La conscience catholique de l’histoire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hilaire BELLOC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES DU TRADUCTEUR

 

Les deux essais que l’on va lire sont extraits d’un livre fameux, Europe and the Faith (l’Europe et la Foi), qui n’a pas encore été traduit en français, dont le ton général, plus encore que les idées, constitue pour le lecteur de chez nous une très vive révélation de l’atmosphère spirituelle qui est devenue celle d’innombrables Anglais réfléchis. Le talent et la vigueur intellectuelle de deux écrivains hardis et féconds y ont contribué pour beaucoup, et ce n’est pas à tort que l’on a réuni les noms d’Hilaire Belloc et de G. K. Chesterton pour former un adjectif destiné à définir l’état d’esprit qu’il est convenu d’appeler chesterbellocien. Si Chesterton est en passe de devenir en France aussi célèbre qu’en Angleterre, il semblerait que Belloc y soit encore aujourd’hui moins connu. L’on pourra juger, aux pages qui suivent, combien il importerait qu’il le devînt davantage, et de quelles rudes clartés, de quelle puissance d’argument il appuie les poétiques intuitions de son émule et ami. Le style même de ces deux auteurs marque assez leur différence, et si l’architecture de la phrase chestertonienne est du gothique le plus aérien et le plus flamboyant, l’écriture de Belloc est d’un tour tout roman par sa claire logique, sa densité voulue et son souci de la symétrie. Et cette dernière manière, au rebours de ce que l’on pourrait croire, n’est pas la plus aisée des deux à transposer dans notre langue, bien que fort proche dans l’original de la manière française. Le traducteur s’excusera donc, ici, auprès de ceux qui ont la bonne fortune de connaître déjà ces textes, de l’insuffisance avec laquelle il a rendu la concision et la sobriété d’un anglais qui tient beaucoup de l’énergie latine. Aux autres au contraire, il demandera de vouloir bien lui passer un certain nombre de répétitions, de réitérations et de tournures désuètes nécessaires au cheminement de cette prose cadencée, didactique, tout imprégnée de l’École, et où il semble entendre bruire parfois « le lourd piétinement des légions en marche ».

 

Maximilien VOX.

 

 

 

 

I

 

LE CATHOLIQUE ET L’EUROPE

 

Je dis à dessein la « conscience » catholique de l’histoire ; la conscience, autrement dit la connaissance intime fondée sur l’identité essentielle de l’objet et de l’esprit qui le connaît par une intuition immédiate. Je me garderai bien de dire le « point de vue » catholique : façon de parler moderne, et donc décadente ; inexacte, donc éphémère. Je ne m’y abaisserai point et je préfère rendre à la vérité l’hommage qui lui est dû en déclarant qu’il n’y a pas, quant à l’histoire européenne, de « point de vue » catholique, et qu’il n’y en saurait avoir ; des points de vue protestant, juif, musulman, japonais, il en existe, puisqu’il s’agit de l’Europe vue de l’extérieur. Mais un catholique, qui la voit de l’intérieur, n’en saurait avoir : on n’a pas de point de vue sur soi-même.

Je n’ignore pas que certains sophismes vont soutenant le contraire : nulle part la fausse philosophie ne se manifeste plus fausse. Car la vision qu’a de soi un esprit honnête et qui s’examine sans faiblesse a ceci de commun avec celle de son créateur, donc avec la réalité : elle procède du dedans.

Je me permets d’appuyer sur la comparaison. Ainsi, l’homme possède une conscience, voix de Dieu, qui lui affirme non seulement l’existence du monde sensible, mais la sienne propre. Celui donc qui se dit, malgré les flatteries : « Quel pauvre homme je fais ! » – est dans la vérité ; celui qui, bien que vilipendé, se dit : « J’ai voulu bien faire » – est dans la vérité ; il se connaît, du fait même qu’il est. Nous ne nous connaissons pas parfaitement ; mais notre connaissance, encore qu’imparfaite, est exacte, elle représente une portion du réel ; et ce que nous ignorons de nous-mêmes, à supposer que nous le découvrions un jour, serait le prolongement tout naturel de ce que nous en savons déjà. Il n’existe de chaque homme que des aspects, sauf pour lui-même et pour Dieu qui l’a créé ; eux deux, seuls, le contemplent tel qu’il est ; les autres esprits ont sur lui des « points de vue » dont nul n’est exact et dont chacun diffère.

Bref, l’homme ne se regarde pas : il se comprend. Ainsi de nous, qui tenons la foi, et de la geste de l’Europe : un catholique, en la lisant, ne tâtonne pas du dehors : il saisit, du dedans. Il ne saisit point totalement puisqu’il est un être fini ; mais il ne fait qu’un avec son sujet. La Foi, c’est l’Europe, et l’Europe, c’est la Foi.

Le catholique use, pour sonder l’histoire (et dans ces pages j’entends par là l’histoire de la chrétienté), de l’introspection. De même qu’un pénitent à confesse s’accuse de ce qu’il est seul à savoir et dont nul autre ne peut juger à sa place, de même un catholique qui fait au monde européen quelque reproche, lui reproche des penchants et des actes qui sont les siens propres. Les erreurs qu’il dénonce, il les eût pu commettre en personne, si bien que son blâme n’est pas relativement juste, il l’est absolument ; les versions arbitraires, discordantes ou ignorantes de l’histoire européenne, il les discernera avec cette discrimination que l’on met à un examen de conscience, car il sait et pourquoi et comment les choses se sont passées. À d’autres, qui ne sont pas catholiques, d’aborder le sujet en étrangers et par la périphérie, de n’y voir qu’un amas de phénomènes disjoints ; il l’envisage, lui, du centre, dans son essence et dans sa totalité.

Répétons-le, en d’autres termes : l’Église, c’est l’Europe, et l’Europe, c’est l’Église.

Cette conscience catholique de l’histoire ne s’arrête pas aux débuts de l’Église dans le bassin méditerranéen ; elle remonte bien au delà, et le catholique a l’intelligence du sol même où la plante de la foi prit racine. Mieux que quiconque, par exemple, il comprend l’effort militaire romain, et pourquoi il se heurta à la ploutocratie asiatique de Carthage ; il distingue quelles lumières nous légua Athènes, et quel aliment nous fournirent les Celtes de Bretagne, d’Irlande et de Gaule et leurs pressentiments obscurs mais poignants de l’immortalité de l’âme ; quelle parenté nous unit aux rites de cultes faux mais chargés de sens, et comment l’antique Israël lui-même – alors que ce petit peuple violent vivait encore sa vie nationale sur les monts de Judée, avant d’être empoisonné – fut, du moins sous l’ancienne alliance, central et sacré, comme nous disons en langage catholique, c’est-à-dire voué à une mission particulière.

Tout, aux yeux du catholique, prend dans ce tableau son juste relief ; la perspective en est naturelle, rien n’y est faussé ; le récit de notre grande histoire procède avec ampleur et plénitude, aisé, naturel, et définitif.

Mais le catholique d’aujourd’hui, surtout s’il est confiné dans l’usage exclusif de la langue anglaise, souffre d’un accident fâcheux qu’il faut souhaiter passager : il n’y a pas de livre anglais moderne qui lui donne du passé une vue d’ensemble, de sorte qu’il doit avoir recours à des auteurs violemment hostiles, des Allemands du Nord ou des Anglais qui les copient, tous fort incapables d’un jugement sainement européen.

D’où il résulte que notre lecteur donnera à chaque pas sur des propositions dont il sentira d’emblée toute l’absurdité, aux restrictions ou aux contradictions qu’elles impliquent : et cependant, si le loisir lui manque pour de savantes recherches, il ne parviendra pas à mettre le doigt sur le point précis où s’insère l’erreur. Dans tous ses livres, du moins s’ils sont en anglais, son sens instinctif de la chose européenne lui révélera bien des lacunes, auxquelles il lui est d’ailleurs fort impossible de suppléer, par la faute de l’écrivain qui, la plupart du temps, ne les soupçonne même pas.

Deux exemples me serviront à éclairer ce propos. Je tirerai le premier de la guerre récente, événement immense, dont les suites ne sont pas encore épuisées, et qui intéresse toutes les nations : ce, par des points où la Foi n’a pas, en apparence, grand-chose à voir. Le premier venu, semblerait-il, devrait pouvoir en rendre compte : or, aucun historien n’y est encore parvenu.

Mon second exemple, au contraire, je me suis appliqué à le choisir d’un caractère spécifiquement défini. il repose sur un point de doctrine ; et c’est l’histoire de saint Thomas de Cantorbéry, dont les modernes n’ont su tirer que d’inextricables contradictions, mais qui, aux yeux d’un catholique, jette une vive lumière sur l’état intermédiaire entre l’empire et le régime des nationalités.

Premier exemple : voici enfin toute l’Europe en guerre ; un duel, évidemment, la résolution d’un conflit latent. Que s’est-il passé ? Quels sont ces deux camps ? Que signifie cet étrange groupement occidental offrant un front désespérément uni aux hordes que la Prusse, après avoir broyé l’armature orthodoxe de la Russie, lance à l’assaut d’une victoire qui semble inévitable ? Où gît la racine profonde du mépris singulier que témoigna alors Berlin pour nos anciennes traditions d’ordre, de chevalerie et de morale ? Qui expliquera l’hésitation du pape, l’anomalie irlandaise, l’indifférence de la vieille Espagne ?

Nous n’obtiendrons que confusion en faisant appel aux méthodes critiques modernes et externes, qu’elles soient matérialistes ou sceptiques. Il ne s’agit pas d’un heurt de climat contre climat, ni de cette facile opposition des « milieux » qui est la plus grossière et inepte explication des affaires humaines. Ni d’un conflit de races, si tant est que des races se distinguent encore en Europe autrement que par des traits fort vagues tels qu’oriental ou occidental, brun ou blond, haut ou court. Il ne s’agit pas non plus d’un conflit économique, comme le voudrait une assez sotte théorie académique en vogue il y a quelques années ; pas trace ici de révolte des pauvres contre les riches, d’invasion barbare de provinces cultivées, ou de tentative organisée pour annexer et mettre en valeur des terres laissées en friche.

D’où sont donc nés ces deux adversaires, dont l’antagonisme virtuel se montra si violent que des millions d’hommes donnèrent volontairement leur sang pour obtenir une décision par les armes ? Plaignons qui prétendrait expliquer ce formidable débat à l’aide fragile des différences religieuses qui mettent aux prises les « sectes » modernes. J’ai assisté à plus d’une tentative de ce genre, par le livre ou par le journal, dans l’un et l’autre camp ; les résultats en sont uniformément affligeants.

Certes, le protagoniste du drame, la Prusse, était athée ; mais ses provinces vassales l’appuyèrent avec entrain, Cologne et la Rhénanie aussi bien que la Bavière au catholicisme plus tiède ; et son principal soutien, sans lequel elle n’eût osé affronter l’Europe, fut cette même puissance dont l’unique raison d’être résidait dans le catholicisme : la maison de Habsbourg-Lorraine, qui, de Vienne, fortifiait et consolidait le catholique contre le Slave orthodoxe, et qui, par toute l’Europe orientale, se constituait le champion de l’ordre catholique.

Si l’Irlande catholique se réserva, l’Espagne, indévote, mais qui hait l’étranger dans tout ce qui n’est pas catholique, y mit plus que de la réserve. L’Angleterre avait depuis longtemps oublié l’unité de l’Europe, et la France, autre premier rôle, était divisée avec éclat sur le principe religieux de cette unité. Les faits, il faut le reconnaître, opposent une résistance absolue à toute analyse religieuse moderne qui confondrait religion et opinion.

Mais alors, pourquoi s’est-on donc battu ? Pour la Démocratie, ont dit certains. Explication fort négligeable de la grande guerre ; la Démocratie, forme de gouvernement idéale, noble, mais rare et périlleuse, ne fut point en cause, et nul historien ne peut s’y tromper. La politique foncièrement aristocratique de l’Angleterre, muée en ploutocratie, les despotismes russe et prussien, l’énorme complexité de tous les grands États modernes démentent ce genre de fadaises.

Moins respectables encore sont ceux qui viennent parler « d’une lutte pour la suprématie entre les deux champions germaniques, l’Allemagne et l’Angleterre » ; car l’Angleterre n’est pas germanique et ne joua pas de premier rôle ; le cabinet de Londres ne décida la guerre qu’à la plus infime majorité possible, une majorité d’une voix. Le gouvernement prussien, d’autre part, n’imagina pas un instant qu’il dût se heurter à l’Angleterre. Le conflit ne se laisse pas circonscrire ainsi, et c’est le monde entier qui entra en guerre. Encore une fois, pourquoi ? Nul n’est historien s’il ne peut déduire du passé sa réponse ; tous ceux qui le peuvent, qui sont donc historiens, se rendent compte que c’est dans les profondeurs historiques de la Foi européenne, et non à sa surface actuelle, qu’il faut chercher la clef.

C’est contre la Prusse que l’on se battit. Or d’où vient la Prusse ? De ce que l’imparfaite évangélisation byzantine des plaines slaves orientales tourna court en cet endroit précis et manqua de peu d’y rejoindre le flot occidental de vivante tradition qui jaillissait de Rome. La Prusse, c’est un hiatus. Dans ce coin de terre abandonné, qui ne subit ni la demi-culture de l’est byzantin ni la forte culture de l’ouest romain, les ronces poussèrent dru. Et le propre des ronces, c’est de foisonner. La Prusse, ce taillis d’épines, ne put s’étendre, tant qu’un schisme n’eut pas affaibli l’Occident ; il lui fallut attendre que se fussent apaisées les batailles de la Réforme. Elle attendit : et, sitôt l’occasion venue, elle se prit à croître prodigieusement ; le roncier envahit la Pologne, puis les Allemagnes, puis la moitié de l’Europe ; et quand il en vint enfin à menacer la civilisation, il enserrait déjà cent cinquante millions d’âmes.

Quels témoignages avons-nous pour juger cette guerre ? Dans deux manières fort différentes, celui de la Pologne et celui de l’Irlande, îlots perdus de tradition tenace, où une passion nationale pour la Foi a sauvé l’œuvre du passé.

La Grande Guerre fut le choc d’une Chose nouvelle, monstrueuse, agitée du besoin inquiet de retourner à sa vie difforme en brisant avec l’Europe, et du vieux roc chrétien. Par sa morale, par la morale que lui inculqua la Prusse, cette Chose est une conséquence de la grande tempête où, voici trois cents ans, l’Europe fit naufrage et se brisa en deux tronçons ; et cette guerre ne fut qu’un nouvel épisode, le plus formidable, de la lutte sans trêve dans laquelle l’extérieur, l’instable, l’anarchique, c’est-à-dire la barbarie, se rue aveuglément contre l’intérieur, le traditionnel et le fort, contre nous, qui sommes la chrétienté, qui est l’Europe.

Ce n’est pas grand’merveille que le cabinet de Westminster ait hésité !

En disant, durant la guerre, que la victoire de la Prusse serait la ruine de la civilisation, et celle des Alliés son salut, qu’entendions-nous ? Non point que les Barbares ignorent l’usage des machines, ils y excellent ; mais nous voulions signifier qu’ils avaient tout appris de nous ; qu’ils n’ont pas en eux la durée, et que nous l’avons : en un mot, qu’ils n’ont pas de racines.

En disant que Vienne fut l’instrument de Berlin, que la conduite de Madrid fut indigne, qu’entendons-nous ? Ceci simplement, que la civilisation est une, et qu’elle est nôtre. L’ennemi, bien qu’il disposât de concours qui nous eussent légitimement appartenu, était extérieur à la civilisation, et l’usage momentané d’alliés civilisés n’y change rien.

En disant que le « Slave » nous a fait défaut, qu’entendons-nous ? Rien qui concerne la race ; la Pologne est slave, comme aussi la Serbie, et ces deux États si dissemblables furent à nos côtés. Nous voulons dire que l’influence byzantine n’eut jamais la force d’engendrer de véritable État européen ni d’imposer à la Russie de discipline nationale ; pour cette raison que l’empire de Byzance, tuteur de la Russie, avait rompu avec nous, les Européens, les catholiques, les héritiers, qui sommes les conservateurs de ce monde.

La conscience catholique de l’Europe saisit le sens de cette guerre, en s’excusant, là où la Prusse la subjuguait, résolument, quand elle était libre. En pleine connaissance de cause, elle pesa, jugea, et détermina l’avenir, les deux avenirs possibles qui sont ouverts au monde.

Tous les autres jugements sur la guerre aboutissent à des non-sens : du côté allié, les plus vulgaires politiciens de métier et leurs bailleurs de fonds s’égosillaient en l’honneur de la « Démocratie », tandis que les pédants marmonnaient « questions ethniques ». Du côté de la Prusse, qui est la négation incarnée de l’idée de nationalité, l’on brandissait je ne sais quelle mission nationale de conquête, dévolue d’autorité divine aux Allemands, les gens du monde les plus disparates et les moins qualifiés pour gouverner autrui. Si bien qu’à écouter ces divers discours, la Grande Guerre eût fini par sembler une folie pure et simple, sans rime ni raison, et telle enfin que les internationalistes les plus creux voudraient nous la représenter.

Voilà ce qu’enseigne l’exemple de la guerre. Elle s’explique comme un attentat contre la tradition européenne : elle est inexplicable autrement. Le catholique est seul en possession de la tradition européenne : il a seul qualité pour connaître et juger en cette matière.

Après un exemple si récent et si universel, j’en prends un autre, localisé, cette fois, précis, éloigné, pour mettre de nouveau à l’épreuve cette même conscience catholique de l’histoire de l’Europe. Considérons l’exemple, particulier et clérical, de Thomas à Beckett : la vie et la mort de saint Thomas de Cantorbéry.

Je défie quiconque de lire cette histoire dans n’importe lequel de nos manuels protestants, Stubbs, Green ou Bright, et d’y trouver queue ni tête.

Voici un sujet d’étude bien défini et circonscrit ; il s’étend sur peu d’années ; nous sommes fort bien renseignés à son endroit, car les témoignages contemporains abondent ; sa bonne intelligence est d’un intérêt historique primordial. Le catholique se demandera donc à bon droit : « Comment se fait-il que je n’entende rien à cette histoire telle que la rapportent ces écrivains protestants ? Pourquoi ne présente-t-elle aucun sens ? »

Les événements se résument en peu de mots : un certain prélat, pour lors Primat d’Angleterre, fut sollicité d’admettre certains changements au statut du clergé. La principale de ces modifications portait que les ressortissants de l’Église, fût-ce au titre des ordres mineurs qui ne conféraient pas nécessairement la prêtrise, cesseraient de dépendre exclusivement des tribunaux ecclésiastiques, et seraient, en cas de crime de droit commun, déférés à la justice ordinaire du pays. La prétention était nouvelle à l’époque, et le Primat y résista. À l’occasion de cette résistance, il fut en butte à nombre d’insultes et de vexations illégales ; cependant, le pape ayant mis en doute la légitimité de son opposition, il finit par se réconcilier avec le pouvoir civil. Ayant repris possession de son siège de Cantorbéry, il entama une nouvelle action, subit de nouveaux outrages, et ne tarda pas à être assassiné par ses ennemis exaspérés. Sa mort souleva de furieuses clameurs, et son souverain fut astreint à une pénitence publique. Mais tous les points sur lesquels il avait résisté finirent par être en pratique abandonnés par l’Église, et les exigences premières de l’État satisfaites en pratique, ce qui nous semble aujourd’hui d’une justice élémentaire. C’est ainsi que la principale revendication de saint Thomas, celle de soustraire les clercs à la loi commune, nous paraît aussi périmée que la cotte de mailles.

Jusqu’ici, nous sommes tous d’accord. Et l’adversaire de la Foi ne manquera pas d’en déduire une fois de plus, comme il l’a déjà fait dans une centaine d’études, que saint Thomas incarna simplement la résistance instinctive qu’opposent au progrès d’antiques institutions. Eh, parbleu, il aura raison, tout comme il aurait raison d’attribuer vos objections à recevoir un aéroplane dans le vitrage de votre véranda à la résistance opposée au progrès par une antique institution ! Mais il n’aura rien expliqué, et le catholique qui entre dans le détail de l’affaire y trouve une foule de sujets de réfléchir et de s’émerveiller devant lesquels ses antagonistes demeurent fort pantois.

« Pantois » est le mot juste ; il dépeint à ravir cette attitude qui consiste à renoncer à toute ombre d’explication, et à narrer les faits sans en comprendre un traître mot. Ce n’est pas qu’ils ne voient fort clair dans le rôle de saint Thomas, et même un peu trop clair. « C’était, nous disent-ils, un homme d’une mentalité surannée. » Mais allez donc leur demander d’expliquer les conséquences immenses qui suivirent son martyre, et vous les verrez réduits aux suppositions les plus inhumaines et les plus invraisemblables : que « les foules étaient ignorantes » – en comparaison d’autres périodes de l’histoire (eh quoi ? plus ignorantes que de nos jours ?) ; que « la papauté machina une explosion d’enthousiasme populaire ». Comme si la papauté était une société secrète du genre de la Franc-Maçonnerie moderne, pourvue de tout un mécanisme occulte à l’usage de « machinations » de cette sorte ! Comme si la qualité de ferveur suscitée par le martyre ressemblait à la misérable excitation factice sortie des caisses électorales ou des campagnes de presse ! Comme s’il ne fallait pas vraiment quelque chose de plus qu’une telle intervention pour soulever à ce point le peuple d’Europe !

Quant aux miracles qui se sont incontestablement produits sur la tombe de saint Thomas, il y avait, et il y a toujours pour l’historien qui hait ou ignore la Foi, trois moyens de les nier. Le premier est de les passer sous silence ; c’est de beaucoup la façon la plus commode de mentir. Le second est d’en faire honneur à une vaste conspiration ourdie par les prêtres avec la béate complicité des estropiés, des aveugles et des paralytiques. Le troisième, très fort à la mode de nos jours, consiste à les affubler de noms modernes d’un tour journalistique, mi-grec, mi-latin de cuisine, et sur lesquels on compte ferme pour éliminer tout caractère miraculeux ; cette sorte d’auteurs se plaît notamment à placer le mot d’« autosuggestion ».

Le catholique, au contraire, qui se penche sur cette merveilleuse histoire et qui prend connaissance de tous les documents authentiques, en dégage aisément le sens intérieur.

Il voit tout d’abord que l’opposition de saint Thomas portait sur des points de peu d’importance en eux-mêmes, et qu’elle était passablement déraisonnable, en tant qu’action isolée. Mais à mesure qu’il poursuit, et qu’il constate avec quelle rapidité et quelle profondeur la civilisation allait se transformant au cours de cette génération, il se rend compte que saint Thomas défendait, sous des espèces sans doute discutables, un principe général absolu : la liberté de l’Église, et que ce qu’il maintenait envers et contre tous avait été jadis le symbole tangible de cette liberté. Seul importe donc le sens de son effort, que l’occasion en soit plus ou moins heureuse ; telle ou telle coutume pouvait disparaître sans grand dommage, c’est certain ; mais tenir tête, en cette heure-là, aux empiétements de l’État, c’était sauver l’Église. Un mouvement se dessinait en effet qui eût fort bien pu réaliser par toute l’Europe ce qui n’advint qu’en partie et quatre cents ans plus tard, à savoir la destruction de l’unité et de la discipline chrétiennes.

Si saint Thomas eut à combattre sur le terrain choisi par l’ennemi, il combattit dans l’esprit que dicte l’Église. Il ne défendit aucun dogme, rien d’éternel, ni rien à quoi l’Église eût attaché grand prix neuf cents ans plus tôt ou cinq cents ans plus tard ; il défendit des conventions qui, dans un passé récent, constituaient encore une des sauvegardes de l’Église, mais qui, de son temps, étaient en passe de perdre toute valeur.

Mais l’esprit qui l’animait était la volonté que l’Église ne fût jamais subordonnée à la société laïque ; et l’esprit qu’il combattait était celui qui, ouvertement ou non, tient l’Église pour une institution purement humaine et qu’il convient par conséquent d’astreindre aux lois supérieures édictées par le souverain – ou, pis encore, par le politicien.

Un catholique reconnaît et que saint Thomas ne pouvait manquer de succomber en fin de compte sur chacun des points du litige, et que sa conduite assura néanmoins la victoire de son idéal.

Un catholique n’a pas de peine à comprendre l’explosion de la ferveur populaire ; l’autonomie de l’Église, la garantie pour le commun d’une vie honnête et saine, à l’abri de l’oppression des riches et de l’État, un champion s’était levé, qui l’avait défendue jusqu’à la mort ; et la morale ordonnée par l’Église est la fondation de la liberté.

De plus, le lecteur catholique ne se contente pas, comme l’autre, de l’assertion aveugle et a priori que les miracles n’ont pas pu avoir lieu ; il n’est pas embrasé d’une foi ardente en l’impossibilité de tout événement surnaturel. À la lecture des témoignages, il lui est difficile de croire, en l’absence de toute preuve à l’appui, à la conspiration du mensonge ; la conviction s’impose à son esprit que des faits si minutieusement relatés et si abondamment confirmés ont dû se produire en effet. Et voici de nouveau l’Européen, l’homme avant tout raisonnable, le catholique, en conflit avec le Barbare sceptique et les dogmes arbitraires et creux de son déterminisme matérialiste.

Car ces miracles, aux yeux de notre lecteur, ne sont que l’ultime couronnement d’un ensemble cohérent. Il sait ce que fut la civilisation européenne avant le douzième siècle, et ce qu’elle devint après le seizième ; il connaît les réactions de l’Église en présence de certains prurits de nouveauté ; le caractère de saint Thomas lui explique celui de son action. Mais l’échec matériel de cette action ne le trouble en rien : il constate qu’elle triompha spirituellement au point d’empêcher, dans une heure où le péril eût été infiniment plus grave et plus général qu’au seizième siècle, le bouleversement des rapports de l’Église et de l’État.

De l’enthousiasme qui saisit le peuple, il a une intelligence toute particulière, ainsi que de sa corrélation avec les miracles dus à l’intercession de saint Thomas ; non point parce qu’ils sont imaginaires, mais parce qu’un hommage populaire rendu aux mérites de la sainteté est l’accompagnement ordinaire et l’objet désigné des vertus miraculeuses.

C’est dans ses détails que l’histoire demande le plus strict examen : j’ai à dessein choisi un détail significatif pour illustrer ma thèse. Supposons en effet qu’un Anglais, parfaitement au courant du caractère de nos squires, et de la position qu’occupent dans le monde rural ces gentilshommes campagnards, prenne à tâche de démontrer à un étranger comment il se fait que la grande propriété terrienne soit chez nous, en même temps qu’un mal, un trait national essentiel ; il y faudra du temps et de la patience ; aussi citera-t-il volontiers à l’appui de ses dires quelque incident agraire typique par sa violence ou par sa complexité. De même le martyre de saint Thomas sera pour le catholique qui considère l’Europe un excellent exemple de l’aisance avec laquelle il comprend ce qui reste inintelligible à d’autres, et de l’humanité, de la simplicité, que prennent à ses yeux des faits que les non-catholiques en sont réduits à expliquer par les plus grotesques suppositions : que le témoignage universel des contemporains ne compte point, – que les hommes meurent volontiers pour des idées auxquelles ils ne croient pas, – que la philosophie d’une société ne réagit pas sur cette société, – et qu’un mouvement général et irrésistible de passion populaire peut être produit à volonté et sur commande par tel ou tel gouvernement. Ces diverses absurdités sont à la base de toute autre version que la catholique de ce conflit fameux, que la conscience catholique de l’Europe est seule à pouvoir expliquer. Il est bien évident pour elle que toute l’affaire se résume dans le cas d’un homme qui combattrait pour sa liberté personnelle et serait obligé néanmoins, tel étant le terrain choisi par ses adversaires, de faire état d’un privilège hérité de ses ancêtres. C’est là ce que les non-catholiques ne peuvent ni ne veulent comprendre.

Enfin, quittons ce second exemple si particulier et précis, et prenons-en un troisième qui diffère des deux premiers en ce qu’il les dépasse singulièrement : embrassons d’un coup d’œil l’histoire générale de l’Europe, et fixons ici à grands traits les données qui permettent au catholique de distinguer clairement ce qui reste obscur pour tant d’autres et de déterminer avec précision ce qu’ils ne peuvent que tenter de deviner.

La foi catholique s’étendit à tout le monde romain, non point à cause de la dispersion des Juifs, mais parce que l’intellect de l’antiquité, et en particulier l’intellect romain, l’acceptèrent au temps de leur maturité.

Le déclin matériel de l’Empire n’est ni corrélatif, ni parallèle à la croissance de l’Église catholique, dont il est la contrepartie. L’on vous a dit : « Le christianisme (un terme, soit dit en passant, fort peu historique) contamina Rome sur son déclin et précipita sa ruine. » Voilà de bien mauvaise histoire ; il faut dire au contraire : « La foi adoptée par Rome à son apogée, loin de causer sa chute, en sauva tout ce qui pouvait être sauvé. »

Nous n’avons jamais été revigorés par un apport de sang barbare ; mais par contre la civilisation fut sérieusement mise en péril par de légères infiltrations de sang barbare, en majeure partie serviles, et si elle n’en est pas morte de décrépitude, c’est à la Foi catholique que nous devons cette heureuse fortune.

Les ténèbres s’ensuivent, parmi lesquelles le catholique verra l’Europe triompher de l’assaut concentrique du Mahométan, du Hun et du Normand ; attaque si furieuse que toute autre qu’une institution divine n’eût pas manqué d’y succomber. Le Musulman campa à trois étapes de Tours, et le Mongol parut sous les murs de Tournus-sur-Saône ; le sauvage Scandinave força l’estuaire de tous les fleuves de Gaule et submergea presque l’île de Bretagne ; il ne restait de l’Europe qu’un noyau.

Elle survécut pourtant. Dans la refloraison qui suivit cette sombre époque, au Moyen Âge, le catholique s’arrêtera, non point à des hypothèses, mais à des documents et à des faits ; il verra naître les parlements, non d’une imaginaire racine « teutonique » – fiction de cuistre – mais au sein des fort réels et fort vivants ordres monastiques d’Espagne, de Bretagne et de Gaule, et toujours en deçà des anciennes frontières de la chrétienté. Il verra l’architecture gothique s’élancer vers le ciel, autochtone et spontanée, et former autour de l’Île-de-France un anneau de cathédrales qui embrassera l’Écosse et le Rhin. Il verra l’âme européenne réveillée donner le jour aux nouvelles universités : et la merveilleuse et neuve civilisation du Moyen Âge succédera à l’antique société romaine en la transfigurant : transfiguration tout intérieure, animée par la Foi.

Les troubles, les terreurs religieuses, les folies du quinzième siècle seront pour lui les maladies d’un corps unique, l’Europe, en peine d’un remède qui se fit trop attendre : avec la Réforme survient le démembrement.

Sera-ce la mort ? Non point, car l’Église n’est pas soumise à la loi des mortels. Des nations entières brisent avec la religion et la civilisation ; mais le catholique, penché sur l’histoire, y lira qu’aucune d’entre elles n’est de souche romaine, excepté la Bretagne ; aussi, négligeant les remous du conflit dans les marches frontières de Hollande ou d’Allemagne du nord, fixera-t-il son attention anxieuse sur la conduite de l’Angleterre : va-t-elle faillir à la civilisation à l’heure de l’épreuve ?

Il observera l’ardeur de la bataille anglaise, et sa durée ; comment toutes les puissances d’argent, aussi bien d’antiques maisons comme les Howard que les marchands de la Cité, font cause commune avec la trahison ; et comment néanmoins un reste tenace de tradition empêche tout changement soudain ou toute sécession brutale. Il verra au Nord des foules en armes, au Sud des villes assiégées. Et pour finir, il assistera à la victoire de la haute noblesse et du négoce séparant le peuple, pour jamais, semble-t-il, de la vie qu’il vivait, de l’aliment dont il se nourrissait.

Par, contre, et non loin de là, il verra la seule de ces terres qui ne fût pas romaine demeurer inébranlable dans la Foi, accident inexplicable ou bien miracle ; en face de la perte de l’Angleterre se place le salut de l’Irlande.

Pour le catholique qui étudie l’histoire, et quand bien même il ne dispose d’aucune histoire catholique, le danger n’existe pas de tomber dans ce sot préjugé contre la civilisation qui obsède tant d’auteurs contemporains, et les conduit à supposer des origines imaginaires à des institutions dont la naissance est d’une évidence historique élémentaire. Il ne s’amusera point à faire descendre le peuple anglais des pirates qui désolèrent les rivages Est et Sud-Est de l’Angleterre au cours du sixième siècle.

Il saisit fort bien que l’essor de ces petites colonies fixées sur les basses terres de la côte orientale, et la diffusion de leur langage à travers l’Île vers l’occident, datent de leur acceptation de la discipline, de l’organisation et de la loi romaines, dont les Gallois de l’Ouest se trouvèrent exclus ; l’hégémonie que finit par exercer Winchester sur toute la Bretagne provient, il se l’explique aisément, de ce qu’elle fut de bonne heure maîtresse des communications avec le continent, de sorte que le Sud et l’Est de l’Île participaient seuls à la vie collective de l’Europe. Il sait que les parlements n’ont pas une vague et possible origine barbare, mais une origine monastique certaine et évidente ; il lui paraît tout naturel d’apprendre qu’ils ont paru d’abord dans les vallées pyrénéennes lors de la lutte contre l’Islam, et il reconnaît tout ce qu’une telle origine a de probable et de nécessaire dans un temps où l’effort entier de l’Europe portait sur la Reconquête.

L’histoire générale d’Europe et d’Angleterre se développe naturellement aux regards du lecteur catholique ; il n’est pas sujet à cette soif de théories incohérentes et affolées de nouveauté qui brouille et fausse tant de reconstitutions modernes ; il échappe par-dessus tout à l’erreur fondamentale qui consiste à « lire l’histoire à l’envers », et à concevoir le passé comme une marche à tâtons vers notre état actuel de radieuse perfection.

Sa propre nature lui enseigne le rythme de cette suite de chutes et d’ascensions, qui est la vie de l’histoire et qui est aussi la sienne.

L’Europe est la chair de sa chair, il devise aussi librement avec le premier siècle qu’avec le quinzième, les sanctuaires et les oracles lui sont familiers : et, s’il est le vainqueur, il est aussi l’héritier des Dieux.

 

 

 

II

 

L’EUROPE ET LA FOI

 

L’isolement de l’âme, telle est l’œuvre de la Réforme. C’est là son fruit par excellence, d’où découlent inexorablement ses autres conséquences ; non seulement les plus visiblement fâcheuses, celles qui ont mis en péril nos traditions et notre bonheur, mais encore les plus avantageuses en apparence, dans le domaine matériel en particulier.

Travail qui ne s’est pas fait en un jour ; rien de vain comme de vouloir assigner telle date précise à la catastrophe, car si la rupture initiale avec l’autorité remonte aux premières années du seizième siècle, l’ère nouvelle ne date guère que du milieu du dix-septième. L’apparition de l’Europe moderne, de ses divisions nouvelles et de ses nouveaux destins est en effet précédée d’un intervalle long et confus, où tout put sembler en suspens, où rien n’apparut de défini ni de définitif. Cent ans et plus, le conflit continuera d’être conçu comme œcuménique, comme affectant le corps européen tout entier. Le soulèvement général, la révolte qui éclata en Occident au début du siècle, plus exactement en 1517, visait l’ensemble de notre civilisation : elle suscita partout, et trois générations durant, les mêmes discussions, les mêmes réactions et les mêmes résistances. Aucun des jeunes gens qui virent se lever la tempête ne fut jamais en mesure, jusqu’en son âge le plus avancé, de discerner la dislocation dont elle menaçait l’Europe ; nul d’entre eux n’en vécut plus de la moitié.

Il faut attendre, pour y voir clair, les commencements du siècle suivant ; les Réformateurs ne sont plus, ni leurs adversaires Néri et Loyola ; Élisabeth d’Angleterre et Henri IV de France les ont rejoints dans la tombe ; Richelieu gouverne la France tandis qu’un Parlement aristocratique s’affermit chez les Anglais. Alors, et alors seulement, les effets de la Réforme éclatent à tous les yeux : elle a privé de leurs traditions des provinces entières de la chrétienté, elle a façonné, dans les milieux où elle règne, ce caractère protestant dont l’avenir devait si fort subir l’empreinte.

Ces résultats peuvent être tenus pour acquis vers les débuts de la guerre de Trente Ans ; l’Angleterre, par exemple, n’est décidément protestante qu’entre 1620 et 1630 ; c’est l’époque également où les Églises Réformées de France, bien qu’encore engagées dans les luttes politiques, reçoivent leur constitution définitive. De même, aux Pays-Bas, l’oligarchie des marchands hollandais s’est affranchie du joug impérial ; les principautés de l’Allemagne du Nord, Genève et divers autres petits États montagnards sont passés irrévocablement à la Réforme. Irrévocablement aussi, la France, la Bohême, le Danube, la Pologne, l’Italie et tout le Midi lui échappent.

Sans doute, la bataille est loin d’être terminée ; le Nord de l’Allemagne ne devra qu’à la politique française de ne point retomber au pouvoir de l’Empereur ; nos guerres civiles anglaises, par contrecoup, aboutiront à renverser la monarchie ; et les dernières guerres contre les Stuart, la coalition générale contre Louis XIV, seront des conséquences lointaines du drame.

Mais le dénouement de ce drame était d’ores et déjà fixé, et le premier tiers du dix-septième siècle marque effectivement la naissance de l’Europe moderne, et le point de départ du grand travail qui n’a cessé depuis lors de cheminer sur le double plan spirituel et temporel – ceci gouvernant cela. Il n’a point encore atteint l’heure de la rétribution, car ses destins ne sont pas entièrement accomplis : mais les temps sont proches.

De cette évolution, qui s’étend sur trois siècles, voici les caractères principaux :

1. Un perfectionnement rapide des sciences physiques et de toutes les connaissances qui s’y rattachent.

2. L’avènement, dans le monde protestant, d’où il s’étendit partiellement au monde catholique, du régime qu’il est convenu d’appeler capitaliste, autrement dit l’accaparement des moyens de production par une minorité qui en use pour exploiter la majorité.

3. La corruption du principe d’autorité, qui se confond désormais avec la force brutale.

4. Une croissance générale, sinon universelle, de la richesse totale, accompagnant celle des connaissances scientifiques.

5. L’extension continue d’un scepticisme qui, masqué ou non sous des formes traditionnelles, fut dès l’origine un esprit de négation radicale, et qui a fini en dernière analyse par corroder non seulement toute institution humaine, mais jusqu’aux catégories mêmes de l’entendement et aux axiomes mathématiques.

6. Et, bien entendu, en fonction de chacun de ces progrès, un progrès correspondant du désespoir.

Un observateur impartial, auquel il serait donné de pouvoir embrasser cette période avec suffisamment de recul dans le temps, y distinguerait avant toute chose le prodigieux développement simultané de deux croissances qu’aucun lien logique ne réunit : de la science et de la richesse d’une part, de la misère humaine d’autre part. Il constaterait en outre que plus l’évolution s’accentuait, ou mieux, plus la corruption s’aggravait, plus l’existence même de l’Europe en était menacée. La science enfin devint si puissante, l’oppression des pauvres se fit si cruelle, le libre examen s’égara en de si périlleuses folies qu’une question, nouvelle dans l’Histoire, finit par se poser : « L’Europe n’est-elle pas destinée à succomber, non point à des assauts ennemis, mais à ses propres lésions internes ? »

En face de cette question terrible, point culminant de tant de maux, et qui reste sans réponse, s’inscrit la seule formule de vie de notre temps : « L’Europe retournera à la Foi, ou bien elle périra. »

 

 

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*    *

 

Le résultat primordial de la Réforme, je l’ai dit, c’est l’isolement de l’âme ; vérité infiniment plus riche de conséquences qu’il ne paraît au premier abord. L’isolement de l’âme implique la perte du soutien collectif, du juste équilibre produit par une expérience commune, des certitudes publiques et d’une volonté générale. L’isolement de l’âme, c’est, par définition, son malheur. Mais ce dissolvant, s’il confirme et enfonce l’individu dans son misérable état, exerce dans la société de bien autres ravages.

En premier lieu, et c’est ici le point capital, il y déchaîne un furieux courant d’énergie. Dans le milieu social comme dans le physique, la rupture de l’équilibre d’un système libère une prodigieuse réserve de forces latentes qui, cessant de maintenir la cohésion de l’ensemble, en dispersent avec violence les fragments épars : explosion.

C’est pourquoi la Réforme a donné l’élan à toute la série des progrès matériels ; mais pêle-mêle, selon des lignes divergentes, et de façon à rendre le désastre inévitable. Mais ses conséquences ne se bornent point là.

Ainsi, nous constaterons que l’âme nouvellement isolée se vit contrainte à d’âpres divagations. Le néant ne saurait la contenter. Aveuglez-la, elle va se mettre à tâtonner ; et, faute de percevoir par l’ensemble de ses sens, elle usera de celui qui lui reste. C’est ce qui explique que l’on ait vu s’élever, sur les ruines de la religion et du lien collectifs, des idoles successives, nobles ou ignobles, mais toutes éphémères. La plus haute, la plus durable, fut cette régression vers la vie sociale sous forme de culte de la nationalité qu’est le patriotisme.

À l’une des extrémités de l’échelle, nous trouvons d’extraordinaires tabous ; ici, l’adoration d’une manière de dieu maniaque, sanguinaire, objet de terreur ; là, une curieuse observance rituelle du néant, une fois la semaine. Ailleurs, un attachement irraisonné à tel livre imprimé. Ailleurs encore se succèdent des doctrines contradictoires, dont l’une professe que la raison humaine satisfait pleinement à tous nos besoins, et qu’il n’y a point de mystère, tandis que l’autre, d’une non moindre extravagance, prétend ôter à cette même raison tout droit de conclure jusque dans le domaine qui lui appartient en propre. Ces deux théories, bien que contraires, ont une racine commune. Le rationalisme du dix-huitième siècle, prolongé par le matérialisme du dix-neuvième, est issu d’une même nécessité que le doute irrationnel de Kant, mêlé de tant de fadaises, et poussé jusqu’au galimatias par des métaphysiciens qui s’avisèrent de nier la contradiction et l’être même. Car l’âme abandonnée cherche, du dedans, à s’improviser quelque système ; ainsi que dans un cauchemar, elle se sent d’abord étouffer, pour se débattre l’instant d’après dans l’abîme des espaces infinis.

Il pourrait sembler que sur ce point l’action de la Réforme ait épuisé ses conséquences et que ce mouvement, après s’être exercé avec plus de force là où domine l’esprit protestant, plus faiblement dans les régions demeurées dans la Foi, touche enfin à son but au milieu de la négation universelle et du défi universel jeté à toute loi et à tout postulat. Mais puisqu’il n’est pas en l’homme de trouver la paix dans l’anarchie, tout porte à croire que nous allons entrer, que déjà nous entrons dans une période nouvelle où l’âme désemparée aura recours aux cultes les plus étranges, à la sorcellerie et à la nécromancie.

Il se peut : comme il se peut aussi que la sentence finale soit rendue dans le grand débat avant que ces nouvelles maladies aient pu faire grand dommage. Toujours est-il que nous voilà présentement au stade de la négation absolue. Mais, il faut lé répéter, l’œuvre de démolition n’a pas également travaillé dans toutes les sociétés ; dans une moitié sans doute de la masse européenne, les assises de la santé morale sont encore intactes ; c’est celle où l’Église catholique continue, de près ou de loin, à exercer une autorité efficace, par son action directe ou par la persistance d’une partie de ses traditions.

Le processus qu’il nous appartient d’examiner ensuite est dû, par un semblant de paradoxe, à ce même isolement de l’âme ; je veux parler du progrès scientifique. Une société parvenue à un degré élevé d’organisation spirituelle sera moins disposée à se poser des questions, partant, à examiner, que l’individu isolé ; l’homme dont les conclusions majeures se déduisent d’une philosophie indiscutée éprouve moins vivement l’aiguillon de la curiosité que celui qui a perdu son guide. Voici passé mille ans, alors que la dernière vague d’évangélisation était encore dans le plein de sa force, un très grand homme écrivait, parlant des sciences naturelles : « C’est à de telles amusettes que j’ai gaspillé ma jeunesse. » Et, parlant de la connaissance divine, un autre disait encore : « Tout le reste est fumée. »

Mais, où manque la Foi, il n’est plus de consolation que dans les choses démontrables.

L’esprit humain peut saisir une vérité sous trois aspects : celui de la Science, lorsqu’il accepte une assertion comme prouvée expérimentalement, en excluant par conséquent, la possibilité du contraire ; celui de l’Opinion, lorsqu’il la tient pour probable, c’est-à-dire incomplètement démontrée, et ne nie pas la possibilité de son contraire ; celui, enfin, de la Foi, lorsque l’esprit accepte l’assertion sans démonstration, et se refuse néanmoins à admettre que son contraire soit possible : telle, par exemple, la foi de tous ceux qui ne sont point fous en l’existence du monde extérieur et des autres hommes.

Ôtez la foi, il est clair que l’opinion n’a guère de chances contre sa rivale ; l’expérience scientifique l’emporte sans combat. Et c’est un des traits de l’insuffisance moderne qu’elle ne parvient à concevoir de certitude qu’à base de démonstration, en sorte qu’elle hésite à admettre ses propres principes, faute de les pouvoir démontrer.

Bref, nul de nous n’ignore la place tenue, trois siècles durant, par cette passion de recherches scientifiques, par le besoin dévorant qu’a l’âme isolée de se munir de preuves tangibles ; avec quels merveilleux résultats, nous le savons de reste. Il n’en est pas un, jusqu’à présent, qui ait contribué au bonheur de l’humanité ; il n’en est pas un dont l’homme n’ait usé pour aggraver le malheur de l’homme. La tragédie ne va pas sans un brin de comique : l’ébahissement perpétuel des inventeurs à constater, ô merveille ! que le simple fait de la découverte ne suffit pas à créer de la joie, et que la plus belle invention du monde peut être, hélas, bien mal employée. Et le pis est qu’avec un manque complet de logique ils se remettent incontinent au labeur, dans l’espoir d’obtenir de la science des remèdes nouveaux.

Aussi bien, ce progrès scientifique et mécanique est si naturel à l’homme policé qu’il se fût produit en tout état de cause, moins prompt sans doute mais non moins certain, dans une Europe demeurée unie. Mais la destruction de l’unité, en même temps qu’elle donnait au mouvement une impulsion fatalement accélérée, allait tout aussi fatalement le jeter dans l’ornière.

La Renaissance, cette noble et vigoureuse manifestation de l’esprit européen, est bien antérieure à la Réforme, qui n’en est que la perversion et la parodie. Les portes de la science s’ouvraient déjà à deux battants lorsque l’âme qui allait les franchir se trouva abandonnée à elle-même. Et si dans ce domaine notre fière entreprise a misérablement échoué, la faute n’en est pas à la source de cet effort, mais à ceux qui en détournèrent le cours. C’est un blasphème que de déprécier les progrès de la connaissance ; il faut être aussi lâche que fou pour les craindre à cause de leurs conséquences possibles. Il ne s’agit pas de mauvaises conséquences, il s’agit d’un mauvais usage, c’est-à-dire d’une philosophie mauvaise.

Ce puissant appétit de connaître provoqué dans l’âme par son isolement s’accompagne d’un phénomène en apparence contradictoire, en réalité complémentaire : la soumission à une autorité extérieure dénuée de tout fondement. Il y a là un développement assez curieux, auquel on a peu pris garde jusqu’ici, mais dont il est impossible de n’être point vivement frappé pour peu que l’on observe de près le monde moderne. Nos contemporains, sous l’influence même du scepticisme, en sont venus à révérer n’importe quel imprimé, n’importe quelle célébrité, au point de les investir de tous les attributs d’une infaillibilité que l’on ne saurait mettre en doute sous peine de passer pour doucement dérangé. Ou plus exactement, toute affaire d’importance, qu’elle soit politique, financière ou judiciaire, les divise en deux groupes : le petit nombre de ceux qui savent, et la masse qui accepte sans sourciller le point de vue, toujours incomplet et généralement faux, seriné par la presse et vulgarisé par le livre. Ce trait singulier d’un monde qui a tourné le dos à la raison en même temps qu’au catholicisme est gros de conséquences ; car c’est autour de cette forme servile de la suggestion que se joueront les grandes batailles de l’avenir entre l’ordre et le désordre.

 

 

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En dernier lieu, la Réforme a engendré le phénomène que nous avons accoutumé d’appeler le « capitalisme », qui a causé tant de maux, et si universels, que nombreux sont ceux qui le considèrent, à tort, comme le principal obstacle à l’établissement d’une société juste et à l’allégement des maux qui vont nous écrasant chaque jour davantage.

Or ce « capitalisme » est issu de toutes pièces de l’isolement de l’âme. Cet isolement permit une concurrence effrénée ; il ouvrit toute grande la carrière à la ruse en même temps qu’au talent ; il donna toute licence à la cupidité. Par ailleurs, il anéantissait les liens sociaux qui maintenaient l’équilibre économique des sociétés. Sous son influence, l’on vit s’élever, d’abord en Angleterre, puis chez les nations protestantes les plus actives, enfin, avec des fortunes diverses, dans tout le reste de la chrétienté, un régime sous lequel quelques privilégiés détenaient la terre et les instruments de travail, tandis que la foule, expropriée, en était réduite à la chétive pitance que lui octroyaient des maîtres fort insoucieux de la vie humaine. Enfin, les possédants mirent la main sur l’État et sur tous ses rouages, d’où les énormes dettes nationales qui caractérisent le système ; d’où aussi l’emprise économique exercée de loin sur des industries vassales par des groupes financiers étrangers, appliqués à drainer la richesse non seulement de colonies récalcitrantes, mais de producteurs travaillant librement par delà les frontières.

Toute saine notion de la propriété ne peut que disparaître d’un pareil état de choses, et, tout naturellement, les revendications des opprimés s’y traduisent par la négation absolue du droit même de posséder. Ici encore, nous retrouvons deux doctrines adverses greffées sur un même tronc. Et le capitalisme, et le système idéal, inhumain et irréalisable que l’on nomme socialisme, dérivent d’un même type mental, s’appliquent à un même type de société en décomposition.

En face d’eux, et leur barrant la route, se dresse la société paysanne, qui coexiste, par toute l’Europe, avec ce qui demeure de l’autorité de l’Église. Car société paysanne ne signifie point une société où tout le monde serait paysan, mais une société où le capitalisme industriel moderne cède le pas à l’agriculture, où l’agriculture elle-même est aux mains de travailleurs qui possèdent leurs outils et leur terre, fermiers, métayers ou petits propriétaires. Et cette doctrine, comme toute saine doctrine – bien qu’elle ne s’applique qu’à l’ordre temporel – reçoit le plus ferme appui de l’Église catholique.

 

 

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Ainsi vont les choses. Nous touchons, enfin, aux ultimes conséquences de la catastrophe de jadis, un État social qui se défait, et une décomposition morale, un désarroi spirituels tels qu’il n’y a plus de corps politique. Les hommes, de toutes parts, sentent que poursuivre cette route interminable et sans cesse assombrie, c’est accroître une dette inexpiable. Toute apparence de solution recule devant nous ; nos diverses formes de connaissance vont divergeant de plus en plus. L’Autorité, le principe même de la vie, perd son sens, et ce majestueux édifice de notre civilisation, dont nous sommes les héritiers, qui est commis à notre garde, chancelle et menace de crouler. Déjà se dessinent les lézardes. D’un instant à l’autre, il peut s’effondrer. Et nos yeux verront peut-être sa ruine. Ruine soudaine, mais ruine, surtout, définitive.

En cet instant crucial, la vérité historique nous reste ; cette demeure européenne, la demeure de nos pères, élevée sur les nobles fondations de l’antiquité classique, ne s’est bâtie, n’existe, n’a de raison d’être et ne subsistera que par l’Église catholique.

L’Europe retournera à la Foi, ou bien elle périra. La Foi, c’est l’Europe. Et l’Europe, c’est la Foi.

 

 

Hilaire BELLOC.

 

Traduit de l’anglais par Maximilien Vox.

 

Paru en 1925 dans Le Roseau d'or.

 

 

 

 

 

 

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