son nom celui de sa vaillante et pieuse épouse et collaboratrice Suzanne Erhard, qu’il habita cette vieille demeure patricienne ?

 

 

Henry BARBIER,

Docteur en Théologie.

 

Paru dans L’Alsace française en 1939.

 

 

 

 



1 Nous avons renoncé aux « notes et références », et comme « bibliographie », nous nous bornons à mentionner : Jules Rathgeber : Spener et le Réveil religieux de son époque (1635-1705). – Paris 1868 ; Paul Grunberg : Philipp Jakob Spener. – Göttingen, 3 volumes : 1893 ; 1905 ; 1906 ; et notre étude : Henry Barbier : Une figure alsacienne du XVIIe siècle : Philippe Jacques Spener. – Les années d’Alsace : Ribeauvillé, Colmar, Strasbourg. – Éditions « Fides », 19, rue des Francs-Bourgeois, Strasbourg, 1936.

2 Pour tout ce qui concerne son enfance, son adolescence, sa jeunesse et son ministère à Strasbourg, nous renvoyons à notre brochure citée au début de cet article, dans laquelle nous avons essayé de faire revivre Spener dans son milieu ; on y trouvera quelques détails pittoresques relatifs à la « Cour de Ribeauvillé » et à la vie universitaire strasbourgeoise de l’époque ; on y verra aussi que l’année 1651 donnée par Spener même et reproduite fidèlement par tous ses biographes, comme celle de son arrivée à Strasbourg et de son inscription à « l’Université », est inexacte : nous avons retrouvé aux Archives municipales, écrite de la main même de Spener, dans le registre des immatriculations la date : 11 septembre 1648.

 

 

 

 

 

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