M. Hitler a tout conquis

mais il ne possède rien

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BERNANOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les journaux rapportaient dernièrement un curieux propos de M. Rosenberg : « L’État national socialiste va en finir avec le gentleman comme la Révolution française en a fini jadis avec le chevalier. »

On doit se garder de prendre trop au sérieux les boutades de M. Rosenberg, on ne doit pas les négliger non plus. Il est parfaitement vrai que M. Rosenberg joue dans le parti nazi le rôle de l’enfant terrible, que ses boutades n’expriment qu’une part de la pensée hitlérienne, mais cette part est celle qui nous intéresse le plus, car elle est la part secrète, inavouée, presqu’inavouable. Pour parler le langage freudien, M. Rosenberg pourrait prétendre au titre de Ministre des Refoulements de Sa Majesté. Car le maître de l’Allemagne fait et défait les empires, mais il ne saurait se refaire lui-même. Sur cet homme fatal pèse le poids d’une enfance manquée, d’une adolescence manquée, d’une jeunesse manquée. Si la mort l’avait brusquement frappé, le 13 juin 1940, dans le wagon de Rethondes, on eut sans doute écrit de lui qu’il avait réalisé tous ses rêves. Personne n’a jamais réalisé tous ses rêves. M. Hitler n’a réalisé que les rêves de son âge mûr.

Ceux qui me lisent savent que je me suis toujours efforcé de parler de lui sans bassesse. Le Luther de la nouvelle Réforme allemande n’a jamais rencontré d’adversaires dignes de lui, parce qu’on ne l’a jamais compris. C’est en vain qu’on essaie de lui comparer M. Mussolini. Avec tous ses talents, M. Mussolini appartient à une espèce connue, et s’il dépasse infiniment ses émules, il ne s’en distingue réellement que par une réussite exceptionnelle. Il est l’agitateur populaire, le démagogue parvenu, et sa face épanouie, faussement proconsulaire, toujours joviale même sous le casque du légionnaire romain, sue par tous les pores le contentement de soi, la vanité assouvie. Le magicien de Berchtesgaden, le dieu de la jeunesse allemande n’a pas, au contraire, le visage d’un homme rassasié. Le monde moderne n’a rien su lui opposer que des politiciens, des diplomates, des gens d’affaires, qui se croient rusés parce qu’ils ne prennent rien au sérieux, mais qui ne sont que frivoles. À chaque pas en avant que faisait M. Hitler, ces imbéciles se demandaient : « Que veut-il ? Que lui manque-t-il encore ? » Mais M. Hitler ne s’arrêtait jamais parce que, précisément, il lui manque tout. Il a manqué le bonheur à l’âge où l’on croit au bonheur. Il a été un enfant malheureux, un adolescent malheureux, un homme malheureux. Il a cru à son père, qui ne croyait pas en lui. À ses maîtres, qui l’ont toujours tenu pour un cancre, à l’Académie des Beaux-Arts de Munich qui l’a tranquillement recalé. Soldat, il a cru à son Empereur, et la partie perdue, son Empereur est allé greffer des roses en Hollande. Catholique, il a dû croire aussi à ces vieux renards du Centre allemand qui menaient cyniquement de front, sous le contrôle bienveillant des monsignori de la Chancellerie Vaticane, la religion, la politique et les affaires. Bref, il a cru à tous les prestiges de cette Société d’avant-guerre qui n’avait plus ni institutions ni hommes, qui ne se survivait à elle-même que par les apparences et les prestiges. Il a cru aux apparences et aux prestiges parce qu’il était parti de trop bas, qu’il en avait subi, trop tôt et trop longtemps, la servitude. Et quand, vers 1922, poussé par le désespoir, il a commencé de marcher dessus, sans doute croyait-il se briser contre un mur. Il n’a rien trouvé, parce qu’il n’y avait rien. Il s’est enfoncé, comme un coin, dans un monde brillant et vide, exactement comme Napoléon dans les steppes de Russie. Et comme Napoléon lui-même, sortant de Moscou en flammes, il s’apercevra brusquement, sans comprendre, qu’il a tout conquis, mais qu’il ne possède rien. La force de M. Hitler est aussi sa faiblesse, le secret de ses déconcertants triomphes est aussi celui de sa ruine prochaine. M. Hitler, c’est l’Allemagne. Elle aussi, n’a jamais connu le bonheur à l’âge où l’on peut croire au bonheur. Elle a fait son unité trop tard, elle a des souvenirs grandioses, mais pas de passé, presque pas d’histoire. Parmi les vieilles patries d’Europe, elle est la parvenue douloureuse, obsédée par ses humiliations et ses misères alors qu’elle était ce monstre menaçant et impuissant, fait de tronçons épars qui n’arrivaient pas à se joindre. Elle n’est certes pas restée étrangère au grand essor de la chrétienté médiévale, elle lui a donné des saints, des savants, des artistes incomparables, mais elle n’a pas communié avec elle comme patrie, car elle n’était pas encore une patrie. Elle a été chrétienne par le nom, par les œuvres, mais sa sensibilité profonde restait germanique, c’est-à-dire païenne, le paganisme demeurait chez elle « à fleur de peau ». Une Jeanne d’Arc allemande est, au sens strict du mot, inconcevable. Cette fusion ineffable de la fidélité, du patriotisme et de l’honneur dans la charité du Christ, lui demeure une énigme qu’elle est condamnée à haïr, faute de pouvoir jamais la résoudre. Ni M. Hitler, ni son peuple, ne deviendront jamais gentilshommes, car on naît gentilhomme, on ne le devient pas. Comme toutes les choses précieuses de ce monde, la Chevalerie a longtemps mûri sous la terre avant de s’en élancer comme une fleur radieuse, elle a ses racines au plus profond de notre sol, elles s’y enfoncent plus avant que les fondements de nos cathédrales. Lorsqu’ils auront exterminé le dernier chevalier, M. Hitler et le peuple allemand n’en auront pas fini avec la chevalerie, ils n’en posséderont pas le secret. Il est vain de prétendre se rendre maître de ce qu’on n’a pas le pouvoir de comprendre, ni d’aimer.

 

 

 

Georges BERNANOS.

 

Paru dans La Nouvelle Relève

en octobre 1941.

 

 

 

 

 

 

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