Sainte Jeanne et nous

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Manuel BEAUFILS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au printemps 1429, la France est perdue.

Le Roi est fou. La Reine, par un traité infâme, a livré Paris et le Royaume à l’Anglais, et dépossédé le Dauphin légitime. Il s’est réfugié à Bourges, à la lisière de son Royaume tronqué. La France, c’est maintenant l’Orléanais, le Poitou, l’Auvergne, le Limousin, le Languedoc et le Dauphiné.

Le Roi de Bourges n’a plus qu’une fierté : douloureuse assez : son fils qui sera Louis XI, qui déjà, dans son âme d’enfant précoce, entend, comprend, juge son père et le méprise. Le pseudo-Roi, fils de la prostituée de Bavière et du fou, est-il bâtard ? Il y a des chances. Lui le croit. Au secret de ses nuits douloureuses, il prie le Ciel de faire la lumière sur ses droits. Miné de l’atroce doute, il attend, sans foi, sans nerf.

Sans appui. Le Royaume est ruiné, pillé, livré aux bandes, livré aux chanceliers, ministres, seigneurs, livré aux intrigants, aux débrouillards, aux charognards de tout désordre, et à toute pouille de soldats. Villes désertées, monastères calcinés, campagnes en feu, champs de ronce et d’ortie, routes incertaines où les soldats vacants, les moines pillards et les fuyards de toute peau s’entr’égorgent ; où breloque çà et là, inquiétante figure, un pendu tout mangé d’oiseaux.

Plus d’argent. Plus de courage. Plus d’espoir en Dieu, en un Roi fantôme, en la France. Le pays veut la paix. La paix, à toute condition. La paix, quelle qu’elle soit, tout de suite : parce qu’on a passé la limite de toute souffrance possible.

La France est à une échéance de honte. L’Europe, froidement, constate, attend. Qui aura les dépouilles ? On verra. La France est morte : voilà la seule chose dont on soit sûr. Qu’au moins revienne alors, pense le ribaud, et sous le maître que Dieu voudra – ou le diable – la paix des villages, chacun pour soi : la petite paix, la petite vie chiche mais sans effroi, et quelle qu’en soit la bannière. On veut enfin manger, dormir. L’Allemagne regorge de fuyards, et l’on n’a plus pour eux assez de prêtres qui les confessent en français.

Sur quelle foi se replier, s’appuyer ? Le Christ ? Les églises ont été trahies par les clercs. Les moines ? Ils sont pendus, ou ils pendent. Plus d’un a joué le rôle crapuleux du traître qui, de nuit ouvre à l’ennemi la poterne, et livre le donjon ou la cité. Les autres, les Abbés, les gros prieurs, et les Évêques, ayant vendu capuces, habits d’autel, tuiles et poutres des monastères, se sont agglutinés à la vermine courtisane qui pullule, prête à trahir, autour des derniers fiefs du Roi bafoué. Le pape ? Il y en a trois. La Sorbonne, alors ? Elle a livré au Roi anglais l’intelligence. Si l’Esprit, dans le désarroi, fait le bilan de ses valeurs intactes : où qu’il se tourne, plus d’espoir.

Le Roi-fantoche est en bonnes mains : un bavard, un flambard, Évêque de Reims comme ex-partibus ; Regnault de Chartres, diplomate borné, cœur de lièvre ; une brute : La Trémoille, vendue au plus offrant, meurtrier chevronné, qui touche de la droite et de la gauche, vide les derniers fonds du trésor, et prête au Roi son propre argent contre honnête bénéfice ; dont le revenu courant est, au cœur des dernières terres de son Roi, de payer des soudards pour prendre les petits châteaux et emmener les Sires, et les lâcher contre ferme rançon. Parfois, ce sont les hommes de main qui se font prendre. Il les rachète ; seulement, c’est le Roi qui paie la rançon.

 

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Sur les dépouilles, deux compères veillent : Bourgogne et l’Anglais. Entre prétendants de la sorte, confiance n’est pas monnaie. Le Roi anglais a neuf ans. Son régent en France, Bedford, mène de Paris le jeu pour la couronne. Des droits historiques – qui n’en a ? – lui assurent prétention légitime sur la Normandie ; il l’a ; sur le Maine et l’Anjou : il les occupe ; sur la côte Atlantique jusqu’aux Landes : il y a plus que des complicités. Déjà Jean sans Terre, le capon voluptueux, y avait trouvé, jusqu’au Poitou des Barons en suffisance pour prendre à revers Philippe-Auguste occupé à Bouvines, et le père de Saint-Louis. Quant à la Bretagne, elle a composé avec le plus fort.

Sur tout ce front, le Roi n’a plus qu’une place qui tienne ; un îlot cerné par les flots : mais il porte le nom de l’Archange, et le nom même du courage : St Michel du Péril en mer. Saint-Michel, Patron des Lys de France.

Bourgogne s’adosse à un territoire redoutablement riche et puissant, la Bourgogne : pays des ceps, des vins glorieux ; l’Auxerrois, le Rémois, le Barrois, le Soissonnais, la Picardie : terres des prés gras et des moissons : enfin, terroir du luxe, des grands festins et des beuveries, des lainages, et du commerce outremer : les Flandres. Vassal du Roi, il ne peut, contre le rite de chevalerie, se dresser de front contre le Roi. Déjà, pourtant, il confisque le droit divin et s’en drape : « par la grâce de Dieu Duc de Bourgogne, de Lothier, de Brabant et de Limbourg, Comte de Flandre, d’Artois et de Bourgogne, Palatin de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Namur, Marquis du Saint-Empire, Seigneur de Frise et de Malines ». Sa sœur vient d’épouser le Régent anglais. À sa Cour, le propre frère de La Trémoille. C’est un chef, – un peu lent parfois –, madré, froid, de vue ample, d’ambition pesée, bon-vivant, grand lecteur de Boccace, humaniste et mécène, collectionneur de livres rares, politicien retors et sans parole.

L’Anglais veut la guerre. Le Roi de Bourges veut la paix. Donc Bourgogne est maître, à la fois, de la paix et de la guerre. Promettre à l’Anglais des soldats contre territoires du Roi ; promettre au Roi la paix contre encore des territoires : Bourgogne gagne à tous les coups. D’autres, en d’autres temps, tablant sur la même défection des courages, pratiqueront le chantage à la guerre. Philippe pratique le chantage à la paix. Et cette paix, le pays la demande. On l’appelle, du Nord au Sud, « paix de Bourgogne ». Carte de maître pour le Bourguignon.

Dans cet immense territoire, qui défie en grandeur l’apanage ratatiné du Valois, une ville du Roi tient dernière : une ville lorraine : Vaucouleurs.

La guerre bat son plein. Le Roi de Bourges attend ses derniers jours derrière l’ultime bastion : le Val de Loire. Une place dernière, dernier verrou : Orléans. Orléans meurt de faim. Treize forteresses anglaises l’étranglent. Plus de renfort possible. Orléans dépêche à Philippe de Bourgogne ses bourgeois. Une chance encore, peut-être, un maigre espoir. Bedford veut la ville. Bourgogne la réclame. Dans cette solidarité de félons, une faille. Maigre chance.

 

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La diplomatie du Roi est compliquée : parce que diplomatie de l’abandon : toute l’initiative aux mains de l’autre. Diplomatie du jour le jour, de la petite combinaison qui se croit fine, du moindre risque et du moindre don ; diplomatie de mendicité et de palabre, de dos courbé et de pourboire, de paresseuse crédulité.

Charles est fatigué. Toute décision l’effraie. Qui décide choisit. Et c’est ce qu’on ne veut pas faire. Reste le subterfuge des capons : attendre, et laisser venir. Mais ce qui vient, ce sont des hommes d’armes. Charles n’est pas sot : il n’a pas de cran.

Regnault se croit malin. Il s’hypnotise sur cette donnée d’évidence, que Bourgogne joue l’Anglais et que l’Anglais ruse Bourgogne. La ligne de moindre résistance. Il oublie qu’à ce jeu c’est toujours la France seule qui finit par payer. Les deux compères se rusent : mais la ruse est inscrite dans un programme d’entente. Compter ici sur une querelle de vilains : quel enfantillage !

C’est sur cet enfantillage que mise Regnault. Le temps, comme disent ses pareils, travaille pour lui. Obtenir de Philippe, à force de concessions, qu’il se réconcilie avec la couronne, isoler alors un jour, s’il se peut, et comme il se pourra – on verra – l’Anglais : telle est la grande idée commode de ce petit cerveau. Point besoin d’avoir l’envergure de Philippe pour comprendre que, là-devant, on obtiendra ce qu’on voudra : pourvu qu’on ait l’astuce de toujours promettre, et surtout de ne jamais tenir. Donc Philippe amuse Regnault de « trêves », qui jamais n’intéressent les fronts de combat décisifs – à moins que ce soit le Roi qui par hasard y gagne – et promet à demeure des Congrès définitifs : dont on ne voit jamais s’engager même les préliminaires. Comme la guerre dure et que le Roi, en fin de compte, est toujours obligé de se défendre quelque part, c’est toujours le Roi qui est censé rompre les trêves. Il lui faut se faire pardonner : concessions nouvelles, contre promesses, encore, toujours. Regnault joue le jeu, ingénument, persuadé qu’il est le plus fin et le plus sage.

Pour La Trémoille, c’est plus simple encore : que le Roi s’en aille, puisque c’est à lui qu’on en veut. Il aura bon gîte en Castille, en Écosse ou même dans le Dauphiné. Lui parti, La Trémoille arrangera les choses.

Au printemps 1429 la France est perdue.

 

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Et voici qu’en un coin de village lorrain, Saint-Michel appelle au secours de la France une gamine de dix-sept ans. Ste Marguerite, Ste Catherine d’Alexandrie, deux petites filles au bréviaire des Martyrs, se penchent sur elle parmi les taillis en fleurs, à l’heure d’angelus, lorsque les vents du soir, avec l’odeur des herbes chaudes, charrient l’âcre parfum des incendies que laissent sur leur trace de pillage les Bourguignons et les Routiers.

Jeanne se lève, pour aller au Roi. Tout est contre elle. Fors Dieu. Fors son courage.

Contre elle son père, qui la « noiera plutôt de ses mains », et donne aux deux fils, maigres sujets, la consigne de le faire. Contre elle les ragots et les regards faux des commères. Contre elle ce soldat de Vaucouleurs, Baudricourt, qui en tout et pour tout se demande si cette fille est une folle, ou une ribaude à renverser dans les foins. Contre elle quatre ou cinq cents kilomètres de terre ennemie où hallebardent et paillardent les bandes, où il n’est village, pont, gué, forêt, fossé qui ne recèle bêtes humaines, plus rapaces et sanglantes que les loups. Contre elle tout le pays, que secouent d’étonnantes prophéties, mais que paralyse la lassitude, et que déserte l’espoir. Contre elle, l’âme effondrée de la France.

Et quand elle surmontera tout cela, tout est contre elle encore. Contre elle la lâcheté du Roi. Contre elle cette curée bien distribuée de tout ce qui a titre ou épée, dans le pays sans maître et sans droit. Contre elle la solidarité des profiteurs. Contre elle l’orgueil de ces chefs de guerre, bandits de fable, barbes-bleues, ou égorgeurs d’enfants. Contre elle la fatuité des politiques. Contre elle la bassesse des gens d’église, l’arrogance des théologiens qui n’ont d’autre réflexe, devant le miracle, que de le mettre au compte du diable : tant est grande la foi de ces « réalistes » en les œuvres du Saint-Esprit. Contre elle l’appareil énorme, supérieurement monté, de la diplomatie guerrière qui, dans ce jeu pipé, a pour atouts les soldats de Bourgogne et d’Angleterre. Contre elle la lassitude, la veulerie, le rire incrédule et commode, le guet des intérêts frelatés, la colère inexpiable de la félonie démasquée. Contre elle l’éternel sursaut de l’impur devant le pur. Des hommes : et quels hommes ; recuits en toute filouterie, adultère, bassesse, trahison, en tout crime. En face, seule, une fille de dix-sept ans.

Seule, vraiment ? Par Dieu, il y a, derrière elle, d’autres Puissances : Dieu, le Christ crucifié, la Vierge Marie, les Saints-Archanges et les Saints-Martyrs. Les Saints-Patrons de la terre de France et des Lys, les patrons de diocèse et de baptême : St Rémy, Ste Jeanne et St Jean. Et derrière, il y a d’autres Puissances encore : le pays français, la terre ferme et nette où s’ordonne, au jointement de la race et du sol, l’édifice spirituel d’une âme de Christ et de France. Derrière : ce sens impérissable de l’honneur et du clair. Du permis et du non-permis. Et de l’ordre. Derrière : la levée de cette âme de France, en la terre où jamais on n’a transigé sur ce qui se doit. Les Philippe, les Regnault, les La Trémoille, les Gaucourt, les Flavy, les Gauchon sont puissants. Jeanne est forte. Parce que la Terre de France, en ses hommes et ses filles, est forte. Et que la terre l’a choisie, conjointement avec le Christ et Dieu. Que ces deux Puissances se mesurent.

Elles se sont mesurées. Au printemps 1429 : la France est sauvée.

 

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Toute politique est compliquée, qui va à la remorque de l’évènement. Céder toujours : en apparence quoi de plus simple ? Quoi de plus compliqué, aussi, de plus divers, de plus embroussaillé dans le détour des palabres, des colères, des espoirs nés d’un sourcillement du vainqueur, des déceptions encore et encore des colères.

Toute politique, même compliquée, est simple, qui poursuit, à travers finasseries et procédures, une idée ferme, en filigrane invisible, et reste droite au fond des subterfuges les plus retors.

Combien plus simple la politique de cette petite fille, qui n’a besoin de s’informer aux Lumières du Saint-Esprit pour comprendre cette loyale et tranquille chose : que tout ce qui se doit se doit.

Le pays a besoin de la paix. Jeanne le sait, qui a pleuré, après l’exode, sur les débris d’église calcinés, sur les cadavres puants de ses troupeaux aux routes dévastées, qui a connu les paniques, la nuit, à l’alerte et au tocsin des incendies. Et cette paix, elle viendra de Bourgogne. Elle le sait.

Mais d’un Bourgogne loyal. Mais d’un Bourgogne loyalement vassal. Pas de Roi, pas de Vassal. Il faut un Roi, consacré, oint solennellement de l’huile sainte que la colombe apporta du Ciel pour Clovis. Tout désordre est chose d’équivoque. Ils sont là trois, qui se disputent la France : or la France n’appartient qu’à Dieu. Il y installe, par sacramental, son lieutenant le Roi. Voilà du clair. Que Bourgogne soit au Sacre, avec les Pairs ; qu’on l’y voie. D’un acte solennel et public, qui l’engage, il disperse l’équivoque. Le reste est palabre, dol, mauvaiseté et vilainerie.

Alors l’Anglais. Sa place est en Angleterre.

Voilà du clair. Voilà de la politique de France. À la clé de voûte, la décision, pour ou contre, de Bourgogne. Le témoignage précis, sans faux-semblant et sans recul possible. Bourgogne accepte-t-il : tout est sauvé. Refuse-t-il : que le Roi se respecte, en se faisant d’abord respecter.

Et voilà en présence, éternels, les deux systèmes. Ceux qui, éternellement, décideront de toute politique de France : la politique réaliste ; la politique de l’honneur.

Telle est pour nous, en ce jour de mai 1941, la première leçon de Jeanne.

L’ordre est, en éternel. Concevoir ne suffit. Il faut inscrire au lourd sillon du Temporel ce qui se doit. Jeanne a défini ce qui se doit. Conjointement, elle définit ce qu’il faut faire. Le droit a des armes : qu’il s’en serve. On l’oublie trop : la fleur de chevalerie est morte à Verneuil et Azincourt. Ce qui en reste : les vieux : ils ont pris l’habitude du désordre. La puissance du fer s’est désarticulée de la vocation d’ordre. On guerroie pour l’argent, le butin, la paillardise, pour l’ambition et la félonie. Jeanne réarticule à sa fin transcendante le combat. Combat loyal : combat de braves. Rois français, Preux, Croisés : tous ont croisé le fer un contre quatre, un contre dix. Habitude. Vocation d’honneur. Il n’est peut-être une seule victoire de France, que les réalistes, par avance, n’eussent prédite vaine. Reims est à quatre cents kilomètres de la Loire. Tout le terrain est à l’ennemi. Pas un gué, pas un pont qui ne soit à Bourgogne, ou à l’Anglais. Pas un village qui puisse assurer au Roi subsistance. Pas un train d’artillerie qui puisse s’aventurer en ce désert. Les jalons du chemin : quatre citadelles imprenables : Auxerre, Troyes, Châlons et Reims. La base de l’opération impossible : Orléans prise, une brèche de trente kilomètres sur le front de Loire, dans un cul de sac. Mais d’autres que des Français dégainent pour les combats joués d’avance. Guillaume d’Orange était-il sûr, aux Aliscans ? Roland à Roncevaux ? Philippe-Auguste à Bouvines, Charles Martel à Poitiers ? Croisé du Roi des Anges sonne le boute-selle sans regarder. La tâche d’honneur l’appelle. Il va. S’il succombe, c’est de Dieu. Sa chose à lui est accomplie.

Un tel plan de campagne, lorsque l’Anglais déjà tient Orléans, et va déferler sur la rive gauche de Loire : quelle gageure ! Qu’on tienne ou non l’enjeu : quel étonnement : des soldats, des ennemis, des clercs ou des Évêques. Et telle sera pour nous la seconde leçon de Jeanne : à toute grande œuvre de France en l’ordre et en la foi, il faut cette surhumanité limpide et comme ingénue : il faut un étonnement.

 

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Étonnante aventure ! Rien ne tiendra devant cette foi d’une fille de France : ni les déserts hantés d’égorgeurs, ni les soldats en surnombre que disperse l’élan des nôtres, que poursuit, hallucinante, la panique ; ni les murs hérissés de canons, de bombardes, de couleuvrines, d’où pleuvent pierres, pavés, traits, flèches, poix fondue. Rien ne tient : pas même l’arrogante évidence de la force, du matériel, des effectifs, de cette arithmétique militaire sans âme, qui gonfle en tous temps les « techniciens » d’orgueil.

Rien ne tient : hormis le mou. Hormis la peur des « réalistes », les patenôtres des inquiets pour qui la trahison va devenir moindre risque, assurance quotidienne contre le danger de l’élan, et la culbute de l’enthousiasme. Rien ne tient : les Anglais, déboutés d’Orléans en huit jours par cette armée de gredins, confessée et communiée, qui marche au chant du Veni Creator et salue au matin l’hostie entre deux lignes, se tâtent, se frottent les yeux, lâchent pied, quittent là butin, chariots, artillerie et se débandent. On les repêche aux ports normands et bretons, qui cherchent des rafiots pour prendre le large, et, ne comprenant pas quelle Vertu soudain se rappelle au monde, mettent tout au compte de Belzébuth. Rien ne tient : ni les Bourguignons, stupéfiés, balayés de leur position d’attente, qui croyaient les Anglais déjà vainqueurs et s’aperçoivent qu’il faut tendre à leur tour les arbalètes ; qui, pour d’urgence se grouper et faire front, n’ont plus, bluffant impudemment, que le subterfuge d’offrir une trêve, pour arrêter la foudroyante déboulée, arrêtée à la Basilique de Reims

Rien ne tient : – que la persévérante panique de Regnault, de La Trémoille, Du Tourne-bride couronné qui porte sur son manteau d’or les Lys, et n’ose pas même cueillir Paris d’un revers de sabre.

C’est l’épopée de la flamme et du mou. Jeanne, où que son élan l’emmène, bouscule l’ennemi, s’empêtre dans la veulerie des siens. Sa Croisade contre l’ennemi : un rien. Ces forteresses imprenables : un rien. On se bat. Cela se prend. De victoire en victoire, la légende marche, puis chevauche, puis vole devant elle, cueille sur les bouches bées des manants les prophéties déjà centenaires, et les fait tout à coup refleurir. Bientôt, ce ne sont plus Jeanne et ses gens, qui font, de chaque tour, de chaque ville, un Jéricho du Christ-Jésus. C’est cette cavalerie de fable qui les précède, et fait trembler par avance jusqu’aux murs. Fait-elle allumer, sous les remparts de Troyes, la première mèche de canon : tout un peuple ameuté, des créneaux, voit s’avancer au front d’armée, comme une gloire, un nuage de papillons immaculés !

Mais le Roi ! Mais Regnault ! Mais Gaucourt, La Trémoille ! Voici Jeanne à Chinon. Le Roi lui a donné audience. Elle se présente. On a changé d’avis. Elle force la porte, parle, regarde, s’irradie, allume en ces âmes croupies une flamme, un semblant d’espoir. On part. – Non : c’est pour aller dénuder à Poitiers, devant un ramassis de Clercs et de matrones, tous les secrets immaculés de son âme et de son corps. C’est fait. On part. Cette fois, c’est pour Orléans. Mais c’est aussi par la rive sans gloire, pour se buter à cette Loire, et traverser le fleuve au pire endroit. L’espérance d’une défaite liminaire, qui réglait le débat. Rien n’y fait. Jeanne passe. Les bastilles de l’Anglais brûlent ou sautent. Jeanne met dans son jeu même les saints Dimanches. Toutes ses victoires sont et seront vigiles de Dimanches ou de grandes fêtes. Orléans est libre. Charles va-t-il croire enfin ? Va-t-il, surtout, oser ?

Non : à Chinon, on perd des mois, encore. De ce temps, de ce temps chichement compté, dont Jeanne, par avance, obscurément, sait la limite terriblement prochaine : « Je durerai un an, guère au-delà. » À Saint-Benoît, dans l’étonnante basilique aux pieds trapus, Jeanne se jette à terre, en larmes, aux pieds de son Dauphin. Pour lui dire quoi ? Ce mot inexpiable, qu’un tenant de nos Lys se fait dire sans rougir : « Osez. » – Est-ce qu’il ose ?

Non : on s’arrête à Gien, sur le fleuve. Deux mois. On palabre. Faut-il, ne faut-il pas ? Et que dira Philippe ? Vaut-il pas mieux aller jouer du fer en Normandie, où sont les seuls Anglais ? Les Anglais, qu’à Patay Jeanne vient d’écraser d’un second triomphe ? « Que dira Bourgogne ? » – La rumination couarde des vaincus victorieux, des triomphants fuyards, des défaitistes en pleine victoire. A-t-on dit, en d’autres siècles : « Que dira Mahomet ? »

Et Jeanne, un beau matin, fait un éclat, s’embarque, toute seule, vers la rive droite, les donjons inviolables : vers Auxerre, Troyes, Châlons et Reims. Le Roi suit, rongé, Regnault, dépité, La Trémoille, ruminant sa haine et quelque pourboire gâché. Et l’étonnement bouleverse le monde. Les villes tombent. Jeanne est à Reims. L’impossible équipée est là. La cité des Rois pleure de joie, acclame, sanglote, tend les enfants à bout de bras, pour les bénir. Le Roi est Roi. La France est une, entre les mains de son vrai maître, qui est Dieu. Sur Paris, maintenant !

Le hoquetant Regnault, moite de terreur, palabre en sous-main avec Bourgogne. Bourgogne a bien plus peur que lui ! Mais il n’est pas de ceux qui le font voir. Battu, humilié, enragé de colère, il parle de trêve : seulement cette trêve, c’est lui, le vaincu, qui va l’offrir, comme une grâce, comme un cadeau de magnanimité, comme une dernière chance : et n’y revenez pas : une autre fois, on ne serait plus si large !

Regnault bénit le Ciel, saisit l’aubaine. Sauvé ! Compiègne, Laon, Beauvais s’offrent au Roi : tout l’Outre-Seine. Tournai, secrètement fidèle, dépêche au Sacre ses bourgeois. Sous Metz, Anjou fait soumission. Toute la France, au branle-bas de stupéfiantes victoires, se ressaisit, retrouve une force d’amour ; le vieux bois mort refleurit de vierge espérance. Vers Paris ! – Charles rebrousse honteusement, se cache dans les blés pour esquiver les Te Deum de ses villages. Paris n’est plus qu’à cueillir. On met cap sur la Loire. Humour des choses : le seul pont de retraite est tombé aux mains de l’ennemi. Charles rebrousse sur sa capitale : en fuyard, que la malchance accule à l’offensive. Mais de ces lâchetés, cette Pucelle de dix-sept ans que Dieu tient aux entrailles, reforge nouveau courage, nouveau miracle, nouvel élan. La voilà devant ce Paris. Une attaque tourne court. On va dormir. Demain on repassera la Seine. Et cette fois ce sera pour de bon. Au petit jour : plus de pont. Le Roi l’a fait démonter aux chandelles. Arrive un ordre : on se replie sur Gien.

Philippe respire, rit sous cape, ramasse sa haine, groupe ses soldats, prolonge la trêve tout l’hiver, amuse le Roi qui lui donne sauf-conduit pour aller s’entendre avec l’Angleterre. Des Britanniques débarquent à Calais. Regnault attend la paix pour les feuilles. Bourgogne, lâchant un masque après l’autre, se fait nommer lieutenant pour la France des domaines du Roi anglais. Autant dire Roi de France. Regnault encaisse : que ne ferait-on pour la paix ? Philippe enhardi se fait donner tout le comté de Champagne, qu’occupent les troupes du Roi, et masse ses gens, pour le reprendre. Regnault criaille un peu, crie au voleur : mais si c’est pour la paix, encore un petit sacrifice.

Pâques. Les Anglo-Bourguignons sont à pied d’œuvre. Le Roi a lâché ses soldats : quand on veut la paix, on le montre. Ils troussent les filles, ou sèment leurs haricots. De Jeanne, quel coup de tête attendre ? On émiette sa gloire : de petits coups de main sur des châteaux, sans troupes. Partie, on la laisse sans vivres, sans matériel et sans argent. Elle se fait battre. Dictateur à l’envers, elle est condamnée à toujours vaincre. Les réalistes, ici, ont du format. On fignole en petit l’expérience qui la fera prendre à Compiègne.

Compiègne : l’Aisne et l’Oise en un bastion, la clé du front devant l’orage qui monte. Bourgogne a peur de s’y casser les dents. Il veut la ville sans combat. Qu’à cela ne tienne. Mais les Bourgeois savent que c’est pour eux la corde. Ils ferment les portes. Regnault s’en vient les haranguer. Ils ferment l’oreille. Regnault, de guerre lasse, mande à Bourgogne : « Prenez-la. » Et, la technique du crime bien au point, on fait lever les ponts derrière Jeanne, après l’avoir lancée avec une escouade dans une escarmouche sans espoir.

Cette fois, c’est la victoire du mou contre la flamme.

 

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Gethsémani, Golgotha. L’abandon puis le témoignage. L’agonie puis le sacrifice du sang. Jeanne, tour à tour effarée et insolente, effondrée et soulevée par le triomphe de son droit, bataille, des mois, contre toute l’astuce, tout l’équivoque, toutes les feintes, toutes les subtilités, toutes les cautèles. Les soldats essaient de la violer. Dans cette cage où l’on enferre avec elle Belzébuth, son petit corps de fille intacte s’émacie. On la remonte au jour, affamée, devant ces cardinaux, ces évêques, ces moines, ces clercs, ces chanoines, ces princes et ces vilains, qui la fouillent, l’injurient, s’injurient. On brandit la torture, le feu. On lui refuse le pain des Anges : le seul qu’elle s’épuise à demander. Son confesseur lui infuse conseils de perdition. De faux amis lorrains, introduits, la font parler : des scribes, muchés, guettent les mots que, peut-être, elle lâchera dans le secret. Rien n’y fait : le vrai est vrai, le clair est clair. En cette terre, ce qu’on pense, on le dit, et ce qu’on dit, on l’ose. La vérité triomphe, en elle-même assise.

Qu’au moins l’insolente rétracte : on joue tout ce que le temps sait d’horreur. Elle ne rétracte pas. Au parchemin qu’on n’obtient pas, on en substitue un autre. Reste : à se venger : les Anglais, de la terreur panique qui, Jeanne morte, les suivra ; les hommes d’Église, d’avoir été fustigés, mis à nu ; la Sorbonne, d’avoir été prise, flagrante, en fait d’apostasie ; et tous, hommes de mitre, hommes d’épée, hommes d’hermine, hommes de rien : d’avoir eu peur.

Peur d’une petite fille.

Ces choses-là, il n’est assez d’horreur, sur la terre, pour les venger. Des fagots, de la poix, de l’huile, la mitre de papier, sur la tête rasée ; même la flamme n’est pas rapide assez. Juste ce qu’il faut de pateline charité, juste ce qu’il faut d’exhortation mielleuse pour garder, – vis-à-vis de qui ? – un reste de face, qui n’est que grimace d’enfer. Tout ce qu’il faut d’épouvantement pour ameuter les démons de la panique dans cette enfant qui, tout de même, a peur comme une enfant de mourir : mais qui meurt.

Et tout à coup tout flambe : fagots, huile, soufre, et poix, et cette mitre qui crépite juste le temps d’un regard. Golgotha. « Jésus ! Jésus ! » De pauvres derniers cris hallucinants dans la fumée. On pleure, on crie, on perd la tête. On chavire dans sa propre horreur. Le bourreau, nouveau Judas, va vomir sa terreur chez Ladvenu, l’huissier effaré dont les dents claquent. Cauchon pleure. L’Anglais sent la terre insultée s’effondrer obscurément sous ses pieds. Après le Gethsémani du Donjon et du prétoire, après les crachats, les soufflets, les épines au front, après les clous et la lance, ce souffle panique d’éléments en révolte, de malédiction pour les siècles, de bouleversement, d’éclipse et de mort.

L’horreur passée, on trouve dans les cendres un cœur dont le brasier n’a pas voulu. À la Seine ! « Gardez le corps », a dit au Proconsul le Prince des Prêtres, « les siens diraient qu’il est ressuscité ».

Jeanne : en ce jour où, sur terre de France, le mou est redevenu roi, ce sera, pour tous ceux qui sont de France, ta troisième leçon. Pour que vive la France, et reste soi, il fallait l’honneur. Il fallait l’étonnement. Mais il faut encore le Martyre.

 

 

 

 

Manuel BEAUFILS, Textes et travaux

de l’Ordre des compagnons de Péguy.

 

Paru en 1945 dans Les Œuvres nouvelles, vol. V,

Éditions de la Maison française, New York.

 

 

 

 

 

 

 

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