Sainte Marie Madeleine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Madeleine et Marie de Béthanie sont deux noms qui, dans l’Évangile, selon la plus grande vraisemblance, désignent la même personne, sœur de Lazare et sœur de Marthe. Celle-ci habitait la petite ville fortifiée, distante de deux milles seulement de Jérusalem, et adossée à la pente orientale du mont des Oliviers. De belles maisons s’élevaient là, enveloppées de jardins. Les plus anciennes Vies de Marthe et de Marie, rassemblant des traditions dont il faut tenir compte, disent que la famille était illustre, qu’elle avait de grands biens dans la campagne proche, dans Jérusalem et jusqu’en Galilée. Elles disent aussi que Marthe était l’aînée.

La seconde avait été nommée Marie, ce qui signifie à la fois mer d’amertume et étoile, et ses compatriotes, plus tard, ajoutèrent à ce nom celui de Madeleine, qui lui venait de ses domaines de Magdalon, la cité voluptueuse. Elle était belle. Le Talmud rapporte que sa chevelure ressemblait à une rivière d’or, et les peintres de tous les temps l’ont représentée ainsi. Il n’est pas établi qu’elle ait été mariée, bien que d’anciens auteurs aient parlé de son mari le pharisien Paphus. Mais, mariée ou non, ses désordres ne font pas de doute. L’Évangile appelle Marie Madeleine pécheresse. Riche, élégante, adulée, admise à la petite cour peu sévère d’Hérode Antipas, elle eut des amants, elle brava l’opinion publique, elle fréquenta le non-juif, le romain et l’hellène, et fut un sujet de scandale. Elle donnait des fêtes. Les marchands d’étoffes et de meubles précieux, les colporteurs qui venaient d’Arabie, chargés d’aromates, connaissaient sa demeure. On ne parlait point d’elle sans lever les épaules : quand elle passait, on la regardait cependant avec curiosité et admiration. Sept démons habitaient en elle. Et elle fut une grande coupable jusqu’au jour où elle rencontra Jésus. Mais dans cette vie de fêtes et de mollesse, elle n’avait pas encore perdu, étant douée d’un grand cœur, le pouvoir du dégoût, la grâce de s’ennuyer parmi les amusements et les passions, la faculté de se haïr et d’aimer l’éternelle beauté, lorsque le Sauveur se rencontrerait.

Elle ne Le cherchait point. Saint Vincent Ferrier, dans un de ses sermons, raconte qu’elle entendit une des prédications de Jésus. Fut-ce à Magdalon ou à Naïm ? Les auteurs tiennent pour l’un ou pour l’autre. Elle était venue, comme une mondaine, à la renommée. Elle voulait avoir vu et entendu le prophète « puissant en œuvres et en paroles » qui faisait courir toute la Judée et toute la Galilée. Dans cette curiosité, la grâce de Dieu était cachée. Marie Madeleine vint au spectacle. Tous les projets de ses lendemains chantaient dans son esprit. Elle abaissait à moitié les cils en levant la tête, pour voir ce Christ au milieu du peuple. « Ah ! ce doit être lui ! Tout le monde court ; il est grand ; il est... » Mais à peine l’a-t-elle aperçu, qu’elle devient toute grave. Jésus parle pour Marie, dont il sait la présence et les pensées. Il parle de la folie du pécheur et des peines qui l’attendent. « Voulant gagner cette pauvre âme qu’il avait Lui-même appelée, continue saint Vincent Ferrier, le doux Sauveur met alors je ne sais quoi de plus persuasif dans sa parole, quelque chose de plus efficace encore dans la grâce qui accompagnait d’ordinaire son enseignement. Aussitôt Madeleine se sent remuée jusqu’au plus profond de l’âme. On voit sa tête qui s’incline sous le poids de la honte et du repentir. Ses larmes coulent en ruisseaux sur son visage. Son cœur est subjugué. » L’horreur de ses péchés a chassé les démons. Madeleine est une autre femme. Tandis qu’elle regarde s’éloigner le prophète, dont la foule l’empêche d’approcher, elle pense : « J’irai à Lui, et je serai sa disciple, et il saura mon repentir. » Il le savait déjà.

 

 

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Dès qu’elle connut que Jésus allait dîner dans la maison du pharisien Simon, elle s’empressa d’aller chez le marchand d’aromates, à qui elle demanda le plus riche parfum qu’il eût reçu d’Arabie, terre des gommes précieuses. Saint Éphrem, qui fut évêque de Syrie, poète sans doute, mais qui, peut-être, rapportait ainsi quelque tradition du pays de Palestine, raconte le dialogue échangé entre Marie Madeleine et le marchand. Celui-ci s’étonne, car Madeleine, toute à son amour pour le Christ, a dit, en entrant dans la boutique : « Que la paix soit avec vous ! Je suis venue vous demander un parfum exquis et digne d’un roi. Qu’il soit tel qu’on n’en puisse trouver d’aussi précieux, car Celui à qui je dois l’offrir n’a point son semblable, et nul ne saurait jamais L’égaler. » Elle ne veut point, d’abord, nommer ni désigner le Christ ; mais le marchand insiste ; il promet, à cette mondaine riche et qui n’attend pas, – du moins il la croit toujours telle, – de la servir royalement, si elle veut bien lui révéler le nom de ce grand personnage, si fort au-dessus des hommes. Alors Madeleine s’accuse. Elle dit qu’elle n’est plus la femme de plaisir dont la conduite n’est que trop connue par la ville. Un Saint est apparu. Elle a vu ses miracles. Elle a compris surtout sa douceur et sa miséricorde. « Il accueille les pécheurs. Il ne repousse pas les lépreux. Il est accessible même aux impies... Il ne s’irrite contre aucune importunité ni aucune indignité. Un si touchant spectacle m’a émue. Malheureuse, me disais-je, comment pourrai-je vivre désormais, si je n’obtiens mon pardon et son secours ? Oserai-je toutefois l’implorer, du sein de la corruption qui me dévore ? Et pourtant, négligerai-je le soin de ma vie, alors que j’ai mon médecin ?... Que dis-je, c’est Dieu lui-même, j’en suis persuadée, qui est descendu sur la terre : il commande à la nature... Mais la puissance et la liberté de sa volonté vont bien plus loin, puisqu’il remet les péchés aux coupables... Je suis persuadée que si j’ai le bonheur d’approcher seulement du Dieu fait homme, je serai purifiée de toutes mes iniquités. Voilà le secret de mon âme. Puisque j’ai accédé à votre désir de le connaître, donnez-moi tout de suite le parfum, et ne me retenez pas davantage. » Le marchand recommande à Madeleine de se défier des pharisiens. « Ils vont vous fermer la porte, quand ils vous verront aller à Lui. » Et Madeleine sort, tenant le vase d’albâtre plein de parfum. Elle va vers la maison, où elle sait que le Sauveur doit manger avec le pharisien, et elle s’inquiète, ne sachant si on la laissera entrer. En elle les démons n’habitent plus, mais la paix n’habite pas encore. Elle a besoin que Dieu l’assure du pardon. Elle aime le Christ d’un amour parfaitement pur, avec le regret infini d’avoir péché ; elle sent qu’elle est indigne de L’approcher, et elle court à Lui ; elle connaît, elle voit un autre amour dont la révélation l’a toute changée, et qui lui a fait un cœur si grand, que toute la terre à présent lui paraît misérable. L’infini lui est ouvert. Mais, ce Dieu qu’elle a entendu, va-t-elle pouvoir L’aborder ? Lui parler ? Non, elle sait déjà qu’elle pourra seulement pleurer. Elle va vite. Elle n’a pas d’autre pensée que le désir de Le voir et la crainte de ne pas Le voir. Elle arrive chez le pharisien. Personne ne l’arrête. La maison est pleine de monde, comme c’est l’usage, les jours de fête, chez les grands. La Madeleine traverse les groupes de curieux, qui sont occupés de regarder les convives et les services, plutôt que les arrivants. À peine si les plus proches murmurent son nom. Mais voici qu’elle passe au premier rang, voici qu’elle s’approche des lits où les convives sont étendus. Quelle audace ! N’est-ce pas près du Prophète qu’elle a osé s’arrêter ? Ne se courbe-t-elle pas vers les pieds du Maître ? Et que fait-elle ? Elle les couvre de baisers, elle pleure. Comment souffre-t-il qu’une femme, dont les péchés sont publics, le touche ainsi, et reste là ? C’est un scandale ajouté à d’autres : n’a-t-il pas déjà mangé avec des publicains et des pécheurs ? Simon regarde Madeleine de telle façon, qu’elle devrait comprendre, et que lui, le Prophète, il devrait écarter cette indigne. Toute l’assistance est en émoi.

Il faut citer le texte de saint Luc, car nul récit n’égalera jamais cette beauté et cette plénitude 1 :

« Et voici qu’une femme, qui menait une vie déréglée dans la ville, ayant su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum. Et, se tenant derrière lui, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à les arroser de ses larmes et à les essuyer avec les cheveux de sa tête, et elle les baisait, et les oignait de parfum. À cette vue, le pharisien qui l’avait invité dit en lui-même : « Si cet homme était prophète, il saurait quelle est la femme qui le touche, et que c’est une pécheresse. » Alors, Jésus lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à te dire. – Maître, parlez, dit-il. – Un créancier avait deux débiteurs, dont l’un devait cinq cents deniers, et l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi payer leur dette, il la leur remit à tous deux. Lequel l’aimera davantage ? » Simon répondit : « Celui, je pense, auquel il a le plus remis. » Jésus lui dit : « Tu as bien jugé. » Et, se tournant vers la femme, il dit à Simon : « Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as pas donné d’eau pour mes pieds ; mais elle, elle les a mouillés de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser ; mais elle, depuis qu’elle est entrée, elle n’a point cessé de me baiser les pieds. Tu n’as pas oint ma tête d’huile ; mais elle a oint mes pieds de parfum. C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés lui sont pardonnés, parce qu’elle a beaucoup aimé ; mais celui à qui on pardonne peu, aime peu. » Puis il dit à la femme : « Vos péchés vous sont pardonnés. Et ceux qui étaient à table avec lui dirent en eux-mêmes : « Qui est celui-ci qui remet même les péchés ? » Mais Jésus dit à cette femme : « Votre foi vous a sauvée ; allez en paix. »

Madeleine a été absoute par le Christ. « Ce n’est pas tant une femme que la pauvre humanité coupable qui revient à son Dieu. Ce sont les larmes d’Adam et les nôtres qu’elle pleure, nos baisers qu’elle prodigue à Celui que nous avons tant offensé : notre réconciliation, en un mot, qu’elle opère. Elle a beaucoup aimé ! C’est le commandement nouveau qu’elle inaugure 2. »

Désormais, Marie Madeleine suivra le Sauveur, de village en village, avec d’autres femmes, comme Jeanne, épouse de Chuza l’intendant d’Hérode, comme Suzanne ; elle fera ce que faisaient, chez les Juifs, les femmes riches qui s’attachaient aux docteurs les plus célèbres, et les assistaient de leurs biens. Elle l’écoutera ; elle continuera l’acte d’adoration commencé chez le pharisien, et sera la trésorière qui commande tout ce dont le Voyageur et ses apôtres ont besoin. À son exemple, et dans tous les siècles, des vierges, des veuves, des repenties veilleront et donneront, pour que le prêtre puisse exercer son apostolat, sans être arrêté par le trop grand souci de la vie matérielle.

On aime à penser que Marie Madeleine, dans les occasions où elle n’accompagna pas le Christ, habita dès lors Béthanie, avec sa sœur Marthe et son frère Lazare, et qu’elle quitta Magdalon, où elle avait vécu dans le péché. Saint Jean dit que : « Jésus aimait Marthe, et sa sœur Marie, et Lazare ». Cette maison de Béthanie était donc, pour le Sauveur, la maison de l’amitié. Il y trouvait, représentées dans les deux sœurs, la vie active et la vie contemplative : les saintes de tous les siècles étaient présentes dans chacun des actes et chacune des pensées de ces premiers modèles de l’humanité régénérée. Là se réunissaient, autour du Christ, les futurs martyrs de l’évangile, les apôtres et les premiers disciples ; là commandait, en l’absence de Jésus, l’homme en qui seraient bientôt manifestées la promesse et la puissance de résurrection du Sauveur. La maison de Lazare était l’un des premiers tabernacles, l’un des premiers ciboires, l’une des églises mères des temps nouveaux.

C’est dans cette maison qu’eut lieu ce qu’on peut appeler le second acte du mystère de Madeleine. Pendant que Jésus, fuyant ses ennemis, s’était retiré dans les montagnes de Galaad, Lazare devenait malade, languissait, et allait vers la mort. Nous ouvrirons l’évangile de saint Jean, au chapitre XI.

« Il y avait un homme malade, Lazare, de Béthanie, village de Marie et de Marthe sa sœur. Marie est celle qui oignit de parfum le Seigneur, et lui essuya les pieds avec ses cheveux, et c’était son frère qui était malade. »

Voyez que Marie est nommée ici la première, et mise en honneur, bien qu’elle fût la plus jeune et qu’elle eût été pécheresse. Quelle suppliante, quelle contemplative elle est déjà devenue ! Quel témoignage, dans la gloire de préséance que lui donne l’Évangile !

« Les sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que vous aimez est malade. » Ce qu’ayant entendu, Jésus dit : « Cette maladie ne va pas à la mort ; mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » Or Jésus aimait Marthe, et sa sœur Marie, et Lazare. Ayant donc appris qu’il était malade, il reste deux jours encore au lieu où il était. Après cela, il dit à ses disciples : « Retournons en Judée. » Les disciples lui dirent : « Maître, tout à l’heure les Juifs voulaient vous lapider, et vous retournez en Judée ? » Jésus répondit : « N’y a-t-il pas douze heures dans le jour ? Si l’on marche pendant le jour, on ne se heurte point, parce qu’on voit la lumière de ce monde. Mais si l’on marche pendant la nuit, on se heurte, parce qu’on manque de lumière. » Il parla ainsi, et ajouta : « Notre ami Lazare dort, mais je vais l’éveiller. » Ses disciples lui dirent : « S’il dort, il guérira. » Mais Jésus avait parlé de sa mort, et ils pensaient que c’était du repos du sommeil. Alors Jésus leur dit clairement : « Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous de n’avoir pas été là, afin que vous croyiez ; mais allons vers lui. » Sur quoi Thomas, appelé Didyme, dit aux autres disciples : « Allons-y aussi, afin de mourir avec lui. »

Jésus, étant arrivé, trouva que Lazare était depuis quatre jours dans le sépulcre. Et comme Béthanie était près de Jérusalem, à quinze stades environ, beaucoup de Juifs étaient venus auprès de Marthe et de Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Dès que Marthe eut appris que Jésus arrivait, elle alla au-devant de lui ; pour Marie, elle se tenait assise à la maison. Marthe dit donc à Jésus : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je sais que tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera. » Jésus lui dit : « Votre frère ressuscitera ! – Je sais, lui répondit Marthe, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour. » Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours. Le croyez-vous ? – Oui, Seigneur, lui dit-elle, je crois que vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, qui êtes venu en ce monde. » Lorsqu’elle eut ainsi parlé, elle s’en alla, et appela en secret Marie, sa sœur, disant : « Le maître est là, et il t’appelle. » Dès que celle-ci l’eut entendu, elle se leva promptement et alla vers Lui, car Jésus n’était pas encore entré dans le village, il n’avait pas quitté le lieu où Marthe l’avait rencontré. Les Juifs qui étaient dans la maison avec Marie et la consolaient, l’avant vue se lever en hâte et sortir, la suivirent en disant : « Elle va au sépulcre, pour y pleurer. « Lorsque Marie fut arrivée au lieu où était Jésus, le voyant, elle tomba à ses pieds, et Lui dit : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. » Jésus, la voyant pleurer, elle et les Juifs qui l’accompagnaient, frémit en son esprit, et se laissa aller à son émotion. Et il dit : « Où l’avez-vous mis ? – Seigneur, lui répondirent-ils, venez et voyez. »

« Jésus pleura.

« Les Juifs dirent : « Voyez comme il l’aimait. » Mais quelques-uns d’entre eux dirent « Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux d’un aveugle-né, faire aussi que cet homme ne mourût point ? »

« Jésus donc, frémissant de nouveau en Lui-même, se rendit au sépulcre : c’était un caveau, et une pierre était posée dessus.

« Ôtez la pierre », dit Jésus. Marthe, la sœur de celui qui était mort, lui dit : « Seigneur, il sent déjà, car il y a quatre jours qu’il est là. » Jésus lui dit : « Ne vous ai-je pas dit que, si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu ? » Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus, levant les yeux en haut, dit : « Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé. Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours ; mais j’ai dit cela à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que vous m’avez envoyé. » Ayant parlé ainsi, il cria d’une voix forte : « Lazare, sors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le, et le laissez aller. »

Ainsi la vie active a couru au-devant de Jésus, et la vie contemplative a attendu son ordre. Arrivées devant Jésus, elles ont eu la même parole de foi : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. » Mais aussitôt Madeleine se jette aux pieds de Jésus. Elle est la suppliante par excellence, la prosternée, celle qui parle silencieusement avec son cœur tout plein de tendresse, de pensées, d’élans, d’adoration, et qui renonce aux mots comme à une puissance inférieure. Lorsque le Sauveur thaumaturge ordonne d’ôter la pierre du caveau, Marthe, qui ne doute pas, sans doute, mais qui voit l’objection humaine, dit : « Mais il y a quatre jours déjà, et il sent mauvais ! » Madeleine est demeurée en adoration ; elle ne regarde pas ; elle n’attend plus ; elle sait quelle est exaucée ; elle remercie déjà, inclinée. Et l’oraison de sa fête dit que ce sont les larmes de Marie Madeleine qui ont obtenu la résurrection de Lazare.

La résurrection de Lazare a été l’un des griefs secrets des Juifs, et l’une des causes de la mort du Christ. Saint Jean raconte que les pontifes et les pharisiens, inquiets des conversions que les miracles amenaient, assemblèrent le Conseil, et que le grand prêtre Caïphe leur dit, prophétisant le salut du monde et dénonçant la victime : « Vous n’y entendez rien : vous ne réfléchissez pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas. » Jésus ne pouvait l’ignorer. Il se retira, d’abord, dans la campagne de Judée qui est voisine du désert, puis il revint, son heure étant venue, pour être pris et livré. Ses derniers jours appartinrent en partie à ses amis de Béthanie. Dans les Méditations qui portent le nom de saint Bonaventure, on peut lire le dénombrement de la compagnie sans pareille qui se trouve là rassemblée : « Pendant ce peu de jours qui précédèrent la Passion de Jésus-Christ, la maison de Lazare était sa retraite principale. Il y mangeait le jour, et il y dormait la nuit avec ses disciples. C’était là aussi que reposait Notre-Dame sa mère, avec ses sœurs, et tous l’honoraient grandement, surtout Madeleine, qui lui tenait toujours compagnie, et ne le quittait jamais. »

Ce dont on ne peut douter, puisque l’Évangile le rapporte formellement, c’est que, six jours avant la Pâque, un repas fut donné chez Lazare en l’honneur de Jésus. Marthe, toute grande dame qu’elle fût, s’était faite servante pour servir le Christ et être plus près de Lui. Madeleine allait renouveler l’onction prophétique qui avait marqué le festin de Naïm. Nos pères du Moyen Âge avaient imaginé que Lazare, depuis sa résurrection, ne pouvait plus sourire, tant il était poursuivi par les visions du royaume d’enfer et de purgatoire qu’il avait parcouru. Il est bien sûr que la miséricorde de Dieu, à son endroit, fut plus complète, et que la vie ne fut pas rendue à ce saint pour qu’il pleurât seulement. Mais Lazare était là, près de son maître Jésus, chez Simon, le lépreux guéri miraculeusement, lorsque Marie entra dans la salle. Elle avait acheté une livre de nard pur, que Judas Iscariote, trésorier cupide et voleur, estimait trois cents deniers, c’est-à-dire environ mille francs. La généreuse femme savait que le Maître divin allait mourir. Elle le savait par don de prévision, ou parce que son grand amour avait recueilli, médité et compris certains mots de Jésus, que d’autres esprits moins lucides, d’une tendresse moins inquiète, n’avaient pas retenus. Elle voulait l’adorer, lui offrir la richesse, l’une des raretés de la création, l’un des parfums précieux dont le Christ naissant avait agréé l’hommage de la main des rois, dont le Christ déjà condamné à mort allait recevoir le nouvel hommage de la main d’une femme infiniment élevée dans la grâce du pardon. Saint Mathieu et saint Marc racontent cet épisode dans le chapitre même où commence le récit de la Passion. Et si saint Jean rapporte l’onction sainte au chapitre XIIe de son Évangile, c’est que cet apôtre que Jésus aimait a, plus longuement que les autres, écrit les derniers entretiens et les dernières journées. Nous prendrons le texte de saint Mathieu :

« Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le Lépreux, une femme s’approcha de lui 3 avec un vase d’albâtre contenant un parfum de grand prix, et, pendant qu’il était à table, elle répandit le parfum sur sa tête. Ce que voyant, les disciples dirent avec indignation : « À quoi bon cette perte ? On aurait pu vendre ce parfum très cher, et en donner le prix aux pauvres. » Jésus, s’en étant aperçu, leur dit : « Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard. Car vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour ma sépulture. Je vous le dis, en vérité, partout où sera prêché cet évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté en mémoire d’elle. »

Voilà Marie Madeleine liée à l’Évangile par ordre de Jésus. Voilà sa louange inscrite dans le livre qui ne mourra pas. Un hommage encore plus grand lui sera réservé ; elle va le mériter par un courage que les hommes n’auront pas : elle va suivre Jésus-Christ pendant la Passion ; elle sera comme l’ombre de la Mère de Dieu, qui fut la plus fidèle dans les douleurs du Fils, et, en récompense, Jésus ressuscité lui apparaîtra, à elle d’abord, et la chargera d’enseigner la Résurrection.

C’est le docteur du miracle, l’annonciatrice que nous allons voir à présent.

Le Sauveur a quitté Béthanie le premier jour des Azymes, il va célébrer la Pâque dans Jérusalem et se livrer à ses ennemis. Or il était dit dans la loi qu’un seul agneau par famille serait immolé, et c’est une croyance vraisemblable que la Vierge mère, avec sa cour de sainteté, avec sa communauté de religieuses, accompagna Jésus. Elles assistèrent à l’institution du sacrement qui fera vivre désormais, de la vie de force et de pureté, les âmes qui connaissent le Sauveur. Comment eût-il été possible que la mère de Dieu fût oubliée dans la première Communion que reçurent les hommes ? « On croit communément que la mère de Jésus, Marie Madeleine, Marie Cléophas, et les autres saintes femmes assistèrent à la cène dans une salle contiguë au Cénacle, qu’elles purent suivre des yeux toutes les actions du Sauveur, qu’elles entendirent les paroles sacramentelles, et qu’elles reçurent, de sa main même, son corps et son sang 4. » Croyance bien autorisée, qui semble appuyée sur l’Évangile, puisque saint Mathieu, au moment où il raconte que le Sauveur expire sur la croix, tout aussitôt ajoute : « Il y avait là aussi plusieurs femmes qui regardaient de loin ; elles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, pour le servir. Parmi elles étaient Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. » Les voilà donc, ces saintes femmes, groupées à la suite de Jésus, et fidèles à le servir, surtout aux heures de la Passion, où, peu à peu, les hommes l’abandonnent. N’est-il pas vraisemblable, n’est-il pas digne du cœur de Jésus-Christ, qu’elles aient eu les prémices de la Communion sacramentelle ? Leur ferveur même et leur courage le disent assez. Oh ! quelle action de grâce, dans la salle du Cénacle ! Qu’on se représente toute cette Église naissante qui reçoit Jésus, et, parmi les apôtres, la créature merveilleuse par qui le ciel est venu toucher la terre. Cependant il y avait un traître parmi ces saints, et peut-être une communion sacrilège à la première table de communion.

Dans les rues de Jérusalem, pendant les émeutes et les processions affreuses de la Passion, il est donc permis d’imaginer que Madeleine accompagna la sainte Vierge, qu’elle vit passer la Victime, entendit la foule blasphémer son salut, qu’elle soutint la tendre Vierge Marie, lorsque celle-ci vit tomber son Fils sous le poids de la croix, et ne put le secourir. Elle était présente aux derniers moments de la vie humaine du Sauveur. Saint Jean dit : « La mère de Jésus, la sœur de sa mère, Marie Cléophas, et Marie Madeleine se tenaient au pied de la croix. »

Tant que Jésus vivait et qu’il était là, pendu, saignant, agonisant, cloué par les mains et les pieds aux poutres croisées, on avait toléré la présence des femmes, car leurs mains ni leurs larmes ne pouvaient rien pour la victime. Mais, quand il fut mort, les soldats, qu’une certaine pitié humaine avait fait manquer à la consigne, écartèrent tout le civil, et le tinrent à distance des cadavres des suppliciés. Ils pensaient : « À quoi bon laisser ces gens-là près des corps, maintenant que tout est fini ? » Ils durent demander des ordres à leur chef : « Ne faut-il pas renvoyer ces femmes, qui se tiennent là, embrassant la croix du roi des Juifs ? Elles ajoutent, par leur douleur, au trouble de la foule, et elles ont leurs manteaux pleins de sang. » Le centurion, debout en face de la croix, avait reçu l’un des derniers regards de Jésus. Il avait compris les signes apparus dans le ciel et sur la terre. Il croyait, premier converti de la Croix, que c’était bien le Fils de Dieu que les hommes avaient mis à mort. Et ce fut par respect, et à cause du remords dont son âme était pénétrée, qu’il répondit aux soldats d’écarter les femmes, en effet, et tous ceux qui voudraient approcher. Voilà pourquoi l’évangile de saint Marc, ayant raconté la mort du Sauveur et le cri éclatant du Victorieux, dit ensuite : « Il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin, entre autres Marie Madeleine, Marie mère de Jacques le Mineur et de Joseph, et Salomé,... et plusieurs autres qui étaient montées à Jérusalem avec lui 5. »

Elles souffraient autant qu’elles aimaient, ces créatures élues. Elles méditaient en pleurant sur la Passion de leur Dieu. Et celle qui avait eu sept démons en elle pleurait amèrement, parce qu’elle savait qu’elle avait fait souffrir et mourir son Bien-Aimé, Celui qui l’avait pardonnée. « Pour moi, dit sainte Thérèse, je tiens que si Marie Madeleine n’a pas fini ses jours par le martyre, cela vient de ce qu’elle l’endura alors, en voyant mourir Jésus-Christ dans les tortures, et de ce qu’elle a continué à l’endurer, tout le reste de sa vie, par le terrible tourment qu’elle éprouvait d’être séparée de son Maître 6. »

Joseph d’Arimathie eut alors le courage d’aller demander à Pilate la permission d’ensevelir Jésus. Lui, membre du grand Conseil, riche, disciple secret de Jésus et craignant les Juifs, il se dénonce lui-même. Il s’expose à bien des vengeances. En échange de sa fortune et de sa tranquillité, il demande le corps de son Dieu. Désormais, aucun honneur humain ne s’ajoutera à ceux qu’il a eus. Quelle misère ! C’est le moindre des risques auquel il se soumet. Aidé par Nicodème, et sans doute, comme l’a vu en esprit saint Bonaventure, par la Vierge Marie et par les saintes femmes, il détache le corps de la croix, l’enveloppe du linceul, où il enferme la myrrhe et l’aloès, et le porte au tombeau tout neuf qu’il avait fait creuser en plein rocher, pour lui-même, dans son jardin proche du Calvaire. C’est le soir du vendredi qui sera saint désormais, à travers tous les siècles. Avec l’ombre, le sabbat commence. Il n’est plus permis aux Juifs de faire aucun travail. On s’est hâté. Quand ils ont eu poussé, dans l’ouverture du sépulcre, la lourde pierre qui pouvait glisser dans une rainure du rocher, les deux disciples de Jésus se retirent. Les femmes, qui ont accompagné Joseph, se sont assises devant le sépulcre, et elles ont regardé de quelle manière le corps a été placé 7, car elles veulent revenir, dès que le sabbat sera terminé, pour achever d’embaumer le corps de Jésus.

Toute la nuit, et le lendemain jusqu’au soir, « elles demeurèrent en repos, selon la loi 8. » Mais le soir du sabbat, comme la liberté d’acheter et de vendre était rendue aux Juifs après le coucher du soleil, « Marie Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates 9 », et elles attendirent l’aurore du lendemain.

Comme elles avaient passé le sabbat dans leur maison, elles ne savaient pas que les princes des prêtres et les pharisiens avaient obtenu, de Pilate, la permission de mettre une garde près du tombeau et d’apposer des sceaux sur la pierre. Il faisait encore nuit lorsque les femmes se mirent en route. Elles se disaient entre elles : « Qui nous ôtera la pierre qui ferme l’entrée du sépulcre ? » Marie Madeleine est nommée la première par saint Marc, par saint Mathieu ; elle est seule nommée par saint Jean. Dieu a voulu qu’elle fût le grand témoin et l’apôtre de la Résurrection. Après la Vierge Marie sans doute, mais dont il n’est point parlé dans l’Évangile, c’est à elle que Jésus ressuscité est apparu dans sa gloire. L’admirable récit, le plus développé, est de saint Jean. Les femmes vont au sépulcre. Elles arrivent au moment où le soleil se lève. Marie Madeleine, plus jeune, emportée par son ardent amour, a pris les devants, et elle voit que la pierre avait été enlevée. Un ange l’avait roulée, cette pierre, et la frayeur avait chassé les gardes. Marie comprit que le corps du Christ n’était plus dans le tombeau. « Elle courut donc, et vint trouver Simon-Pierre et l’autre disciple que Jésus aimait, et leur dit : « Ils ont enlevé du sépulcre le Seigneur, et nous ne savons où ils l’ont mis. » Pierre sortit avec l’autre disciple, et ils allèrent au sépulcre. Ils couraient tous les deux ; mais l’autre courait plus vite que Pierre, et arriva le premier au sépulcre. Et, s’étant penché, il vit les linceuls posés à terre ; mais il n’entra pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arriva à son tour, et entra dans le sépulcre ; il vit les linges posés à terre, et le suaire qui couvrait la tête de Jésus, non pas avec les linges, mais roulé en un lieu à part. Alors l’autre disciple, qui était arrivé le premier au sépulcre, entra aussi, et il vit, et il crut : car ils ne comprenaient pas encore que, d’après l’Écriture, le Christ devait ressusciter des morts. Les disciples s’en retournèrent donc chez eux.

« Cependant, Marie se tenait près du sépulcre, en dehors, versant des larmes ; et en pleurant elle se pencha pour regarder dans le sépulcre ; et elle vit deux anges vêtus de blanc, assis à la place où avait été mis le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds. Ils lui dirent : « Femme, pourquoi pleurez-vous ? » Elle leur dit : « Parce qu’ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis. » Ayant dit ces mots, elle se retourna, et vit Jésus debout ; et elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleurez-vous ? Qui cherchez-vous ? » Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit : « Seigneur, si c’est vous qui l’avez emporté, dites-moi où vous l’avez mis, et j’irai le prendre. » Jésus lui dit : « Marie ! » Elle se retourna, et lui dit : « Rabboni ! » c’est-à-dire Maître. Jésus lui dit : « Ne me touchez point, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. Mais allez à mes frères, et dites-leur : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie Madeleine alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. »

Les yeux de Madeleine l’avaient d’abord trompée, car son cœur n’était plus dans son regard, et tous les objets de la terre lui étaient indifférents, depuis qu’elle avait perdu Jésus. Mais tout de suite elle a reconnu la voix. Un seul mot lui a donné la certitude, et c’est le cri de l’adoration qu’elle a jeté : « Mon Maître ! » L’aveu de l’infinie distance, l’abaissement devant Lui font partie de cet amour, qui ne ressemble point aux autres. Tous les dialogues futurs entre les âmes et Dieu commenceront désormais par ce même mot : « Rabboni, » où il y a l’humilité, la surprise, la reconnaissance et la joie infinie, et, si le mot n’est pas prononcé, ce seront bien là les dispositions de l’âme chrétienne dans la méditation. Cette première religieuse contemplative, Marie Madeleine, qui avait embrassé les pieds de son Maître et les avait essuyés de ses cheveux, reçoit l’avertissement : « Ne me touche pas, » c’est-à-dire : « Jusqu’au ciel, où la familiarité divine inondera de délices tout ton être, sois une âme occupée de moi, aimante, adorante, qui ne trouveras la douceur de ton Dieu que par la contemplation de ton esprit ; accepte d’être séparée de moi pour un temps. » La tradition provençale raconte qu’à ce montent, l’Homme-Dieu ressuscité toucha le front de Madeleine, consacrant cette intelligence et la dédiant à la science vivante du Christ, au-dessus de laquelle il n’y a aucune science.

Marie Madeleine pardonnée, consacrée, chef-d’œuvre reconstruit par Dieu, sur le plan, mille fois plus beau, de l’alliance nouvelle, n’est plus nommée dans l’Évangile. Mais les saints nous enseignent que Jésus la bénit encore : ils ne doivent pas se tromper.

Dans les Méditations dites de saint Bonaventure, nous lisons : « Il est vraisemblable que le très doux Sauveur visitait souvent sa Mère, ses disciples et Madeleine sa fille chérie, les réconfortant et les réjouissant, eux qui avaient été si contristés et si épouvantés de sa Passion. Voyez comme, selon sa coutume, Madeleine s’assied aux pieds de son Maître, écoute avidement ses paroles, et, si elle le peut, le sert avec joie et de tout son cœur... Et ne pensez-vous pas que Madeleine, assise à ses pieds, le retenait par sa robe, avec une respectueuse témérité, de peur qu’il ne s’éloignât. »

Il faut croire les saints qui nous parlent des saints. Mais comment peut-on douter que le Sauveur ait voulu avoir, pour témoins de son Ascension, ses amis préférés, Madeleine, Marthe, Lazare, lorsque l’Évangile indique Béthanie comme étant le lieu d’où Jésus-Christ s’éleva de la terre et monta aux cieux ? Saint Luc, après avoir rapporté les paroles de Jésus, donnant et expliquant aux onze leur mission d’apôtres, dans Jérusalem, ajoute ces lignes qui sont les dernières de son évangile : « Il les conduisit hors de la ville, jusqu’à Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit. Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel. Pour eux, après l’avoir adoré, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie. Et ils étaient continuellement dans le temple, louant et bénissant Dieu. Amen ! »

Oui, Madeleine était parmi les disciples à Béthanie. Oui, elle fut bénie encore, et elle reçut cet accroissement de force et de joie dont elle vécut jusque dans la vieillesse. Le Christ avait désigné les premiers missionnaires ; il leur avait donné le courage et le pouvoir, en même temps qu’il décrétait en Lui-même à quels peuples privilégiés ces premiers semeurs de chrétiens seraient envoyés. Et nous reçûmes ainsi, nous la France, en ce jour glorieux de l’Ascension, du Cœur même du Christ, toute la famille bien-aimée de Béthanie, et parmi elle les deux grandes premières moniales, l’active et la contemplative : Marthe et Marie.

 

 

Lorsqu’ils eurent perdu de vue Notre-Seigneur, les disciples descendirent de Béthanie à Jérusalem, et ils se réunirent dans le Cénacle, qui était probablement la chambre haute où eut lieu la dernière Cène de Jésus avec les apôtres. Les Actes nomment quelques-uns de ces témoins de l’Ascension : « C’étaient, disent-ils, Pierre et Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Mathieu, Jacques fils d’Alphée, et Simon le Zélé, et Jude frère de Jacques. Tous, dans un même esprit, persévéraient dans la prière, avec quelques femmes, et Marie Mère de Jésus, et ses frères. » Madeleine était sûrement là. Elle fit, avec ces prémices de l’humanité nouvelle, – l’Église naissante, – la première retraite fermée ; elle reçut le Saint-Esprit au jour de la Pentecôte ; elle fut confirmée dans la piété, la force, l’intelligence des choses divines, l’amour des âmes, la pureté. Pierre avait dirigé cette retraite, comme on le voit, dans ces mêmes Actes, lorsqu’il commande aux frères d’élire un douzième apôtre à la place de Judas ; lui et les autres apôtres, ils avaient ensemble repassé toute la vie du Christ et toute la doctrine, les disciples écoutant leur enseignement ; la sainte Vierge, qui est la Rose mystique, et que l’Évangile nous représente déjà, pendant l’enfance de Jésus, gardant et méditant toute chose, avait dû prier son Fils, plus d’une fois, au nom de l’Église encore abritée, et le son de sa voix ne quittait plus les âmes qui l’avaient entendue. Il ne fallait pas moins que cette surabondance de grâce pour que chacun de ceux qui étaient là pût remplir sa mission : la mission de Madeleine était la longue pénitence.

Aujourd’hui, des historiens sévères reconnaissent que la Gaule méridionale a bien pu être évangélisée dés le premier siècle. Ils ne nomment pas ces apôtres possibles ou probables. Et, en effet, les documents écrits font défaut. Mais la tradition de la Provence supplée au silence de l’histoire, et les objections élevées contre elle ne semblent pas décisives. Elle réclame pour la Gaule, avec Marie Madeleine, Marthe, les servantes Marcelle et Sara, Lazare devenant évêque de Marseille, Maximin, Sidoine, Marie Jacobé et Marie Salomé, Trophime évêque d’Arles, Eutrope, Véronique la sainte au voile blanc, Zachée qui reçut Jésus à sa table. « Est-ce Pierre qui a envoyé Marié Madeleine et son groupe aux côtes occidentales, ou furent-ils contraints et pourchassés par leurs persécuteurs ? La première opinion est celle des plus anciennes Vies. La seconde a été adoptée par le Bréviaire romain, par les hagiographes venus après le manuscrit du IXe siècle, et par la poésie sacrée et profane. Elle est célèbre, cette barque sans voiles, sans gouvernail, sans rames, faisant eau de partout, dans laquelle les amis du Christ auraient été jetés de force par les Juifs, ... et que ceux-ci auraient ensuite remorquée jusqu’en pleine mer, pour l’y abandonner au gré des vents et de l’abîme 10. »

Ce serait peu après l’année 42 que la barque aurait abordé aux rives de Provence, sur le sable de la Camargue, non loin du lieu où s’élève l’église des Saintes-Maries, c’est-à-dire de Marie Cléophas et de Marie Jacobé, qui ne voulurent pas quitter ce rivage où des pêcheurs païens avaient bien reçu les missionnaires. Madeleine, selon la tradition, suivit saint Maximin, avec les autres saintes femmes, et, par la route romaine qui traversait Arles, marcha jusqu’à Marseille, où elle prêcha le peuple, racontant la Passion du Christ et sa Résurrection. Elle parlait sous le portique du temple des Dieux, et près d’elle les amis de Jésus, ses témoins venus de l’Asie, et qui n’étonnaient point Marseille habituée à l’étranger, parlaient aussi et affirmaient qu’elle disait vrai. Une chrétienté fut formée, et Lazare en devint l’évêque. On désigne une crypte de l’église de Saint-Victor, comme ayant été le lieu de réunion des premiers chrétiens marseillais. Les pèlerins du Christ avaient déjà laissé quelques-uns des leurs à chaque arrêt de leur pèlerinage. Ils laissèrent donc Lazare à Marseille. Et ce fut à Aix que s’arrêta saint Maximin. Tandis qu’il devenait évêque de cette ville et l’évangélisait, accompagnant sa prédication d’un grand nombre de miracles, on raconte que Madeleine vivait retirée dans une cellule, où elle méditait et priait. Elle était la prière perpétuelle, pour l’extension du règne de Jésus sur la Gaule. Sa vocation était éprouvée déjà, son noviciat de la solitude commencé. Le miracle émanait de ses yeux, de ses mains, de son cœur, qui obtenait grâce pour le monde si malade de dépravation, d’ignorance et de violence. Elle aspirait à une séparation complète d’avec ce monde, à la retraite inconnue. C’est alors que la Sainte-Baume lui fut indiquée, caverne tout à fait sauvage. La tradition ne parle pas des difficultés de la route : il n’y en eut point. Elle dit que « les anges de Dieu, afin de répondre aux désirs et aux supplications de Marie Madeleine, la transportèrent d’Aix jusqu’à la montagne et à l’entrée de la caverne qui devait désormais lui servir de demeure (1) ». Les anges la servaient. Ils l’élevaient avec eux, sept fois le jour, au sommet de la montagne, afin que la sainte priât dans la lumière, et dans le ravissement de la terre qu’elle exprimait à Dieu ; ils l’enveloppaient de leurs chants ; et, chaque matin, au bord de la Baume, ils la communiaient de leurs mains. « Ce lieu lui avait été divinement préparé, dit saint Antonin. Elle y demeura trente ans inconnue de tous. Et en cette solitude, elle ne trouvait ni de quoi se nourrir ni de quoi désaltérer sa soif naturelle. C’est que notre doux Rédempteur entendait montrer qu’il avait appelé sa bien-aimée à se nourrir, non de mets terrestres, mais de festins venus du ciel. » Le Bréviaire romain fait mention de ces merveilles, du moins de l’élévation de la contemplative, et saint Vincent Ferrier a composé les paroles des sept cantiques de Madeleine. Saint Vincent Ferrier dit qu’à l’heure des vêpres, – je ne rapporterai que ce seul exemple, – les anges élevaient Madeleine en chantant : « Dans son trésor, le roi a placé la drachme perdue ; la pierre précieuse, tirée de la fange, étincelle au soleil radieux. » Un autre saint, Bernardin de Sienne, a décrit les sept délices des élévations de Madeleine. Rien ne semble trop magnifique pour exprimer la miséricorde de Dieu envers la pécheresse repentie, et le remerciement de gloire et de béatitude qu’il accorde un moment à celle qui prie dans l’habituelle mortification. Car il fait froid, il fait humide, il fait sombre souvent, il fait effrayant, parmi les bêtes et les démons, conseillers de tristesse et de relâchement, dans la caverne où vit Marie Madeleine. Et ce ne serait là qu’une petite épreuve. La grande est de penser que la permission n’est pas encore donnée de suivre, en Paradis, Celui qu’on avait suivi sur les chemins de Judée, et parmi les bourreaux, et jusqu’au sépulcre, et qu’on avait vu s’élever dans la gloire, au-dessus des champs de Béthanie.

Elle intercédait, elle méritait pour l’Église naissante, pour la jeune patrie d’adoption, et pour les pécheurs de tous les siècles. « Albert le Grand tient pour certain que Dieu a fait deux grands luminaires : la Mère du Seigneur et la sœur de Lazare ; un luminaire plus grand pour présider au jour, et un luminaire moindre pour présider à la nuit, en servant d’exemple aux pécheurs. Mais cette doctrine n’est pas particulière à Albert le Grand : c’est celle d’une multitude d’églises, puisque nous la trouvons enseignée dans les anciennes liturgies de Lyon, Tours, Auch, Paris, Chartres, Beauvais, Arras, Orléans, le Mans, Saint-Brieuc, Cambrai, Fontevrault, Salisbury en Angleterre et d’autres encore 11. »

Lorsque le jour approcha où elle devait cesser d’être vivante en ce monde, pour aller revivre avec Jésus-Christ, Madeleine en fut avertie. Elle demanda aux anges de la porter près de l’oratoire de Saint-Maximin, qui était dans la plaine, là-bas, parmi les oliviers qu’on aperçoit du haut de la Baume. Prévenu, comme le sont les saints, par la grâce divine qui converse avec eux, l’évêque attendait Madeleine au bord de la voie aurélienne. Elle voulait recevoir la communion, selon la forme habituelle, afin de montrer qu’elle appartenait à l’Église militante. L’évêque la communia. Tandis qu’elle remerciait une dernière fois son Maître, elle fut prise du sommeil qui précède la joie éternelle.

Le corps de Marie de Magdala fut enseveli dans la plaine, là où s’éleva plus tard une basilique, et où les pèlerins ne cesseront plus de venir.

 

 

 

René BAZIN, Fils de l’Église, 1927.

 

 

 

 



1 Jean, XI, 5.

2 V. Sainte Marie Madeleine, t. II, p. 71-72, par le R. P. M. Sicard, docteur en théologie, ancien professeur de théologie, 3 vol. Paris, Savaète, 1910.

3 Elle est nommée, ainsi que Marthe et Lazare, dans l’Évangile de saint Jean.

4 R. P. Sicard, t. II, p. 106.

5 Saint Marc, XV, 40 ; saint Luc, XXII, 413.

6 Château intérieur, 7e demeure.

7 Saint Luc, XXIII, 55.

8 Saint Luc, XXIII, 56.

9 Saint Marc, XVI, 1.

10 R. P. Sicard, t. II, p. 135.

11 R. P. Sicard, t. II, p. 229.

 

 

 

 

 

 

 

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