Bourget-le-Reconstructeur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis BERTRAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’automne de 1884, par un de ces temps mélancoliques et doux qui annoncent la Toussaint, deux pensionnaires du lycée Henri IV se promenaient dans la cour des grands, autour d’un bizarre instrument de fer dressé sur un socle, entre quatre platanes, et qu’on appelait, je crois, « le Cosmographe ». C’était à la récréation de quatre heures, le seul vrai répit que nous eussions au cours d’une journée longue et laborieuse, l’unique moment où, lâchés des salles d’études et des classes empestées, nous pouvions respirer un peu d’air pur, échapper, pour quelques minutes, à la cruelle obsession des examens et des soucis d’avenir, oublier, avec l’invincible puissance de l’effusion juvénile, les laideurs et les tristesses des choses, des âmes et des idées parmi lesquelles nous grandissions. On se confiait alors ses projets, ses enthousiasmes, ses découvertes littéraires... Soudain, l’un des adolescents s’arrêta devant le Cosmographe et, se frappant le front de l’index, demanda tout à coup à son camarade :

– Connais-tu ces vers ? Et il se mit à réciter :

Vous m’avez dit : « Pourquoi cette amertume immense ?... »

Il épiait l’effet sur le visage de l’autre.

Non ! Son ami ne connaissait pas ces vers ! Alors, celui qui les connaissait, et qui était déjà un musicien épris de belles sonorités verbales, se remit en marche, et, les yeux mi-clos, comme pour mieux recueillir les sublimités que son ton et sa mine annonçaient, les deux mains jointes, tour à tour élevées en un geste d’adjuration pathétique, ou brusquement abaissées dans une attitude de prostration et de détresse catastrophique, il reprit, tournant toujours autour du Cosmographe, selon le rythme immuable de ce qu’on appelait nos récréations :

 

          Vous m’avez dit : « Pourquoi cette amertume immense ?

          Cet incurable ennui qui vous jette à genoux,

          Et pourquoi ce dédain de vivre, qui commence

          À prendre les meilleurs et les plus purs de vous ? »

          

          Je vous ai répondu : « Nous voulons trop du monde,

          Et ce monde épuisé ne peut fournir assez

          Pour remplir jusqu’aux bords notre âme trop profonde,

          Car nous portons en nous tous les siècles passés.

          

          Tous les rêves anciens qu’ont enfantés les hommes,

          Tous les pleurs amassés depuis quatre mille ans

          Nous ont fait les rêveurs malades que nous sommes,

          Et nous sommes très vieux, et nos bras sont tremblants. »

          

          Vous m’avez regardé sans presque me comprendre,

          Et, triste, je sentis que je parlais bien mal.

          Jamais pourtant, jamais mon cœur ne fut plus tendre :

          À mes lèvres montait tout mon pauvre Idéal.

 

– Et voilà  !... fit-il, en ouvrant et en écartant ses mains jointes, comme s’il répandait à mes pieds toute une corbeille de présents.

L’autre était transporté :

– De qui ces vers ?

– D’un inconnu, d’un jeune poète qui s’appelle Paul Bourget.

Le récitateur se trompait ; le poète d’Édel, des Aveux, de la Vie inquiète n’était pas si inconnu que cela, même des ordinaires lecteurs, en ces lointaines années 1884-1885. Il avait déjà publié, dans la Revue de Mme Edmond Adam, ses Essais de psychologie contemporaine. Et cette publication avait été un événement littéraire. Les pauvres lycéens d’Henri IV, cloîtrés derrière les hautes murailles de leurs préaux et sévèrement surveillés dans leurs lectures, étaient excusables d’ignorer ces merveilles, déjà divulguées par les trompettes de la Renommée.

En tout cas, ces vers, chuchotés pendant les récréations, furent pour la plupart la révélation, ou, plus exactement, la définition de tout un état d’âme encore trouble et à demi inconscient, qu’ils reconnaissaient en eux-mêmes, à travers les strophes du poète. De main en main, nous nous passâmes la coupe d’« amertume immense ». J’ignore si tous y ont bu avec la même avidité. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce breuvage nouveau et un peu malsain ne laissa indifférent aucun d’entre nous.

Nous étions là toute une jeunesse éprise de pensée et de poésie, pressée de s’affirmer à son tour et de faire son chemin dans le monde. Dans ce milieu si divers, mais effervescent, les opinions pouvaient être divergentes, les goûts opposés, on n’en était pas moins fanatique de toute nouveauté. M. Paul Bourget y recruta sinon ses premiers, du moins ses plus fervents admirateurs. Si les uns avaient une prédilection exclusive pour les Essais de psychologie contemporaine, les autres restèrent fidèles au poète des Aveux. Les vers, que je rappelais tout à l’heure, furent recopiés en cachette, pendant l’étude du soir, entre une dissertation philosophique et une composition latine. On les apprit par cœur, on les mit en bonne place dans les anthologies intimes que l’on se composait au hasard de ses lectures.

Pour moi, ces vers de jeune homme si naïvement artificiels, d’un si littéraire désespoir ne sont jamais sortis de ma mémoire. Non seulement ils m’évoquent une des minutes les plus intenses de ma première jeunesse, une de ces admirations d’adolescent, souvent disproportionnées avec leur objet et qui, pourtant, bouleversent tout le tréfonds de l’âme, mais ils me remettent sous les yeux ma vie douloureuse et misérable d’écolier pauvre. Je les entends toujours, murmurés avec l’accent et les gestes du condisciple, qui, pour la première fois, me les récita, dans cette cour du lycée Henri IV, parmi le tumulte et les cris d’une récréation. Ils ressuscitent, dans mon imagination, le décor sévère qui nous environnait, le Quartier Latin d’alors, ce petit monde scolaire où j’errais, le cœur et l’esprit en peine, où je me sentais un étranger, un exilé. Passer comme un étranger, – on disait alors, par affectation de mysticisme esthétique : comme un pèlerin, – ne point s’attacher à un monde toujours inégal à notre rêve, aller, aller sans trêve ni but, à travers une succession de désenchantements proclamés avec ivresse, – c’était là ce que pleuraient les vers de la Vie inquiète, et cette poésie, qui prêchait le renoncement dans la désespérance et l’ataraxie dans l’agitation vaine, éveillait, en nos âmes, des échos fraternels.

À mes yeux d’écolier et d’étudiant, comme à ceux du poète, le monde où je vivais était triste et sans magnificence. Oui, ce quartier légendaire de la Jeunesse, de la Bohème et de la Fête perpétuelle, était pour moi dénué de joie. Sa gaieté me paraissait factice, menteuse ; elle sonnait faux à mes oreilles. Et, comme elles me semblaient laides, sordides et décrépites, ces vieilles rues aux noms pédants, pleines de brasseries et de bouges d’étudiants, d’hôtels à punaises, de bouquinistes, de fours à bachot et de marchands de vin ! En hiver, à la nuit tombante, remonter la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, ou la rue Descartes, ou celles de l’Estrapade et des Fossés-Saint-Jacques, – quelle désolation ! Aujourd’hui encore, quand je m’y aventure, même à l’heure la plus lumineuse des plus beaux jours d’été, derrière ces façades encrassées d’une suie funèbre, ces vitres verdâtres comme une eau stagnante, j’entends un glas qui tinte. Déjà, il me fallait une grande abondance de lumière et de chaleur, et, de tous mes jeunes désirs, j’aspirais à la splendeur méridionale.

Aussi est-ce avec un soudain battement de cœur, une émotion grosse de pressentiments que je m’arrêtais, au détour d’une rue de ce triste quartier, devant une invraisemblable apparition vénitienne, – la Salute, avec son dôme, ses pots à feu, ses statues aériennes, surgissant sous les espèces de la grise et charmante église de la Sorbonne ; où bien la lanterne de Saint-Pierre-de-Rome, dominant les toits bardés de zinc et les tuyaux de cheminées, – un pan de mur où jouent de sobres motifs ornementaux, – un péristyle aux lourdes acanthes, comme ceux des temples antiques : – et c’était le Panthéon, vu de la rue Cujas ou de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais l’illusion fascinatrice ne durait qu’un instant. Ces fantômes glacés d’une beauté lointaine me laissaient plus mélancolique. Tout cela, décidément, était sans joie, sans chaleur rayonnante, sans charme attirant, sans bonhomie. Et si c’était, parfois, de la beauté réelle, c’était de la beauté en exil, – en exil comme moi-même. Je rentrais au lycée, l’âme noyée de tristesse, – et, je me souviens dans cette grande désolation des soirs de sortie, je n’avais d’autre réconfort, en montant au dortoir, par un escalier monumental à double évolution, que de contempler, au-dessus de ma tête, au plus haut de la coupole, une grande fresque dans le goût classique. Cette fresque représentait la « gloire » de je ne sais plus quel saint, ravi au ciel, parmi les battements d’ailes et les musiques des séraphins. Et je finissais par m’endormir, rêvant de paradis perdus ou impossibles à conquérir.

Les poésies de M. Paul Bourget me sont donc restées chères, parce qu’elles évoquent, pour moi, ce cadre un peu désolant de notre adolescence et de notre jeunesse, avec tous les sentiments qui se rattachent à ce milieu et à cette minute de notre vie. Mais elles signifient davantage : elles expriment plus qu’un moment, – un véritable changement, une manifestation nouvelle de la sensibilité française entre ces mornes années, qui vont de 1880 à 1885. Quel que soit le jugement que l’on porte, avec l’auteur lui-même, sur cette partie de son œuvre, il n’en est pas moins vrai qu’elle précisait une date de notre histoire intellectuelle et sentimentale.

Ce fut un moment de lassitude, où nous crûmes avoir perdu, avec le goût de l’action, le goût même de la vie. Nous affections en effet

 

          ... ce dédain de vivre qui commence

          À prendre les meilleurs et les plus purs de nous...

 

La défaite de 1870 explique en grande partie cette lassitude. Quand on se sent des vaincus, quand on appartient à une nation humiliée, qu’on voit les grandes avenues de l’avenir barrées à toute initiative vraiment féconde, la tentation est bien forte de se retirer de la mêlée, et, comme on disait alors, de se proclamer « démissionnaires ». La jeunesse de ce temps-là portait d’ailleurs le poids d’une fatigue très ancienne, antérieure à la défaite :

 

          Et nous sommes très vieux et nos bras sont tremblants...

 

Ses aînés avaient gaspillé leurs forces en une foule de luttes stériles, qui épuisaient la vie morale et intellectuelle du pays, et même étaient périlleuses pour son existence. La génération impériale avait apporté à détruire tout ce qui la gênait, dans l’ordre de la pensée comme de l’éthique et de la politique, une sorte d’allégresse barbare. Elle était fière, et, si l’on peut dire, heureuse de nier et de démolir. Elle exultait à ce jeu néfaste, elle y assouvissait une sorte de brutalité robuste et bien portante.

La génération de la Défaite goûta moins ces amusements d’enfants terribles. Elle ne pouvait pas y mettre la même vigueur, ni non plus le même cœur à l’ouvrage. Si elle ne dénonçait pas encore la faillite de la science, si, même, elle était dévotement scientiste, si elle se courbait avec humilité sous la règle de fer du déterminisme universel, enseigné par les moindres professeurs de philosophie, – elle commençait à soupçonner que le joug de la science est beaucoup plus dur et plus désolant que celui de la Foi. Eh ! quoi ? pas d’autre perspective que celui d’un labeur acharné, et autant dire, sans espérance ? Être le manœuvre qui apporte sa pierre à un édifice qui n’est pas fait pour lui, dont il ignore la destination et même l’utilité ?... Par comparaison, la Foi en devenait aimable et presque riante. Le dilettantisme religieux, dont Renan avait adouci ses négations, offrait sa troublante équivoque. Beaucoup s’y laissaient glisser, et cela devenait un spleen d’une espèce infiniment distinguée. C’était « cet incurable ennui qui nous jette à genoux », comme chantait le poète des Aveux. D’ailleurs, en ce moment, la religion était brutalement persécutée. Les âmes délicates, qui prennent d’instinct la défense du vaincu, les esprits subtils et un peu sophistes, qui éprouvent un attrait pour les causes désespérées, toute cette élite venue des points les plus divers de l’horizon, afficha un vague mysticisme littéraire, en manière de réaction contre la vulgarité ambiante.

C’était une façon de se démêler d’avec le commun. À ce moment-là, le besoin s’en faisait sentir plus impérieusement peut-être qu’à aucun autre. Les hommes de mon âge s’en souviennent ; avec la grande ruée démagogique de 1880, ce fut, à travers le pays, un débordement de grossièreté sans précédent, – grossièreté de la pensée, de la presse, du livre, des mœurs publiques et politiques. Les romanciers naturalistes, Zola en tête, s’acharnaient à nous démontrer que cette grossièreté était dans la nature, que, dans tous les milieux et à toutes les époques, on retrouvait cet esclavage dégradant de l’instinct. Entraînés par nos maîtres, nous goûtions une sorte de sadisme intellectuel à nous dégrader nous-mêmes, et à nous reconnaître sous les apparences de ces héros de roman qu’on nous donnait comme nos semblables, nos frères. Devant un type bien ignoble de la littérature d’alors, on ne se tenait pas de joie, on se pâmait d’admiration, en s’écriant : « Est-il ressemblant ! Comme c’est ça ! » À notre gré, il n’y avait jamais assez de fange et d’ignominies dans ces histoires.

Ce dilettantisme de l’ordure n’était pas plus sérieux que notre dilettantisme religieux. Cependant nous nous y abandonnions avec une belle candeur. Réellement, l’âme humaine nous apparaissait abjecte, le monde une bataille de brutes obscènes et sanguinaires. L’action était avilissante, la Foi une des formes de l’éternelle illusion, la science harassante, chiche de jouissances et, d’ailleurs, si bornée dans ses affirmations ! Nous nous flattions naïvement d’avoir fait le tour de toutes les idées... Alors, à quoi se prendre, que devenir, puisque tout mentait, ou nous décevait, puisque tout était également vil ? Le pessimisme de Schopenhauer, qui commençait à se répandre en France, nous confirmait dans cette pensée que tout est vain. Nous ne savions pas y lire, – non plus d’ailleurs que dans Nietzsche, – ce qu’il contenait pour les Allemands, et, peut-être, pour l’auteur lui-même une exaltation paradoxale de la volonté : « La volonté est primaire, disait le philosophe de Francfort : l’intellect n’est que secondaire. » En d’autres termes, la volonté est l’étoffe dont est faite toute la réalité, y compris nous-mêmes. Nous ne vîmes dans ces doctrines secrètement impérialistes que la négation du vouloir-vivre, la théorie bouddhiste du suicide individuel. Nous aboutissions au nihilisme radical. Et cependant nous n’avions pas le courage de le pratiquer.

Encore une fois, que nous restait-il ?... L’amour peut-être, – l’amour, la manifestation la plus essentielle et la plus tyrannique de la volonté primordiale ?... Mais l’amour ment comme tout le reste, il est salissant et torturant lui aussi. Qu’importe ? Abîmons-nous en lui, avec la honte de nous livrer à l’instinct le plus bestial sans doute de notre nature, mais aussi avec la joie ou l’orgueil de satisfaire une des aspirations les plus hautes de l’âme humaine : le besoin de se donner, de se sacrifier à quelque chose de plus grand, de moins éphémère que nous-mêmes. L’amour doit participer au divin, si ces mots ne sont pas vides de sens et s’il ne nous jette pas au sein de Dieu même. Aussi bien, à quoi bon discuter ? Tout nous y convie : la nature et notre cœur, l’ange et la bête que nous portons en nous... Sans doute ! mais pourquoi cet accouplement monstrueux ? Pourquoi ce besoin de pureté et de sacrifice, cette soif d’idéal au milieu des pires souillures et de toutes les lâchetés et de toutes les brutalités de l’égoïsme ? Pourquoi cette force mystérieuse qui, sur la pente du gouffre où nous roulons, nous redresse vers nous ne savons quelles hauteurs ? Pourquoi, pourquoi ?... Dans le premier de ses grands romans, M. Paul Bourget, s’il ne résolvait pas cette « cruelle énigme », comme il l’appelait, nous en montrait du moins la signification tragique. Il suscitait en nous le désir inapaisable d’une réponse, – ou il nous conviait de la façon la plus pressante à méditer sur cette question qui se ramène, en fin de compte, au grand mystère chrétien de la double nature de l’homme.

Les jeunes gens d’aujourd’hui s’imaginent difficilement l’effet que produisit sur nous Cruelle Énigme, ce livre comparable, à la fois par sa brièveté et son action sur la jeunesse, aux Méditations de Lamartine. Pour ceux qui avaient su par cœur Édel et la Vie inquiète, il devint le bréviaire de la vie nouvelle. Cette vie nouvelle, M. Paul Bourget nous en apparaissait comme le prophète et l’annonciateur. Dans nos chambres d’étudiants, à la place d’honneur, nous avions son image, une héliogravure, qui représentait un jeune homme bien mis, les yeux baissés avec un air de recueillement, le front penché sous une chevelure en saule pleureur. La mode s’en mêla. Comme les héros intellectuels de ses romans, nous tapissions de photographies d’art les murs nus de nos « turnes ». Et, comme ses héroïnes, nous nous plaisions à lire ses livres sous la clarté douce d’une lampe à globe dépoli, que voilaient non pas les soies délicieusement passées ou les dentelles anciennes de Madame de Sauve ou de Madame Moraines, mais, – achetés au prochain bazar, – des mousselines ou des tuiles brodés, qui imitaient la distinction de ces précieux tissus. Ces héroïnes elles-mêmes, nous les voyions, par l’incantation du romancier, se profiler devant nous, dans la pénombre du studio silencieux. « Les apercevez-vous, nous disait-il, courbées sur les pages de leur poète favori, ou bien, étendues sur leurs chaises longues, poursuivant un rêve, nostalgiques et frémissantes... » Ah ! que cela était donc bien dit ! Nous aussi, nous étions « nostalgiques et frémissants ». Nous frémissions d’une espérance encore confuse, et, si nous ne savions pas le but vers lequel nous, marchions, nous nous étions déjà levés pour le retour...

On peut plaisanter cette sentimentalité, aujourd’hui surannée. On peut sourire de ces belles pécheresses, à qui les dissertations du romancier, chercheur de cruelles énigmes, offraient de si faciles excuses. Les jeunes gens de 1885 étaient conquis par lui. Ce qu’ils percevaient surtout à travers ses livres, c’était comme un souffle d’affranchissement. Enfin ! on était sorti du cloaque naturaliste. Si l’on ne respirait pas encore le grand air des cimes, l’atmosphère, au moins, était débarrassée de ses miasmes les plus pestilentiels.

 

 

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Les aventures de l’amour ainsi conçu par M. Paul Bourget, – de « l’amour moderne », comme il l’appelle, amour souillé et pourtant épris de pureté, affreusement égoïste et brutal, et pourtant assoiffé d’idéal et de sacrifice, amour-spleen, amour morbide, qui courbe l’intellectuel sous la loi de l’instinct et qui, en même temps, l’exalte par des mirages de félicité impossible, en lui rappelant sa vraie nature qui est d’aimer le Bien unique, – tout cela s’exprime dans les premières œuvres du romancier et de l’essayiste. C’est ce qu’il est convenu d’appeler sa première manière. Pour moi, je suis convaincu que là est le vrai Bourget, ou du moins le plus intime, le plus naturel peut-être. Ce monde un peu trouble et malsain de la sentimentalité faussée ou aiguisée par l’intelligence, mêlée de luxure et de remords, sincère et factice tout ensemble, voilà sans doute le domaine où il se plaît davantage, son jardin secret. Lui-même ne dissimule pas sa prédilection pour cet étrange livre qu’il a intitulé la Physiologie de l’amour moderne, où les propositions les plus hardies, et, quelquefois, les plus cyniques, voisinent avec des confessions douloureuses et contrites, où l’on entend le cri de détresse d’une conscience restée chrétienne, où la Courtisane, non pas même la Femme, est tour à tour adorée et maudite avec une virulence toute biblique, avec une sorte d’horreur pour « l’enfant malade et douze fois impure », – livre enfin où l’auteur a mis toutes ses complaisances. Au fond de ses premiers héros, il y a comme un catholique désaffecté qui se jette à la passion et à la sensualité amoureuses, au milieu de toutes les transes de la damnation et avec la peur de l’enfer.

C’est ce premier Bourget qui a séduit les femmes et les jeunes gens d’une génération déjà lointaine. La gloire du grand écrivain traditionaliste et religieux qu’il est devenu s’est édifiée en partie sur le charme de celui-là.

Ces œuvres de la première manière ont été surabondamment analysées et commentées. Les maîtres de la critique, de Ferdinand Brunetière et de Jules Lemaître à Émile Faguet, ont écrit sur elles des pages célèbres. Depuis lors, M. Victor Giraud a consacré à l’œuvre entière de l’écrivain une importante étude : le second Bourget y est caractérisé, lui aussi, dans ses tendances essentielles. Pour moi, dans les livres appartenant à cette deuxième manière, je négligerai le romancier et le conteur qui sont devenus, et deviennent encore de plus en plus extraordinaires. Je considérerai seulement ici le reconstructeur social, politique, intellectuel et religieux.

Tout de suite, je m’empresse d’ajouter qu’il ne s’agit nullement d’établir une sorte de cloison étanche entre la première et la seconde manière de M. Bourget. Le Disciple ne marque point, à proprement parler, une orientation nouvelle de l’écrivain. Ce roman, qui fit tant de bruit lors de son apparition, précise, tout simplement, et développe, avec un extrême éclat, des idées et des préoccupations déjà anciennes. Le Bourget sentimental de Cruelle Énigme n’est pas mort à cette date. On peut même dire qu’il vit toujours, que, maintenant encore, les deux grandes formes et les deux grands courants de son inspiration se mêlent et s’entre-pénètrent. On devine très bien à laquelle de ces deux inspirations il a donné son cœur. L’homme passionné n’a fait que se soumettre à une règle. À côté de l’œuvre de sa sensibilité (déjà si imprégnée d’intelligence et de conscience morale), il a dressé celle de sa raison et de sa volonté. Il peut aimer toujours la première, – et je crois bien qu’il lui garde une tendresse persistante, – mais la seconde s’impose à lui avec une puissance si persuasive qu’elle fait taire la voix gémissante des « vieilles amies », comme saint Augustin appelait ses passions juvéniles.

Voyons donc ce que fut, chez l’écrivain parvenu à la pleine maîtrise de tous ses dons, cette œuvre austère de la raison et de la volonté.

 

 

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Les circonstances historiques que nous traversons ont voulu que ce fût, avant tout, une œuvre de reconstruction.

M. Paul Bourget n’est pas seulement un analyste, d’une subtilité parfois excessive, poussée jusqu’à une virtuosité de dilettante, – mais encore un grand esprit constructif. Dans « cette force architectonique, qui crée, qui coordonne et qui construit », Goethe voyait la faculté artiste par excellence et le signe le plus certain du génie. Or il se trouva que ce constructif fit ses débuts, dans le monde littéraire, à une époque où les succès retentissants allaient aux destructeurs et aux négateurs. En tout cas, les destructeurs de ce temps-là niaient beaucoup plus qu’ils n’affirmaient. L’architecte futur tombait en pleine frénésie de démolition.

Deux principales théories régissaient alors les écoles littéraires : celle de l’impressionnisme et celle de l’impersonnalité.

La première, c’est la décadence réduite en système. C’est le découronnement et la mutilation à peu près complète de l’œuvre d’art. Sous prétexte que « nous sommes très vieux » et que « nos bras sont tremblants », on va nous mettre à un régime de vieillard, un régime approprié à notre faiblesse et à notre décrépitude. Pour économiser le petit souffle de vie qui nous reste, nous pratiquerons la règle prudente du moindre effort. Plus de composition, plus de style, plus de grande imagination, de grands ensembles harmonieusement ordonnés, plus de sentiment, plus de pensée. La raison abdique : elle ne juge plus ces vaines apparences que sont nos actions et nos perceptions. Les nerfs malades de l’écrivain décadent deviennent l’unique mesure des choses ; l’univers est, pour lui, une succession vertigineuse, et, d’ailleurs, fatigante d’impressions. Quelques-unes suffisent à sa débile machine nerveuse, à condition qu’elles soient exquises autant qu’intenses...

Le Bourget des Essais se défendit mal, d’abord, contre ces élégances. Lorsqu’il les étudia chez les frères de Goncourt, il en subit le charme, assurément très réel. Mais l’humaniste, habitué au commerce des plus authentiques chefs-d’œuvre, le vigoureux esprit qu’il était déjà, esquissait, dès cette époque, une protestation contre ces périlleuses théories. Il montrait la dissolution, l’émiettement, la destruction en somme de l’œuvre d’art par l’esthétique impressionniste. Il feuilletait avec défiance ces livres où le plan est sacrifié au morceau à effet, le morceau à effet au paragraphe, le paragraphe à la phrase, la phrase à un accouplement d’épithètes, à un mot rare. Nous voici arrivés au terme le plus bas de la décomposition littéraire et au suprême degré du dilettantisme décadent.

L’autre théorie de l’impersonnalité, soutenue principalement par Flaubert et Leconte de Lisle, est en apparence plus classique, plus conservatrice. Elle fait sa part à la tradition, elle ne croit pas que l’art date d’aujourd’hui et qu’il n’ait d’autre but que de traduire des impressions immédiates et momentanées. Elle exalte même certains maîtres, certaines grandes formes littéraires du passé. Il n’y a d’ailleurs, pour cette école, ni présent, ni passé. La réalité apparaît à l’artiste hors de l’effusion du temps, comme éternellement présente. Il joue devant elle le rôle d’un simple miroir, il est « le pur sujet connaissant ». Contempler, représenter, – représenter sans conclure, – telle est sa tâche, son unique tâche : « Vivre n’est point notre affaire », répétait dédaigneusement le bon Flaubert... Là encore, le premier Bourget fut, un instant, séduit. Cependant, après avoir analysé l’œuvre entière du maître de Croisset, il risque quelques timides objections, qui vont se préciser et prendre toujours plus de poids, à mesure que son esprit se mûrira. Eh quoi ? cette théorie de l’impersonnalité n’est-elle pas, en ses dogmes essentiels, une série de violents paradoxes ? Pour « représenter », il faut vivre, quoi qu’en pense Flaubert, – vivre au sens le plus large du mot, sous peine de ne donner, de la réalité, qu’une représentation incomplète ou superficielle. Il faut se mêler à la vie, il faut agir. Plus on l’aura fait, plus on aura élargi sa notion des choses. Et, d’autre part, l’artiste n’est pas seulement le pur miroir, « le pur sujet connaissant » qu’il voudrait être. Il n’est pas seul dans le monde. Il tient au monde et aux êtres qui l’entourent par une foule de liens, qu’il ne peut pas couper à sa guise. Il est d’une classe, d’une patrie, d’une société qui lui imposent des devoirs, en échange de bienfaits, sans lesquels il ne pourrait ni vivre, ni contempler, – ni représenter. Enfin, il n’est pas seulement esprit, sujet connaissant : il est volonté, sensibilité, sentiment, conscience aussi. Qu’il le veuille ou non, il juge l’objet de sa contemplation, il prend parti dans le spectacle. Les conséquences d’une action ne sont point indifférentes. Bonnes ou mauvaises selon notre jugement, elles engagent la responsabilité de leur auteur... Et voilà formulées les deux grandes idées sur quoi va reposer tout l’œuvre du Bourget futur : celle d’obligation morale et celle de responsabilité. Certes, Flaubert ne les nie point dans la pratique, et même, dans ses livres, il resterait à voir si telles fautes, par exemple l’adultère, ne sont pas châtiées plus durement que chez l’auteur de Mensonges ou de Crime d’amour. Mais il ne s’agit ici que de la théorie. Et il est certain que les théoriciens de l’impersonnalité, en réduisant la tâche de l’artiste à une certaine sorte de connaissance, suppriment, en lui, des facultés capitales, rétrécissent le champ de son art. Ces pensionnaires du Musée d’Alexandrie, ou ces ermites de la Tour d’ivoire respectent infiniment les bibliothèques, mais ils mutilent et ils diminuent l’âme humaine. Ces traditionalistes continuent, à leur façon, l’œuvre des négateurs et des destructeurs du dernier siècle... À quoi Flaubert répondait, comme le diable à son saint Antoine : « Qu’importe ! Peut-être, d’ailleurs, qu’il n’y a rien ? » Même le Bourget des débuts, même l’admirateur respectueux des grands mandarins littéraires d’alors ne pouvait pas se contenter de cette trop commode réponse. Il sentait bien qu’il est raisonnablement impossible de s’en tenir à cet instable point d’interrogation.

Mais l’enseignement qui se dégageait des œuvres inspirées par cette esthétique était encore un des plus négatifs et des plus stérilisants que l’on eût jamais proposés comme leçon de l’expérience, ou pour règle de conduite. D’abord, le scepticisme absolu d’un Flaubert, – car personne n’a été plus radicalement sceptique que lui, pas même Renan, qui croyait à la science et qui attribuait une valeur objective à la foi, – et, avec ce scepticisme, le pessimisme noir qui en est la conséquence. « Le Révérend Père Cruchard, des Barnabites, aumônier des Dames de la Désillusion », comme il aimait à s’appeler lui-même, a été réellement un grand désenchanté, l’homme qui n’a plus d’espérance, et qui ne sait même pas s’il est raisonnable de ne plus espérer. Cruchard implique une très sincère humilité intellectuelle, une véritable abdication de la pensée. Dans ces conditions, la science, l’art, la spéculation, ne sont plus que des panacées empiriques pour adoucir, ou pour calmer, la douleur de vivre, une façon de tuer le temps. Il faut bien s’occuper, oublier sa détresse dans la contemplation des choses, ou des autres âmes.

Quant à la morale, Flaubert en a tout de même une, et aussi une politique qui est en contradiction avec son système. À de certains moments, ce sceptique croit à une justice supérieure aux éthiques et à une politique rationnelle qui dépasse les vieilles routines gouvernementales. Mais ses doctrines l’obligent à conclure que le bien et le mal sont affaire de convention. Et il en arrive à définir la vertu comme une sorte d’impuissance à nuire, une lassitude de mal faire, pour ne pas dire une lassitude d’agir. Un moment viendra, dit-il, où « on n’aura plus besoin d’aucuns bons sentiments », c’est-à-dire d’aucune règle ou d’aucune inclination morale. On s’abstiendra du mal par sagesse désabusée, par le sentiment que c’est inutile. En réalité, on n’aura plus besoin de morale, parce qu’on n’aura plus besoin d’agir. En fin de compte, c’est au nirvâna bouddhiste qu’on nous mène, à la mort de l’individu, à l’anéantissement. Et c’est le temps où Leconte de Lisle chantait :

 

          Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,

          Accueille tes enfants dans ton sein étoilé !

          Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,

          Et rends-nous le repos que la vie a troublé !

 

Les Essais de psychologie contemporaine déguisaient mal l’épouvante de l’auteur devant ces doctrines nihilistes. Les théories d’un Taine ou d’un Renan ne l’inquiétaient pas moins. Si ces puissants esprits étaient crus, c’était l’âme humaine encore une fois découronnée, d’immenses régions de l’intelligence fermées à la spéculation, les facultés mystiques et métaphysiques désormais sans emploi, le sentiment religieux détruit ou mué en une vague sentimentalité sans vocabulaire précis et sans objet ; quelque chose de bâtard et d’indécis entre la religiosité et la philosophie. Et enfin ces rigoureux scientistes, outre ce qu’il y avait de désespérant et d’inhumain dans leurs doctrines, laissaient toujours pendant, malgré leurs protestations, le grand problème de la morale, en niant la liberté. Ces fervents de la science et de la civilisation ne se rendaient pas compte qu’ils en ébranlaient les fondements et qu’ils livraient le monde à la brutalité déchaînée des instincts. Car ils niaient, en somme, l’idée de sacrifice avec l’idée religieuse qui en est le support, comme elle est la clé de voûte de tout.

C’était bien pis, si l’on descendait aux formes inférieures du scientisme, tel qu’il se manifeste chez les écrivains naturalistes et en particulier chez Zola. Une basse crédulité scientifique rétrécissait encore chez ceux-là le champ de l’intelligence. Le contenu de l’esprit humain se réduisait à quelques grossières hypothèses acceptées comme article de foi, – son idéal, si l’on ose dire, à l’hypothèse plus invérifiable encore et plus invraisemblable d’on ne sait quel progrès indéfini. Finalement, ces manœuvres de la pensée aboutissaient à une sorte de religion de la nature, considérée comme l’unique vérité, l’unique réalité, la source de l’unique bien auquel l’humanité puisse prétendre. Et c’était la bride lâchée aux pires instincts, sous prétexte qu’ils sont, eux aussi, dans la nature. La bête triomphait avec l’avènement de la raison. Comme le dit profondément M. François de Curel, dans la Fille sauvage : « La raison n’a pu nous affranchir de l’animalité qu’en nous conduisant au pied des autels. Veut-elle aller plus loin et nous installer sur l’autel même, elle n’y assoit plus que la brute... »

La brute est, par essence, révolutionnaire. Elle commence par se ruer et par saccager autour d’elle tout ce qui la gêne : les hommes, les institutions, les morales, les idées et les religions. Elle est plus redoutable encore, lorsqu’elle a des prétentions scientifiques. Or la science positive date d’hier : elle a le dédain du passé et de la tradition, qui n’est que l’expérience humaine capitalisée au cours des siècles. Si le naturalisme scientifique et révolutionnaire l’emportait, ce serait, avec notre histoire, l’acquis le plus précieux de notre race jeté à l’égout. Ou bien il sert à justifier l’assouvissement des plus bas appétits, ou bien, sous prétexte d’organisation rationnelle, de solidarité sociale, il courbe l’individu sous un esclavage impitoyable, tel que le monde n’en a jamais connu. Sous prétexte de mater les instincts, de discipliner les masses, il tue les esprits et les âmes ; ou l’anarchie soviétique de la Russie actuelle, ou bien le caporalisme durement organisé de l’Allemagne césarienne ou socialiste. D’un côté, une barbarie sanguinaire et destructive, de l’autre une civilisation sans âme, sans liberté, sans espérance, qui dissimule à peine le retour pur et simple à la brutalité primitive.

Sans doute, tous les révolutionnaires n’appartiennent pas à cette espèce horrifique. Il en est, comme Anatole France, qui sont des dilettantes et des raffinés, des lettrés délicats sachant cueillir, dans les vergers de la tradition, des fruits juteux à leur convenance. S’ils s’appliquent à détruire tout un ordre social, à ruiner des idées essentielles, c’est avec douceur et avec élégance. Ils sont forts sans éclat. La volupté est plus dissolvante que la violence. Mais on n’édifie rien sur elle. La devise de Thélème : « Fay ce que plaict ! » équivaut, en fin de compte, au chant des hordes barbares en marche sur les capitales gorgées de richesses et d’œuvres d’art. Ce laxisme est destructeur et meurtrier. Du fond d’une bibliothèque, il donne le signal aux incendiaires. Il sonne le glas des civilisations, qui ne sont qu’une longue victoire sur l’instinct et sur le plaisir, un fruit de la douleur et du sacrifice. Et ainsi les doux nous mènent au désastre comme les forcenés.

 

 

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Entre 1880 et 1883, lorsque M. Paul Bourget écrivait les Essais, ces conséquences de l’œuvre de démolition intellectuelle poursuivie pendant plus d’un siècle n’étaient pas encore très apparentes. L’avènement définitif de la démagogie précipita les symptômes du mal. Il suffit de quelques années pour en manifester les progrès, la puissance nocive et de plus en plus destructive. L’auteur de Mensonges en fut frappé, et, comme il était une conscience, en même temps qu’une haute intelligence, il se demanda quelle part la littérature avait dans cette contagion corruptrice et désorganisatrice, et si le premier devoir de l’écrivain n’était point, dans la mesure de ses forces, de l’enrayer.

Se mettre en travers du mouvement, cela suppose un assez beau courage. Cela suppose une manière d’héroïsme intellectuel, si l’on songe à l’entraînement révolutionnaire que subissait presque toute la France d’alors. Les forces dissolvantes avaient envahi à peu près tous les domaines de l’activité et de la pensée nationales. Les esprits les plus délicats et les plus fermes, les cœurs les plus hauts en étaient plus ou moins touchés. Les mots de progrès, d’avenir, de libération, de marche en avant de l’espèce humaine, d’exploitation et de mise en valeur de la planète, – toute cette phraséologie fascinait, éblouissait une génération, dont les pédagogues considéraient la Révolution comme un dogme, une religion nouvelle. M. Paul Bourget, au milieu de cet entraînement universel, allait-il faire bande à part, devenir un « réactionnaire » ? Quelle honte et quelle infamie, après avoir donné de si belles espérances au parti des lumières !

Ainsi raisonnaient les gens pour qui le mot « réactionnaire » comporte une signification flétrissante, ou tout au moins péjorative. Comment ceux qui en usent, dans ce sens-là, ne s’aperçoivent-ils pas, ou ne se souviennent-ils pas que la réaction est la fonction vitale par excellence ? Quand un organisme ne réagit plus contre les influences qui tendent à le dissocier et à le dissoudre, il est tout près de la mort. Les mêmes gens ne réfléchissent point que le mot avenir n’est nullement synonyme de progrès. Pour un tuberculeux, pour un homme atteint d’une maladie mortelle, l’avenir ne peut avoir rien de riant ni de fascinateur ; ce qu’il faut avant toutes choses au malade, c’est un médecin qui enraye sa maladie, qui conjure pour lui le fatal avenir. Et, même en admettant que l’actuelle humanité soit en voie de progrès (hypothèse monstrueuse pour quiconque se représente avec des yeux de voyant ce qui se passe dans notre seule Europe), ce progrès n’a jamais été, ne pourra jamais être indéfini. Les périodes de civilisation intensive sont toujours suivies de chutes profondes. Sans cesse, il faut refaire ce qui a été défait, – et on ne le refait jamais complètement. Les gains n’équilibrent jamais complètement les pertes, ou, si par hasard, au prix de longs efforts, cet équilibre finit par se réaliser, il est éminemment instable. Demain le fléau de la balance folle va exécuter une nouvelle chute déficitaire.

Flaubert se moquait beaucoup de son ami Maxime Du Camp qui donnait dans ce qu’il appelait « la truculente facétie » du Progrès.

Du Camp ne voulait bouder aucune nouveauté. Il entendait dire oui à tout ce qui naît, bon ou mauvais, au hasard des naissances.

Il ne voyait rien enfin de plus beau, de plus désirable, ni de plus glorieux que d’être « dans le train, dans le mouvement ». L’auteur de Madame Bovary comparait son ancien ami à ces chevaux de roulier, qu’on attache à la queue des charrettes pour descendre les côtes. Ces braves bêtes peuvent avoir l’illusion, elles aussi, qu’elles sont « dans le train », et même qu’elles entraînent tout le train à leur derrière, alors qu’en réalité elles suivent la charrette qui dégringole vers les fondrières et les précipices...

De bonne heure, M. Paul Bourget eut la vision du précipice où courait toute une génération de Français. Dès avant 1889, l’époque où il publia son Disciple, il sentit que le moment de la réaction vitale et salutaire était venu. Ses aînés, ses maîtres les plus illustres l’avaient eux-mêmes pressenti avant lui. Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, montrait à quel danger s’expose un pays qui ne veut rien connaître ni du monde extérieur ni de sa propre tradition, qui nie l’expérience du passé, pour construire a priori tout un édifice politique, et qui finalement abdique entre les mains d’une poignée de démagogues, parce que ceux-ci promettent de gorger les foules. De son côté, Renan, au lendemain de la guerre de 1870, avait tracé, dans la Revue des Deux Mondes, un magnifique programme de réforme et de régénération nationale. Ce programme était nettement autoritaire et traditionaliste. Seulement, l’auteur de la Vie de Jésus, par une de ces volte-face déconcertantes dont il était coutumier, concluait à l’impossibilité de la réforme si éloquemment exposée par lui : tout cela était bel et bon, mais tout cela était chimérique. Renan croyait à l’avenir des démocraties. Contre ce flot montant, aucune digue ne pouvait tenir. Certes, c’était une perspective peu séduisante, mais il fallait, selon lui, se résigner à subir l’inondation. Pour nous défendre de l’Allemagne menaçante de ce temps-là, nous n’avions d’autre moyen à notre portée que de lui inoculer à son tour le virus démocratique. Cette contagion paraissait inévitable. C’était une fatalité, une nécessité qui découlait, pensait-il, des lois mêmes de l’histoire. Ainsi la conviction désolante de Renan reposait, en dernière analyse, sur le scientisme. Le scientisme était le nœud de toutes les difficultés qui, dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral et intellectuel, s’opposaient à un grand effort de rénovation.

M. Paul Bourget lui donna le premier coup dans le Disciple. Taine ne s’y trompa point. Il accusa le jeune romancier d’avoir écrit un réquisitoire contre la science, et – chose plus inattendue – contre la morale. Il soutenait que, plus une doctrine est déterministe, plus sa morale est rigoureuse ; que, par conséquent, le criminel Robert Greslou, le héros du livre, qui est un fervent adepte des théories déterministes, doit en même temps, s’il est logique avec lui-même, se considérer comme un grand coupable. Il est bien possible que les puritains qui croyaient à la prédestination, c’est-à-dire à une sorte de déterminisme moral, aient été des moralistes farouches. Mais, en dépit de toutes les arguties, le châtiment du criminel par la société, ou par un justicier quelconque, nous apparaît comme une iniquité, si cet homme n’est pas libre. Le monde nous devient non seulement inhabitable, mais inintelligible, si la justice est désarmée et si nous n’admettons cet élément, en apparence perturbateur, qu’est la liberté humaine au milieu des lois nécessaires qui, pour notre entendement, régissent l’univers. Il faut donc que nous soyons libres, qu’il y ait un accord mystérieux entre le monde de la liberté et celui du déterminisme. Et, s’il y a une liberté, c’est qu’il y a un bien et un mal. Nos actions ne sont plus seulement un spectacle, un objet de contemplation pour le « pur sujet connaissant » : elles sont en soi bonnes ou mauvaises. Il dépend de nous de créer du bien ou du mal ; l’idée de responsabilité apparaît. Le point de vue de Flaubert se complète par celui de Bourget.

Pour l’auteur du Disciple, en effet, l’âme humaine n’est plus seulement un simple mécanisme d’horlogerie spirituelle. Elle est aussi une force libre ou esclave, qui crée de la douleur ou de la joie, de la laideur ou de la beauté, suivant qu’elle agit d’accord avec un ordre mystérieux, et pourtant perceptible par la conscience, ou qu’elle se laisse aller, par le poids de ses passions, dans le sens du désordre, de la douleur et de la mort. Ici surtout l’arbre est jugé par son fruit. Si l’on choisit d’œuvrer dans le sens de l’ordre et de la vie, avec quelle attention scrupuleuse ne doit-on pas peser le moindre de ses actes ? Le monde est, pour chacun de nous, un perpétuel drame en action, une activité qui engendre à l’infini une postérité toujours en travail de bonnes ou de mauvaises œuvres.

Il y a un ordre d’en bas et un ordre d’en haut, celui du déterminisme et celui de la Grâce, celui de la matière et celui de l’esprit. Comme nous ne pouvons point ne pas agir, comme la moindre de nos actions se propage en répercussions illimitées à travers le vaste monde, n’avons-nous pas un intérêt primordial à l’harmoniser avec l’ordre qui est le fondement de notre vie et de notre bien, comme de la vie et du bien de tous ? Et cet accord, est-ce une chose si claire, si facile à trouver ? Avec l’idée de responsabilité, celle du « cas de conscience » est réintroduite par M. Paul Bourget dans la littérature.

C’était là toute une conception nouvelle de l’art et de la vie !

 

 

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Comme toutes les nouveautés, celle-ci n’était qu’un retour, une remise en lumière d’une conception essentielle et fondamentale, momentanément abandonnée ou obscurcie.

En somme, M. Paul Bourget revenait à une très vieille idée chrétienne, celle de l’opposition de la nature et de la Grâce, si tragiquement commentée et illustrée par Pascal. Entre le monde de la Grâce et celui de la nature, entre le plan de la nécessité matérielle et celui du libre arbitre, le christianisme fournit l’accord, établit en quelque sorte le passage. Il est l’adaptation la plus parfaite que l’on connaisse non seulement de l’absolu au relatif, mais de l’activité humaine aux lois, aux conditions et aux circonstances de la pratique. De sorte que, même pour un observateur étranger au christianisme, tout se passe néanmoins dans le monde comme si le christianisme était vrai. Les drames de l’histoire et de la vie privée ne font que confirmer le Décalogue éternel.

Ainsi l’expérience, – l’expérience scientifique et philosophique, – ne fait qu’apporter des preuves en faveur du contenu le plus irréductible de la tradition, de ces idées anciennes comme le monde, sur quoi repose, avec la vie traditionnelle d’un pays, l’existence de toute civilisation. Ainsi les démolisseurs se sont trompés. Ils ont accompli une tâche funeste, mortelle, en ce sens qu’elle est contraire au bien et à la vie même du civilisé. Pour employer une expression qui lui est chère, M. Paul Bourget va donc reprendre leur tâche « à pied d’œuvre » : il va relever ce qu’ils ont détruit. Il sera le Reconstructeur.

Certains avaient nié la famille et même la race. Lui, il écrit l’Étape, Un Divorce, l’Émigré, pour montrer le dédale de contradictions, l’enchaînement de difficultés inextricables et de tragédies domestiques, les morts enfin, les dissolutions irrémédiables auxquelles est exposée une société par l’affaissement de ces réalités antiques et vénérables. Dans Cosmopolis et en une foule d’autres endroits, il a présenté la même démonstration pour l’idée de patrie. Dans le Disciple, il avait déjà restauré, avec l’idée de liberté morale, celle de la responsabilité. Dans le Démon de midi, il affirme la nécessité d’une discipline de l’esprit et des mœurs, et, conséquemment, d’une autorité supérieure à toute discussion, d’un magistère infaillible qui règle cette discipline. Dans le Sens de la mort, il institue une expérience, qui, en face des droits de la raison, légitime une fois de plus les droits de la Foi. Le sens de la mort y devient le sens de la vie. L’auteur y projette une éclatante et neuve lumière sur cette idée que la vie humaine n’est possible et le monde habitable qu’à la condition de se nier elle-même par le sacrifice, que la réalité est absurde sans le mystère qui paraît l’absurdité même, et qui, pourtant, lui donne l’unique sens possible. Et, d’une façon générale, on peut dire que l’œuvre entière de M. Paul Bourget ne fait que nous représenter, sous une forme dramatique, la nécessité sociale de l’ordre, de l’autorité, des aristocraties permanentes et traditionnelles, – le rôle vital des élites.

Ainsi, grâce à lui, le chantier de démolitions est déblayé. L’affreux cauchemar des ouvriers de mort est exorcisé. Le monde n’est plus un bagne où l’homme est condamné aux travaux forcés, sans but et sans espérance. L’idée barbare de Progrès indéfini et d’Évolution sans terme est remplacée par l’idée aristotélicienne de perfection. Pour le Stagirite, en effet, l’Infini équivaut à l’Indéterminé, c’est-à-dire au Non-Être. Le véritable Absolu, c’est le Parfait, la Réalité suprême est achevée comme un chef-d’œuvre de l’art. Elle se suffit à elle-même. Elle existe en soi et par soi. Cette conception, toute baignée de grâce et de lumière par le génie grec, M. Bourget la rajeunit et la fait sienne. Il nous rapprend la voie véritable du progrès, qui est celle de la perfection. Il n’y a de progrès que dans le sens du parfait. Tout ce qui s’écarte du parfait, c’est-à-dire de l’ordre, de la beauté, de la bonté, de la vérité dans le domaine des institutions, des mœurs et des idées, doit être considéré comme une régression. Mais cet ordre ne se fonde que sur le réel, sa méthode est une méthode éminemment expérimentale. L’ordre factice des utopistes révolutionnaires, établi au détriment de l’ordre véritable, produit inévitablement le retour à la barbarie.

Voilà donc toutes les équivoques dissipées, démasqués les vieux mots menteurs qui, sous des apparences de libération et de vie, ne cachaient que la dégradation, la servitude et la mort. Nous savons dans quelle direction nous devons œuvrer, pour que notre œuvre soit juste, raisonnable et bienfaisante. Le chemin royal vers la lumière, la beauté, la liberté, le progrès, est rouvert.

 

 

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Dès le Disciple, – c’est-à-dire dès l’année 1889, – M. Paul Bourget a donc tracé les cadres de toute une régénération nationale et sociale. Il a tout à la fois analysé le mal dont souffrait notre société et notre pays et il a indiqué le remède. Ce fut une sorte de clinicien moral, qui nous a livré les résultats de ses expériences, et qui, sur un certain nombre de patients, représentatifs de tout un état d’âme général, nous a fait suivre le processus d’une intoxication intellectuelle ou sentimentale. Comme le but du médecin est la santé, l’œuvre de M. Paul Bourget se développe non seulement dans le sens de la guérison morale, mais dans le sens de toutes les vertus qui manquèrent à des générations élevées dans le recroquevillement de l’égoïsme bourgeois, l’ignorance de l’ennemi ou de l’étranger, la peur de l’avenir et l’économie de l’effort. La Victoire devra, pour être féconde, multiplier les fruits de son enseignement. L’élan de confiance et d’audace, que n’avaient plus les générations de la Défaite, devra soulever les générations qui viennent. Dès maintenant, on voit se dessiner les traits juvéniles du héros que postule l’œuvre de M. Paul Bourget. Ce sera le type exemplaire que les grandes littératures des âges classiques ont coutume d’offrir à l’admiration comme à l’imitation des hommes.

Oui, on le voit déjà, ce héros de l’avenir, selon le cœur du maître. Ainsi qu’il est juste, ce sera un aristocrate, non pas précisément un aristocrate de naissance au sens étroit du mot, – mais enfin un des meilleurs, un être de choix. M. Paul Bourget a loué maintes fois les vieilles aristocraties héréditaires, et notamment l’aristocratie anglaise. Des amis, paraît-il, lui répondaient malicieusement :

– N’ayez pas peur ! En Angleterre, vous seriez sûrement lord Bourget !

En France, il est plus sûrement comte ou prince Bourget par le suffrage universel de ses admirateurs. Il appartient à une aristocratie qui vient du peuple et n’a aucun intérêt à se mêler à l’autre. Les castes nobles peuvent se rajeunir et, comme on disait au grand siècle, fumer leurs terres, par l’introduction d’un engrais ou d’un sang nouveau. Mais l’aristocrate de l’esprit, l’homme valeureux, quel qu’il soit, risquerait de perdre l’originalité, la franchise de son talent, la fougue de son caractère au contact d’une société plus calme, plus tranquillement installée dans sa tradition. Le mirage du snobisme risque enfin d’égarer l’homme nouveau et de diminuer l’efficacité de son action, en le couvrant de ridicule. Tout ce que l’on peut demander aux aristocraties anciennes, ainsi qu’aux gouvernements, c’est d’accueillir et d’aider l’aristocrate de la valeur individuelle, au lieu de se liguer contre lui, comme cela se fait presque toujours, avec les faibles et les médiocres, pour l’accabler et pour étouffer sa force.

Le héros de l’avenir, – si rien ne s’oppose à ce qu’il soit un aristocrate de naissance, – il vaudra donc mieux, pour de multiples raisons, qu’il vienne du peuple. Renan, le plus délicat et le plus susceptible de nos aristocrates intellectuels, le disait déjà à la Déesse aux yeux bleus, dans sa Prière sur l’Acropole : « Enseigne-nous que tout vient du peuple !... Apprends-nous l’art d’extraire le diamant des foules impures !... » Ce héros, issu des couches profondes de la nation, n’aura pas peur de la force, parce qu’il la sentira en lui, – ni des sentiments exaltés, ni des passions violentes, parce que sa raison solide connaîtra l’art de les assouplir et de les conduire à des fins excellentes, et qu’enfin il connaîtra tout le prix de l’ordre. Il sera généreux. Il aura du cœur en même temps que de l’esprit. Il saura comme on parle au peuple, et quelles visions du futur on peut, sans danger, faire flotter devant ses yeux, pour décupler son effort. Il n’aura pas peur non plus de se mettre, parfois, à la tête des revendications révolutionnaires, parce qu’il sera convaincu que la révolution elle-même doit trouver sa place dans un État bien réglé...

En exaltant les élites, en montrant par quelles sélections lentes elles se préparent, quelles disciplines morales, intellectuelles et religieuses leur sont nécessaires, M. Paul Bourget, un des premiers, sinon le premier, aura rendu possible ce héros de la France renaissante. Même aux heures les plus sombres, alors que le spectacle des mœurs publiques et politiques pouvait faire perdre cœur aux plus fermes, il montrait sous l’apparence de la corruption générale, à côté de maladies trop réelles et trop inquiétantes, les éléments demeurés sains, les antiques vertus du terroir toujours vivantes, les énergies tenues en réserve pour les jours de crise. En prévision de la catastrophe qui allait venir, il a présenté, à toute une jeunesse marquée pour le sacrifice, l’image d’une France qui mérite que l’on meure pour elle. Des armées de jeunes hommes ont accepté et suivi les directions de ce grand guide spirituel. Ce que plusieurs m’ont dit, ce qu’ils m’ont écrit en des minutes tragiques, alors qu’ils sentaient déjà dans leurs cheveux le souffle de la mort, – ces confidences me permettraient déjà de l’affirmer, si ce n’était l’évidence même.

À côté de ses titres littéraires, celui-là est certainement le plus grand qui désigne Paul Bourget à la reconnaissance du pays. Avec la France unanime, nous pouvons saluer en lui un des grands artisans de la victoire.

 

 

 

Louis BERTRAND, Idées et portraits,

Plon, 1927.

 

 

 

 

 

 

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