Anna Moës, une auxiliatrice de Lacordaire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile BAUMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’histoire, celle qu’écrivent les historiens profanes, rappelle ces canevas où des petites filles brodent gauchement les premiers points d’une tapisserie. Ils marquent les lignes extérieures des faits palpables ; la merveilleuse trame des Causes fuit sous leurs doigts. Sans doute, des obscurités inaccessibles leur dérobent la plus vaste part du mystère humain ; nous ne saurons qu’au Jugement universel le tout de l’histoire. Mais on voudrait sentir chez les narrateurs d’événements connus une humilité tremblante vis-à-vis de cet Inconnu, l’adoration de l’invisible Main qui pousse, à travers l’imprévu des conjonctures, dans la gloire ou les catastrophes, les hommes, les groupes d’hommes et les peuples. La révélation des principes et des effets, leur concentrique intelligence, les Élus la voient, d’un coup d’œil, dans l’unité de la lumière, comme peinte sur la rose d’un vitrail. En attendant, voici un épisode, entre mille autres, qui nous laisse suivre, au fond d’un clair-obscur miraculeux, un fil ténu des divines concordances.

Tout le monde sait qu’au lendemain de la Révolution, jusqu’en 1840, l’Ordre dominicain subit une phase de lamentable délabrement : « En France, en Allemagne, en Belgique, en Irlande, plus un seul couvent régulier... Il y en avait bien quelques-uns à travers l’Italie, mais en quel état ! La vie religieuse y était éteinte... Ils ne gardaient même plus les observances essentielles. Seules, les provinces d’Espagne pouvaient prétendre à sauver l’héritage de saint Dominique ; encore s’étaient-elles soustraites à l’obédience du maître général. La révolution de 1835 allait d’ailleurs [...] saccager tous leurs couvents, à l’exception d’un seul 1. »

Or, la restauration, on peut dire la résurrection de l’Ordre se fit avec une vigueur qui déconcerta les obstacles : le 9 avril 1839, Lacordaire recevait, à Rome, l’habit des novices ; soixante ans plus tard, les Frères Prêcheurs occupaient, dans l’univers, quatre cents couvents. Le grand point, pour Lacordaire et son coopérateur admirable, le P. Jandel, fut de rétablir les Dominicains dans la primitive observance, selon la règle du Moyen Âge. Les jeûnes, l’office de nuit, l’austérité conventuelle, la dure superposition d’une vie apostolique et d’une vie claustrale, ils ne se firent grâce de rien. Ce qui veut être chrétien ne peut l’être sans héroïsme. Ils le savaient ; mais, pour soutenir ce paradoxe d’énergie magnanime, ils eurent à ployer leur vouloir insoumis et, ensuite, à retremper chez leurs disciples une tradition d’ascétisme presque perdue.

Dans ce labeur, en apparence surhumain, l’Aide infaillible leur réserva une très humble auxiliatrice, d’autant plus puissante qu’elle était toute faiblesse, une pauvre fille lointaine, ignorant qu’ils existaient ; comme ils ont, jusqu’à la fin, ignoré son existence. Sa mission était de pâtir et de mériter à seule fin que pût renaître la famille dominicaine ; et, avec chaque étape insigne de ce relèvement coïncidait, au fond de ses souffrances ou de ses extases, quelque signe prodigieux.

Anna Moës, sœur Dominique-Claire de la Sainte-Croix, reste, maintenant encore, un nom à peine connu. Elle a été, cependant, une des plus extraordinaires mystiques du dernier siècle. Mais ce n’est point à cause de sa singularité que je voudrais, ici, la désigner à la vénération de ceux qui désirent le contact des saints. Rechercher, dans l’ordre religieux, l’étrange pour l’étrange, c’est une faiblesse de dilettante curieux, comme le fut Huysmans, même après sa conversion. En approchant d’une âme telle qu’Anna Moës, une tout autre pensée nous incline : nous sentons notre indignité accablante ; mais, par cette vie extatique, nous atteignons les mondes sublimes où la bienheureuse fut admise, presque de plain-pied, dès ici-bas. Nos yeux, trop imbus de ténèbres, s’épurent et se consolent dans les blancheurs qui ont touché son visage.

Seulement, pour voir à travers elle un peu de ce qu’elle vit, il faut se soumettre aux possibilités du mystère, répudier le vieil homme, les préjugés scientistes, la peur du surnaturel, et ne plus hocher une tête dédaigneuse ou méfiante quand résonnent les mots : miracle ou mystique. Je connais des croyants qui ont lu, dans leur enfance, les récits des Saintes Écritures ; ils admettent que, parfois, au long d’un passé proche de la légende, des anges aient apparu à des hommes exceptionnels, à Jacob, à Tobie, à Saint Joseph. Mais, si on ose leur raconter d’une petite fille de notre temps qu’elle eut, dès son baptême, la présence lucide de son ange gardien, qu’elle reçut par son entremise des intuitions transcendantes, leur premier mouvement sera un recul de scepticisme, non un sursaut de ferveur joyeuse. Cette personne, lorsqu’elle s’avoua, plus tard, comblée de privilèges exorbitants, ne fut-elle pas dupe d’une rétrospective autosuggestion ? Et puis, les mystiques, les femmes surtout, peut-on croire ce qu’elles ont cru sentir, entendre et contempler ?

« Mystique », dans des milieux où l’on prétend avoir la foi, équivaut à : exalté, morbide, follement crédule. La note de mysticisme est dangereuse pour ceux et celles qui en sont frappés. Il y a, c’est trop évident, une zone à maintenir entre le vrai et le faux mysticisme, entre les visions réelles et les imaginaires 2. Le surnaturel a, d’ailleurs, pour se manifester, bien d’autres moyens que les visions. On n’en affecte pas pleins de confondre avec les visionnaires les mystiques ; et on qualifierait sans peine d’halluciné quiconque rencontre Dieu familièrement dans l’intimité du cœur ou dans des signes tangibles.

Et pourtant, devraient se dire ces croyants incrédules, s’il existe des Anges, des Saints, une Vierge Marie, un Christ ressuscité, et, au centre d’une gloire sans limites, Trois Personnes éternellement agissantes, les suppose-t-on claquemurés en leur Paradis, absents des choses qui se passent dans le royaume de l’Homme, image de Celui qui est ? La Lumière veut illuminer, la gloire se dilate, l’amour se donne ; et comment des vestiges n’attesteraient-ils pas ces visites de la Béatitude à notre misère, de la Justice à notre iniquité ? Ce n’est point la faute de la Splendeur cachée si notre condition pécheresse lui résiste, si les Puissances d’en bas nous tirent à elles de tout leur poids. Chaque homme vient en ce monde avec la clarté du Verbe ; et certaines créatures, élues selon des fins nécessaires, sont envahies, en naissant, par de célestes prédilections ; l’intégrité des dons est restituée, en leur âme, autant qu’elle peut l’être, au genre humain ; elles ressuscitent une part du premier Paradis, de cet état où l’Image de Dieu parlait à Dieu, comme un fils parle à son père, étant constituée « peu au-dessous des Anges », dit le Psalmiste dans ce Psaume VIII qui articule, sur les privilèges des Saints, d’ingénues et magnifiques vérités : « De la bouche des petits enfants qui tètent tu as tiré la louange parfaite, et cela, à cause de tes ennemis... »

Les Saints ne sont pas des anormaux. L’anormal, c’est l’homme enfoncé dans l’illusion des appétits, caricature bestialisée de la race divine qu’eux seuls rétablissent près de l’originelle perfection ; et leurs souffrances, en partie volontaires, ne sont qu’une conformité aux douleurs glorieuses d’une Rédemption qui, par eux, développe sa plénitude.

Si on met en doute 1e miracle de cette renaissance paradisiaque, on ne peut rien comprendre à une vie tissue de prodiges, comme celle d’Anna Moës.

 

 

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Elle était née en 1832, à Bous, village riverain de la Moselle, dans ce catholique Duché de Luxembourg dont les Dominicains, puis les Jésuites, avaient fait un bastion contre l’hérésie. Son père était un instituteur, sa mère, une femme de piété simple, semblable à d’autres du pays.

Vingt-quatre heures après sa naissance, Anna fut baptisée ; mais ce baptême s’accompagna de circonstances intérieures que Sa mémoire transcrivit extraordinairement :

« Éclairée, dit-elle, par une lumière surnaturelle, j’acquis aussitôt le plein usage de ma raison. Cette lumière, qui formait trois rayons quoique n’étant qu’une lumière, fit connaître clairement à mon âme le Dieu un et trine, Créateur, Rédempteur et Sanctificateur, mon aptitude en face de lui en tant que créature et les dons qu’il me faisait par le Saint Baptême. En même temps, Dieu me fit connaître la vocation de ma vie entière : ma mission au sujet de l’Ordre de Saint Dominique et de la fondation d’un couvent de religieuses contemplatives selon l’esprit du Saint Patriarche. Le Seigneur m’annonçait qu’il me demanderait des prières et des souffrances continuelles en vue de ce but et me laisserait en proie aux persécutions des hommes et des esprits infernaux. Saint Dominique et Sainte Catherine de Sienne, accompagnés d’une foule de Bienheureux de l’Ordre, assistaient à la cérémonie 3. »

Dans le récit d’un fait humainement invraisemblable Anna ne laisse vibrer aucune emphase ; son humilité ni ne s’étonne, ni ne s’embarrasse. Elle relate ce qui advint, comme la Moselle, entre ses rives, répète, sous son miroir tranquille, les vignes de ses coteaux. En dépit des commotions qui la heurtèrent au dedans et au dehors, jamais elle ne semble s’être départie de ce calme robuste et d’une simplicité presque impersonnelle. Il ne faudrait pas chercher en ses paroles les violences fulgurantes d’une Angèle de Foligno, les hauteurs d’une Sainte Thérèse. Sa précocité surnaturelle n’admet qu’une explication, l’influx d’une force sanctificatrice qui dénouait dans l’enfant nouveau-né les facultés supérieures d’une intelligence hâtive.

À six semaines, se souvenait-elle, déjà elle pouvait répondre à son Ange gardien, si elle ne parlait pas encore aux hommes. Dès l’Avent de 1882, selon l’impulsion de l’Ange, elle faisait pénitence, trois jours par semaine, refusant le sein et se privant de sommeil le mercredi, le vendredi et le samedi. On lui disait qu’elle était mignonne ; elle ouvrit la bouche pour articuler : « Admirez Jésus, seule et vraie Beauté. » Elle l’adjura de la rendre laide, et un mal, dont elle fut longtemps défigurée, lui tomba sur les yeux. Mais la compagnie des Anges la consolait de ses souffrances ; elle voyait souvent un Ange sous l’apparence d’un enfant de cinq ans, « à l’air doux et triste, la tête un peu inclinée, les mains croisées sur sa poitrine ». Il l’appelait sa petite sœur, la prenait par la main, l’emmenait dans des prairies où jouaient avec elle d’autres Esprits bienheureux, et dans une mystérieuse école, pour apprendre à lire sur une ardoise d’or.

Son obéissance aux Anges, loin de la réduire à une béatifique domesticité, augmentait sa conscience d’être libre :

« Dieu, écrivait-elle, me laissait libre d’être bonne ou mauvaise. Il permettait souvent que je fusse assaillie de tentations de toutes sortes ; à côté de cela venaient les inspirations intérieures et les secours des anges pour m’encourager à aimer le bien et à fuir le mal ; mais toujours je sentais ce pouvoir de choisir entre les deux voies. »

À quatre ans, elle demanda que ses souffrances fussent aggravées, et son corps se couvrit de pustules, d’abcès, devint un objet de répulsion. Sa mère, comme honteuse d’elle, l’abandonnait souvent, dans un coin sombre de la maison, à la tendresse de l’ange qui la visitait.

Il lui apprit, à cinq ans, l’usage de l’oraison mentale. Seulement elle eut une peine extrême « à se mettre dans l’intelligence la notion d’un pur esprit ». Quand elle sut que le Christ avait porté une couronne d’épines, elle voulut, s’en tresser une, alla dans l’église la montrer au Seigneur en croix pour qu’il vît « si elle était bien ». Et, la nuit, elle se l’enfonçait autour des tempes. Trois heures de sommeil lui suffisaient : « Ce sommeil si court, disait-elle, rafraîchissait mon esprit et mon corps d’une façon merveilleuse, comme si j’avais reposé une nuit entière. »

À six ans, elle prononça le vœu de virginité perpétuelle, de même que Sainte Rose de Lima l’avait fait en sa cinquième année, et Sainte Catherine de Sienne, à sept ans.

Vers la fin d’octobre 1840, ses maux d’yeux s’étant atténués, son père la prit dans son école ; elle savait déjà tant de choses, on ne comprenait pas comment, qu’il la chargea d’instruire et de garder une partie de ses petites compagnes.

Un des signes propres de sa mission devait être d’unir incessamment une vie d’action extérieure à une vie extatique. Par là, elle configurait dans son idéal l’Ordre dominicain dont « aucun mortel, jusqu’alors, ne lui avait parlé ». C’était pourtant aux fins de son avenir qu’elle jeûnait, veillait, se flagellait. Et, justement, durant ces années-là, après de terribles conflits intimes où « son âme tombait sous lui, comme un cavalier sous son cheval », Lacordaire décida cette chose inouïe : refaire au XIXe siècle ce qu’avait créé, au XIIIe, Saint Dominique. L’impiété des temps allait fléchir devant sa fougue de conquête, l’Église servit ses desseins. Pour sa victoire, qui défia toutes les prévisions, un élément de force incalculable fut la pénitence d’Anna, spécialisée à cet effet, toute la somme des austérités qu’elle insérait dans les douleurs omnipotentes de la Passion.

Elle cessa bientôt d’aider son père à l’école, mais elle s’occupait du ménage ou travaillait aux champs depuis l’aube jusqu’au soir, et n’en continuait pas moins des jeûnes rigoureux : les jours où la voix intérieure lui interdisait de se nourrir, si elle désobéissait, des souffrances pires que celles de la faim la corrigeaient. « Je veux que tu sois forte uniquement par ma grâce », commandait la voix.

Un tel régime n’ôtait rien à sa vigueur paisible. Le P. Engler, jésuite, son cousin, qui l’avait longtemps fréquentée, attestait de son caractère : « Anna est une vraie virago, portant une âme virile dans un corps de femme, bien plus personne de tête que de sentiment. Elle est humeur tranquille, égale, plutôt joyeuse. »

Elle s’évertuait à cacher ses extases, et une jeune fille dont elle fit ensuite la première associée de sa vie religieuse, Anna Engels, la représente à l’église « très simplement, presque pauvrement vêtue, debout près d’un confessionnal comme si elle eût craint de prendre la place d’une autre personne dans un banc ou sur une chaise... Jamais elle ne me révéla rien de son intérieur qui pût donner une haute opinion d’elle. »

Cependant, elle demeurait avertie des répercussions immenses qu’obtenait sa vie obscure. Le jour de la fête du Sacré-Cœur, en 1849, elle sut qu’un événement considérable, avec son aide, se préparait pour l’Ordre dominicain ; et, le jour de Noël 1850, il lui fut révélé que cet événement était accompli, mais elle en ignora les conjonctures. Or, le pape Pie IX, « passant par-dessus les pouvoirs du Chapitre général », venait de nommer, le 1er octobre 1850, vicaire général de l’Ordre, le Père Jandel, prieur du couvent de Nancy. Lacordaire déclara cette nomination « miraculeuse », personne ne s’y attendait ; on peut dire qu’elle allait être le salut de l’Ordre revivifié. Les hommes prédestinés sont irremplaçables. Il fallait un Supérieur comme le Père Jandel, un saint et un prudent, un homme d’un zèle tenace, positif à la manière des grands mystiques pour imposer partout la règle primitive, la faire durer, ranimer, avec l’esprit de renoncement, la volonté d’expansion, l’ardeur de savoir, la confiance de l’amour triomphant.

Quelles allégresses spirituelles concentre une pareille œuvre, et aussi quelles contradictions des puissances mauvaises, quelle résistance des orgueils, des sensualités, des paresses elle dut abattre, nous en suivons l’image réflexe dans les illuminations et les souffrances d’Anna Moës.

Le 20 janvier de cette année 1850, étant à la Messe, au moment de la communion, elle vit Jésus, en présence de la Vierge Immaculée, de Saint Dominique et de Sainte Catherine de Sienne, s’approcher d’elle, et lui passer au doigt l’anneau des épousailles éternelles. Cet anneau était d’or, avec des gemmes translucides où elle apercevait, perceptible à ses yeux surnaturalisés, le visage vrai de son âme.

Le même jour, elle reçut de Dieu un ordre écrasant, celui de fonder à Luxembourg un couvent de Dominicaines où seraient en pratique toutes les disciplines de la vieille observance :

« Les Sœurs imiteront fidèlement la vie cachée du Sauveur à Nazareth. Elles pourvoiront autant que possible à leur subsistance par le travail manuel. Leur monastère et leur façon de vivre seront très simples, leur vêtement pauvre et d’étoffe commune. Elles garderont les jeûnes et l’abstinence perpétuelle prescrite dans le grand Ordre. L’Office divin se fera aussi solennellement que possible ; les Matines auront lieu à minuit. La clôture et le silence seront strictement observés... Les sœurs s’exerceront, chacune selon sa mesure, à un complet renoncement, et regarderont comme perdue la journée où elles n’y auraient pas fait de progrès... Elles s’offriront chaque jour à Dieu, en réparation de l’impiété des hommes, particulièrement des persécuteurs de l’Église, et pour obtenir à l’épouse du Christ la force et la victoire dans ses combats. »

L’exigence divine la consterna ; elle se jugeait indigne, incapable : fonder une maison d’un Ordre qui n’existait plus dans le pays, elle, fille de la campagne, dénuée de science, de prestige et d’argent ! Elle ne put, d’ailleurs, obéir aussitôt. Son frère, l’abbé Michel Moës fut nommé vicaire à Septfontaines, près de Luxembourg, et il eut besoin d’elle pour tenir son ménage, d’autant qu’il logeait aussi deux de ses frères plus jeunes. Anna se fit joyeusement sa servante. Il la traitait d’une façon dure, ne lui laissait, dans la journée, pas un moment de répit. Elle couchait en un réduit au-dessus de l’étable ; son plus jeune frère, dont la chambre était voisine, l’entendait, durant les oraisons de ses veilles, se cingler le corps jusqu’au sang. Elle lavait, avant l’aube, le plancher, pour qu’on n’y surprit aucun vestige de ses flagellations.

Deux ans plus tard, l’abbé Moës mourut d’une maladie soudaine ; Anna eut la vision de son Purgatoire, et, afin de l’abréger, en assuma une part effrayante. L’expérience de ces tourments lui permit de consigner une admonition salutaire et profonde :

« Les souffrances d’une personne dont l’âme est unie au corps ne peuvent en aucune façon équivaloir aux souffrances des âmes séparées. Ici-bas, une seule douleur très forte affecte tellement le corps entier, qu’au cas où une douleur plus faible vient s’y ajouter, elle est en quelque sorte, absorbée. Mais, dans ces souffrances de l’autre monde, on sent tout à la fois avec une telle intensité qu’on semble être, en quelque sorte, multiplié pour être plus accessible à la douleur. »

Elle n’eut pas simplement à endurer les tortures qu’appelait sur elle son libre vouloir compatissant. Sauf le Curé d’Ars, il n’y a pas eu, peut-être, au siècle dernier, une créature harcelée par les démons, comme Anna Moës le fut presque jusqu’à sa mort.

Cette persécution lui avait été prédite, en 1859, le jour de la fête du Sacré-Cœur, dans un transport où elle contempla Jésus sous sa couronne d’épines, et le cœur lacéré de plaies. L’épreuve commença par des tentations bizarres qui allèrent en s’exaspérant, à mesure qu’Anna s’enhardissait contre elles et les méprisait. La ceinture de fer qu’elle portait autour des reins disparaissait sans qu’elle pût s’expliquer comment. Tantôt des images obscènes la hantaient, tantôt des bêtes hideuses fourmillaient à travers sa chambre. Si elle voulait proférer le nom de Jésus, des doigts lui serraient la gorge, l’étranglaient. Quand elle prenait le chemin de l’église, il lui semblait qu’une nappe d’eau submergeait la campagne et qu’en avançant elle se noierait. Les exorcismes rompaient pour quelques journées ces obsessions. Mais, alors, elle était atterrée d’elle-même, sollicitée au suicide. Elle voyait sur la table une corde, un couteau, du poison. Une fois même elle avala un réel poison, mais le rejeta aussitôt.

Pourtant, dans les intervalles de ces supplices, des joies extatiques la comblaient ; elle recevait en son âme toutes les gloires du Christ souffrant, les agonies de sa Passion transfigurées, et sur les suavités ineffables de cette agonie rédemptrice une de ses confidences ouvre un abîme de lumière :

« L’état dans lequel on se sent fait penser à celui de nos premiers parents en l’état d’innocence : les trois puissances, la mémoire, l’intelligence et la volonté, ne sont plus sous l’influence des suites du péché originel, et peuvent s’adonner sans entraves à leur activité supérieure. »

La compassion qui la transperçait en présence de l’Amour déchiré lui mérita de porter même sur sa chair les signes du crucifiement. Après une extase où elle avait senti le Sauveur ôter de son propre front la couronne d’épines pour lui en ceindre la tête, elle vit « avec effroi » que du sang avait coulé de son front jusqu’à ses vêtements. Le 30 mars 1860, comme elle fut portée, en esprit « sous la Croix », un rayon, aigu comme une lance, partit du Cœur crucifié, transverbéra le sien, en fit couler du sang et de l’eau. Lorsqu’elle reprit ses sens, elle avait « une fièvre dévorante » et « le sang avait percé jusqu’à sa robe ».

« Le 6 avril, le Vendredi Saint, explique-t-elle, ayant suivi le Sauveur jusqu’au Calvaire dans une grande et ardente compassion, au moment où le doux Agneau fut attaché à la croix, une vertu mystérieuse sortit de lui pour dilater les puissances de mon âme et de mon corps. Une vive lumière me jeta par terre, m’étendit sur une croix mystique, et aussitôt des rayons lumineux, sortant des plaies du Sauveur comme des clous énormes, vinrent percer mes mains et mes pieds. La douleur fut telle que jamais je n’en avais éprouvé de pareilles dans mes extases. Le sang coula abondamment. Revenue à moi, j’eus beaucoup de chagrin de constater les plaies visibles sur mes mains. Je n’en parlai à personne et dissimulai mon état aux yeux de tous. »

Bien d’autres mystiques, et surtout des femmes, ont eu ce poignant privilège de la Compassion empreinte par des stigmates. Mais, chez Anna, ces phénomènes commencèrent avec une autre révélation : le lendemain, jour de Pâques, l’ordre lui fit réitéré de fonder un couvent dominicain et le Christ lui désignait même la maison où elle devait, avec Anna Engels, se retirer.

Elle consulta des religieux ; son projet paraissait extravagant, ils y mirent obstacle. L’un voulait faire entrer Anna Moës chez les Franciscaines gardes-malades, un autre dans un Carmel. Elle vainquit la résistance de son directeur, le P. Romi, en lui signalant un épisode de sa vie intérieure qu’elle ne pouvait, jugea-t-il, connaître d’une connaissance naturelle 4.

Il obtint de deux vieilles filles, pour les servantes de Dieu, un gîte aussi pauvre que « l’étable de Bethléem ».

C’était une petite ferme délabrée, proche de Luxembourg, au Limpertsberg, « si triste et malpropre, raconte Anna, qu’elle nous fit l’effet d’un repaire de brigands. Au moyen d’une échelle on arrivait à un grenier dont le plancher était tellement troué qu’on risquait, à chaque pas, de tomber dans la pièce du rez-de-chaussée. Le toit était si mauvais que la pluie et la neige y entraient librement... »

Un jardin attenait à cette masure ; mais comment, pour le cultiver, acheter les semences ? Anna Moës et Anna Engels eurent l’idée d’aller dans les immondices ramasser des chiffons et de les vendre. Elles firent transporter quelques meubles, hérités de l’abbé Moës, dans le logis qu’elles n’eussent pas échangé contre un palais, et, le 22 mars 1861, elles y passèrent la première nuit. Une tempête affreuse faillit renverser le toit. Anna Moës, priant jusqu’au matin, s’en aperçut à peine, et Anna Engels dormit dans une paix délicieuse.

Dès le lendemain, elles suivirent la règle conventuelle que leur avait tracée le P. Romi. Mlle Moës avait pris le nom de Sœur Claire, et Mlle Engels, celui de Sœur Josepha. Elles se levaient à minuit pour les Matines, se recouchaient un court moment, puis se rendaient à la Messe, fort loin, en pleine nuit noire, dans la chapelle des Rédemptoristes. Par les temps mauvais elles arrivaient trempées, restaient des heures à l’église. Au retour, des travaux manuels coupaient les offices. À midi, elles mangeaient, agenouillées devant un maigre feu, des pommes de terre cuites à l’eau. Parfois elles n’avaient ni pommes de terre ni pain, et travaillaient jusqu’au soir sans autre nourriture que l’Hostie.

Bientôt, quelques pieuses femmes se joignirent à elles. Le noyau d’une communauté régulière se constitua. Les Rédemptoristes confièrent aux Sœurs le soin du linge de la sacristie. Leur dénuement s’atténua, mais les souffrances extatiques ou démoniaques de Sœur Claire persistaient ; dans la vie commune, elle ne pouvait plus les cacher.

La première fois que Sœur Josepha fut témoin d’une extase de la Passion – c’était un Vendredi de Carême, en 1861, – elles disaient ensemble les petites Heures de l’office de la Sainte Vierge. Tout d’un coup, entendant Sœur Claire s’arrêter, Sœur Josepha lève les yeux, aperçoit du sang qui tachait le bonnet de sa compagne et coulait en grosses gouttes sur son front. Sœur Claire, chancelante, se retire dans sa cellule, et Sœur Josepha l’y trouve « étendue sur son lit, les mains jointes, le bouche entrouverte et comme desséchée, les yeux et les tempes enfoncés, pâle et raide comme une morte. » À onze heures du matin, elle sortit de cette extase, mais faible, hors d’état de se soutenir, brûlée d’une soif horrible. Ses cheveux étaient imbibés de sang, les plaies des mains et des pieds étaient énormes, celles des pieds plus grandes que celles des mains.

Une autre Sœur, plus tard, a décrit, en des termes minutieux, les stigmates des mains :

« Ils étalent ronds, un peu allongés du côté des doigts, rouges et remplis de sang caillé, d’environ un à deux centimètres de diamètre. On voyait dans le milieu de la main un tout petit creux, et, du côté opposé, une petite proéminence, comme si un clou avait été enfoncé du dedans au dehors. »

Le plus étrange peut-être en ces ravissements, c’était de les voir interrompus soudain ; elle reprenait une façon de vivre normale, parlait, répondait comme si rien ne se fût passé, puis retombait subitement dans sa vision, défigurée, les yeux fixes, se tordant les mains, râlante, agonisante, parfois les bras étendus et soutenue dans le vide. Elle eut des extases purement joyeuses, celle entre autres d’un matin de Pâques où, vers trois heures, elle se leva, courut sonner à toute volée la petite cloche du Couvent ; elle criait « Jésus est ressuscité, alléluia ! » et ne sortit de son transport qu’en reconnaissant, autour d’elle, le cercle de Sœurs effarées. Le plus souvent, ses élévations étaient crucifiantes. Elle ne retenait point, comme Catherine Emmerich, pour les transcrire en tableaux, les circonstances de la Passion. Elle entrait, avec Angèle de Foligno, dans l’intime des blessures de l’Homme-Dieu, les prenait en son être autant et plus que son humanité le tolérait.

« Car, avoue-t-elle, il m’est impossible de décrire ce que je souffre, et je serais incapable de l’endurer, si Dieu ne me mettait dans l’état surnaturel de l’extase, Le Sauveur m’unit en quelque sorte à sa nature divine, dans la mesure où Il veut que je prenne part à ses souffrances... Les douleurs physiques sont si fortes que je ne puis les comparer à aucune souffrance naturelle. Ces plaies produisent une sensation très particulièrement aiguë, mais qui n’excite dans l’âme aucun désir d’en être délivrée ou seulement soulagée... Il est nécessaire, pour cela, que le corps soit entraîné par l’âme dans un état supérieur et surnaturel qui le recrée et le transforme en quelque sorte... L’âme, de son coté, voyant la docilité et l’amour avec lesquels le corps assume ces dures souffrances, se trouve encouragée à le soutenir, et d’autant plus qu’elle constate que le corps ne lui fait plus d’obstacle pour sa vie supérieure et surnaturelle. »

D’autre part, les Esprits malfaisants se relayaient à la tourmenter. Ils la frappaient, la traînaient à travers sa cellule, essayaient de l’étouffer sous la paillasse de son lit. Une des sœurs l’en retira, un matin, à demi morte. Pendant ses jeunes, une faim atroce la rongeait ; il lui semblait « qu’un troupeau de moutons n’aurait pas suffi à la rassasier ». Et cette faim n’avait rien d’une faim « naturelle qui, soufferte pour Dieu et son Église, accroissait au contraire, en elle, la charité et l’amour de la pénitence ». Dans l’église, elle voyait une cohorte de démons, tendant des glaives de flamme, faire la haie depuis la porte jusqu’à la table de la communion. Des violences même physiques assaillaient sa chasteté. Excédée, proche du désespoir, croyant sa damnation certaine, elle n’apercevait qu’une délivrance : fuir n’importe où. »

Un jour, elle s’enfuit réellement, courut à la gare et prit un billet pour Trèves. À peine arrivée en cette ville, après avoir pu communier dans la cathédrale, elle sentit qu’une force surhumaine l’enlevait à travers l’espace. Elle fut transportée, en France et en Allemagne, au milieu d’assemblées lucifériennes et contrainte d’assister à des abominations. Les démons la martyrisèrent, la jetèrent, mourante d’horreur et de faim, parmi les arbres d’une forêt sans route. Là, elle perçut dans l’air un bruissement, et une clarté qui croissait. La Vierge Marie, avec des Anges, descendait la délivrer. Elle lui fit boire un breuvage qui la ranima, et l’emmena « en planant au-dessus des villes, des villages, des fleuves et des bois, jusqu’à un petit bourg situé sur une montagne... Les portes de l’église s’ouvrirent d’elles-mêmes, et je fus déposée dans une chapelle à gauche où se trouvait une belle statue de la Mère des Douleurs. » En sortant, elle apprit, à l’auberge voisine, que cette chapelle était un lieu de pèlerinage, dédié à Saint Eberhard, dans le diocèse de Trèves, et elle regagna son couvent où ses compagnes se désespéraient.

À ces tentations exorbitantes s’adjoignait, pour elle, la tristesse de l’impiété d’un siècle qu’elle voyait très misérable. Cet événement eut lieu du 6 au 8 décembre 1877. Trois ans auparavant, elle avait eu la vision du Christ justicier proférant d’une voix semblable au tonnerre : « Ô monde, monde aveuglé, pourquoi me persécutes-tu ? Que t’ai-je donc fait ? » Mais la Mère de Dieu adjurait son Fils d’avoir encore pitié ; elle Lui présentait Sœur Claire comme expiatrice ; et le poids des péchés du monde tomba sur la victime, avec une angoisse et des remords indicibles.

Auprès de tribulations pareilles comptaient peu les opprobres venus des hommes ; on se doute qu’ils ne lui furent pas épargnés. Elle avait fait demander, en 1863, à l’évêque de Luxembourg, son approbation pour la petite communauté ; prévenu contre elle, il refusa net, et même voulait exiger la dispersion des sœurs ; elles obtinrent cependant de rester ensemble pour cultiver la ferme, mais sans oratoire, sans habit religieux, sans pouvoir admettre aucune des vingt postulantes qui voulaient s’associer à elles.

La soumission de Sœur Claire fut totale et admirable : « Mon âme, remarquait-elle, a un besoin naturel d’être méprisée et humiliée de temps en temps... Parfois je suis étonnée d’entendre dire que les mépris blessent et offensent profondément. Cela me paraît incompatible avec le véritable amour de Dieu... Ô un mépris, un seul mépris, que de grandes choses il peut valoir devant Dieu !... Je n’ai pas d’ennemis, car tous ceux qui nous calomnient et nous persécutent sont nos meilleurs amis. »

Pourtant, le Tiers-Ordre de Saint Dominique commençait à se propager dans le Grand Duché de Luxembourg. Sœur Claire et les autres Sœurs y furent admises. C’était une étape vers la fondation du monastère régulier. D’inintelligentes hostilités la retardaient. Une fausse extatique s’était introduite auprès de Sœur Claire ; l’évêque les condamna toutes deux, interdit aux prêtres qui les dirigeaient d’avoir désormais aucun rapport avec elles. Sœur Claire se vit délaissée, méprisée comme une visionnaire « maladive et dangereuse ». Elle n’aurait, par instants, souhaité qu’une chose : être libérée de sa mission, ne plus approcher de Dieu par des chemins extraordinaires. Mais la Voix inflexible lui intimait d’obéir en tout : « Je veux achever en toi ce que j’ai commencé, tu n’as pas la possibilité d’échapper à ma puissance. » Le même Esprit, qui lui commandait de souffrir, l’armait d’une force supérieure à toutes les lassitudes.

En 1869, et pendant les six années qui suivirent, elle satisfit aux nécessités réparatrices eu jeûnant tout le Carême un jeûne absolu, n’étant sustentée que d’un seul aliment : de la communion quotidienne. Et son corps se pliait à cette abstinence. Elle ne dormait qu’une heure par nuit.

Des périodes de paix radieuse surpayaient ses désolations. Elle atteignait une telle profondeur « d’union transformante » que, parfois, la présence sensible du Christ se substituait en elle au sentiment de sa propre vie :

« Dès que j’eus reçu la Communion – ceci se passait en 1876, le jour de la fête du Sacré-Cœur, – je perçus que mon cœur était mystérieusement transformé en celui de mon Bien-Aimé. Les espèces du pain disparurent, et je sentis en moi le Cœur vivant de mon adoré Rédempteur qui enveloppa totalement mon cœur et le liquéfia, de façon que je dus me dire : Ton cœur n’existe plus ; à sa place se trouve celui de ton Époux bien-aimé. »

Humainement, des assistances imprévues, celle d’un onde prêtre qui revint des États-Unis, celle du P. Rouard de Card, vicaire général des Frères-Prêcheurs, avaient soulagé l’excessive indigence du Couvent et redressé, à l’égard de Sœur Claire, l’opinion publique. Les Sœurs avaient maintenant un petit oratoire ; en 1873, il leur fut permis de faire, là, profession. Elles étaient dominicaines, mais sans l’habit. L’évêque de Luxembourg mourut ; son successeur, Mgr Koppes, autrement disposé, fit examiner par des théologiens les révélations de Sœur Claire. Ils répondirent à l’unanimité : « Sœur Claire n’a pu être trompée par le Démon et tout ce qu’elle se propose est louable. »

La volonté du Christ lui désigna, pour, y établir le monastère des dominicaines, une vallée du Luxembourg belge, Clairefontaine, ainsi appelée parce que Saint Bernard, dit-on, accompagnant le Pape Eugène III de Reims à Trèves, fit halte en ce lieu et bénit une source dont l’eau reçut une vertu de guérison. Des châtelains du pays donnèrent l’argent que Sœur Claire n’avait pas, afin qu’on pût construire une chapelle et des bâtiments. Sœur Claire, seule religieuse de chœur depuis qu’étaient mortes Sœur Josepha et Sœur Johanna, aidée de quelques converses, disposa tout dans leur nouvelle demeure, avec un enthousiasme de joie qu’atteste cette parole d’une de ses lettres :

« Pour faire la volonté de Dieu, j’affronterais le glaive et le feu. Je sens en moi une telle force surnaturelle qu’il me semble que rien ne pourra m’ébranler. Qu’un monde nouveau et un enfer nouveau surgissent et se conjurent pour m’exterminer, je ne broncherai pas. »

Le 30 avril 1882, en la fête de Sainte Catherine de Sienne, fut célébrée la cérémonie de sa vêture, où, selon le rite de l’Ordre, l’officiant présente aux novices deux couronnes, une de fleurs et une d’épines. Devant celle-ci, Claire Moës n’était point une novice. La couronne qu’elle avait, en secret, choisie dès son enfance, elle la prenait liturgiquement ; de même que la consécration de l’Ordre dominicain au Sacré-Cœur, accomplie, depuis des années, dans le désir de la Voyante, avait été visiblement réalisée par le Père Jandel, peu avant sa mort, en 1872.

Mais Sœur Claire ne demandait à Dieu que de souffrir jusqu’à la fin. Elle voulait les dérisions et les injures comme son seul manteau de gloire. Le fiel ne manqua jamais dans son calice. En 1884, il y eut, à travers les rues de Luxembourg, au temps du carnaval, un défilé sacrilège ; Sœur Claire, en effigie, fut bafouée, déshonorée avec les prêtres qui la dirigeaient. Deux ans plus tard, au moment d’une grève, les ouvriers d’Arlon allèrent manifester devant le monastère de Clairefontaine ; on insulta les religieuses, on lança des pierres contre leur porte ; une hache envoyée par-dessus le mur de la clôture alla s’enfoncer dans le plancher d’une cellule. Les Sœurs décidèrent de revenir à Luxembourg, au Limpertsberg, et c’est là que fut édifié leur couvent actuel. L’ampleur des constructions, proportionnée à l’affluence des postulantes, fait songer au grain de sénevé devenu un grand arbre.

Sœur Claire, élue prieure, se manifesta aussi apte au gouvernement temporel qu’à la direction ascétique. Ses maximes portaient le sceau d’un bon sens que les inspirations divines avaient confirmé dans sa rectitude :

« Les austérités, disait-elle, doivent être pratiquées avec un esprit vrai d’humilité et de renoncement ; sans cela elles sont vides de mérites et peuvent devenir une abomination aux yeux de Dieu... Mieux vaut faire peu avec suite et allégresse que de se charger de fardeaux qu’il faut déposer presque aussitôt.

« L’obéissance extérieure, sans la soumission de la volonté et du jugement, est comme l’enveloppe d’une noix sans son fruit. »

« La vraie liberté consiste dans l’obéissance. »

Pour prévenir les zizanies, les aigreurs médisantes, les vanités stériles, elle avait imposé une règle : quand deux religieuses, pendant la récréation, s’entretenaient, il leur était interdit de parler d’une troisième, ni de se décerner l’une à l’autre des louanges. Elle exigeait des Sœurs l’obéissance absolue, mais s’humiliait devant elles, expiait leurs fautes à leur place, voulait être la plus pauvrement vêtue.

Trois ans avant sa mort, le 29 juillet 1892, elle subit encore une crise d’obsessions démoniaques où elle se croyait damnée, criait son désespoir, injuriait, malgré elle, le prêtre qui l’exorcisait. Victorieuse jusqu’au terme, elle ne connut le repos qu’après avoir consommé l’offrande d’elle-même. Les derniers temps de son épreuve terrestre, elle ne pouvait plus, trop faible, quitter sa cellule. Mais, de son lit, ses yeux atteignaient le chœur de l’oratoire et l’autel. Elle expira le 24 février 1895, sa tête inclinée en avant, comme Jésus moribond. Sa bouche et ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.

Il ne semble pas que sa mort ait suscité autour de sa vie une immédiate rumeur de vénération. J’allai à Luxembourg six mois plus tard, j’y retournai en 1895 ; personne ne me parla d’elle dans le pays. Elle devait être de ces âmes cachées qui émergent peu à peu du silence et d’une sorte de nuit surnaturelle.

Je n’ai pu qu’abréger, à traits rudimentaires, les phases saillantes d’une existence dont le récit intime, tracé par Anna Moës à la demande expresse de son confesseur, tient 1704 pages de manuscrit. Ce que j’en ai dit suffit à dévoiler, une fois de plus, l’inévaluable pouvoir d’une âme qui s’est donnée au Christ totalement. L’élection mystique de Sœur Claire, ses douleurs et ses joies suréminentes témoignent quel prix Dieu mettait à l’avenir de l’Ordre dominicain ; et telles furent les conditions de sa renaissance, telles demeurent celles de sa durée. « La vraie dominicaine se bâtit dans les souffrances », répétait Sœur Claire. La croix de Lacordaire, dans la crypte des Carmes, la grossière croix brune couronnée d’épines où il se faisait suspendre et flageller a plus acquis aux Frères Prêcheurs que toutes les persuasions de son éloquence. « Nous sommes faits, disait le Curé d’Ars, en forme de croix. » Se faire croix, c’est, qu’on le veuille ou non, l’unique manière d’être homme au sens de Dieu.

 

 

 

Émile BAUMANN, Intermèdes, Grasset, 1927.

 

 

 

 

NOTES

 

 

1. R. P. BERNADOT, O. P. : « L’action surnaturelle dans la restauration dominicaine au XIXe siècle : La Mère Claire Moës ». Je m’appuie, pour cette étude (qui a paru dans La Vie spirituelle) sur cet excellent opuscule, et j’utilise la biographie d’Anna Moës adaptée de l’allemand, d’après l’ouvrage de l’abbé Barthel : La Mère Marie-Dominique-Claire de la Sainte-Croix, Couvent des Dominicaines, à Limpertsberg, Luxembourg, l9l0).

2. Les théologiens l’ont nettement définie (ainsi, le cardinal Bona, dans son traité De discretione spirituum). En fait, l’Église n’impose à notre créance aucune révélation privée. Mais quand un homme ou une femme ont vécu une vie de sainteté authentique et éminente, il n’est pas admissible que leurs visions aient été constamment illusoires, ou mal interprétées par eux. Ne l’oublions pas, au reste : dans la langue exacte de la théologie, une âme mystique, c’est une âme élevée à l’état d’union intérieure, sans qu’elle ait nécessairement des révélations.

3. Extrait des comptes rendus de conscience écrits par Sœur Claire selon la volonté de son directeur, et classé par ordre chronologique.

4. Il avait éprouvé, dans son couvent, un petit froissement d’amour-propre. Elle lui dit : « Tel jour, à telle heure, vous avez eu cette pensée. »

 

 

 

 

 

 

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