Sainte Thérèse

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules Amédée BARBEY D’AUREVILLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Quand les contrastes crient, ils sont mieux entendus. Ce n’est pas sans dessein que nous rapprochons les Lettres portugaises de la traduction des Œuvres complètes de sainte Thérèse. Certes ! nous sommes trop catholique, nous connaissons trop le respect qu’on doit à une sainte dont les pieds transfigurés posent actuellement sur nos autels, pour risquer une opposition inconvenante entre la grande mystique de l’Espagne et cette nonne d’un comte Ory impossible, introduite au XVIIe siècle dans la légende dorée du scandale. Et, cependant, pourquoi ne le dirions-nous pas ? si les gens du monde, endoctrinés par les faux docteurs du cœur humain, ont vu la passion suprême dans les pages frelatées d’une religieuse de fantaisie, inventée plus ou moins pour les besoins d’un parti ou les intérêts de la vanité d’un homme, ils pourront du moins apprendre aussi dans ces œuvres de sainte Thérèse, traduites pour eux, ce que c’est qu’une vraie religieuse, et ils en pourront étudier le merveilleux idéal.

En France, où l’on a assez d’esprit pour se permettre l’ignorance, on parle quelquefois de sainte Thérèse, mais on ne la cannait pas, et les idées qu’on se fait de cet ange de la spiritualité sont assez confuses. Ôtez : Le malheureux ! il n’aime pas ! en parlant du démon, et un autre mot non moins superbe, cité par madame de Staël, le brillant phalène intellectuel qui allait, de plein vol, à la flamme, partout où elle était allumée, et vous n’avez plus de sainte Thérèse que le portrait presque populaire de Gérard, qui n’est-pas elle, mais un mensonge.

 

 

 

II

 

 

Il y a déjà quelque temps que l’abbé Marcel Bouix a traduit, avec un talent éclatant de fidélité, les œuvres complètes de sainte Thérèse, de cette femme qui eut deux génies, quand il n’en faut qu’un seul à un homme pour être immortel. Et cependant on peut se demander qui donc s’est occupé de cette publication parmi ceux-là même dont la fonction, dans la littérature contemporaine, est d’attacher à la tête des livres qui en valent la peiné les boulettes de la publicité. Malgré l’importance et la difficulté du travail de l’abbé Bouix, quelle est la plume, se croyant grave parmi toutes celles qui se croient amusantes, qui ait eu seulement le courage d’en toucher deux mots ? Quel critique enfin a signalé au public, d’une façon quelconque, l’existence d’une traduction qui met à sa portée une couvre littéraire comptée au premier rang dans la littérature espagnole, et qui, de plus, lui fait connaître une de ces  prodigieuses individualités, comme on dit maintenant, d’autant plus curieuse qu’elle est inexplicable à la sagacité purement humaine de l’Histoire, mais dont, pour cette raison peut-être, l’Histoire aime peu à s’occuper. Probablement, sur un tel sujet la Critique a pensé comme l’Histoire. Toujours est-il qu’elle s’est tue sur l’ouvrage de l’abbé Bouix, et qu’il est arrivé à la traduction des ouvres de  sainte Thérèse ce qui était arrivé à la traduction de La Somme de saint Thomas d’Aquin. Que voulez-vous dire, en effet, quand on n’en peut pas rire, du travail d’un jésuite sur une Sainte, cette Sainte-là fût-elle sainte Thérèse ?

Car, il faut en convenir, sainte Thérèse, par exception, n’a pas été frappée de l’impopularité dédaigneuse ou moqueuse dont sont frappés les autres Saints, dans ce siècle d’impertinentes lumières. On a même des bontés pour elle. Pourquoi ? Qui sait ! D’abord elle est d’Espagne. Nous nous soucions fort peu, il est vrai, de l’Espagne de saint Isidore de Séville, de saint Ignace de Loyola, de la terre catholique d’Isabelle et de Ximenès ; mais, en revanche, nous raffolons depuis trente ans de l’Espagne moresque, de l’Espagne des boléros, des fandangos, des basquines et des castagnettes, et c’est, ma foi ! un avantage, même pour une sainte, que d’être du pays de la marquise d’Amaegui.

Raillerie à part, d’ailleurs, sainte Thérèse, qui n’est guères connue en France, comme nous venons de le dire, que pour deux ou trois mots sublimes, exprime l’amour avec une telle flamme qu’elle a vaincu, avec ces deux ou trois mots, l’ironie du peuple le moins romanesque de la terre, et elle a eu pour lui le charme du romanesque ! Elle a été pour lui la personnification traditionnelle de l’amour, et en faveur du substantif on a excusé l’épithète. On lui a pardonné d’aimer Dieu, en faveur de l’amour ! Même Voltaire, qui a déshonoré Jeanne d’Arc, ne se serait pas moqué de sainte Thérèse. Même les sales historiens qui ont expliqué par de la pathologie l’héroïsme surnaturel de cette autre Sainte qui n’a encore été canonisée que par la patrie, n’auraient pas osé tacher cette pure lumière qu’on appelle sainte Thérèse. Même Renan, l’ennemi des Saints modernes, n’oserait pas soutenir que le bandeau de sainte Thérèse n’est pas vraiment une auréole. C’est ainsi que la Philosophie, si elle n’est pas charmée, est au moins gênée devant les yeux baissés de l’immaculée Carmélite, qui n’est pas seulement la gloire de l’Espagne, mais de la Chrétienté et de l’âme humaine, et aussi de l’esprit humain ; et c’est pourquoi, sans aucun doute, dans l’embarras où tant de gloire la jette, elle aime mieux se taire que parler.

Mais, nous, nous parlerons ! Sainte Thérèse, grâce à cette traduction de ses œuvres complètes, peut être maintenant aussi profondément connue du public français que jusqu’ici elle l’était peu ; et nous désirons qu’elle le soit. Or, si avec ces quelques mots toujours cités, quand on parlait d’elle, elle exerçait je ne sais quel irrésistible empire sur les imaginations les plus ennemies, que sera-ce quand on pourra lire et goûter tant d’écrits marqués à l’empreinte d’une âme infinie, de cette âme qui, sans en excepter personne dans l’histoire de l’esprit humain, – quand elle fut obligée d’écrire, soit pour se soulager d’elle-même, soit pour remplir un grand devoir, – fit tenir, dans les limites étouffantes d’une langue finie, le plus de son infinité ?

 

 

 

III

 

 

L’infinité ! Voilà, en effet, le caractère des œuvres de sainte Thérèse. Voilà, la marque distinctive et à part de ce talent qui n’est pas un talent, de ce génie qui n’est pas un génie, quoiqu’on lui donne ce nom pour l’exprimer, parce qu’il n’y a pas de nom au-dessus de ce nom. L’infinité ! Certainement, il y a de l’infini dans toute âme, mais il y est, et même dans les plus grandes, à l’état latent, mystérieux, sommeillant, comme l’Esprit sommeillait sur les eaux, tandis que dans l’âme de Thérèse l’infini déchire son mystère, se fait visible, et passe dans le langage où la pensée  déborde les mots.

Cette héroïne de la vie spirituelle est infinie d’intuition, de profondeur, de subtilité. Mais ne l’entendez pas dans le sens littéraire qui voudrait dire : excessivement intuitive, excessivement profonde, excessivement subtile. Vous vous tromperiez ! Elle est infinie, infinie dans le sens métaphysique. Elle est infinie comme, depuis elle, Pascal l’a été quelquefois dans quelques-unes de ses Pensées. Seulement, ce ne fut que quelquefois, et sainte Thérèse, c’est toujours ! Et ce n’est pas non plus toute la différence à mettre entre sainte Thérèse et Pascal. Pascal est infini dans le doute, dans l’anxiété, dans la crainte, et sainte Thérèse l’est dans la foi, dans l’amour et dans l’espérance ; et de même que l’espérance, l’amour et la foi sont au-dessus de la crainte, de l’anxiété et du doute, sainte Thérèse est au-dessus de Pascal !

Je sais bien que les littérateurs qui ne sont que littérateurs n’en conviendront pas, ni non plus le vulgaire des hommes ; mais c’est là la raison qui le prouve, au contraire, si l’on veut avec force y penser. Le scepticisme, l’inquiétude et la peur, qui firent pousser de si magnifiques cris d’aigle épouvanté à l’âme de Pascal, sont plus communs que la foi, l’amour et l’espérance, et les hommes sont faits ainsi qu’ils entendent mieux la voix qui les crie. Soumis à la loi qui régit les choses pesantes, les hommes sont plus près de tomber dans les gouffres d’obscurité qui sont en bas qu’ils ne sont capables de s’élancer aux gouffres de lumière qui sont en haut, et voilà, pourquoi sainte Thérèse, qui monta et ne descendit jamais, sainte Thérèse, la Ravie et la Ravissante, l’emporte sur Pascal, dans les œuvres que nous avons d’elle, autant qu’elle l’emporta dans sa vie sur le farouche Solitaire qui ne réussit pas à être un Saint.

Moins encore que Pascal, qui songeait peu à faire de la littérature lorsque dans ses Pensées il essayait de se faire de la foi, sainte Thérèse, dont la littérature espagnole a le très juste orgueil, n’était pas littéraire, et c’est pourquoi peut-être ce qu’elle nous a laissé est si beau ! Elle était une Sainte, mais c’était là son genre de génie. La sainteté ne se met à part de rien dans les créatures. Elle y envahit, elle y prend tout, pour peu qu’elle y entre. Elle prend le corps, le cœur, l’esprit, leur dresse un Thabor sous les pieds et les transfigure. Sans la Sainteté, que serait Thérèse ? Nous chercherions sans les trouver son esprit, son âme, et ce parfum d’un corps transfiguré, – comme son esprit et son âme, – ce parfum immortel qu’exhale encore ce qui nous reste d’elle, nous affirment ceux qui l’ont respiré.

 

 

 

IV

 

 

Et que disons-nous ? Nous ne les chercherions même pas. L’oubli l’eût dévorée. Elle n’eût point passé dans la vie en y laissant de trace, mais la vie eût passé sur elle, et en passant l’eût engloutie. Dès l’origine, rien n’annonçait dans ses facultés éphémères qu’elle était plus qu’une jeune fine, – la jeune fille-type, la jeune fille éternelle, la charmante et volage combinaison de poussière rose, qui croule si vite en cendres grises sur nos cœurs ! Légère comme la robe qu’elle portait, et dont elle aimait l’éclat ou la grâce, vaine comme les romans qu’elle lisait, heureuse de plaire, inclinant, comme la fleur au vent, aux conversations frivoles, elle avait les défauts de son sexe, ces défauts presque impersonnels, mais dont elle s’accuse dans sa Vie comme s’ils n’appartenaient qu’à elle seule ! Avouant les avoir retrouvés dans l’entre-deux de ses vertus longtemps encore après qu’elle se crut avancée dans les voies chrétiennes, elle fut peut-être, qu’on me passe le mot ! quelque chose comme une Célimène en herbe, – ce n’est pas assez dire ! – comme une Célimène en fleur.

Mais l’herbe fut coupée bien tendre ; mais la fleur fut coupée à peine entr’ouverte ; et toutes deux, à ras de terre, par une faux qui est celle de l’amour, – de cet amour fort comme la mort, et qui tranche l’âme comme la mort tranche la vie. Elle en avait senti le fil de feu s’abattre sur elle et sur son frère, à la lecture de la Vie des Saints. Aussi tous les deux, après cette lecture, s’en étaient-ils allés chercher le martyre au pays des Maures. Rattrapés par leurs parents sur ce grand chemin du martyre au bout duquel ils l’auraient peut-être trouvé, ils se rabattirent à être ermites. Folies touchantes, héroïsme naïf et printanier d’une enfance où le laurier a odeur de rose et la rose odeur de laurier ! Ces deux Rêveurs, d’âge de page tous les deux, mais qui voulaient l’action, – et quelle action ! – au sortir de leurs rêveries gardèrent en eux ce grand et précoce amour du Dieu qui les fit plus tard des Saints l’un et l’autre. Mais Thérèse en particulier, Thérèse surtout, fut payée de ses premières folies pour Dieu en recevant de lui le don de toutes les sagesses.

Elle devint, cette fille coquette, innocemment coquette, qui aimait le monde et les propos du monde, elle devint une épouse ardemment chaste et tendrement austère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une carmélite incomparable, qui, ne trouvant pas son ordre assez sévère, le réforma et le mit pieds nus. Elle devint cette petite fourmi, comme elle s’appelle avec une grâce d’humilité délicieuse en une femme qui avait le cœur plus grand que tous les mondes parce que Dieu, en l’habitant, l’avait élargi ; elle devint, non pas uniquement la créature d’élection et de perfection surnaturelle dont le souvenir plane encore sur le monde ému, mais aussi la première, la plus grande, la plus auguste des supérieures d’Ordres, ornée, avec toutes les vertus du Ciel, de toutes les qualités prudentes, politiques, humaines, de la terre ! Elle était née sans aucune mémoire, sans aucune imagination, disait-elle, et de plus parfaitement incapable de discourir avec l’entendement ; mais la Prière, la Prière plus forte que toutes les sécheresses, lui donna toutes les facultés qui lui manquaient ; car la Prière a fait Thérèse, plus que sa mère elle-même : « Je suis en tout de la plus grande faiblesse, – dit-elle, mais, appuyée à la colonne de l’Oraison, j’en partage la force. » Malade, pendant de longues années, de maladies entremêlées et terribles qui étonnent la science par la singularité des symptômes et par l’acuité suraiguë des douleurs, Thérèse, le mal vivant, le tétanos qui dure, a vécu soixante-sept ans de l’existence la plus pleine, la plus active, la plus féconde, découvrant des horizons inconnus dans le ciel de la mysticité, et, sur le terrain des réalités de ce monde, fondant, visitant et dirigeant trente monastères : quatorze d’hommes et seize de filles. Double vie, qui suppose la plus puissante tranquillité de corps et d’âme, ou quelque chose de bien plus étonnant encore que cette tranquillité... Il est évident que, pour elle, les lois humaines sont renversées, et que la meilleure manière de la comprendre, c’est de dire qu’on ne comprend plus !

Non ! on ne comprend plus, si l’on veut faire l’entendu à la manière humaine, si on la tire hors de son nimbe, cette tête divinement incompréhensible qui doit y rester, et qui se joue, de là, de l’observation scientifique et des proportions naturelles. On ne comprend plus, même le langage de sainte Thérèse, ce langage trop simple, trop raréfié, trop irrespirable pour l’épaisseur de nos esprits. C’est ici pour la première fois que la simplicité nuit au génie, comme un air trop pur qui serait mortel à la santé. Quand sainte Thérèse, dans sa Vie, nous rend compte de ses contemplations intérieures, qu’elle nous dresse une carte de mysticité comme pilote n’en dressa jamais des mers qu’il aurait parcourues, et où tout est marqué, même les plus imperceptibles écueils ; quand sa pensée va du recueillement à la quiétude, de la quiétude à l’extase, et de l’extase au ravissement, sainte Thérèse s’exprime rarement par des images, et lorsqu’elle en a, c’est comme Dante : elle les tire des objets les plus familiers et les plus agrestes. Mais, d’ordinaire, elle a la transparente splendeur de la pensée, la diaphanéité du sublime.

Dans ses ardeurs vers Dieu, le feu qui la consume, ce feu mystique, est blanc comme la neige, à force d’être concentré, et voilà pourquoi les âmes accoutumées à la grossièreté de la terre et à l’expression violente et morbide de ses passions peuvent trouver sans couleur et sans fulgurance cette flamme divinisée en Dieu, et qui a perdu l’écarlate de la flamme humaine ! Qui voit qu’une lampe est allumée quand on la pose en plein soleil, quand on noie sa goutte de clarté dans l’océan des rayons solaires ? Et ce n’est pas tout que cette incompréhensibilité relative de langage. Il y a celle de la perfection même de l’âme qui parle ce langage, inouï d’humilité dans le fond, comme il est inouï de simplicité dans la forme.

Allez donc faire comprendre aux âmes du XIXe siècle les humilités de la Sainte, qui s’appelle criminelle, elle qui n’a jamais péché mortellement selon l’église, et qui l’est à ses yeux parce qu’elle emprunte un peu de la lumière de Dieu pour voir l’infinie petitesse des plus grandes vertus ! Essayez !

De pitié pour tant de scrupules, le XIXe siècle lèvera les épaules, ses épaules chargées d’iniquité, et passera outre, sur ces atomes grossis, comme un aveugle marcherait sur de fines perles, et il sourira de l’innocence de la Sainte, et peut-être de la rouerie paradoxale du critique qui voudrait la faire admirer ! ! !

 

 

 

V

 

 

C’est que, pour comprendre sainte Thérèse, la suprême beauté morale de sainte Thérèse, il faut avoir au moins la notion de la beauté chrétienne. La profondeur de la pureté ne se révèle qu’aux yeux qui commencent d’être purs, et ils n’y pénètrent qu’en se purifiant davantage.

 

          C’est avoir profité que de savoir s’y plaire,

 

a dit un poète de la lecture d’un autre poète ; mais c’est bien plus vrai de la lecture de sainte Thérèse. Le Système du Monde de Laplace n’a qu’un petit nombre de lecteurs qui l’entendent et peuvent le juger, mais les écrits de sainte Thérèse sont plus difficiles à comprendre, dans les arcanes de leur beauté, que les livres même de Laplace. Nous parlons surtout de ses grandes œuvres spirituelles, sa Vie écrite par elle-même, et ce Château de l’âme sur lequel un jour nous reviendrons. Seulement, avant de terminer, nous voulons dire un mot d’un livre plus facile à comprendre pour les esprits positifs du siècle (positifs ! ils le croient du moins !) et qui va nous montrer, dans la sainte Thérèse entrevue, une autre sainte Thérèse inconnue : c’est le livre des Fondations.

Sainte Thérèse est toujours pour l’imagination ou l’ignorance françaises le fameux portrait de Gérard : la belle Sainte à genoux, avec sa blancheur de rose macérée, son œil espagnol qui garde, sous la neige du calme bandeau, un peu trop de cette mélancolie qui ne vient pas de Dieu, car il n’en vient nulle mélancolie, et ces mains de fille noble qui, jointes très correctement sur le sein, disent aussi un peu trop à la bure sur laquelle elles tranchent qu’elles étaient faites pour la pourpre. Telle est la Thérèse de Gérard. Peinte pour Chateaubriand et pour la société qui était redevenue chrétienne en lisant le Génie du Christianisme, c’est la sainte Thérèse de ce livre rhétorico-religieux, mais ce n’est pas la Thérèse de la Tradition espagnole et de l’Histoire.

On cherche en vain dans cette aristocratique religieuse agenouillée, sous ce visage si pur que l’austère et strict bandeau fait paraître plus pur encore, la mystique dont l’âme, à force d’énergie, détruisit le corps, la paralytique aux os écrasés et aux nerfs tordus, cet amas sublime d’organes dissous sur lesquels flamboyait l’Extase, l’ombre de fille consumée qui vécut deux trous ouverts au cœur, les deux trous par lesquels le glaive du Séraphin avait passé, et si physiquement et si réellement qu’après la mort, sur le cœur même, on peut constater la blessure.

Non ! la Thérèse que vous trouvez ici peut tout aussi bien s’appeler Héloïse. Ce n’est ni la brûlant Visionnaire de la Vie, la pluie de larmes qui coula toujours, ni l’Extatique torturée, l’ardente poétesse d’après la Communion qui nous a laissé ce livre des Exclamations où les phrases ne sont plus que des cris, et ce n’est pas non plus la sainte Thérèse du livre des Fondations. La sainte Thérèse des Fondations a été dévorée par le feu de l’autre Thérèse, aux yeux éblouis de ces pauvres hommes qui répugnent toujours à accepter, dans un seul être, deux grandeurs.

En, effet, fermez cette poitrine entr’ouverte. Essuyez la sueur de sang qui perle au lin de ce bandeau. Tarissez ces larmes dans ces yeux pâmés vers le ciel, et qui, fermes et attentifs, redescendent tout à coup sur la terre, et vous avez la seconde grandeur de sainte Thérèse, vous avez la Thérèse des Fondations ! La Thérèse des Fondations est la Marthe de la Volonté, calme et toute-puissante, après la Marie de l’Amour, après la Marie des Sept-Douleurs et des Sept-Joies ! La Thérèse des Fondations est une des plus majestueuses femmes d’État qui se soient assises par terre ou sur un escabeau au lieu de s’asseoir sur un trône ! C’est une Blanche de Castille au cloître, mais supérieure à la mère de saint Louis par cela seul qu’elle est restée vierge et n’en fut pas moins mère, – la mère de tous ceux qu’elle enfanta à la vie religieuse et qu’elle éleva pour les cieux !

Cette sainte Thérèse-là, inconnue, n’est révélée que par sa Vie. À certaines places de ce récit merveilleux où le surnaturel a complètement remplacé la nature, on voit surgir du fond de cette Contemplative, éperdue et perdue dans son Dieu, une raison plus forte que toutes ces flammes, qui met la main sur le cœur qui palpite et dit à ce cœur : « N’es-tu pas ta proie à toi-même ? Tes pensées sont-elles tes pensées ? N’est-ce pas le démon qui t’agite ? N’es-tu donc pas coupable de tant palpiter ? » Et, effrayée, humblement et raisonnablement effrayée, elle appelle à soi la Science, la Doctrine, la paternité du Confesseur ; elle y appellerait toute l’Église, pour s’attester qu’elle ne se trompe pas, que ses visions ne sont pas des pièges de l’Orgueil. Elle consulte partout et elle s’éprouve, et alors elle écrit les superbes pages de conseil et de précaution qui resteront pour l’instruction des âmes futures engagées sur ces escarpements, ces rebords de la vie spirituelle où tout pas conduit à un sommet, et tout sommet peut conduire à un gouffre. Alors apparaît et s’annonce cette grande conductrice d’âmes qui devait littéralement gouverner, du fond de son monastère d’Avila, tout un peuple de religieux et de religieuses, et déployer dans cette conduite une prudence, une fermeté, une science des obstacles, et enfin un bon sens (ce bon sens maître des affaires, a dit Bossuet), qu’aucun chef d’État n’eut peut-être au même degré que sainte Thérèse, l’Extatique, la Sainte de l’Amour.

Malheureusement, du reste, ce n’est pas dans un chapitre de la nature de celui-ci que nous pouvons donner une idée complète de la vie de Sainte Thérèse écrite par elle-même ; il faudrait s’arrêter plus longtemps que nous ne le pouvons. Dire que c’est la vie d’une âme éprise de Dieu et de perfection, qui a monté pendant quarante ans, chaque jour, une marche du ciel, le chrétien seul nous comprendrait, le chrétien qui sait à quel prix sanglant s’achète cette lente et magnifique Assomption de l’Amour ! Or, le livre de sainte Thérèse n’est pas seulement un chef-d’œuvre pour les Initiés de la Foi. En restant dans une appréciation purement humaine et littéraire, et en écartant toutes les questions théologiques qui se rattachent à une existence prodigieuse et impossible à expliquer avec les lois physiologiques dont nous sommes si fiers, la Vie de Sainte Thérèse, confessée par elle, est un de ces grands fragments de l’esprit humain qui importent l’esprit humain tout entier.

Si des hommes comme Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sont des colosses d’investigation et de profondeur dans les sciences naturelles, dans le monde extérieur de la vie, une sainte Thérèse est un colosse du même ordre, à l’opposite de ces sciences, dans le monde interne de la spiritualité. Elle a percé, comme eux ont percé, dans leur sphère. Elle a retourné les racines du cœur, en nous étalant le sien. Ce n’était pas uniquement, comme ceux qui ne l’ont pas lue ont la bonté de le concéder, une femme supérieure par l’imagination, par la disposition poétique, exaltée par la Prière, et trouvant dans l’échauffante macération de la Règle  et du Cloître l’expression embrasée qui ressemble chez elle à un encensoir inextinguible, le cri qui épouvante presque les cœurs et qui fait croire que le Génie a des rugissements comme l’Amour. Non ! elle était encore la femme puissamment rassise dans la raison telle que les hommes conçoivent la raison quand l’Extase, qui enlève l’esprit au ciel et ce corps de boue volatilisé dans les airs, la lâchait et la mettait par terre. C’était une grande scrutatrice humaine, un esprit trempé et aiguisé pour découvrir. Cette Voyante, en tout, ne voyait pas que le monde surnaturel. Elle voyait l’autre aussi. Elle plongeait dans les ténèbres des âmes, pour elles transparentes. Il fallait qu’elle les sût pour les conduire, cette grande Directrice qui les a conduites et soumises à un gouvernement inconnu des hommes, – le gouvernement de l’Amour ! Sa Vie, comme elle nous l’a laissée, cette longue poésie écrite tout en élans, est un des plus beaux livres assurément de la littérature espagnole, mais elle est aussi le plus beau traité de psychologie appliquée qu’il y ait dans quelque littérature que ce soit. Les philosophes, qui croient avoir inventé ce qu’ils retrouvent, s’imaginent que la psychologie est d’hier. La traduction de sainte Thérèse pourra leur montrer, en attendant que l’abbé Bouix leur traduise aussi le docteur Séraphique (saint Bonaventure), où elle était, cette psychologie toute vivante, avant qu’on la vît morte et disséquée dans leurs écrits, comme sur des marbres d’amphithéâtre.

 

 

 

Jules Amédée BARBEY D’AUREVILLY,

Femmes et moralistes, 1859.

 

 

 

 

 

 

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