La ville enchantée

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice BARRÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je me rappelle qu’un jour de fête patronale au village, vers la fin de l’après-midi, j’étais entré au cimetière. Les valses d’un bal public venaient se perdre sur les tombes. Le contraste de ces joies bruyantes avec ces tertres silencieux, je puis le noter en quelques mots, mais nuls mots ne sauraient épuiser les sentiments indéterminés, la rumeur éveillée en moi par cet impuissant appel au plaisir. Il me semblait que deux, trois idées, du fond des âges, venaient battre mon cœur, fastidieusement répétées comme ces deux, trois accents, sur lesquels se balançaient les pauvres danseurs. C’étaient des interrogations, toujours les mêmes, toujours sans réponse et que les morts seuls auraient pu satisfaire. Ces thèmes, ces motifs monotones, au milieu de la fête bruyante m’enveloppaient de solitude. Ô morts qui vous taisez, n’importe ! En dépit de votre silence, demain matin, avec vous tous, j’irai à l’église pour votre messe. On est si bien sous la plainte éternelle des chants latins !

C’est en effet la coutume, dans nos villages lorrains, de célébrer à la paroisse, le lendemain de la fête, un service pour les défunts. Ne leur doit-on pas cet hommage après que l’on vient de festoyer, de jouir de la vie et du bien-être qu’ils ont préparés ? Qui voudrait manquer à ce rendez-vous annuel, quand la cloche commence de dire : Defunctos ploro ? Chacun s’y retrouve avec ceux qu’il a perdus. Et plusieurs fois (je tiens ce récit de leur bouche) de braves gens qui s’étaient attardés aux réjouissances du soir ont vu, en rentrant chez eux, les morts s’acheminer nuitamment vers l’église.

Cette vision est riche de sens, émouvante, et bien que jamais, pour ma part, il ne m’ait été donné de rencontrer le funèbre cortège réveillé par le bruit des violons, je l’accompagne en esprit et de tout mon respect. Ces morts reviennent dans nos rues pour y donner le coup d’œil du maître. Ils s’inquiètent de savoir si leur héritage est en bonnes mains. Ayant construit la ville, distribué la vie, établi les principes d’où coulent nos mœurs et nos lois, quoi de plus naturel qu’ils veuillent s’assurer que, dans une société où l’inexpérience multiplie constamment ses essais, subsiste toujours leur pensée ! Je les comprends et je m’incline. Gloire à ceux qui demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la cité !... Mais d’où vient cette angoisse qui pénètre jusqu’à la moelle ceux qui les virent passer ? Que craint-on ? Qu’auraient-ils pu faire, ces défunts ? Quelle pénitence glacée réservent-ils aux cœurs froids ?... Vieux thème pour l’imagination, vieil air populaire moulu par les orgues de Barbarie et repris fantastiquement par tous les Paganini. Il nous remplit de mille rêveries qui semblent toujours sur le point de devenir des pensées claires... Hélas ! le chant du coq donne au peuple des esprits le signal de l’évanouissement. Le cortège des ombres, suivi de mes songeries, se dissipe et se confond avec les brouillards de l’aube.

Plus heureuse, une Anglaise, Mrs. Oliphant, dans son livre, La Ville enchantée, s’est emparée de ce monde d’émotions et l’a précipité dans des formes sensibles. Jamais on n’a vu un auteur aussi peu embarrassé avec des fantômes. C’est vraiment l’aisance du génie. Elle s’est mis en tête d’exprimer le prodigieux bruissement de vénération, de peur et de curiosité qu’éveillent en nous les idées de l’au-delà ; et cette rumeur quasi animale d’où s’élève une musique métaphysique, elle nous la fait entendre d’une manière vivante, comme une romancière.

Nous sommes en Bourgogne, à Semur, au milieu de nos compatriotes, vers 1880. D’un crayon rapide, léger, amusé, avec une justesse charmante, l’auteur nous montre les Semurois, qui n’ont que le souci des choses matérielles, et tout plongés dans les soins de ce qui se passe. En vérité, ce sont des gens qui manquent de spiritualité. Ils ont vidé de toute âme les principes sur lesquels ils continuent de vivre. Ils ont rejeté de leurs cœurs les vénérations de leurs pères. Les ingrats ! Sans doute dans cette ingratitude il y a des échelons. Quand un franc vaurien insultant le prêtre qui passe s’écrie que le vrai Dieu, c’est la pièce de cent sous, M. le maire proteste. M. le maire a détruit dans son âme le Dieu de ses pères, mais il n’admet pas qu’on divinise publiquement la pièce de cent sous. Quant à M. le curé, il prêche, et de toute bonne foi, la vieille religion. À la bonne heure ! Mais est-il sûr que le contact de ses paroissiens n’ait pas enlevé quelque chose, non pas certes à la solidité foncière, mais à la fraîcheur, à la jeunesse confiante et conquérante de sa foi ? Voilà les mœurs du jour à Semur. Et, de ce train, il est bien clair que la civilisation s’y trouve compromise dans les sources mêmes où elle puise son autorité.

On serait tenté de prendre ce tableau pour une critique du monde radical, mais une telle ironie, un tel pessimisme vont plus loin ; ils s’appliquent à l’ensemble de la société moderne, société mal ajustée qui tient pour fable des principes dont elle peut pourtant garder les conséquences. Les institutions traditionnelles, on les accepte à Semur, tout en méprisant les hautes vérités d’où ces disciplines découlent ; on les accepte parce qu’elles sont profitables aux situations établies. Ces bourgeois jouissent grossièrement de leurs avantages sociaux, sans y mêler la notion d’aucun devoir envers l’idéal. Toute leur manière de vivre nie l’ordre préétabli par les ancêtres, l’ordre quasi surnaturel où leur pharisaïsme affecte toujours de se relier. On peut dire qu’ils ont chassé les morts de la cité et de ses lois, ou du moins qu’ils les ont bannis de leurs pensées et de leurs cœurs. Bref, ils sont tels, ces grands bénéficiaires, et si indignes du passé dont ils détiennent l’héritage qu’elle vient naturellement aux lèvres, la vieille expression populaire : « C’est à faire ressusciter les morts »... Ils ressuscitent en effet.

Par eux, les habitants de la petite ville sont, un beau matin, expédiés de leurs maisons, poussés hors des rues et jusque dans la campagne. Belles scènes crépusculaires !

La résurrection des morts à Semur, leur retour en maîtres dans la ville, l’expulsion des vivants, les pourparlers extraordinaires qui se poursuivent entre les uns et les autres, enfin leur traité de paix, quelle suite étonnante d’imaginations ! C’est raconté avec un art qui, si l’on tient compte de la manière plus languide et plus déliée du sexe aux longs cheveux, peut être mis en parallèle avec la perfection d’un Théophile Gautier dans la Morte amoureuse. Certes l’Anglaise n’atteint ni ne recherche l’exécution plastique, le relief solide, le rendu de notre grand artiste érudit, mais elle emploie toutes les délicatesses, toutes les pudeurs d’une âme féminine, – ressources trop négligées de nos sœurs écrivains de France.

Peut-être les mauvais garçons que nous sommes s’étonneront-ils de l’atmosphère mystique où ce livre nous transporte. Le sentiment du surnaturel pénètre rarement nos œuvres d’art. Celle-ci en est tout embaumée. Voilà bien pourquoi je la recommande aux lecteurs. Ils sont nombreux autour de nous, les ouvrages qui mettent dans une froide lumière les jouissances et les douleurs de la vie éphémère. Qu’y puis-je trouver pour mon perfectionnement ? Un livre se place à mon gré hors de pair s’il ne m’a pas prêché et si pourtant il me laisse dans une disposition paisible où toutes les pensées d’intérêt personnel me semblent petites, mesquines, et comme sans existence. Réjouissons-nous de trouver ici la Fantaisie et l’Espérance. L’une si folle et l’autre plus sage. Qu’elles prennent place dans notre vie, ces deux sœurs, et qu’il leur plaise de nous tenir jusqu’au bout fidèle société.

Chacun retrouvera dans la Ville enchantée des sentiments que l’on peut refouler, mais qui ne tarissent pas. Aux heures de solitude et de chagrin, ils jaillissent toujours vifs. Aspirations éternelles, élans d’un cœur naturellement accordé avec les étoiles, images charmantes, d’où venez-vous ? Du fond des âges. Dans les brouillards de Semur enchanté, j’entends sonner les cloches d’Ys. L’Anglaise qui sut écrire ce livre avec tant de bonheur était, sans doute, une fille de Celtes.

Dans la Ville enchantée, que nous ouvre cette magicienne, il est donné à quelques-uns seulement de voir et d’entendre les morts. Les autres sont privés de ce bonheur parce qu’ils ne sont pas capables de le goûter. C’est ainsi que la minute divine d’un paysage peut échapper à certains êtres prosaïques. Il n’est pas donné à tous d’entrer de plain-pied dans l’invisible. Mais les voyants prennent par la main les réfractaires, les entraînent et les introduisent au milieu des fantômes. On espère que ce livre bienfaisant produira le même miracle sur les lecteurs les plus rebelles au mystère. Désormais, pour nous, certains souffles, certaines nuées, des formes vagues, prendront un sens. Nous ouvrons des yeux nouveaux, nous voyons ce que nous ne soupçonnions pas et des images ravissantes viennent nous inonder de fraîcheur.

Ce n’est pas durant que l’on feuillette un écrit que l’on s’assure le mieux de sa force et de sa fécondité ; il ne s’agit pas qu’un livre nous saute à la gorge et nous étreigne d’émotions brutales. Holà ! Holà ! monsieur le livre, nous ne sommes pas au théâtre de la foire et me boxer pour obtenir mon assentiment, ce n’est pas une manière honnête. Mais si, quelques semaines après que j’ai fermé l’ouvrage et quasi oublié sa lettre, je vois s’ouvrir devant moi de nouvelles percées dans le brouillard et s’augmenter le nombre des images avec lesquelles travaille ma pensée, je dis : c’est un bon livre, un livre vrai et dans lequel habite un esprit.

À mesure que je m’éloigne de la Ville enchantée, ma pensée retourne avec plus de profit dans le mystère de cette douce tragédie. Sentiment presque douloureux ! J’ai trouvé là, aux mains d’une étrangère, l’idée charmante, le livret sur lequel j’aurais le mieux fait chanter ma musique. Voilà le livre que j’aurais dû écrire et que j’ai parfois entrevu. Fortune heureuse, fortune injuste, je vois fleurir sur une tige saxonne une pensée celtique, une de ces imaginations populaires qui nous viennent du lointain des âges, et dont j’ai moi-même souvent éprouvé la puissance... J’ai fait interfolier le volume de papier blanc pour y inscrire les rêveries qu’à chaque page il me suggérait. Vais-je paraître dire quelque chose d’absurde et glisser dans les grands excès ? Qu’importe ! On comprendra vite qu’il ne s’agit pas de fixer des rangs et que je cherche seulement à indiquer les couleurs morales de ce petit récit. Je l’aime, cette Ville enchantée, cette œuvre obscure d’une authoress trop pressée, de la même manière que j’aime deux poèmes qui sont pour moi deux lueurs du Paradis égarées sur la terre, je veux dire l’Orphée de Gluck et l’Antigone de Sophocle.

Pressantes invitations au départ. Au départ ! Que dis-je ? Au retour vers la véritable beauté.

Sans que je veuille préciser trop l’analogie et me charger d’en rendre un compte exact, je me surprends à confondre l’émotion où m’a laissé ce chef-d’œuvre sans gloire avec le souvenir d’une après-midi qu’un jour le hasard m’offrit à la campagne. Par le plus doux soleil d’octobre, sur le grand plateau qui s’élève depuis la Moselle jusqu’à Rambervillers, j’étais allé reconnaître les sources de l’Euron. Le paysage est sans pittoresque, désert, et d’abord ne donne aucune prise à l’imagination. Il me touche d’autant, car, n’ayant rien pour étonner, ni pour qu’on en cause, il ne s’adresse qu’à l’âme. C’est toute une prairie qui suinte, une prairie du vert le plus doux, formant une légère et vaste dépression où la nappe d’eau affleure. Elle s’amasse sans bruit dans un creux d’où l’Euron, enrichi à chaque mètre par les prés, s’écoule. Nul doute qu’ici, aux instants favorables, on ne puisse contempler le visage divin, mais la nymphe, à cette heure de grand soleil, se cache. Jetons-lui notre offrande, une pièce de monnaie, quelques pensées du culte champêtre. Touchante prairie à feux follets, je suis sûr que de nombreuses légendes y naquirent et que je les trouverais qui dorment au milieu des fumiers du village voisin. Je m’attarde à regarder cette eau charmante qui naît à la lumière insensiblement et s’assemble, glisse, commence à courir. Vers cinq heures soudain, le froid surgit et la divinité du lieu, dans un brouillard blanc, apparaît. Est-ce une fée celtique, une nymphe païenne, le fantôme d’un mort, une brume du soir ? C’est l’éternelle rêverie qui vient de se lever de terre.

Walter Scott nous fait savoir, dès l’enfance, que les fées, petits êtres irritables, fantasques, méchants, exigent le secret de ceux qui surprennent leurs danses et leurs habitations, et que parler, en bien ou en mal, de ces êtres capricieux, c’est s’exposer à leur rancune. Pourtant, si je ne dis rien de plus des vapeurs qui flottaient par ce beau soir au creux du vallon désert, ce n’est pas prudence, mais difficulté de serrer dans des formes définies les sentiments de plaisir et de douceur qui m’emplissaient. Une infinie complaisance pour les dieux de l’âme et de la nature, habite encore le fond de nos cœurs. Elle y semble assoupie, quelques-uns disent morte. Mais une prairie au bord des bois sous un ciel nuageux, un poème demi-fermé sur lequel flottent des fantômes suffisent à la réveiller. Cette eau qui sourd, qui vient mouiller les herbages, puis prend sa course vive, ces pensées qui naissent éternellement du génie de la race pour rafraîchir notre âme et recevoir d’elle une pente, raniment en nous les émotions primitives. D’anciennes forces accourent sans bruit, comme une barque glisse, comme les flocons de neige tombent. Elles nous enveloppent d’un subtil élément. Loin des réalités incomplètes et grossières, à l’abri de ce nuage, nous accueillons avec amour les songes qui redressent l’âme.

 

19 avril 1911.

 

 

Maurice BARRÈS, N’importe où hors du monde, 1958.

 

 

 

 

 

 

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