Introduction

à l’institution et aux règles de

l’Ordre des compagnons de Péguy

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Manuel BEAUFILS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La France est divisée dans son sol, après une déroute, c’est-à-dire qu’elle est meurtrie comme depuis des siècles elle ne l’avait été.

La France est occupée par ceux qu’elle a combattus. La France est un champ de bataille. Elle est hors de combat.

 

La France n’est pas morte.

 

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La France est pauvre. Elle s’est épuisée à force de donner. Depuis des siècles, elle donne son travail, son courage, ses fils. La France, généreuse, est vaincue.

Le sol de la France n’est pas ruiné. Il n’a pas cessé de porter ses fruits.

 

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La France est bouleversée. Doit-elle entrer dans une organisation nouvelle de l’Europe ? Doit-elle attendre une défaite de son vainqueur.

Qu’importe, il n’y aura pas de paix si la France n’y prend son droit.

 

La France n’a pas cessé d’espérer.

 

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 « L’Espérance, il est vrai... ne va pas de soi. L’Espérance ne va pas toute seule... C’est d’espérer qui est difficile. C’est d’aller, d’aller toujours. »

 

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Mais où et vers quel but ?

Ne sommes-nous pas assez épuisés ? Tout ne cesse pas d’être détruit. Tant de Français n’ont plus de toit qui puisse leur être rendu. Tant d’autres sont, pour combien de mois ou d’ans, retenus aux camps allemands. Tant d’autres demeurent sans outil, sans travail, sans terre. En route ? Comment, parmi ces peines ?

« Et ainsi nous geignons toujours, d’être venus au monde dans le monde moderne et nous trouvons que le service est dur. Et que ça marche mal. Ça a toujours marché très mal. Et le service n’a jamais été une commodité. Vingt ans après la mort de St Louis, ça marchait très mal en France. Et pendant que St Louis était en terre-sainte, ça ne marchait pas très bien en France (Joinville le dit assez). Et quand Jeanne d’Arc arriva à Chinon, croit-on qu’elle trouva que tout allait bien ? Quelques mois plus tard, elle faisait à Reims sacrer un roi qui n’était pas de l’ordre du sacré. »

« Sommes-nous chargés de gagner quand-même et à n’importe quel prix, – ou sommes-nous chargés de maintenir un certain niveau du jeu et du jeu de la guerre ; et ainsi un certain niveau du monde ? Et non seulement de le maintenir, mais de le faire monter ou remonter, tout bas que nous soyons ? C’est-à-dire, sommes-nous chargés d’être des vainqueurs, ou d’être des nobles ? »

Ainsi notre vocation demeure, de servir la France selon le serment de notre Ordre « À tous périls, Dieu aydant », à la manière de Péguy.

 

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Est-ce là une résolution nouvellement éclose dans la défaite ? Cette opération de guerre étrangère jusque dans la défaite et jusque dans le désastre et jusque dans la mort, dans un certain sens entre-t-elle dans une catégorie d’être heureuse ? »

Pour qui ? Pas pour nous.

Réunis dès longtemps, nous avions combattu les périls qui menaçaient la France et la menaçaient de mort. Ensemble, devant la guerre extérieure, avec Péguy pour maître, le 15 août 1939, nous avons fait le pèlerinage de Notre-Dame de Chartres, et nous avons prêté le serment de l’Ordre que nous venions de constituer.

Péguy est mort, tué à Villeroy, le 5 septembre 1914.

 

« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, »

« Couchés dessus le sol, à la face de Dieu »

« Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ».

 

La défaite nous a, à l’inverse, épargnés. Notre serment demeure.

« Il faut aller, aller toujours ».

 

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Croit-on que tout allait bien, en 1936, alors que les désordres de la rue accroissaient les désordres économiques ?

Beaucoup, entre les Français, pensaient par idées toutes faites, et espéraient « la paix, le pain et la liberté ». Il y avait une immense foule qui, par des volontés toutes faites, croyait forger la Révolution. Des mots d’ordre tout faits circulaient. L’économique primait. « En économique, nous préparions, pour être tranquilles demain, l’anéantissement de toute une race. » Le monde ouvrier était consacré aux loisirs. Cela n’était pas Français. Cela ne voulait pas être Français. Beaucoup parmi les ouvriers se réclamaient de doctrines internationales, suivaient les mots d’ordre des internationales, et se laissaient persuader que la Patrie n’existait pas. Les Compagnons de Péguy, dans leurs études, l’avaient relevé, et se déclaraient les ennemis-nés du Marxisme.

Mais ils savaient aussi que dans cette foule, beaucoup s’étaient conjoints au Marxisme par générosité, qui voulaient « restaurer un ordre, un ordre nouveau, un ordre laborieux, un ordre du travail, un ordre ouvrier... réordonner le désordre même ». Péguy avait noté « combien ce socialisme à base de générosité, combien cette générosité pleine et pure était dans la tradition française ; plus que dans la tradition française, même plus profondément dans le génie français. » Dans la sève, dans la race même. Les Compagnons de Péguy aimaient eux-mêmes l’image d’un tel ordre laborieux.

 

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Tout n’allait pas très bien déjà en 1934, alors que les scandales financiers avaient amené, le 6 février, la guerre civile, qui « entre avant que d’être née dans une certaine catégorie du désastre et dans une certaine catégorie d’être malheureux », et qui est « plus qu’une perversion ».

Beaucoup, parmi les Français des classes dites dirigeantes, étaient dans la domination de l’argent. Le monde bourgeois était presque tout entier, pour ainsi dire tout entier, consacré au plaisir ou à l’avarice. « L’universelle négociation a fait l’universel avilissement », Stavisky, Oustric, d’autres. C’était là l’aboutissement du matérialisme capitaliste.

Dès longtemps une troupe d’écrivains de métier et d’occasion s’était imaginé découvrir la science des lois de la production et de la consommation des richesses dans la réduction de tout l’homme au sentiment de l’intérêt personnel.

« Le travail n’était plus un métier, une raison ou une manière de vivre, mais une marchandise parmi les autres. »

« Le seul sentiment qui intervint réellement dans le monde était celui de l’égoïsme averti. »

« La combinaison des égoïsmes aboutissait normalement à travers des périodes d’accommodation, dont la guerre et la misère devaient être les utiles soupapes de sûreté, au meilleur rendement possible. »

« L’État ne devait intervenir que pour assurer le respect d’un minimum de règles du jeu inscrites dans les codes, et pour réprimer les révoltes des misérables qui avaient l’audace de ne pas comprendre la nécessité et l’optimisme du système. »

« La dignité de la personne humaine, la valeur propre des métiers, la primauté des sentiments désintéressés, le sens de la communauté nationale, la noblesse des passions créatrices, l’amour de la patrie pour elle-même et non comme pavillon pour couvrir son commerce ou sa banque, tout cela ne comptait plus. »

Ce n’était pas là la France.

Pourtant, l’expansion économique du XIXe siècle avait permis à la France de créer des richesses. Ces richesses dont se servaient les capitalistes, cet esprit d’entreprise qui les animait sont quand-même des produits français.

Mais Marxistes et Capitalistes, chacune de ces équipes d’exploiteurs, les prétendus patriotes et les prétendus socialistes, asseyaient d’autant mieux leur pouvoir anti-humain et anti-national, que le peuple entier se trouvait divisé par l’abus que les uns et les autres avaient fait des idées les plus pures.

Cela depuis tant de décades n’allait pas très bien. Qui ne l’avait remarqué ? Péguy, en tous cas, l’avait enseigné aux Compagnons de notre Ordre.

 

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Plusieurs années de travaux en commun les avaient amenés à envisager, en présence de notre décadence, la possibilité d’une Révolution politique.

Il n’était pas interdit qu’elle pût se réaliser par la force. Des partis, à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, s’y préparaient. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait impossibilité matérielle, et pour qui que ce fût, d’user de violence. C’eût été immédiatement la guerre civile « plus que la perversion », et à coup sûr, – ce qui aurait pu ne pas être, ce qui aurait dû ne pas être, – l’invasion étrangère.

La plupart de ceux qui disaient s’intéresser à la cité songeaient à prendre le pouvoir « dans la légalité », par des voies politiques. Or, tout n’était que politique, dégradation politique. La lutte des classes, régression politique du syndicalisme de cette époque, était au seuil des gouvernements. La Finance, puissance politique au service de la richesse, était dans leur sein. Il s’agissait de savoir quelle politique triompherait. L’intérêt et la grandeur de la France étaient absents de ces luttes.

Les élections apparaissaient « comme une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts ». Il n’aurait pu être question de participer à ces mensonges, que pour les détruire. Mais les moyens, loin de justifier les fins, les annulent.

Et cependant... « des hommes ont vécu, des héros, des martyrs, je dirai des saints... tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles ait le droit d’accomplir cette formalité truquée qu’étaient les élections... Ces hommes, ces héros, ces saints, martyrs de la République, étaient Français ». Pourquoi alors cette « dégradation républicaine » ? Ces hommes avaient leur mystique, ils accomplissaient leur mission. « Quand on voit ce que la politique cléricale a fait de la mystique républicaine... Quand on voit ce que les réactionnaires ont fait de la sainteté, comment s’étonner de ce que les révolutionnaires ont fait de l’héroïsme... ? Tout commence par la mystique, par une mystique, et tout finit par de la politique. »

La décadence où nous tombions ne se faisait pas sentir uniquement dans les pouvoirs politiques ou économiques. Elle s’étendait à toute la société. Notre Pays était atteint dans toutes ses fibres.

Était-il nécessaire aux Compagnons de Péguy de se poser d’abord la question de savoir comment il faut prendre le pouvoir ? Il ne s’agissait pas d’abord de prendre le pouvoir. Il ne s’agit pas d’abord de prendre le pouvoir. Il fallait, il faut créer, recréer une Cité Morale et lui donner un rayonnement, une autorité spontanément reconnus. Il n’était nullement besoin, il n’est nullement besoin de posséder le pouvoir pour opérer ce redressement spirituel et moral dont notre pays a senti la nécessité à plusieurs époques de son existence. St Bernard et ses compagnons ont exercé une influence telle qu’on peut dire qu’ils ont régné par l’esprit au-dessus des rois : ils n’ont jamais exercé le pouvoir.

Nos Compagnons estimaient, dès avant septembre 1938, que seul un Ordre composé d’hommes décidés à s’imposer à eux-mêmes des règles de vie particulièrement intransigeantes, serait capable d’acquérir l’autorité spirituelle qui, par delà le régime, parmi d’autres régimes, concourrait au rétablissement et à la grandeur de la France.

Il ne s’agit pas d’un Ordre religieux, mais d’une communauté d’hommes puisant leur force et leur orientation dans la tradition et dans le culte des vertus françaises et par là aussi nécessairement dans la Chrétienté. Parce que Chrétienté et France se sont faites d’un seul et même mouvement.

Il s’agissait d’un Ordre séculier en ce qui doit participer aux luttes du siècle, hormis les luttes strictement politiques, et rechercher en toutes circonstances, dans l’obéissance à ses règles, par le sens de sa vocation, quelle est la vraie voie de la France.

Et Péguy a été pris pour maître, car Péguy a accompli toute la part préliminaire décisive du travail que nos Compagnons se sont donné. Il a ressaisi la volonté de St Louis, de Ste Jeanne d’Arc, et, dans la continuité française, l’a moulée aux temps où nous sommes. Nous avons recueilli son testament scellé de son sang. Toute notre intimation vient de lui.

C’est ainsi que nous nous sommes institués ses disciples, ses compagnons.

Nul de nous ne l’ayant connu en sa vie ne peut, à vrai dire, prétendre qu’il mérite exactement ce titre, puisque aucun n’a jamais partagé son pain.

Mais être Compagnon n’exige pas d’avoir été admis à la même table.

On l’entend aussi de tous ceux qui suivent la même route, et c’est sa route que précisément nous voulons suivre.

 

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Voilà pourquoi, le 15 août 1939, une douzaine d’entre nous qui, « ayant pour trois jours laissé notre négoce », nous étions donné rendez-vous au Gué de Longroy, sommes venus par la route, par sa grande route, à travers la Beauce et ses meules de blé, renouveler son pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.

 

« Parvenus sur la haute terrasse

« Où rien ne cache plus l’homme de devant Dieu,

« Où nul déguisement ni du temps ni du lieu

« Ne pourra nous sauver... »

 

Nous avons, devant notre conscience ainsi dénudée, constitué l’Ordre des Compagnons de Péguy.

Le 15 août 1939, en la crypte de la Cathédrale de Chartres, nous avons prêté le serment que voici :

 

« Je servirai la France dans la Chrétienté

« Je garderai pour maître de Traditions St Louis, Ste Jeanne d’Arc et Péguy

« Je suivrai cette voie droite selon les règles de notre Ordre avec mes Compagnons

« À tout péril

« Dieu aydant ».

 

Et pour ce service, chacun de nous a ajouté : « Je ne veux être relevé de rien. »

 

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Depuis septembre 1939, le régime dont nous souffrions est mort, emporté par la défaite. Les problèmes demeurent, terriblement aggravés par la lutte et par l’invasion. Il faut repartir et reconstruire.

Nous en sommes au point où l’on recommence, où la France se renouvelle. C’est parce qu’il s’agit de recommencer que nous devons ensemble espérer et servir. Tant pis si le service est dur.

 

 

 

Manuel BEAUFILS, Textes et travaux

de l’Ordre des compagnons de Péguy.

 

Paru en 1945 dans Les Œuvres nouvelles, vol. V,

Éditions de la Maison française, New York.

 

 

 

 

 

 

 

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