Jean Hemling

 

LE PEINTRE DE L’HÔPITAL SAINT-JEAN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Francis BAZOUGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On sait peu de chose sur la vie de ce peintre. Une légende l’a associe à la fortune de Charles-le-Téméraire. C’est après la suprême défaite de Nancy (5 janvier 1475), qu’un soldat blessé et sans ressources, Hemling, serait venu frapper à la porte de l’hôpital, et aurait payé en chefs-d’œuvre les soins reçus.

Des documents déterres par M. Weale dans la poussière des archives locales, dit le Journal de la Peinture, prouvent du moins que le pauvre soldat se maria, fit fortune, et devint possesseur de biens-fonds. Il est certain aussi qu’il fut en relations suivies avec dos personnages éminents, et qu’il eut des élèves. Il mourut en 1493.

L’hôpital Saint-Jean possède ses chefs-d’œuvre : LA CHASSE DE SAINTE URSULE, offrant sur ses divines faces l’histoire de la vie et du martyre de la sainte, ainsi que des onze mille vierges qui durent l’accompagner à Cologne, et aussi un magnifique retable, LE MARIAGE MYSTIQUE DE SAINTE CATHERINE D’ALEXANDRIE.

Le cabinet de M. le comte Duchatel, à Paris, renfermait un Hemling de la plus surprenante conservation, l’EX-VOTO d’un père et d’une mère, gens riches et puissants, qui, accompagnés de leurs dix-huit enfants, et présentés par leurs patrons, saint Jacques de Compostelle et saint Bernard, viennent offrir à Marie de Bethléem la profonde expression de leur reconnaissance et de leur amour.

La vie de Hemling et la description de ses œuvres, celles aussi de Quentin Metsys et des maîtres qui sont la gloire de l’école des Pays-Bas, dès avant le commencement du seizième siècle, sont exposés dans le quatrième volume de l’HISTOIRE DE LA PEINTURE FLAMANDE, par M. Alfred Michiels.

Dans un très remarquable ouvrage intitulé : les LÉGENDES DE LA CHARITÉ, volume couronné par l’Académie Française, M. Charles Lafont a raconté en quelques vers et à grands traits le récit qu’on va lire : divers documents ont permis d’y ajouter de nombreux détails. Puisse cette pieuse légende intéresser nos lecteurs.

 

 

 

I

 

 

C’est l’hiver : saison terrible, effrayante, surtout pour les faibles et les souffrants. Les oiseaux abandonnés tombent glacés du nid sur la neige ; les malades, en butte à la misère, aux privations, émigrent, comme les hirondelles, vers les contrées meilleures.

Heureux, mille fois heureux alors celui qui, possédant un petit chez soi, ne souffre ni de la faim, ni des intempéries de l’air.

Mais que celui-là au moins se souvienne des déshérites de ce monde et ne s’endorme pas dans son égoïsme. La Divine Charité est une des plus grandes vertus chrétiennes. Celui qui mourut sur la Croix a promis de récompenser même un verre d’eau donné en son nom, ne l’oublions pas.

En ces jours où la misère tremble et pleure, songeons donc aux orphelins sans appui, aux familles sans pain, aux foyers sans feu.

 

             L’hiver, hélas! c’est Dieu qui dort,

 

a dit un de nos grands poètes.

Non, Dieu ne dort jamais : il veille au contraire sans cesse sur tous les êtres de la création ; le passereau, comme l’homme créé à son image, sont l’objet de ses sollicitudes, et les admirables lois de la nature prouvent sa sagesse infinie.

Par un des jours sombres de janvier, un soldat portant la croix rouge et le costume gris des archers de Charles-le-Téméraire suivait péniblement une des routes de Flandre – le chemin conduisant à Bruges.

Tout semblait désert : la lune jetait de faibles rayons sur le blanc linceul qui, depuis trois jours, couvrait la terre ; une bise glacée soufflait dans les arbres dépouillés.

Fatigué, blessé, Hemling, notre héros, se traînait avec peine ; son corps, malgré le bâton noueux qui lui servait d’appui, semblait à chaque instant défaillir. Vaincu par le mal, il s’arrêta près d’une borne du chemin.

– Que je souffre ! s’écria-t-il. Plus de vain espoir ; je me meurs, je le sens. Si du moins je pouvais presser encore la main d’un ami, d’un compagnon d’enfance ! Non ; tous sont partis, tous sont bien loin, la plupart m’ont oublié. Et puis, qui voudrait se souvenir aujourd’hui du pauvre Hemling !

Un silence de mort planait sur la campagne.

– Mon Dieu ! ajouta-t-il, je suis encore à quatre kilomètres de Bruges et je ne puis marcher ; le froid me gagne, mes blessures se rouvrent !

Deux coups de lance avaient en effet traversé la cuisse du malheureux. Un sang noir s’en échappait abondamment, et le givre, mordant les plaies béantes, causait au soldat des maux intolérables.

– Peut-être pourrai-je me traîner. Qui sait ? Je ne suis sans doute pas éloigné d’une maison hospitalière. Oh ! je ne voudrais pas mourir seul ! continua le voyageur.

Ses yeux noirs, dans lesquels passa une lueur d’énergie, reprirent un instant leur éclat. Sa main tremblante serra convulsivement le bâton de noyer ; il hasarda deux ou trois pas.

Le courage était, paraît-il, bien au-dessus de ses forces, car, quelques minutes plus tard, le malheureux, évanoui, presque sans vie, tombait lourdement sur le sol.

 

 

 

II

 

 

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le blessé se trouvait étendu sur une couche blanche et propre ; ses plaies avaient été pansées ; le soleil, un gai garde-malade, avait pris place à ses côtés.

Où était-il ? comment l’avait-on sauvé ?

Croyant rêver, Hemling écarta doucement les rideaux. Le premier objet frappant sa vue fut un crucifix de bois noir, au-dessus duquel il lut cette inscription, divines paroles du Christ : « Venez, vous qui souffrez, qui êtes affligés, venez, je vous soulagerai. » Le malade se souleva encore et jeta un coup d’œil sur ce qui l’entourait ; des religieuses vaquaient aux soins réclamés par chacun ; au pied du lit, les mains jointes, le front prosterné, une vénérable femme était en prière.

Plus de doute, le voyageur se trouvait à l’hôpital Saint-Jean.

À la vue d’Hemling, la sœur de charité s’était levée.

– Comment allez-vous, mon frère ! demanda-t-elle d’une voix douce.

– Oh ! merci ! s’écria le malade avec un accent que l’émotion et la reconnaissance emplissaient de larmes. Merci, vous m’avez sauvé ! Mais qui a pu vous indiquer le lieu où je me trouvais évanoui ? qui m’a donc recueilli sur la route ?

– Dieu seul nous a conduits, murmura la religieuse ; Dieu seul encore m’a donné la force de vous ramener à la vie. C’est lui que vous devez remercier. Nous ne sommes que ses interprètes.

– Vous êtes donc un ange ! répéta Hemling, oubliant momentanément ses souffrances et baisant les mains de la sœur de charité.

– Cette année, continua la religieuse, l’hiver a fait de nombreuses victimes. J’appris qu’à cinq kilomètres de l’hôpital Saint-Jean, dans une chaumière isolée, la mort venait de frapper un père de famille ; deux orphelins allaient rester sans pain. Je me rendis vers la chaumière. Les enfants pleuraient au foyer désert, tandis qu’un chien, le dernier ami du pauvre, la tête appuyée sur le cercueil de son maître, jetait des hurlements plaintifs. Je recueillis les petits affligés et revenais de ma mission, lorsque je distinguai sur la route, parmi la blancheur de la neige, une masse noire, semblable à une forme humaine. C’était vous, mon frère : je fis appel à quelques bons cœurs dont la demeure n’était pas éloignée. Avec leur aide et celui de la Providence, nous vous transportâmes ici. Voilà comment vous avez été secouru.

– Oui, j’étais à peu près mort, répondit Hemling ; que le ciel, qui m’a fait misérable, vous récompense un jour ; quant à moi, je ne vous oublierai jamais.

– Chut ! ne causons pas de cela, repartit la religieuse. Le médecin va revenir ; il a défendu de vous laisser parler trop longtemps, ajouta-t-elle en s’éloignant.

 

 

 

III

 

 

Nous passerons rapidement sur les phases de la maladie ; disons seulement que le docteur appelé déclara très graves les blessures d’Hemling.

– Si vous voulez une guérison sûre, avait-il ajouté, il faut multiplier les remèdes et surtout les soins.

Les ordonnances furent ponctuellement suivies : rien ne manqua. La convalescence fut longue, il est vrai, mais un jour, enfin, avec la nature qui se réveillait belle et parée, avec la Catholicité entière, célébrant la Résurrection du Sauveur, avec toutes les voix chantant l’hymne de vie, Hemling put aussi se lever et remercier Dieu.

Un brillant soleil éclairait cette fête : pourtant, au milieu des figures rayonnantes, Hemling seul paraissait plongé dans une morne atonie.

Il descendit à la chapelle.

Cet asile de la prière était un temple fort modeste ; quelques fleurs cueillies au milieu des vergers ou apportées par des mains reconnaissantes, deux flambeaux jetant une pâle lumière, un crucifix de cuivre, quatre murs blanchis : telle était l’église.

Une foule recueillie s’y trouvait rassemblée.

Le prêtre officiait à l’autel.

« Que le son de notre harpe résonne au loin, répété en chœur par des millions d’êtres ! que tous les sons de la vie retentissent, que toute la nature ne soit qu’un chant. Mer, flamme, tempête et tonnerre, levez-vous ! que ce qui respire dans le monde rende hommage à Dieu ! »

Ainsi disent toutes les voix, ainsi chantent tous les cœurs.

Hemling courba son front et pria.

La souffrance physique s’était évanouie, mais une torture morale, plus cruelle, peut-être, l’avait remplacée.

Hélas ! il demandait la force de quitter cette maison, de se séparer des sœurs de charité auxquelles la reconnaissance l’avait si fortement attaché. Le pourrait-il ? Il sentait que non. Il était impossible cependant de demeurer à la charge de la Communauté.

Pour lui, pauvre délaissé, dans ce séjour à l’hôpital Saint-Jean, il avait tout à coup pour la première fois, sans doute, entrevu le bonheur ! cette vaine lumière, ce feu follet que l’homme poursuit haletant.

Ces quelques semaines passées à l’hôpital avaient été pour lui la goutte d’eau rafraîchissant les lèvres brûlantes, l’oasis pour le pèlerin fatigué des sables du désert. Toute son âme était désormais vouée à ces saintes femmes ; il s’était cramponné à cette ineffable tendresse, comme l’enfant tombé dans un précipice serre la main amie qui vient le retirer de l’abîme.

Depuis plus de trois mois il habitait parmi elles ; pendant trois mois il avait bu avidement à ce calice sans fiel, et aujourd’hui que la guérison était vécue, il fallait partir ! Les blessures étaient pansées et guéries ; il fallait relever la tête et se précipiter de nouveau à corps perdu dans cette bataille, que l’on appelle la vie.

Après avoir prié avec ferveur, Hemling se leva. Il jeta les yeux sur la foule qui se pressait au pied de l’autel, sur les fleurs, sur les murs blancs de la chapelle, puis adressant un dernier regard au crucifix de cuivre qui planait au-dessus de tout cela comme une étoile sur un monde, il quitta l’église, et, à pas lents, se dirigea vers le jardin de l’hôpital.

 

 

 

IV

 

 

L’air était pur, le ciel bleu : c’était un de ces jours où tout semble respirer la joie ; les oiseaux gazouillaient dans leurs nids ou s’élançaient dans l’air ; les champs étaient parsemés de fleurs ; l’œil charmé se perdait dans les abîmes de verdure, sous les berceaux de gazon, sur l’azur du ciel.

Hemling marchait en rêvant au milieu des parterres.

– Adieu, pâquerettes, humbles violettes, lilas, chèvrefeuille, adieu, vous dont je respirais les senteurs embaumées avec l’haleine du zéphyr ; adieu, gais oiseaux : il me faut vous quitter, mais je vous dois aussi de la reconnaissance ; n’avez-vous pas charmé le pauvre malade, durant les longs jours de sa convalescence ? médecins sans diplôme, n’avez-vous pas hâté sa guérison ?

Il remerciait ainsi le rossignol jetant au ciel ses notes perlées, la plante frissonnant au vent.

Mais il s’arrêta tout à coup ; une larme coula sur ses joues. Il venait d’apercevoir au détour d’une allée la vénérable Supérieure de la Communauté, la sœur Louis de Gonzague, celle-là même qui naguère avait recueilli le voyageur.

C’était une vieille et vénérable femme : sur sa lèvre régnait un éternel sourire ; elle avait un regard bienveillant, un front pur qui, malgré l’âge, ne portait point encore de rides ; on voyait que les déceptions cruelles n’avaient jamais fait courber cette tête. Tout en elle respirait la bonté, l’indulgence surtout, cette vertu que donne l’expérience ; Dieu place toujours la miséricorde au cœur de toute âme vraiment chrétienne.

Hemling s’avança vers elle le cœur gonflé, mais résolu pourtant ; il allait adresser un suprême adieu à son hospitalière protectrice.

– Ma sœur, dit-il en cherchant à étouffer ses sanglots, je suis heureux de vous rencontrer ici ; vos soins, vos veilles, m’ont rendu la vie. Quelle que soit ma reconnaissance, elle ne saurait égaler vos bienfaits. Adieu, puisqu’il faut que je vous quitte : soyez heureuse ; restez longtemps dans l’asile de paix que vous avez choisi. Adieu, ma sœur ; priez pour Hemling, qui ne vous oubliera jamais.

 – Mon enfant, répondit avec douceur la religieuse, vos blessures sont pansées...

– Grâce à vous, interrompit Hemling.

– Je le veux bien. J’admets que vous vous portiez à merveille, qu’un sang nouveau circule dans vos veines ; cependant, vous n’êtes pas revenu à votre état normal.

– Comment cela ? demanda Hemling, avec une exclamation mêlée d’un joyeux étonnement.

– Non, mon enfant, continua la religieuse, non, avouez-le, vous ressentez encore quelques souffrances ; c’est que nous nous connaissons en douleurs, nous autres. Et d’abord, en quittant l’asile que vous avez accepté, qu’allez-vous faire ?

– Je ne sais, ma sœur, mais...

– Votre cœur me cache quelque chose ; je croyais cependant m’être rendue digne de votre confiance. Avant de me quitter, je veux que vous me racontiez votre vie. Avez-vous encore votre mère ?

– Hélas ! depuis longtemps elle n’est plus.

– Eh bien ! voulez-vous me permettre de la remplacer quelques instants ? Tenez, asseyons-nous, ouvrez-moi votre âme. Dites-moi les sourires et les larmes de votre enfance, les regrets de la jeunesse, les déceptions du passé.

– Oh ! oui, c’est cela, ma sœur... ma mère ! s’écria Hemling, donnant cette fois un libre cours à ses pleurs ; oui, j’ai besoin d’épanchements, je veux tout vous dire. Venez, ajouta-t-il en conduisant la religieuse vers une tonnelle de clématites ; c’est une triste histoire que celle du pauvre Hemling. Écoutez-la, ma sœur.

L’ancien soldat et la religieuse prirent place sur un banc ; Hemling commença ainsi :

 

 

 

V

 

 

« Comme d’autres, ma sœur, j’ai goûté les joies de l’enfance. Courir dans les vallées, avoir moins de soucis que l’oiseau ou le papillon, ne voir autour de soi que verdure, innocence, gaieté, telles furent mes premières années. Je ne vous les dépeindrai pas ; mais j’aime, en commençant le récit d’une vie amère, à jeter un regard fugitif sur le passé. À l’âge des regrets, on est heureux de pouvoir voler encore sur l’aile des souvenirs pour revoir les illusions d’autrefois.

« Ce bonheur dura peu, ma sœur, car j’étais bien petit, lorsque la mort apporta le deuil dans la maison paternelle.

« Je me le rappelle. Ma mère me fit venir près de son lit ; elle m’embrassa, me bénit et dit en pleurant :

« – Pauvre enfant ! qui prendra soin de lui désormais ?

« Puis, se tournant vers les voisins qui semblaient demeurer indifférents : – Oh ! vous ne l’abandonnerez pas, n’est-ce pas ? vous le voyez, il va rester sans appui : mais il vous aimera, car il est bon, mon petit Jean.

« – Et toi, mon enfant, ajouta-t-elle en me couvrant de baisers, tu ne m’oublieras pas, j’en suis certaine. J’ai tant prié pour toi ! Le soir, avant de t’endormir, tu joindras les mains et tu imploreras le bon Dieu ; c’est lui qui remplacera désormais les parents du pauvre orphelin.

« Je pleurais, je ne pouvais répondre ; ma mère m’attirant vers elle me bénit une seconde fois, puis leva les yeux au ciel et les referma presque aussitôt ; elle était morte !

« Les paysans remplissaient la chaumière ; ils étaient venus là pour voir mourir. Plusieurs s’approchèrent et engagèrent une longue conversation.

« Je compris qu’il s’agissait de mon sort. Chacun discutait le parti que l’on devait prendre.

« – Ah ! Wilhem, disait l’un, vous devriez l’adopter, ce pauvre être. Sa mère vous a soulagé dans votre détresse ; vous ne feriez là qu’un acte de reconnaissance.

« – C’est vrai, reprenait celui-ci, mais le pain est cher, cette année ; l’enfant ne sera pas d’ici longtemps en état de travailler : que voulez-vous qu’on en fasse ?

« – On ne peut pourtant pas le laisser mourir de faim, répliqua l’interlocuteur.

« – Alors, prenez-le vous-même.

« Tel était leur entretien, lorsque la foule s’écarta tout à coup. Un vieillard venait d’apparaître. Il s’élança vers moi et me prit la main. Cet homme portait une robe de bure, serrée aux flancs par un ceinturon. Une barbe blanche descendait sur sa poitrine. Son visage grave m’inspirait cependant une secrète confiance.

« – Cet enfant m’appartient désormais, fit-il ; je me charge de son éducation. Quittez cette maison de deuil : l’ingratitude et la mort ne peuvent rester sous le même toit. Vos soins, si tant est que vous en ayez donnés, demeurent inutiles, puisqu’il n’y a plus ici qu’un cadavre. Retirez-vous.

« Le nouveau venu semblait avoir sur tous ces esprits une autorité sans bornes ; il parlait en maître ; on obéissait en esclave.

« Les paysans se retirèrent et nous restâmes seuls auprès du corps glacé de ma mère.

« – Voudrais-tu bien demeurer avec moi ? me demanda le vieillard avec un accent de bonté que je ne pourrais oublier.

« – Oui, répondis-je, je voudrais ne jamais vous quitter. Je suis content que vous ayez fait partir ces hommes ; j’en avais peur.

« Le lendemain, une tombe fut creusée et on rendit les derniers devoirs à cette mère qui avait tant souffert, qui m’avait tant aimé !

« Je suivis celui qui m’avait recueilli ; après avoir longtemps marché ensemble, nous arrivâmes au sommet d’une montagne ; une maisonnette faite de terre et de verdure y avait été construite. C’était l’habitation du vieillard ; elle allait aussi devenir ma demeure.

« Cette cabane était perchée comme un nid d’aigle à la crête d’un rocher ; la mousse et le lierre décoraient seuls l’extérieur. À l’intérieur, une table au-dessus de laquelle s’élevait un grand crucifix, quelques chaises, une modeste couche formaient l’ameublement. Les murs étaient tapissés de dessins sans nombre, œuvre de mon père adoptif.

« Après Dieu, la seule passion qui fit battre le cœur du solitaire, était la peinture. Il aimait à faire revivre sur la toile les grandes scènes du Calvaire, Jésus mourant pour le genre humain, courbé sous l’amer calice au jardin des Oliviers, la trahison de Judas : tout était rendu d’une manière saisissante. Le génie avait marqué d’un cachet de feu ces travaux obscurs.

« Je vous l’ai dit, ma sœur, la cabane du moine-artiste était pauvre ; mais un tableau plus magnifique, plus admirable encore que les œuvres de mon protecteur se déroutait de tous côtés ; Celui qui fit l’homme petit, le ciel grand, avait entassé autour de nous d’innombrables richesses. Sous nos pas le ruisseau sautillait, descendait la montagne en baisant les pieds des plantes parfumées ; l’insecte se berçait dans les fleurs ; l’oiseau nous égayait de ses chansons ; à droite, dans l’infini des brumes, une forêt de flèches et de cheminées perçait l’azur du ciel : c’était Ruisheim, ses maisons rouges et son église. À gauche, la mer s’étendait immense, roulant ses éternelles colères.

« Oh ! les beaux jours alors, les belles années !

« La nuit nous surprenait souvent en prières. En face de ce soleil rougissant l’abîme, se couchant dans l’océan comme un vaste navire embrasé, nos âmes et nos cœurs s’élevaient plus haut, toujours plus haut que ce bas monde ; nous n’habitions plus la terre !

« – Prions encore, disait le vieillard.

« – Et pour qui ?demandais-je naïvement, pensant que mes semblables se trouvaient plongés dans la même extase.

« – Prie, ami, pour ta mère, morte avant l’heure, pour l’orphelin sans appui, pour les fatigués de la vie ; prie pour les pauvres, pour ceux qui grelottent dans les chaumières, pour ceux qui ont froid sous leur habit noir ; pour les morts, qui sommeillent sous le gazon.

« Je ne pensais plus à tout cela ; je ne voyais plus ni pauvres, ni cercueils. Au village où s’était écoulée mon enfance, les enterrements, les hymnes funèbres étaient souvent venus attrister ma pensée ; mais ici nous n’avions point de souffrance, point de tombes. Seuls les insectes ou les fleurs disparaissaient ou renaissaient tour à tour ; l’abeille s’endormait dans le calice des roses sauvages ; le chèvrefeuille s’inclinait à l’ombre : tout était fini.

« Le jour, après avoir adressé le chant de reconnaissance au Créateur de toutes choses, mon bon maître m’enseignait l’art de peindre ; je m’adonnai avec ardeur à cette tâche ; je travaillais chaque jour sans relâche. En grandissant, ce travail devint bientôt un plaisir, ce plaisir une passion.

« Le religieux suivait avec joie les progrès que je pouvais faire. – Vous serez peintre, disait-il, un grand peintre, vous dessinez mieux, bien mieux que moi. Je ne sais s’il disait vrai, mais lorsque j’avais en main la palette, le sang bouillonnait dans mes veines, j’étais fier, j’étais heureux. »

Hemling se tut un instant. Son visage rayonnait de béatitude. L’artiste retrouvait ses rêves.

– Mon récit est peut-être trop long, ma sœur, demanda-t-il.

– Oh non, continuez, je vous en prie.

« – Un jour, reprit Hemling, mon père s’aperçut que les meubles de notre asile étaient délabrés. Il fallait faire des achats à la ville voisine : Je resterai quinze jours absent, me dit-il.

« Un plan s’offrit à mon imagination : je voulais causer une surprise à mon maître et me mis aussitôt à l’œuvre. – Il faut, me disais-je, que je crée un tableau digne de lui, un touchant souvenir pour nos deux âmes.

« Trois semaines s’écoulèrent avant que je ne revisse le vieillard. Enfin, un soir d’automne, je l’aperçus au tournant d’une colline. J’allai à sa rencontre.

« – Et tu as travaillé ? me dit-il, après les premiers épanchements.

« – Mon ère, j’ai fait ce que j’ai pu.

« Nous étions arrivés. Le vieillard déposa son bâton noueux, ouvrit la porte de la cabane, fit quelques pas, puis... puis il tomba à genoux et fondit en larmes. Mon protecteur venait d’apercevoir le tableau que j’avais peint en son absence. Il avait comme moi été témoin de la scène que je m’étais efforcé de reproduire sur la toile.

« Un orphelin pleurait près du lit maternel où gisait un cadavre : ce n’était pas la mort hideuse et décharnée ; non, la mère semblait sourire encore. C’était bien le doux ange de la délivrance qui l’avait emportée dans les replis de ses ailes. Aux côtés de l’enfant, un vieillard essuyait ses larmes, lui montrait le ciel ; il y avait tout à la fois de la douceur et de la colère dans cette noble figure ; il chassait la foule ingrate de la chaumière comme Jésus fustigeant les vendeurs du temple.

« Le religieux observa longtemps ce tableau, mince copie de sa noble action ; puis, se relevant, il m’entoura de ses bras ; il embrassait mon front, mes mains, mes paupières. – Sois béni, Hemling, s’écria-t-il, tu es un artiste, tu seras maître un jour ; voilà le but, voilà le chemin que tu dois prendre.

« J’étais ivre de joie. L’avenir m’apparaissait aussi pur que nos horizons bleus, aussi brillant que le manteau de pourpre dont s’enveloppe le soleil couchant.

« Chimère ! Pourquoi faut-il que tout cela s’évanouisse ? Pourquoi l’amertume se mêle-t-elle au miel, l’ivraie au bon grain, le poison à la fleur, la douleur à l’homme, la mort à toute chose créée. Oh ! ma sœur ! ce Dieu adoré serait bien redoutable si sa justice infinie ne mesurait dans une vie meilleure les souffrances de chacun ; s’il ne distinguait le pauvre éprouvé du riche prodigue.

« Un soldat vint un jour, au nom de Charles-le-Téméraire, m’ordonner de prendre la croix rouge, le costume des archers, de quitter pinceaux, maître, bonheur.

« Dès ce jour, le chagrin prit place dans l’humble retraite ; mais il fallait des soldats, il fallait des victimes.

« Vous dépeindre les émotions, les tristesses du départ serait impossible, ma sœur. Je ne m’y arrêterai donc pas. Nous unissions nos regrets et nos larmes.

« Lorsque vint l’heure de se séparer, je m’agenouillai sur le sommet de la montagne. Mon père me bénit, puis nous nous quittâmes en sanglotant. – Puisses-tu échapper aux balles meurtrières ; puisses-tu revenir un jour, me dit-il.

« Je partis, n’emportant de la demeure du moine-artiste qu’une croix d’ébène et quelques pinceaux.

« Huit jours après, j’entrai au régiment. Que le changement fut grand pour moi ! Je ne vis plus que les luttes sauvages, l’emploi de la force brutale, les rivières de sang, les montagnes de cadavres.

« Charles-le-Téméraire voulait, de combats en combats, agrandir son territoire. Il fallait marcher et se battre ; je ne pouvais me résoudre à ce tumulte, à cette brusquerie des camps. Pendant huit mois, mes nuits furent sans sommeil ; assis près des tentes du siège, je pleurais souvent, pensant à mon bonheur si vite évanoui. J’y restais de longues heures, jusqu’à ce que les voix rudes des chefs ne vinssent m’interrompre.

« – Allons, debout, criaient-ils ; ici on ne pleurniche pas, on ne raisonne pas, on frappe !

« Je ne pouvais répondre ; il fallait obéir, j’étais soldat !

« Je partageai cinq années les gloires de l’ambitieux duc de Bourgogne. Après avoir enlevé et brûlé la place forte de Picquigny, nous passâmes la Somme, et nous allâmes assiéger Amiens ; puis nous ravageâmes la Picardie. Charles-le-Téméraire fut bientôt surnommé Charles-le-Terrible. J’étais obligé de servir ce souverain violent, emporté, déloyal.

« Je ne pourrais vous dépeindre qu’avec horreur ces affreuses mêlées, où des hommes ivres de vengeance et de sang se ruaient à la voix d’un prince.

« Mais les revers suivirent bientôt les premiers succès. Le froid, la faim, le fer de nos ennemis nous décimèrent. Nous étions épuisés. Après avoir subi plusieurs défaites, le duc, déjà repoussé à Nancy, déclara qu’il voulait de nouveau donner l’assaut devant cette ville et l’emporter dans un dernier effort.

« Le moment de l’attaque fut fixé au 5 janvier.

« Chacun s’y prépara.

« C’était un jour sombre : des tourbillons de neige obscurcissaient la campagne ; on eût dit que la nature prenait à l’avance le deuil de l’armée qui allait succomber.

« Le signal fut donné. Bientôt le bruit du canon roula comme un tonnerre ; les couleuvrines, les arquebuses, les piques, les hallebardes se croisèrent. Ce jour-là, ma sœur, je me battis avec bravoure ; le désespoir m’avait mordu au cœur ; ce qu’il fallait, c’était l’oubli, c’était la mort. Je me jetai à corps perdu au plus fort de la bataille ; je courais en insensé au milieu des balles, lorsqu’un soldat ennemi me porta deux coups de lance qui me traversèrent la cuisse. Je jetai un cri de douleur, suprême adieu à la vie, aux souvenirs qui avaient adouci mes infortunes, puis je tombai évanoui au milieu du sang, des lames brisées, des hommes épars.

« Je restai ainsi deux jours sur le champ de bataille. Lorsque je repris mes sens, je ne vis plus que les victimes du siège gisant autour de moi. Je voulus faire un effort pour regagner les débris de mon armée et demander des secours : impossible ! Je criai : nulle voix ne répondit à mon appel. Enfin, après de longues heures d’angoisses, le bruit d’un chariot se fit entendre : on venait pour enterrer les cadavres. J’appelai de nouveau : on me recueillit.

« Les soldats qui me secoururent m’apprirent la mort de notre chef : Charles-le-Téméraire avait été trouvé enfoncé dans la vase glacée d’un ruisseau, couvert de blessures : son cadavre était dépouillé ; il avait la tête fendue de l’oreille à la bouche.

« Le règne de Charles-le-Téméraire était achevé ; mon esclavage se trouvait fini, j’étais libre.

« J’étais libre, mais je le sentais, la vie s’était écoulée avec mon sang dans les plaines de Morat ; j’étais libre, mais sans asile, sans pain, sans forces. Je me voyais mourir dans une lente agonie. Qu’allais-je faire ? Le bon moine qui m’avait servi de père n’était plus. Sa demeure avait été détruite, ses tableaux dispersés.

« J’éprouvai alors une invincible nostalgie : je voulus revoir mon berceau, ce lieu où mes lèvres avaient appris à prier Dieu, ce lieu où je m’endormais chaque soir avec les caresses maternelles ; j’aurais voulu une tombe creusée près de celle qui m’avait nourri. On dort bien près de sa mère !

« Mes forces s’affaiblissaient chaque jour. Je me hâtai de faire ce suprême voyage. Je pus arriver au but ; je revis tout : la maisonnette vide et couverte de lierre ; le jardin sans fleurs, mais plein de souvenirs ; l’église, où mon cœur montait vers Dieu avec l’encens du prêtre ; le cimetière, où reposait celle qui m’était si chère. Hélas ! la tombe était inculte et nul n’y avait prié peut-être.

« Cette place, je la marquai de mes deux genoux, je la baignai de mes larmes ; puis je me drapai dans ma misère : mon vœu était rempli, je n’avais plus qu’à mourir. Dieu ne le voulut pas.

« Cependant, mes souffrances devenaient de plus en plus poignantes. Des personnes eurent pitié de moi et m’indiquèrent votre asile. Je m’y dirigeai. Vous savez comment, harcelé par les douleurs et les fatigues, je tombai sur la route ; vous savez enfin que grâce à votre charité sans bornes, à vos soins, j’ai pu recouvrer la santé.

« Telle est mon histoire, ma sœur. N’est-elle pas pleine d’amertumes ? Dois-je encore déchirer mes pieds et mon cœur aux ronces du chemin ? »

Hemling se tut. La sœur de charité s’était levée. Des pleurs avaient mouillé sa paupière durant le récit du soldat voyageur.

– Hemling, dit-elle d’une voix émue, vous ne partirez pas.

L’archer se leva, joyeusement étonné.

– Non, reprit la religieuse, vous ne partirez pas. Il nous faut une personne intelligente, un artiste comme vous pour embellir notre pauvre chapelle. Hemling, voulez-vous accepter cette tache ? Quatre murs blanchis, c’est bien peu pour Celui qui effaça de son sang toutes nos fautes.

Le soldat était tombé aux pieds de la sœur Louis de Gonzague.

– Oh ! je ne puis croire à ce que vous venez de me dire, s’écria-t-il, ce serait trop de bonheur. Quoi ! je resterais au milieu de vous ?

– À moins que la vie monotone du cloître ne vous pèse trop lourdement...

– Oh ! ma sœur, y pensez-vous ! Non, je ne vous quitterai jamais. Et cette chapelle, continua-t-il, comme je vais en prendre soin ! comme je la ferai belle, brillante, comme je la parerai avec amour ! Ah ! le génie ne s’est pas éteint en moi, j’aime encore, j’aime toujours, et plus que jamais la peinture. Merci, mon Dieu, je vais enfin revivre !

 

 

 

VI

 

 

– Ma palette ! mes pinceaux ! s’écriait le lendemain Hemling.

Il se mit aussitôt à l’œuvre.

Les tableaux qui décorèrent la chapelle de l’hôpital Saint-Jean eurent bientôt de nombreux admirateurs.

Les toiles d’Hemling étaient trouvées sublimes.

On raconte qu’un riche seigneur, émerveillé de ce talent autrefois si obscur, descendit de calèche devant la communauté. Il venait faire au peintre les propositions les plus avantageuses.

– Non, Monsieur, répondit Hemling, je ne puis accepter. Ah ! vous ignorez sans doute ce que j’ai reçu dans cet asile. Vous ne savez pas que ces saintes femmes m’ont fait oublier la misère qui abat, le désespoir qui tue. Votre or ne saurait remplacer mon bonheur.

Un dernier mot, ami lecteur, et je termine ce récit.

Si vous passez quelque jour à Bruges, entrez dans le musée où sont conservés les tableaux qui décoraient la chapelle de l’hôpital Saint-Jean. Les bâtiments de l’hospice sont tombés en ruines ; les religieuses et l’artiste sont depuis plusieurs siècles descendus dans la tombe, mais les œuvres d’Hemling existent toujours.

Parmi ces peintures magistrales, vous en admirerez une dans laquelle l’ancien soldat a mis toute son âme. Il mourut, dit-on, peu de temps après y avoir donné le dernier coup de pinceau.

La scène représente une campagne déserte ; la neige tombe à gros flocons sur la terre qu’elle couvre : on croirait entendre à travers cette nuit effrayante les cris des affligés, les hurlements des loups. Une femme est pourtant là, soulevant un blessé qu’elle a trouvé étendu sur le givre ; elle est à genoux, sur la terre humide ; sa main tremblante étanche le sang du voyageur.

Un pareil dévouement dans ce lieu, à cette heure, pourrait vous surprendre, mais regardez : cette femme porte la cornette et le crucifix de cuivre des Sœurs de charité, c’est au nom du Christ qu’elle soulage. Quant au blessé, vous l’avez tous reconnu, c’est Jean Hemling, le peintre de l’hôpital Saint-Jean.

 

 

Francis BAZOUGE,

Les triomphes de la charité, 1879.

 

 

 

 

 

 

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