La conservation de la foi

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri BOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il faut savoir gré à M. L. Dugas d’avoir, dans son intéressant article sur la Dissolution de la foi (no de septembre de cette Revue), si nettement proclamé, après Secrétan 1, que la religion mérite de n’être pas ignorée, de n’être pas traitée par le silence et le mépris ; et que ses adversaires ont le devoir de l’étudier, s’ils ont le droit de la rejeter.

On ne peut aussi que louer les déclarations si nettes par lesquelles il « met au-dessus de tout la loyauté et la franchise de parole » (p. 229, 250). Un pareil éloge ne devrait pas avoir lieu de se produire. Les sentiments qu’exprime M. Dugas devraient être vulgaires parmi tous ceux qui tiennent une plume et qui exercent « le sacerdoce de la parole ou de la pensée ». Et néanmoins, par le temps qui court, on est tout heureux de les rencontrer chez un auteur qui s’occupe de religion.

J’applaudis enfin de tout cœur à la condamnation sévère, mais juste, que porte à plusieurs reprises M. Dugas sur le symbolisme religieux. Cet éloignement pour le symbolisme religieux est d’ailleurs la conséquence directe du besoin de logique, de clarté et de sincérité que j’ai déjà relevé et loué chez lui. Je ne juge ici personne, et je ne nie pas qu’il ne puisse y avoir tel penseur fort loyal parmi les adeptes du symbolisme religieux. Mais il arrive parfois qu’un écrivain, parfaitement sincère quant à lui, adopte des théories qui contiennent en elles-mêmes des germes de déloyauté et qui, logiquement, se rattachent à un certain manque de franchise. Le symbolisme religieux est une de ces théories. M. Dugas la repousse à bon droit (p. 228-229, 233-234, 243-249). Cette condamnation vient bien à son heure après le succès retentissant de l’Esquisse d’une philosophie de la religion de M. Aug. Sabatier, – ouvrage remarquable et fort intéressant, mais qui n’est en somme qu’une tentative d’importation et de vulgarisation en France du symbolisme religieux allemand. M. Dugas est même dur pour les symbolistes ; car il n’hésite pas à écrire que « leur prétendue hardiesse et largeur d’esprit est faite d’inconséquence ou de naïveté, de subtilité ou de mauvaise foi » (p. 233-234).

Est-ce à dire que je puisse donner mon adhésion à toutes les idées de l’honorable écrivain ? Il en serait tout le premier étonné, et il me permettra, après avoir indiqué quelques-uns des points où je me réjouis d’être en plein accord avec lui, d’en discuter quelques autres où ma pensée s’écarte sensiblement de la sienne. Lui-même s’est exprimé en ces termes : « Met-on au-dessus de tout la loyauté et la franchise de parole ? On constate alors avec un découragement profond l’inutilité des efforts que font, pour s’accorder seulement sur les termes du plus obscur des problèmes, des esprits sincères, mais inégalement préparés et qui ne parlent pas la même langue » (p. 229). Je crois bien que M. Dugas et moi nous pouvons revendiquer tous les deux la qualification d’esprits sincères ; je la lui donne, lui ne me la refusera pas ; mais peut-être sommes-nous « inégalement » ou diversement « préparés » ; peut-être ne parlons-nous pas « la même langue ». Peut-être ne réussirai-je qu’à faire éprouver une fois de plus à M. Dugas le « découragement profond » dont il se plaint et que je ne suis pas sans avoir plus d’une fois ressenti moi-même... Risquons-nous cependant. Dût-on ne pas réussir à s’accorder ni même à se comprendre, il est toujours utile d’essayer. Pour arriver à ce but poursuivi par M. Dugas : « que la religion ait pour tous les esprits un sens défini, et qu’elle soit examinée par tous directement et en elle-même » (p. 252), la libre discussion est indispensable. M. Dugas lui-même nous y convie.

À la thèse qu’il a défendue : l’inévitable dissolution de la foi religieuse positive, je voudrais opposer une autre thèse, celle de la conservation légitime d’une foi religieuse bien comprise, philosophiquement établie, rationnellement et moralement épurée.

À la thèse qu’il a défendue : ou bien le catholicisme ou bien la libre pensée, et, le catholicisme étant impossible, la nécessité de la libre pensée, je voudrais opposer une autre thèse, celle de la possibilité et de la nécessité d’un christianisme intérieur et mystique, affranchi de la tradition ecclésiastique et aussi éloigné de la libre pensée irréligieuse que du catholicisme historique. Je n’ignore pas que cette thèse heurtera beaucoup de préjugés. « La situation historique du christianisme en France est telle, écrivait naguère M. Henry Bérenger, que tout retour à l’esprit chrétien semble devoir aboutir au catholicisme. La fatalité des révolutions a fait que chez nous le problème n’est pas posé entre le protestantisme et le catholicisme, comme dans les peuples anglo-saxons, mais entre le catholicisme et la libre pensée. L’immense majorité des Français veut une religion autoritaire ou pas de religion du tout 2. » Il s’agit de savoir si « l’immense majorité des Français » a raison, si la « fatalité des révolutions » a bien « posé le problème », si le fait coïncide avec le droit, si un philosophe n’a pas la permission et l’obligation de rétablir les questions sous leur vrai jour et de critiquer les préjugés séculaires.

 

 

I

 

M. Dugas commence par exposer et critiquer la doctrine du « formalisme religieux ».

Le mot religion, assurent les partisans de cette théorie, comporte une définition assez large pour que la foi des humbles et la philosophie des sages puissent y trouver place. Il faut distinguer entre la religion rationnelle ou idéale (ce sera celle des sages) et les religions historiques ou réelles (ce seront celles des humbles). De même que l’on distingue souvent dans la loi morale deux termes : la forme qui est immuable, universelle, identique à elle-même, et la Matière qui varie, change avec les temps et les lieux, de même il faut distinguer dans la religion deux éléments : un élément éternel, à savoir sa forme ou son esprit, et un élément périssable, sa matière ou son contenu. De ce point de vue, toutes les religions sont vraies, et toutes sont fausses. Ce qui importe, ce n’est pas la matière à laquelle s’attache le sentiment religieux, c’est le sentiment religieux lui-même. Les philosophes n’ont pas le droit de dédaigner la religion du peuple, si mêlée qu’elle soit de superstitions grossières. Ils ont mieux à faire, ils ont à interpréter « le langage des simples », « ces bons vieux mots, un peu lourds, comme dit Renan, mais expressifs et respectables ». Le philosophe peut admettre, en interprétant, la religion du peuple. Que le peuple, à son tour, ne s’effarouche pas des libertés de la critique et des négations raisonnées de la science. « Ainsi, conclut la théorie résumée par M. Dugas, toutes les religions se confondent en une, laquelle consiste à adorer, sous le nom de Dieu, soit l’ordre des choses, la raison qui éclate dans tout ce qui est, soit particulièrement la raison humaine, qui produit ces œuvres marquées du sceau divin : la science, l’art, la moralité... La religion a changé d’objet sans changer de nature. Nous la concevons toujours comme la communication de l’âme avec Dieu, mais nous ne croyons plus que cette communication ait lieu d’une façon matérielle et sensible, par la voie du miracle ; nous disons que Dieu se révèle à nous d’une façon naturelle, dans l’adoration en esprit et en vérité, « dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu’elles atteignent..., dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai » (Renan). Ainsi toutes les religions tendent à l’idéal ; elles ne diffèrent que par la manière de le concevoir. Le Christ disait : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père. Les esprits, arrivés au dernier terme de l’évolution religieuse, au lieu de mépriser les antiques croyances, se tournent de même avec sympathie vers ceux qu’ils laissent en arrière sur le chemin parcouru » (p. 230-231).

Telle est la conception que M. Dugas caractérise avec justesse comme la doctrine du formalisme religieux : il y voit la conception du « libéralisme protestant ou catholique ». Qu’en pense-t-il lui-même ? et que devons-nous en penser ?

Il la blâme en partie et l’approuve en partie : pour nous, nous la rejetons entièrement.

Il approuve la définition et la conception de la « religion rationnelle » : « Rien de plus acceptable, dit-il (p. 231), qu’une telle définition de la religion. » Après avoir exposé cette définition, il croit pouvoir dire que c’est le « concept philosophique de la religion qui vient d’être posé » (p. 232).

Toutefois il objecte que les formalistes « font la philosophie des religions et oublient leur histoire, substituent une vue de l’esprit à la réalité des faits ». « La religion, ajoute-t-il, vidée de son contenu, n’est plus la religion ; c’en est “l’analogue”, si l’on veut, ce n’est plus “la chose même”. On nous donne comme “l’équivalent” de la religion “le culte pur des simples et bonnes choses”. On convient d’appeler religieux “les hommes prenant la vie au sérieux et croyant à la sainteté des choses”, et irréligieux “les hommes frivoles, sans foi, sans morale” (Renan). Rien de plus nominal et arbitraire. On ne peut s’en tenir à la doctrine du formalisme religieux, à cet idéalisme complaisant et vague. La religion n’est pas une tendance, mais un fait ; elle se matérialise dans les dogmes, les institutions et les mœurs ; négligera-t-on ces faits ? Les tiendra-t-on pour indifférents ? Non. Il faut étudier ces religions positives, qu’on nous présente tour à tour comme la déformation et l’image de la religion éternelle ; il faut être pour elles ou contre elles » (p. 231-232).

Oserons-nous insinuer que M. Dugas, en ses objections, se montre peut-être encore imprégné de l’esprit catholique ? Il cite lui-même (p. 228) ce mot de Renan : « Le catholicisme, pour l’immense majorité de ceux qui le professent, n’est plus le catholicisme ; c’est la religion. » Renan aurait pu ajouter : pour l’immense majorité de ceux qui ont professé le catholicisme et ne le professent plus, ou même qui, sans l’avoir professé, sont nés ou ont vécu dans un milieu catholique. En somme, une religion positive n’est plus une religion positive, pour M. Dugas, si elle ne se présente pas à nous comme une communication produite d’une manière matérielle et sensible, si elle n’est pas un gros fait visible et tangible, si elle ne se matérialise pas « dans les dogmes, les institutions et les mœurs » (p. 231-232). C’est ainsi qu’un peu plus loin, cherchant à « découvrir la subordination des éléments de la foi », il cite d’abord, comme ce qu’il y a de moins important, « les croyances qui se rapportent à la théologie pure », puis « l’empreinte de la religion sur les croyances morales », enfin les croyances « qui ont cessé d’être réfléchies et ont passé à l’état de rites et de pratiques » (p. 246) et qui, d’après lui, sont « les plus persistantes ».

Mais surtout il me semble que M. Dugas ne répond guère à la thèse formaliste qu’il a fort bien exprimée lui-même. Son objection est en effet la suivante : « Il faut remarquer que réduire les religions à leurs traits essentiels, les faire rentrer toutes dans une définition générique, faire abstraction de leurs dogmes et ne retenir que leur esprit, et encore interpréter librement cet esprit, le dégager des superstitions qui l’altèrent, c’est faire la philosophie des religions et oublier leur histoire, c’est substituer une vue de l’esprit à la réalité des faits. Rien de plus nominal et arbitraire... La religion est un fait... Négligera-t-on ces faits ? Les tiendra-t-on pour indifférents ? » (p. 231-232) Mais lorsque M. Dugas écrit ces lignes, n’oublie-t-il pas qu’il a lui-même mis par avance cette réplique dans la bouche des formalistes : « Certes, le penseur qui n’accorde qu’une valeur relative à toutes les religions, alors que chacune d’elles a prétendu être en possession de la vérité absolue, interprète librement les mots de la langue commune et en force le sens. Il ne se trompe pas, cependant, au moins nécessairement, par cela seul qu’il substitue ses idées à celles du vulgaire, et qu’il assigne au sentiment religieux une fin que ce sentiment aurait longtemps poursuivie et poursuivrait encore sans la connaître et sans l’atteindre. On a le droit, en effet, de philosopher sur les faits » (p. 230). Ces assertions ne demeurent-elles pas intactes ? Ceux que combat M. Dugas les répéteront, et ils continueront : nous ne négligeons pas du tout les faits, comme vous nous en accusez ; nous ne les tenons pas pour indifférents ; nous laissons à la foule qui en a besoin cette religion grossière et matérielle dont l’image vous obsède ; et nous, nous prenons pour nous la philosophie, oui, la philosophie, c’est-à-dire l’âme de vérité de cette religion ; nous ne substituons pas une vue (arbitraire, fantaisiste, fausse) de l’esprit à la réalité des faits ; nous dégageons la vérité vraie et réelle des prétendus faits. Vous nous dites : « Il faut étudier ces religions positives, qu’on nous présente tour à tour comme la déformation et l’image de la religion éternelle, il faut être pour elles ou contre elles » (p. 232). Mais nous ne nous abstenons pas de les étudier, et nous ne croyons pas mériter ce rappel à l’ordre. D’ailleurs, il n’y a nulle contradiction dans notre attitude. Vous nous accusez de présenter les religions positives tour à tour comme la déformation et l’image de la religion éternelle : mais tout dépend du point de vue. Si on prend les religions positives au sens absolu, elles sont la déformation de la religion éternelle, et alors nous sommes contre elles. Si on prend les religions positives au sens relatif, elles sont l’image de la religion éternelle, et alors nous sommes pour elles.

La critique de M. Dugas me paraît donc insuffisante. J’irai plus loin que lui, et je me hasarderai à déclarer que la définition de la religion éternelle jugée par lui « acceptable » est inacceptable ; que « le concept philosophique de la religion » qu’il a « posé » après et avec beaucoup d’autres penseurs n’est pas le vrai concept philosophique de la religion.

Tout d’abord, la doctrine du formalisme religieux, imaginée pour réaliser l’entente entre le peuple et l’élite, ne se montre guère capable d’atteindre le but pour lequel elle a été élaborée. Le penseur « n’accorde qu’une valeur relative à toutes les religions », c’est M. Dugas qui le dit, « alors que chacune d’elles a prétendu (et nous ajoutons : prétend) être en possession de la vérité absolue ». Laissons de côté ces mots, sujets à équivoque et propres à entretenir l’équivoque, de vérité relative et de vérité absolue. En définitive, il n’y a pas deux espèces de vérité : il n’y en a qu’une. Il n’y a pas de vérité relative. La certitude est relative, la connaissance est relative : la vérité est ou n’est pas ; elle ne peut être qu’absolue. Donc la foule croit que les religions sont vraies, vraies tout court. Le penseur croit que les religions sont fausses ; il consent seulement à voir dans ces erreurs les images inexactes et inadéquates, les symboles grossiers sous lesquels on peut représenter la vérité. Eh bien ! je dis qu’il n’y a pas entente, qu’il n’y a pas communion des âmes. Je dis que nous sommes ramenés à l’ésotérisme et à l’exotérisme. Voilà la conclusion qui découle de la doctrine des deux vérités : la vérité relative et la vérité absolue. Contre cette aristocratique doctrine, n’est-on pas fondé à maintenir la vérité une pour toutes les intelligences, pour tous les esprits et pour tous les cœurs ? Aussi bien, quelques pages plus loin, M. Dugas ne prononce-t-il pas sur le symbolisme cette sentence sévère de condamnation que nous avons déjà relevée et louée ? Et qu’est-ce, en définitive, que le symbolisme religieux, sinon le formalisme, flanqué de l’ésotérisme et de l’exotérisme ?

Allons plus loin. La doctrine du formalisme religieux n’est pas aussi dépourvue d’incohérence qu’on le souhaiterait. La religion, nous dit-elle, « renferme un élément éternel, à savoir sa forme ou son esprit, et un élément périssable, sa matière ou son contenu » (p. 229). Il est déjà singulier de juxtaposer comme des termes synonymes les mots forme et esprit. À la bizarrerie se joint la contradiction quand nous lisons, quelques lignes plus bas : « L’esprit en elles toutes (il s’agit de toutes les religions) est le même : seules, la lettre, la forme, l’imagerie sont relatives et changeantes. » Ici, l’esprit et la forme ne sont plus synonymes, ils sont opposés. « Les formalistes » feraient bien de s’entendre avec eux-mêmes et entre eux pour adopter une terminologie plus satisfaisante et plus ferme.

Dieu, nous dit-on, est « la catégorie de l’idéal, c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l’idéal, comme l’espace et le temps sont les catégories, c’est-à-dire les formes sous lesquelles nous concevons les corps » (Renan). S’il en est ainsi, je me demande ce que peut être la religion des philosophes. Car, enfin, les catégories, les formes de notre sensibilité ou de notre entendement existent-elles en l’air, même pour des philosophes, sans s’appliquer à une matière ? Que deviendrait la loi morale aux yeux de l’individu, même philosophe, pour lequel elle se réduirait à la forme pure et simple de l’obligation, sans que jamais aucun acte spécial fût envisagé comme obligatoire ? À ce point de vue-là, je comprends et j’approuve la critique de M. Dugas : « La religion, vidée de son contenu, n’est plus la religion... Rien de plus nominal et arbitraire. On ne peut s’en tenir à la doctrine du formalisme religieux » (p. 231). Seulement, je ne dirais pas que cette « religion vidée de tout contenu » est « l’analogue » ou l’« équivalent » de la religion : elle n’en est que la forme.

« La religion, dit encore M. Dugas dans son exposition du formalisme, renferme un élément éternel, à savoir sa forme ou son esprit, et un élément périssable, sa matière ou son contenu ; PAR SUITE, entre la religion du philosophe et celle du vulgaire, resté fidèle aux anciennes croyances, il n’y a que la différence, d’ailleurs énorme, qui sépare le point de départ et le terme d’une même évolution » (p. 229). Ce PAR SUITE m’intrigue. Je n’aperçois pas la Conséquence logique. Je vois bien que la différence entre la religion du Philosophe et celle du vulgaire est « énorme ». Je ne vois pas trop, en revanche, comment on peut assigner une forme remplie de son contenu pour point de départ à une évolution dont le terme doit être une forme pure, vide, stérile.

Allons plus loin. Dans l’exposition même de la doctrine en discussion, usant d’une comparaison que M. Dugas n’emploie pas, j’ai rapproché le formalisme religieux du formalisme moral. C’était à dessein. Il me paraît en effet impossible d’admettre la théorie simpliste qui se borne à distinguer dans la loi morale deux termes : la forme éternelle et universelle, et la matière variable et changeante. Il en résulterait que la forme devrait s’appliquer toujours à des erreurs, et que toujours des erreurs, de pures erreurs (à remplacer bientôt par d’autres erreurs) devraient être estampillées de l’étiquette : obligation. On arriverait au scepticisme moral et à une conception passablement pessimiste de la connaissance. Que faire donc ? On ne peut nier pourtant les variations de la conscience morale, les erreurs même ? Sans doute. Mais il n’y a, pour résoudre la difficulté, qu’à pousser un peu plus loin l’analyse et à distinguer dans la loi morale non pas deux, mais trois éléments : 1o la forme (obligation) ; 2o la matière (justice et charité), qui est aussi universelle, éternelle, invariable que la forme et qui, aussi bien que nous, régit les purs esprits, s’il y en a, et les êtres munis d’une forme de sensibilité autre que notre forme spatiale ; 3o les applications particulières de cette forme et de cette matière à notre monde spatial, contingent : c’est là que les erreurs peuvent se produire et qu’elles se sont produites en fait – en fait, mais non pas nécessairement, car il peut y avoir des applications particulières exactes comme il peut y en avoir d’inexactes. – Appliquant des considérations analogues au formalisme religieux, je dirai : À quelle étrange situation nous réduisez-vous ? D’une part, le contenu, la matière de l’obligation ne peut être qu’erreur ou ne peut avoir qu’une « vérité relative », ce qui revient au même ; d’autre part, la forme, seule éternelle, immuable et absolue, ne peut jamais être saisie par nous qu’appliquée à une matière et engagée, enfoncée, enfouie dans une matière ! Si l’on a une telle opinion de la forme, peut-on avoir une telle opinion de la matière ? Peut-on admettre que la forme de la religion étant éternelle, et absolue, et fondée, et vraie, elle soit seule tout cela, et que la matière soit tout entière et irrémédiablement erronée ? Et l’évolution ne change rien à la chose ; car, après tout, si on ne doit pas sortir de l’erreur, peu importe de rester toujours dans la même erreur particulière, ou de passer d’une erreur particulière à une autre erreur particulière. On devrait donc pouvoir distinguer entre la forme de la religion, sa matière éternelle, ses applications contingentes, susceptibles d’erreur, mais non pas forcément erronées. Le peut-on ? et le veut-on ?

Sera-ce être injuste et sévère que de conclure : la doctrine du formalisme religieux n’est vraiment pas soutenable ?

Sortons du formalisme religieux. Usons du « droit de philosophier sur les faits ». Il y a certainement, dirons-nous, des éléments communs à toutes les religions positives. Si l’on veut dégager et apprécier l’essence de la religion, ce sont ces éléments qu’il convient de dégager et d’étudier : dans quelle mesure sont-ils acceptables ? et dans quelle mesure sont-ils conservés et maintenus par la définition de la « religion dite rationnelle » ?

Dans tous les temps et chez tous les peuples, le sentiment religieux se manifeste par l’adoration d’êtres supérieurs, que l’homme suppose plus ou moins nombreux, multiples ou réduits à l’unité, qu’il se représente plus ou moins puissants et parfaits, que son imagination incarne dans des êtres vivants ou dans des objets inanimés ou que sa raison éclairée conçoit comme de purs esprits, et auxquels il attribue la volonté et le pouvoir d’influer sur sa destinée. Cette divinité, une ou multiple, l’homme éprouve pour elle un sentiment mélangé d’amour, de respect et de crainte, il ressent le besoin de se mettre en communication avec elle, soit pour implorer son secours, soit pour la contempler et l’adorer. Il lui rend un culte conforme à la conception qu’il se fait d’elle, à la nature et aux qualités qu’il lui attribue. Chez les peuples inférieurs, cette conception de la divinité est grossière : les divinités sont faites d’appétits et de passions, on ne peut obtenir leur protection et leurs faveurs ou conjurer leur malveillance qu’en s’adressant à leur intérêt, et en flattant leur vanité ou en s’humiliant devant leur orgueil, en les comblant de cadeaux et d’hommages. Chez les peuples supérieurs, la conception de la divinité s’élève et s’épure, elle donne naissance à des religions plus dignes des êtres qui en sont l’objet. Mais toutes les religions qu’a possédées et que possède encore l’humanité ont un trait commun : c’est d’envisager la divinité comme une personne, ou comme une société de personnes ; c’est de la définir anthropomorphiquement. La personnalité divine est le principe essentiel de la religion, de toute religion. Or, si l’on veut démontrer scientifiquement ou philosophiquement que la foi à l’existence d’un Dieu conçu anthropomorphiquement, comme une personne, est absurde, je suis prêt à entendre cette démonstration dont je n’ai pas encore le moindre soupçon. En attendant, j’avancerai que la preuve idéaliste de l’existence d’un Dieu personnel est très satisfaisante et très forte.

Pour qui admet la légitimité de l’anthropomorphisme religieux, il est bien clair que la doctrine du formalisme ne saurait plus se soutenir ni même se proposer. La critique de M. Dugas se confirme en prenant un sens plus profond : « Rien n’est plus arbitraire. » Que dis-je ! rien n’est plus étranger, rien n’est plus contraire au vrai sentiment religieux. Dieu n’est pas la catégorie de l’idéal : il existe en tant qu’être réel. Dieu n’est pas une catégorie : il est une personne. Il n’y a pas plus de catégorie du divin qu’il n’y a de catégorie de l’humain. Le sentiment religieux doit être comparé non pas aux rapports de notre esprit et de notre connaissance avec une forme abstraite comme l’espace et le temps ou même comme l’obligation, mais aux rapports de notre moi concret tout entier avec des êtres concrets personnels, tels que nos semblables. La religion doit être conçue non pas sous un aspect rationnel, formel et abstrait, mais sous un aspect concret, psychologique et social. Il en est du sentiment religieux comme du sentiment social. Il en est des relations de l’homme avec Dieu comme des relations d’un individu humain avec les autres individus humains : la catégorie de l’obligation régit nos relations religieuses comme elle régit nos relations sociales.

M. Dugas, résumant la doctrine du formalisme religieux, écrit : « La religion est un fait humain, et, comme telle, est vouée au changement et au progrès » (p. 229). Sans doute, répliquerai-je, mais il faudrait ajouter qu’elle est aussi, pour ceux qui y croient, un fait divin. Dieu est bien mentionné, sans doute, dans l’article de M. Dugas, mais, d’une manière générale, aussi bien lorsque l’auteur parle en son propre nom que lorsqu’il résume les idées d’autrui, il n’a pas l’air de supposer un seul instant qu’un esprit scientifique ou philosophique puisse admettre et prendre au sérieux l’existence objective et l’activité d’un Dieu personnel. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il ne fait qu’imiter en ce point le parti pris d’un grand nombre des représentants actuels de la science moderne des religions. Et, chose curieuse, lui qui n’aime pas les théologiens protestants et qui condamne sévèrement les symbolistes, s’accorde ici à merveille avec le théologien symboliste protestant, M. Aug. Sabatier.

Ailleurs, M. Dugas écrit : « La foi doit être définie non par l’objet auquel elle s’attache, mais par les sentiments et les habitudes d’esprit qu’elle engendre » (p. 243). Cette définition est inadmissible pour qui croit à l’existence et à la personnalité de Dieu. La religion, dira-t-il, doit être définie par les deux termes : sujet et objet, l’homme et Dieu : elle consiste dans leurs relations réciproques. Donnons à la définition « psychologique » de M. Dugas son vrai nom ; ce n’est pas tant une définition « psychologique » qu’une définition purement « subjective », une définition qui écarte, qui nie Dieu. Nous voulons bien, certes, qu’on établisse la philosophie de la religion sur la psychologie et l’histoire ; mais quand nous proclamons que la religion doit être envisagée à la lumière de la psychologie et de l’histoire, nous entendons qu’il faut s’en faire une idée à la fois psychologique (subjective) ET historique (objective).

Ailleurs encore M. Dugas écrit : La religion est par définition un fait social, une communion d’âmes. La plus grave des peines édictées par les codes religieux est l’excommunication, et les âmes les plus religieuses sont en effet celles qui ne peuvent souffrir l’isolement intérieur, et « aiment mieux, comme dit Renan, se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l’humanité » (p. 232). Soit. Mais cette définition laisse de côté l’essentiel : la religion est par essence un fait social dans ce sens qu’elle est communion d’âmes entre les individus humains et.... la personne divine. Elle est une communion des hommes entre eux, je n’y contredis pas, mais une communion réciproque des âmes humaines... en Dieu et par Dieu.

C’est ce qui nous explique cette constatation étonnée de M. Vacherot : « Chose curieuse, dit-il, le fait religieux, si clair, si éclatant, dans l’histoire, devient obscur pour l’analyse psychologique, qui ne parvient pas à trouver à la religion son objet à part, sa fonction propre dans le développement total de la nature humaine. Dans l’histoire, la religion embrasse et domine tout ; elle est tout, par cela même qu’elle donne à tout son caractère et son nom. Dans la conscience, elle semble insaisissable ; du moment qu’on y cherche la faculté de l’esprit ou de l’âme qui lui correspond, on ne trouve plus rien que des mots vagues dont la critique ne saurait se contenter. » C’est qu’il n’y a pas une faculté spéciale qui corresponde au fait religieux. Il n’y a pas une « conscience religieuse » comme il y a une conscience morale. Il n’y a pas une faculté religieuse comme il y a une faculté esthétique. Les relations religieuses comme les relations sociales impliquent le moi tout entier ; car elles ne sont pas autre chose que les relations du moi tout entier (sentiment, intelligence, volonté) avec un autre moi tout entier : le moi divin.

La religion a toujours été conçue par tous les hommes religieux, par tous les croyants simples et naïfs de toutes les religions, comme un ensemble de relations entre la personne humaine et la personne divine. Qu’est-ce à dire ? C’est que si, en un sens, il y a une « religion naturelle », base de toutes les religions positives, dans un autre sens l’expression « religion naturelle » est contradictoire dans les termes, car il n’y a pas de religion là où il n’y a pas du tout de surnaturel. Si l’activité de Dieu ne se manifeste que par la série des causes secondes dans lesquelles il est présent comme leur cause efficace, si on s’interdit et si on interdit de lui attribuer aucune action particulière et libre qui s’engrènerait dans cette série, en un mot si on refuse à Dieu toute action libre et particulière sur le monde et sur l’âme humaine, n’est-ce pas la même chose que si on « assimilait Dieu à la force universelle des panthéistes, que si on le dépouillait, relativement à nous, de sa personnalité, que si on l’éloignait de la conscience, que si on le lui rendait comme étranger et inutile 3 » ? Je ne nie pas qu’il n’y ait en un sens une « révélation naturelle ». Mais un Dieu qui ne se révèle que d’une façon naturelle est un Dieu qui ne se révèle pas pour la piété, qui ne se révèle pas religieusement. Si Dieu est une personne, il doit se révéler à la façon des personnes ; le surnaturel, le miracle est un postulat, un élément essentiel de la religion.

M. Dugas ne veut pas du miracle. Il a l’air de considérer comme un axiome « l’impossibilité a priori du miracle » (p. 243). Pourquoi ? N’y a-t-il pas là un parti pris, un préjugé ? N’est-ce pas parce qu’il voit dans le miracle « une violation des lois de la nature » ? C’est ce qui semble résulter du passage où la perte de la foi nous est représentée comme une « révolution intellectuelle » qui « consiste », entre autres, « à faire rentrer le miracle dans les lois de la nature » (p. 242). Un grand nombre d’écrivains ne cessent, en effet, de raisonner contre ceux qui croient à une action divine, soit dans la nature, soit dans l’histoire, comme si cette action était nécessairement pour eux une violation périodique, ou une suspension intermittente, ou une modification momentanée des lois de la nature, comme si elle se ramenait à une série d’interventions par lesquelles Dieu, après avoir établi un ordre primitif de l’univers, bouleverserait ou remplacerait cet ordre de temps en temps. Mais la conception du miracle comme violation des lois de la nature n’est pas la seule conception du miracle qu’on puisse se faire et qu’on se soit faite. On peut le concevoir comme une action spéciale de la personnalité libre de Dieu se servant des lois naturelles comme la liberté humaine s’en sert, sans les violer, et amenant toutefois des résultats que l’action générale des lois, sans intervention de la volonté spéciale de Dieu, n’aurait pas à elle seule produits : M. Rabier, MM. Renouvier et Pillon, estiment que la possibilité du miracle ainsi entendu est inattaquable a priori.

M. Dugas écrit : « À proprement parler, le miracle n’existe que pour nous ; la dérogation aux lois naturelles n’est conçue comme telle que par des esprits ayant la notion d’un monde régi par des lois. Le miracle n’était point un sacrifice imposé à la raison des premiers croyants, il était une conception de leur raison même » (p. 230). Et c’est fort bien dit. Donc, autrefois, disons avant Descartes (puisque c’est en somme à lui, comme l’a dit M. Liard 4, que remonte la vraie et complète notion scientifique de loi de la nature), on ne concevait pas le miracle comme « une dérogation aux lois naturelles ». Cependant on le concevait bien d’une certaine façon, puisque enfin on en parlait et puisque M. Dugas nous assure que « le miracle était une conception de la raison même des premiers croyants ». Il était donc possible de concevoir alors le miracle autrement que comme une dérogation aux lois. Pourquoi ne serait-ce pas possible maintenant ? – Parce que nous avons maintenant la notion des lois, et que, dès que nous avons cette notion, nous ne pouvons faire autrement que de mettre le miracle en relation avec elle, et que le miracle ne peut être mis en relation avec elle sans apparaître aussitôt comme une violation des lois ? – C’est ce que je conteste. Reprenons. Comment concevait-on le miracle à l’époque où on ne le concevait pas comme une dérogation aux lois ? On le concevait comme le fruit d’une action spéciale de la liberté divine amenant une dérogation au cours habituel et au cours spontané, fatal des choses. Pourquoi ne pourrait-on plus conserver cette conception aujourd’hui ? Et quelle difficulté y a-t-il à concevoir une action spéciale de la liberté divine employant sans les violer les lois 5, et amenant une dérogation, non pas aux lois, mais, ce qui est bien différent, au cours habituel et au cours spontané, fatal, des choses ? On dit que la nécessité en quelque sorte professionnelle est imposée à la science d’éliminer partout le miracle, comme inconciliable avec le déterminisme universel qu’elle a précisément pour mission d’établir. Assurément. Mais il en est de même pour la liberté humaine. Cela veut-il dire que la science a réussi ou ne réussira jamais à éliminer complètement la liberté humaine de la réalité ? La cause du miracle est identique à celle de la liberté. Un déterministe rejettera cette conception, soit 6 ; mais quelle objection un partisan de la liberté pourra-t-il lui opposer 7 ? Et, d’autre part, le déterminisme universel n’est pas définitivement et péremptoirement démontré.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que M. Dugas manque la distinction si importante dans ces matières entre le surnaturel physique et le surnaturel moral. Il oppose, en effet, la communication de l’âme avec Dieu qui « a lieu d’une façon matérielle et sensible, par la voie du miracle », et celle qui a lieu « d’une façon naturelle ». Il ne voit pas que la révélation pourrait s’exercer d’une façon surnaturelle qui ne serait pas matérielle, ni sensible, mais purement mentale, spirituelle. Ceux qui croient en Dieu comme en un esprit personnel peuvent très bien accorder à ce Dieu une action à la fois objective et intérieure à l’esprit créé ; intérieure, c’est-à-dire s’exerçant sans miracles physiques. Le dilemme de M. Dugas manque donc de force contraignante. Il voudrait nous amener à choisir entre le miracle physique, principal et même seul mode de révélation, et la pure révélation naturelle. Ne pouvons-nous pas lui répondre : tertium et même quartum datur ? Il y a, en effet, le surnaturel moral, et l’on peut, refusant dans les deux cas de se contenter de la pure révélation naturelle, ou bien rejeter la révélation par le miracle physique pour ne conserver que la révélation par le surnaturel moral, ou encore conserver le miracle physique, mais pour ne lui accorder qu’une place inférieure, secondaire, subordonnée, et mettre au premier plan le surnaturel moral. Le surnaturel moral suffit assurément pour conserver l’essence du christianisme, puisqu’il suffit pour conserver l’inspiration des prophètes, du Christ, des apôtres, puisqu’il suffit pour garantir le vrai mysticisme essentiel et indispensable à la piété authentiquement chrétienne, « le témoignage du Saint-Esprit ». Or ce surnaturel moral est, encore plus que le miracle physique, inattaquable à la science et à la philosophie.

Étant données la présence et la puissance du mal (mal physique et mal moral) dans le monde, un penseur qui croit à l’existence objective d’un Dieu personnel et qui admet la possibilité du miracle sera bien aisément conduit à accepter la probabilité, en vérité la nécessité morale de l’intervention de Dieu dans l’histoire. Et alors la doctrine du formalisme religieux sera plus que rejetée et condamnée par lui. Il lui faudra « étudier les religions positives, qu’on nous présente tour à tour comme la déformation et l’image de la religion éternelle » ; car, en vérité, de « religion éternelle », il ne peut pas y en avoir en ce sens. Pas plus qu’il ne peut y avoir en ce sens de « société éternelle ». Il y a les éternelles conditions de toute religion possible : foi en l’existence d’un Dieu personnel, acceptation de la possibilité du miracle. Mais ce ne sont là que les conditions sine quibus non d’une religion : ce ne sont pas là les éléments suffisants d’une religion. Il n’y a et ne peut y avoir que des religions historiques, ou bien il n’y a pas de religion du tout. « Il faut être pour elles ou contre elles. » Il faut se rendre compte que tout ce qu’on présentera au lieu et place des religions historiques ne pourra être que « l’analogue, si l’on veut », ou, plus exactement, « l’équivalent » de la religion, mais ce ne sera plus « la chose même ».

 

 

II

 

À en croire M. Dugas, les religions historiques sont inacceptables au point de vue philosophique, insoutenables au point de vue critique et historique, susceptibles d’être avantageusement remplacées au point de vue psychologique. Peut-être va-t-il un peu vite en besogne ; peut-être les questions sont-elles plus complexes et plus discutables qu’il ne le pense.

Voyons tout d’abord le point de vue philosophique.

« Après tout, dit M. Dugas, ce n’est pas avec la science que les religions doivent s’accorder, ce n’est pas la raison spéculative qu’elles sont tenues de satisfaire ; c’est à un besoin moral qu’elles prétendent surtout, sinon exclusivement, répondre. Que la conscience décide donc seule de la vérité des religions » (p. 234). Sans doute, et nous y viendrons tout à l’heure ; cependant les religions doivent bien, pour pouvoir être admises, ne pas contredire les sciences et ne pas violer la raison spéculative.

Dans un autre paragraphe, M. Dugas décrit les rapports de la philosophie et de la théologie comme il suit : « La philosophie et la théologie peuvent être à la rigueur étrangères l’une à l’autre. La raison humaine reprend à son compte et résout à sa manière les questions philosophiques que la révélation a tranchées ; elle suit sa voie et veut ignorer celle que la théologie a tracée. La théologie, de son côté, pose un dogme révélé qu’elle élève au-dessus de la raison, qu’elle ne prouve donc pas et n’a pas à prouver, dont elle fait seulement ressortir la beauté morale, la suite et l’ordonnance logique » (p. 237). Cette juxtaposition de la philosophie et de la théologie n’est-elle pas inacceptable à toutes deux ? Et n’est-ce pas, au fait, l’une des conceptions des rapports de « la raison et de la foi » qui florissaient au moyen âge ? Mais comment admettre aujourd’hui qu’un seul et même individu puisse diviser ainsi sa pensée en deux compartiments séparés par une cloison étanche ? Comment renouveler la théorie de Pomponace et oser soutenir qu’une chose peut être vraie en philosophie et fausse en théologie, et réciproquement, et oser distinguer entre la connaissance philosophique et la connaissance théologique, dont les résultats également légitimes peuvent se contredire ? Sans compter que c’est peut-être bien une conception erronée, une conception catholique, intellectualiste, de la religion que de la représenter comme « posant un dogme révélé qu’elle élève au-dessus de la raison, qu’elle ne prouve donc pas et n’a pas à prouver, dont elle fait seulement ressortir la beauté morale, la suite et l’ordonnance logique » (p. 237). Prouver ? Évidemment il ne s’agit pas de cela. Le nombre des choses qu’on prouve est du reste si petit en ce monde ! Mais enfin il faut des motifs sérieux – et non pas seulement l’affirmation d’une autorité qui devrait commencer par se légitimer elle-même – pour me faire admettre quelque chose qui est au-dessus de ma raison. Aussi bien, ce n’est pas en cela uniquement ou avant tout que consiste la religion. Elle consiste principalement en une histoire, en des faits : les idées, qui sont sans doute essentielles, ne sont pourtant que l’interprétation, l’application de ces faits, l’indication de leur sens et de leur portée. C’est là, en somme, la signification de l’expression religion historique employée par M. Dugas lui-même (p. 229) comme synonyme de religion positive.

M. Dugas ne cherche pas à montrer que le catholicisme est insoutenable devant la raison. C’est, probablement, que la chose lui a paru trop évidente pour avoir besoin d’être établie, et, sur ce point-là, je n’élèverai aucune objection contre lui. Il tourne tous les coups contre le protestantisme (auquel il joint le « catholicisme libéral »). Il représente le protestantisme comme « une tentative vaine pour concilier la raison et la foi ». Pourquoi vaine ? C’est que M. Dugas, ici comme partout, persiste à identifier la religion ou « la foi » avec le catholicisme. Or, il est évident que le catholicisme est inconciliable avec la raison. Donc le protestantisme, qui n’est qu’une tentative pour concilier la foi (= le catholicisme) avec la raison, est une tentative « vaine ». L’auteur ne prend pas garde que, historiquement et psychologiquement, le protestantisme ne se présente point comme destiné à mettre d’accord, au moyen de compromis, de concessions et d’habiletés, le catholicisme et la raison : le protestantisme se présente, à tort ou à bon droit, mais enfin il se présente comme une protestation de la conscience et du cœur, du sentiment religieux intime et profond, et aussi de la raison elle-même, contre le catholicisme. Et l’auteur oublie d’établir l’axiome, cependant fort contestable, qui est à la base de toute sa théorie : c’est qu’il n’y a et ne peut y avoir au monde qu’une seule et unique « foi » : le catholicisme, foi intangible, privilégiée, foi qui est « un bloc ». C’est une pure assertion, héritée par M. Dugas du catholicisme, mais que, précisément, le protestantisme repousse.

M. Dugas cite ce mot de Renan : « Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer avec les mots, de représenter le christianisme comme n’imposant aucun sacrifice à la raison, et, à l’aide de cet artifice, d’y attirer les gens qui ne savent pas à quoi ils s’engagent. » Mais Renan, dont l’autorité en ces matières est d’ailleurs peut-être un peu suspecte, Renan n’avait en vue que le catholicisme, et si, dans sa phrase, vous remplacez le mot christianisme par le mot catholicisme, elle devient parfaitement exacte. Seulement, quoi qu’en prétende le catholicisme, christianisme et catholicisme ne sont pas deux termes synonymes. Les protestants prétendent être chrétiens, et ils assurent que le catholicisme n’est qu’un christianisme corrompu et dégénéré : est-il évident a priori qu’ils aient tort ? Il est vraiment curieux de constater à quel point des penseurs, sortis du catholicisme, restent encore imbus de l’esprit catholique, et combien de philosophes, prompts à rejeter tous les dogmes de « l’Église » se montrent en revanche dociles à épouser toutes les préventions de cette même « Église » contre les autres confessions : chrétiennes, dociles à favoriser et à défendre la prétention du catholicisme à être la seule et unique religion, à être la religion, le christianisme, le bloc intangible !

Parlons en philosophes, et examinons les idées en elles-mêmes. Pourquoi la tentative de concilier la raison et la foi serait-elle nécessairement une tentative « vaine » ? Cela dépend et de la raison et de la foi que l’on cherchera à concilier. C’est un problème d’espèce. Tenons-nous au point de vue indiqué dans le paragraphe précédent. Il n’y a pas plus de contradictions nécessaires entre la raison et la foi dans le domaine religieux que dans le domaine social, dirons-nous. La conception anthropomorphique de la religion – qui est au fond celle de tous les hommes religieux – lorsqu’elle est bien saisie et suivie jusqu’au bout, élimine la possibilité même de ces contradictions. La contradiction n’apparaît que lorsqu’on veut introduire dans la religion « cet éther métaphysique » dont parle Renan (p. 233), ou, plus exactement et plus précisément, lorsqu’on veut installer dans la religion et amalgamer avec elle une métaphysique substantialiste qui est déjà en elle-même contradictoire et que, de plus, pour redoubler la contradiction, on juxtapose aux affirmations anthropomorphiques de la croyance religieuse : alors, c’est véritablement la contradiction organisée, et une telle théologie est assurément tout ce qu’il y a de plus irrationnel, de plus antirationnel. Mais les philosophes ont-ils bien le droit d’incriminer de ce chef les théologiens ? N’y a-t-il pas quelques philosophes qui sont... théologiens en ce point ? N’y a-t-il pas tels systèmes de philosophie tout aussi inconciliables avec la raison, si ce n’est plus, que tels systèmes de théologie ? – Mais, dira-t-on, la philosophie peut se réviser, se corriger, progresser. – Eh bien ! répliquerai-je, pourquoi pas aussi la théologie ? – C’est que la théologie est immuable, cristallisée ; c’est un bloc intangible. – Pardon, vous parlez là de la théologie catholique, et vous parlez en catholique, en catholique qui l’est encore tout en ne l’étant plus. Le protestantisme estime que la théologie peut être progressive : pourquoi ne le serait-elle pas ? Pourquoi n’y aurait-il pas des variations et des progrès dans les doctrines théologiques aussi bien que dans les doctrines philosophiques, morales, physiques et historiques ? Est-ce que vous, philosophe, vous reprocherez au protestantisme de se faire une conception vraiment philosophique de la théologie ?

Il est vrai que M. Dugas se fonde sur ce que la religion « est par définition un fait social, une communion d’âmes », pour reprocher au protestantisme de faire appel à la raison individuelle et de l’établir comme juge de la vérité religieuse et morale. La religion ne peut exercer une action sociale que par des croyances communes. Ces croyances communes veulent être imposées par une autorité visible et externe, à cause de la faiblesse de la raison et de la conscience humaines. Il faut qu’elles soient élevées au-dessus des opinions individuelles. L’autorité visible et externe qui impose ces croyances ne peut être que celle de l’Église. Donc il faut aller au catholicisme. Donc, ou point de religion du tout, ou bien le catholicisme... Je ne connais que trop ce fameux raisonnement. Mais en vérité je ne puis assez m’étonner qu’en plein XIXe siècle une telle argumentation puisse encore conserver quelque crédit auprès de penseurs détachés du catholicisme, auprès de penseurs qui se disent des « libres penseurs ». Je ne puis assez m’étonner qu’un philosophe ait l’idée de reprocher à des hommes religieux de vouloir faire usage de la raison individuelle et de l’ériger en juge de la vérité. Comme s’il pouvait y avoir une certitude qui ne fût pas individuelle, subjective ! Quand je disais que M. Dugas était au fond imbu d’esprit catholique ! Il nous assure que « le protestant ou le catholique libéral, qui déclare vouloir user de sa raison, se contente de faire à la raison sa part, il ne la prend pas pour règle, mais pour instrument ; il s’en sert pour légitimer, non pour critiquer les croyances. Si la foi théologique contredit la raison, le croyant, même éclairé, l’ignore, parce qu’il ne confronte point la religion avec la Science, parce qu’il la met à part, la juge d’un “autre ordre”. Une “cloison étanche” empêche les idées modernes de se faire jour dans le sanctuaire réservé de son cœur » (p. 232-233). Lorsque M. Dugas tient ce langage, il nous semble que c’est le catholique tout court, le catholique orthodoxe plutôt que le catholique libéral ou protestant, qu’il décrit. Que tels ou tels protestants n’usent pas ou n’usent que timidement et à regret de la raison individuelle, ne fassent qu’un usage restrictif de la raison, trahissent un parti pris regrettable ou même une perversion du jugement et un esprit sophistique, c’est assurément un fait. Mais savez-vous comment ces protestants-là sont désignés par leurs adversaires protestants plus éclairés ? Ils sont couramment traités de catholiques. Eh oui, il y a des catholiques même parmi les protestants. Mais les libres penseurs n’ont pas le droit de jeter la première pierre, puisqu’il y a des catholiques même chez les libres penseurs. Il y a des catholiques parmi les protestants..... Qu’est-ce que cela prouve ? Ces protestants catholiques ont tort non pas de proclamer qu’il faut user de la raison individuelle, mais d’en user peu ou mal ou point et de ne pas conformer leur pratique à leur théorie. Un philosophe ne saurait admettre que la « communion des âmes » doive s’établir dans l’erreur, ou du moins qu’elle doive s’établir dans l’indifférence vis-à-vis de la vérité et de l’erreur, et que ceux-là aient raison qui « aiment mieux, comme dit Renan, se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l’humanité ». Un philosophe ne saurait admettre que la vérité ne soit pas importante avant tout et ne doive être poursuivie avant même la communion des âmes ; car il ne peut y avoir de vraie, de solide et de féconde communion des âmes que dans la vérité. Un philosophe ne saurait admettre que la vérité puisse être trouvée, homologuée par autre chose que par la raison individuelle. Un philosophe ne peut pas ne pas approuver la méthode du protestantisme, puisque, en vérité, c’est la méthode même de la philosophie. Il pourra estimer que l’emploi de cette méthode, que l’examen des religions positives par la raison, doit conduire à les écarter comme fausses : c’est l’idée de M. Dugas. S’il en est ainsi, qu’elles périssent ! Acceptons loyalement le résultat auquel nous amène une irréprochable méthode. Mais je ne crois pas pour mon compte que le résultat soit imposé par cette méthode. Je ne vois pas de raison a priori qui, d’emblée, dicte cette conclusion, avant tout examen. M. Dugas ne conçoit, en fait de religion positive, que le catholicisme tel quel, pris en bloc ; il ne veut admettre que cette alternative : ou la religion du catholicisme, ou point du tout de religion positive. Il est bien clair, dans ce cas, que la méthode du protestantisme ou de la philosophie (car c’est la même) doit conduire à l’élimination complète de la religion positive. Mais ne vouloir admettre que cette alternative, c’est, encore une fois, se montrer étrangement imprégné du catholicisme qu’on rejette, c’est rester catholique jusque dans la « libre pensée ». En fait, tertium datur.

M. Dugas divise les dogmes en deux classes : d’un côté, ceux qui « n’ont rien dont la raison s’offense », ceux qui « étant au-dessus d’elle, échappant à son contrôle, la laissent indifférente » (p. 233) ; d’un autre côté, ceux « qui vont contre les certitudes scientifiques les mieux établies » et dont « l’irrationalité » ne fait doute pour personne, sauf pour le croyant à l’esprit faussé et au jugement perverti. Malheureusement, de ces derniers, il ne produit aucun exemple. Il aurait été intéressant de savoir si les dogmes en question sont bien des dogmes chrétiens ou si ce sont par hasard des dogmes simplement catholiques. Mais la discussion se meut dans l’abstrait. Il est même permis de trouver qu’elle est bien lestement expédiée en ces quelques lignes, et qu’une citation de Guyau, même suivie d’une citation de Renan, ce n’est décidément pas assez. Quant aux dogmes de la première classe, M. Dugas fait un aveu considérable, lorsqu’il déclare qu’« ils n’ont rien dont la raison s’offense ». Car enfin il suffit que la religion puisse se concilier avec la raison, il n’est pas nécessaire que la religion s’identifie avec la raison : si cette identification se produisait, ce serait du coup la disparition de la religion. Mais M. Dugas assure que ces dogmes, parmi lesquels il cite l’Incarnation, laissent la raison indifférente. L’exemple n’est pas très heureux. Ce n’est pas « dans l’éther métaphysique » que « se passe » l’Incarnation. J’ai toujours cru que, si le Fils de Dieu s’était incarné, il s’était incarné non dans l’éther, mais dans une chair humaine, sur la terre. Et si on croit à l’Incarnation, on ne saurait tenir ce dogme pour indifférent à la raison ; car, en vérité, il fournit à ceux qui l’adoptent toute une philosophie de l’histoire.

Mais, après tout, et suivant qu’on voudra entendre ces mots vagues : « indifférent à la raison », la religion pourrait être indifférente à la raison, sans être irrémédiablement condamnée de ce chef. Elle pourrait être indifférente à la raison sans être indifférente à la conscience et au cœur. Et si vraiment il était acquis, d’un côté, qu’elle ne choque pas cette raison à laquelle elle est « indifférente », d’un autre côté, qu’elle satisfait le cœur et la conscience, elle serait bien près de gagner sa cause. C’est ce qu’a compris M. Dugas. Aussi nous transporte-t-il sur le terrain moral. Suivons-le.

La preuve de la vérité du christianisme par la conscience est mise par lui en suspicion. Elle fait « tomber dans un cercle », parce que le christianisme, comme système d’éducation, impose à la conscience ses formes ». – L’objection a du vrai, mais elle ne paraît pas décisive. Il y a cependant un contrôle possible par la comparaison de la conscience éduquée par le christianisme avec la conscience soit antérieure, soit extérieure au christianisme. Et puis ce serait faire trop le jeu de la théologie qu’on combat que de lui céder le domaine entier de la conscience ! Il y a bien, ce n’est pas un philosophe qui le contestera, il y a bien dans la conscience des éléments éternels, constitutifs, essentiels, que le philosophe démêle, qui sont destinés à faire l’unité de conscience parmi les hommes, et qui peuvent et doivent servir à apprécier et à juger les religions positives.

« En tout cas », continue M. Dugas, le sens moral paraît oblitéré, faussé, ou au moins éteint, quand les principes religieux sont en cause. On ne voit pas que le fidèle se laisse troubler par les faits qui discréditent moralement son église. « Rien de ce que pourrait avoir de critiquable la politique et l’esprit de l’Église ne me faisait, dit Renan, la moindre impression.... Je n’aime ni Philippe II ni Pie V ; mais si je n’avais pas des raisons matérielles de ne pas croire au catholicisme, ni les atrocités de Philippe II ni les bûchers de Pie V ne m’arrêteraient beaucoup. » Si, dans l’âme du croyant, la conscience est ainsi subordonnée à la foi, il devient difficile de soutenir qu’elle puisse être le principe de la foi » (p. 234). Il sera aisé de répondre : s’il y a des chrétiens qui ne se laissent pas troubler par les faits qui discréditent moralement leur église, ils ont tort. Et après ? Mais, comme exemple de ces chrétiens, M. Dugas ne cite que Renan, et Renan parlant du catholicisme. Je ne m’arrête pas à me demander si, sans le vouloir, M. Dugas n’a pas prononcé un jugement moral des plus sévères autant que des plus mérités sur sa grande autorité religieuse, Renan. Je me borne à faire observer qu’il devrait donc, en bonne logique, se borner à conclure – et ce n’est pas nous qui protesterions – qu’il est difficile de soutenir que la conscience puisse être pour le catholique le principe de la foi. Et l’exemple, la citation de Renan ne prouvent-ils pas qu’un libre penseur, après avoir abandonné le catholicisme, peut conserver encore non seulement la tournure d’esprit catholique, mais la tournure de conscience catholique ?

Pour que l’adhésion au Christianisme pour des raisons morales fût fondée, il faudrait, d’après M. Dugas, d’un côté, que, avant le Christianisme, il n’y ait eu, et, en dehors du Christianisme, il n’y ait aucune vertu morale ; d’un autre côté, que tous les chrétiens soient des saints. Ce sont là des exigences bien absolues, peut-être un peu exorbitantes. Assurément tous les chrétiens devraient être des saints ; mais il est permis, sans ruiner de ce chef le Christianisme, d’insinuer que l’inconséquence et la faiblesse humaine rendent les parfaits chrétiens très rares, plus que rares : ce n’est pas une objection contre la vérité, la valeur et même l’efficacité du Christianisme. De ce que le Christianisme ne fait pas tout toujours et partout, s’ensuit-il qu’il ne fasse jamais rien nulle part ? S’ensuit-il même qu’il ne fasse pas ce que rien autre au monde ne pourrait faire ? M. Dugas mérite qu’on lui réponde : pour avoir le droit de repousser et de nier le Christianisme, il vous faudrait commencer par prouver que tous les non-chrétiens sont des saints ! Si le Christianisme n’a jamais prétendu transformer magiquement en saints tous ceux qui lui donneraient leur adhésion, le Christianisme (j’entends celui du Nouveau Testament, j’abandonne celui des conciles) n’a jamais non plus affirmé la corruption totale de l’homme ; il n’a jamais nié qu’il y ait encore dans l’homme pécheur quelque capacité pour le bien. En vérité, Socrate et Épictète peuvent avoir été des sages, sans que pour cela le Christianisme cesse d’être utile, voire indispensable à l’ensemble de l’humanité. Et qui sait si Épictète et Socrate eux-mêmes ne se fussent pas bien trouvés d’être chrétiens ?

Mais, d’après M. Dugas, « la foi théologique » est « gratuite » et erronée, qui « consiste à induire la divinité de la sainteté..... L’incomparable moralité du Christianisme fût-elle attestée, qu’elle n’attesterait pas elle-même la divinité du Christianisme » (p. 234). Peut-être bien que si, à condition que l’on prît en considération l’état moral de l’humanité et l’impossibilité psychologique d’expliquer sans surnaturel moral l’incomparable moralité de l’Évangile et la sainteté de l’homme Jésus. Comme il est à regretter que M. Dugas n’ait pas pris en considération le surnaturel moral ! Il est vrai qu’il pourra encore nous répondre par une citation de son auteur favori : « On me demande ce que je fais du péché, s’est écrié un beau jour Renan. Mon Dieu ! je crois que je le supprime ! » Il est clair que lorsqu’on supprime si lestement le péché, il n’y a nulle difficulté pour faire subir aussi rapidement la même opération au Christianisme : il suffit d’une phrase de toast prononcée après boire en quelque banquet !

M. Dugas termine cette critique qui me paraît un peu brève, un peu abstraite, et, oserai-je le dire, philosophiquement très faible par cette assertion : « La foi n’est donc pus logiquement prouvée.... On a vu que la foi ne peut être établie ni justifiée par le raisonnement » (p. 235-236). Je demande à distinguer. Si l’on veut dire que la foi n’est pas et ne peut pas être démontrée, dans le sens plein et entier, dans le sens technique du mot, qu’elle ne possède pas l’évidence nécessitante, je l’accorde, certes ; mais la philosophie, du moins dans ses parties les plus hautes, est logée à la même enseigne. Il ne suit pas de là que la croyance religieuse ne puisse être sérieusement et solidement motivée : dans ce sens, elle est parfaitement susceptible d’être établie et justifiée par le raisonnement.

J’ai souvent parlé, dans ce qui précède, de la partialité de M. Dugas pour le catholicisme. Elle se manifeste avec éclat dans les pages surprenantes où M. Dugas accuse « les religions libérales, comme le protestantisme », d’« élargir le dogme jusqu’à le compromettre et le ruiner » : « Les religions libérales, comme le protestantisme, qui s’attachent à établir que la foi s’accorde avec la raison et la conscience, et même en dérive, sont donc philosophiquement très faibles ; elles portent en un sens plus gravement atteinte à l’autorité de la raison que le catholicisme orthodoxe, qui franchement récuse cette autorité. Le catholicisme est favorable en somme à l’affranchissement des esprits ; présentant le dogme théologique dans toute sa rigueur, il invite à le juger. Le protestantisme, au contraire, produit des esprits libéraux, non des esprits vraiment libres. Sa doctrine théologique est un compromis entre la tradition judéo-chrétienne et les idées modernes ; elle est insaisissable et fuyante ; elle se laisse interpréter en tous sens, elle se prête aux conjectures de la pensée la plus hardie, sans rompre pour cela avec les plus anciens préjugés. Il faut se défier de ces religions positives qui font à la raison les avances les plus empressées ou les concessions les plus larges. Elles inspirent à bon droit la « répugnance philosophique » (A. Comte) la plus forte, parce qu’elles tendent à fausser et à corrompre les esprits... Les religions à tendances libérales, protestantes ou catholiques, qui sont inoffensives en elles-mêmes, par leur contenu doctrinal, si singulièrement allégé, ne laissent pas d’être funestes d’une autre manière, par leur action éducative, par le tour qu’elles communiquent aux esprits. C’est ce que Comte avait en vue lorsqu’il disait que la France doit se féliciter d’avoir échappé au protestantisme. Elle a ainsi gardé sa droiture intellectuelle, son amour des idées claires et son esprit logique. Elle ignore ce savant amalgame de théologie naïve et de philosophie transcendante qu’ont produit les universités allemandes. Elle ne donne pas dans ce symbolisme que M. Fouillée a heureusement défini (l’Idée moderne du droit), mais dans lequel il aurait dû voir, selon nous, non un trait de la race germanique, mais une forme de l’éducation protestante. Les catholiques, du moins, ne sont pas chrétiens par métaphore. Ils ne réduisent pas l’Évangile à n’être qu’“un traité de morale symbolique”, le Christ qui meurt pour sauver le monde étant le symbole du sacrifice de soi-même, etc. Ils prennent l’Évangile à la lettre, et ne l’interprètent pas dans l’esprit de Berquin. Ils n’y découvrent pas non plus des abîmes de profondeur, des dessous métaphysiques. Ils pensent avec Guyau que si les dogmes du péché originel, de la rédemption, de la prédestination ne sont que des mythes philosophiques, le titre de chrétien devient un titre purement verbal, et qu’on pourrait aussi bien se dire païen, car tous les dogmes de Jupiter, de Saturne, etc., sont susceptibles aussi de devenir des symboles de haute métaphysique. Lisez Jamblique ou Schelling » (p. 235-336. Cf. 248-249). Après l’autorité religieuse de Renan, l’autorité religieuse d’A. Comte, cet autre catholique antichrétien : il fallait s’y attendre. Mais le jugement de M. Dugas se comprend et se légitime en partie, lorsqu’on voit quel est le protestantisme auquel il en a : c’est le protestantisme de M. Auguste Sabatier, c’est le protestantisme de cette école théologique parisienne qui a pris ou qui s’est laissé donner le titre rébarbatif de symbolofidéisme. De même que M. Dugas identifie à tort la religion historique et spécialement le christianisme avec le catholicisme, de même il identifie à tort le protestantisme avec le symbolofidéisme. Il semble avoir vaguement conscience que la seconde identification est aussi « gratuite et contestable » que la première, mais il l’accomplit quand même. Il l’accomplit malgré M. Fouillée qui a pleinement raison de voir dans le « savant amalgame de théologie naïve et de philosophie transcendante » qui caractérise le symbolisme le produit « des universités allemandes », « un trait de la race germanique ». Il ne voit pas que le symbolisme religieux, qu’il combat d’ailleurs à bon droit, est un fruit du panthéisme, pour lequel l’esprit germanique a toujours eu tant d’affinité. Il ne voit pas que le symbolisme religieux, ennemi de toute vraie religion, est un fruit du panthéisme, non du protestantisme, qu’il est entièrement à la charge de théologiens corrompus par le panthéisme, mais qu’il n’y en a pas un seul vestige dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, documents et sources du protestantisme. Eh oui, il y a des protestants qui sont chrétiens autrement que par métaphore. Il y a des protestants qui protestent autant contre le symbolisme que contre le catholicisme lui-même. Il y a des protestants qui protestent contre « les politiques manqués » qui, après avoir accepté tout le christianisme en bloc, en éliminent chaque détail en cachette. Il y a des protestants qui protestent contre les louches compromis, contre les artifices, contre les malhonnêtetés intellectuelles. Il y a des protestants qui protestent contre les tentatives faites pour réduire « l’Évangile à n’être qu’un traité de morale symbolique » et « le Christ qui meurt pour sauver le monde » à n’être que « le symbole du sacrifice de soi-même ». Il y a des protestants qui prennent l’Évangile à la lettre, ce qui n’est pas du tout la même chose que de l’interpréter suivant la tradition matérialiste et paganisée du catholicisme. Il y a des protestants qui préféreraient le faux au vague, qui aiment les idées claires, la droiture intellectuelle, la franchise et la logique. Il n’est ni exact ni juste de faire comme s’ils n’existaient pas, d’autant plus qu’ils sont la grande majorité, – et d’autant plus encore qu’en cherchant bien, sous l’unité apparente mais trompeuse du catholicisme, on trouverait des panthéistes et des symbolistes, et pis que cela.

M. Dugas conclut : les religions considérées « dans leur contenu réel, dans le matériel de leurs dogmes, paraissent étrangères à la raison, sinon incompatibles avec elle » (p. 236). La conclusion dépasse les prémisses. Elle n’est pas « logiquement démontrée ». Car l’auteur n’a pas véritablement examiné et critiqué les religions. Il est encore permis de croire que la religion chrétienne, prise non pas chez les catholiques, non pas même chez tous les théologiens protestants indistinctement, mais épurée, rectifiée, dégagée des corruptions et altérations séculaires, prise aux sources, dans les écrits du Nouveau Testament, n’a rien d’« incompatible avec la raison ». Étrangère à la raison, elle l’est dans le même sens où nos relations sociales avec nos semblables le sont : il est clair que je ne pourrai jamais par la simple analyse, par la simple déduction, tirer des données de ma raison et de ma conscience la totalité des phénomènes qui constituent les conditions et les éléments et les conséquences de mes relations avec mes semblables. Jamais la pure analyse rationnelle ne me dira si mon voisin sera demain de bonne ou de mauvaise humeur. En ce sens-là, le dogme « ne dérive pas » (p. 235) de la raison et de la conscience. En ce sens-là, il aura toujours, « aux yeux de la pure raison », un « caractère arbitraire et gratuit » ; remplacez ces termes péjoratifs par le véritable terme : un caractère contingent. Il ne saurait en être autrement pour qui croit à la liberté de l’homme, à la personnalité et à la liberté de Dieu, et qui envisage la religion comme une relation réciproque entre l’homme et Dieu analogue à la société qui est une relation réciproque entre l’homme et l’homme. Seulement, de même que la société, sans pouvoir être déduite de la raison pure, s’harmonise avec elle, de même la religion. Et l’on peut donner à la foi « la garantie de la raison » dans le même sens où on peut donner la garantie de la raison aux relations sociales. Il n’est pas vrai et il n’est pas nécessaire que la loi « dérive de la raison et de la conscience » (p. 235). Mais il est indispensable, pour pouvoir admettre la religion, que la foi « s’accorde avec la raison et la conscience », et il n’y a aucun motif a priori pour que cet accord ne se produise pas. Il suffit, en vérité, pour qu’il se produise, de définir correctement la raison, et, cessant de confondre la religion chrétienne et la religion catholique, de comprendre et d’admettre qu’il puisse y avoir une autre religion chrétienne surnaturelle que le catholicisme.

 

 

III

 

Après avoir discuté le contenu, l’auteur se propose de discuter l’origine des croyances, et d’employer non plus le raisonnement philosophique, mais la critique historique. Il estime que ce nouvel examen est de nature non seulement à montrer l’erreur, l’inadmissibilité des religions positives, mais encore à ébranler la foi dans l’esprit de ceux qui seraient réfractaires à une réfutation purement philosophique de la religion. Est-ce bien sûr ?

Est-il exact, tout d’abord, que le christianisme, lorsqu’il se comprend bien lui-même, donne « comme preuve de sa valeur philosophique et morale son origine divine ? » C’est l’inverse : il donne comme preuve de son origine divine sa valeur philosophique et morale. Et à bon droit ; car on peut douter que l’histoire, j’entends la science historique, soit de taille à prouver ou à réfuter l’affirmation de l’origine divine d’une religion. La science historique, à elle seule, ne démontre ni la présence ni l’absence de Dieu.

La science historique établit par exemple que le christianisme doit être rapporté à l’initiative de consciences humaines et de volontés humaines. Mais à la source de ces initiatives créatrices et fécondes, la foi religieuse peut très bien, sans avoir rien à redouter de la science historique, mettre l’inspiration divine en même temps que la liberté de l’homme. Précisons : elle peut reconnaître l’action objective et toute spirituelle d’un Dieu personnel dans l’histoire biblique et évangélique de la préparation et de l’avènement du christianisme.

Si les religions historiques s’appuyaient uniquement sur certains faits, sur la matérialité de ces faits, et si la science historique établissait que ces faits n’ont jamais eu lieu, évidemment la science historique détruirait la base même des religions positives, les condamnerait sans appel. Mais supposez (ce qui est l’exacte vérité) que les religions historiques reposent non seulement sur la matérialité des faits (qui est assurément indispensable), mais sur leur interprétation religieuse, surnaturelle ; supposez de plus que la science historique établisse à sa façon la matérialité des faits en question : tout le débat devra porter alors sur l’interprétation religieuse des faits. Or ici la science historique ne court-elle pas le risque d’être récusée comme incompétente ? Voici un fait miraculeux : si la science historique prouve, sans faire intervenir de raisons a priori, par des considérations uniquement historiques et critiques, que le fait n’a pas eu lieu, tout est dit, la question est tranchée. Mais si le fait, en tant que fait, se maintient devant la science historique, l’homme religieux y verra un miracle, le « libre-penseur » l’expliquera autrement, du mieux qu’il pourra. Comment décider entre eux sans faire intervenir des considérations extra-historiques, des considérations philosophiques, rationnelles, morales, religieuses ?

En ce qui concerne spécialement le christianisme, M. Dugas définit « la perte de la foi » comme le passage de la légende à l’histoire (p. 242). Évidemment nul ne saurait de sang froid et de parti pris s’écrier : je me soucie peu de la vérité ; en dépit de la vérité, je continuerai à m’attacher à la légende et je rejetterai l’histoire. Tant qu’on se meut dans ces abstractions et ces généralités, on ne touche personne. Ce qui est légende pour l’un est histoire pour l’autre, et ce qui est histoire pour l’un est pour l’autre vérité historique mutilée et faussée. Dans les matières obscures et controversées, la science historique ne prononce guère de ces arrêts définitifs et indiscutables qui règlent définitivement les questions. C’est M. Dugas qui le dit : « L’histoire est donc toujours autorisée à reprendre l’interprétation déjà donnée des faits ; en l’absence même de documents nouveaux, elle devrait sans cesse réviser ses jugements, au nom d’une critique devenue plus exigeante et plus éclairée » (p. 240). Nous voulons, certes, qu’on substitue l’histoire à la légende, l’histoire vraie, l’histoire épurée, l’histoire expurgée de tous les mythes et de toutes les fraudes pieuses ou non ; mais avez-vous établi que la foi, la foi vraie, ne peut pas s’accommoder de l’histoire, de l’histoire vraie, et l’interpréter surnaturellement ?

M. Dugas écrit encore : « Nous ne reconnaissons comme valable que la critique positive, que celle qui ne détruit pas seulement la légende chrétienne, mais nous découvre la vérité relative qui en fut l’âme, que celle qui, retraçant par exemple le personnage de saint Paul ou de Jésus, substitue à la figure de convention dont l’imagination des peuples a fixé les traits une figure plus éclatante de vie humaine, et par cela seul plus attachante et plus belle que celle qui dresse en face de la fiction ancienne une image de vérité digne d’attirer à elle les sympathies et les hommages » (p. 248). Mais il y a bien des théologiens chrétiens qui souscriraient ou pourraient souscrire à ces paroles, en effaçant toutefois le mot relative ; car qu’est-ce qu’une vérité relative ? c’est une vérité qui n’est pas tout à fait vraie ? une vérité qui n’est pas une vérité ? Mais il reste à prouver, je le répète, que la vérité vraie, que l’histoire authentique n’est pas susceptible d’une interprétation surnaturelle.

M. Dugas se flatte que l’on peut « établir, à l’aide de témoignages interprétés par une critique judicieuse et impartiale, que le Christianisme se réduit aux proportions d’un fait, considérable sans doute, mais psychologiquement explicable, de l’histoire de l’humanité » (p. 237). On dirait que l’auteur n’a ici en vue que le miracle physique. Il semble opposer dans son esprit ces deux termes : miracle physique et explication psychologique. Il y a autre chose et plus : le surnaturel moral. Assurément le surnaturel historique est indispensable à une religion positive. Mais le surnaturel historique ne doit pas être confondu avec le surnaturel physique. Car le surnaturel historique n’étant qu’une exception au cours spontané, fatal, de l’histoire, les miracles de l’ordre physique ne sont pas nécessaires pour le constituer, les miracles de l’ordre mental peuvent suffire. « Les miracles prodiges éliminés, a dit M. Pillon 8 – et l’on peut s’approprier la remarque qui suit, même si on ne les élimine pas –, il reste à la religion un grand et libre et suffisant terrain, d’où elle ne peut être expulsée par la science : c’est le surnaturel moral, l’action intérieure de Dieu sur l’esprit de l’homme. La foi religieuse au surnaturel moral peut défier la critique des historiens, comme la foi philosophique et rationnelle au libre arbitre, à la vie future et à la puissance qui doit assurer le règne final de la justice et du bien peut défier la critique des philosophes. La raison pratique a ses postulats : le surnaturel moral n’est-il pas le postulat de la religion ? » Et ailleurs : « La distinction du surnaturel physique et du surnaturel moral est, à nos yeux, fondamentale en philosophie religieuse. Elle répond aux exigences de la critique historique, en même temps qu’elle s’accorde avec le profond spiritualisme moral de l’Évangile 9. »

L’explication psychologique dont parle M. Dugas n’est pas tout, car, en admettant que cette explication soit fournie – l’est-elle ? – cette explication elle-même pourrait être expliquée de deux manières différentes entre lesquelles aucune science, pas même la science historique, n’aurait la capacité et la compétence requises pour décider. Disons mieux : l’expression explication psychologique est ambiguë. Expliquer un fait par le surnaturel moral, c’est bien en donner une explication psychologique, mais c’est en donner une explication psychologique qui en conserve, qui en proclame le caractère divin – et une explication psychologique qui n’est du ressort d’aucune science, historique ou non. On peut tout ramener à un ensemble de phénomènes mentaux intimes, et cependant croire que, psychologiquement, l’esprit de l’homme ne suffit pas à expliquer ces phénomènes, qu’il faut y joindre l’influence et l’action d’un autre Esprit, l’Esprit divin. Toutes les critiques de textes et toutes les doctes dissertations sont impuissantes, à elles seules, à trancher la question de savoir si l’Esprit personnel de Dieu a, oui ou non, surnaturellement inspiré l’esprit de l’homme Jésus. M. Dugas écrit : « Cette science (l’histoire) est d’autant plus rigoureuse qu’elle se tient systématiquement à l’écart de ce qu’on a coutume d’appeler la philosophie de l’histoire, qu’elle s’interdit d’expliquer les évènements humains par une théorie fataliste ou providentielle, et de les faire rentrer tous dans une même loi d’évolution ou de progrès posée a priori » (p. 238). Qu’est-ce à dire, sinon que l’histoire est d’autant plus rigoureuse qu’elle laisse systématiquement de côté, comme dépassant sa compétence, le problème de la divinité du Christianisme ? Non, la science historique n’a pas la capacité de « dénoncer comme faux le principe de la révélation divine que les autres sciences se contentent de rejeter comme gratuit » (p. 237). Aussi bien, nous ne voyons pas comment les autres sciences pourraient le rejeter : le rejeter de leur domaine ? D’accord. Le principe de la révélation divine n’a rien à voir dans un traité de chimie ou de biologie. Mais rejeter un principe du domaine des sciences positives constituées, ce n’est pas, je pense, le rejeter hors du domaine de la réalité. Le meilleur traité de chimie ou de biologie n’épuise pas, Dieu merci ! la réalité. Le rejeter comme gratuit ? Gratuit, il ne l’est certainement pas pour qui croit à l’existence d’un Dieu personnel et qui ne ferme pas les yeux à l’étendue et à la portée du mal en ce monde. La science historique ne peut pas, pas plus que « les autres sciences », « faire crouler la base sur laquelle s’édifient les religions positives ». Autant vaudrait dire que la science historique est capable de « prononcer la condamnation sans appel » de la croyance à la liberté humaine, par exemple.

Le surnaturel moral échappe à la science historique comme la liberté humaine. Et c’est ce que reconnaît M. Dugas lui-même. En parlant d’un critique, d’ailleurs imaginaire (c’est un personnage du roman fort intéressant, mais un peu vieux et passablement oublié en Angleterre, de Mrs Humphry Ward, Robert Elsmere), en parlant de M. Wendover qui « a une érudition énorme », qui est « un historien et un philosophe », M. Dugas écrit : « L’étude objective des religions ne lui a point révélé l’état d’âme du mystique ; cet état n’ayant point d’analogue dans sa propre conscience, il n’a pu l’imaginer ni le comprendre » (p. 243). Voilà un aveu intéressant à recueillir. Ainsi la critique historique, à elle seule, par elle-même, est impuissante à faire imaginer, à faire comprendre l’état d’âme du mystique ! Or c’est là, dans l’intimité de la conscience humaine, dans les régions les plus reculées de l’âme où l’homme est seul à seul avec Dieu, c’est là qu’est le siège du surnaturel moral. Le surnaturel moral échappe donc aux prises de la critique. Il est en dehors et au-dessus. Mais qui ne voit qu’alors c’est tout le christianisme qui lui échappe ? M. Dugas a bien raison, plus raison qu’il ne croit, de dire : « En quel sens un libre esprit, muni de la science la plus vaste, armé de la critique la plus sévère, peut-il être dit incompétent dans l’étude du problème religieux ? C’est que le point de vue de la science, qui est le sien, est en somme extérieur » (p. 244). Oui, extérieur. C’est pourquoi la science, même la science historique, ne suffit pas à prononcer sur le Christianisme.

Je ne sais si M. Dugas ne se fait pas une idée exagérée et inexacte des mérites de la science historique et des rapports de l’histoire et de la philosophie : « L’histoire, déclare-t-il (p. 238), est philosophique sans sortir de son domaine et en restant fidèle à sa méthode propre. L’historien qui vit directement au contact des faits et saisit la physionomie originale des époques diverses se pose naturellement et résout à sa manière le problème métaphysique de la connaissance. Le relativisme est le résumé de son expérience et devient la forme de son esprit. L’historien, en tant que tel, est donc philosophe, et a une philosophie arrêtée et précise. L’histoire n’est point la curiosité vaine qui s’attache à un passé évanoui : elle est une science, et toute science a pour objet ce qui est, non ce qui devient, ce qui est éternel, non ce qui doit périr, et a fortiori ce qui déjà n’est plus. La fin de l’histoire est de saisir le fond immuable que recouvrent les changements humains, de relier le passé au présent ; des croyances d’autrefois elle dégage les vérités éternelles dont l’humanité a toujours vécu et ne doit jamais cesser de vivre. Elle est philosophique et comporte une conclusion dogmatique » (p. 249). Cette théorie prête bien à discussion. Si elle était fondée, n’y aurait-il pas lieu de supprimer la philosophie proprement dite, ou du moins ne faudrait-il pas changer complètement les méthodes et procédés, se borner à apprendre aux étudiants en philosophie l’histoire pure et simple, et puis, dans une brève conclusion, résumer la solution qui s’en dégage, paraît-il, pour le problème métaphysique de la connaissance, ainsi que cette philosophie arrêtée et précise que l’historien en tant que tel a la chance de posséder ? En réalité, il est permis de douter que cette conception soit fondée ; il y a des faits, matière de la science historique, qui peuvent, une fois acquis, s’interpréter de bien des manières ; une analyse rigoureuse et philosophique du problème de la connaissance est, quoi qu’on en dise, indispensable à qui veut en posséder une « solution », à qui veut avoir « une philosophie arrêtée et précise ». On a eu trop souvent la tentation, et on y a trop souvent succombé, en notre siècle, de présenter sous le couvert de la Science avec une majuscule ce qui n’était en réalité qu’un système philosophique imaginé par tel ou tel savant – système philosophique souvent assez pauvre, d’ailleurs, parce que le savant, très fort dans sa spécialité, était passablement incompétent en dehors, et manquait de la culture philosophique particulière et technique qui est aussi nécessaire en ce domaine que dans les autres domaines scientifiques. Il ne faudrait pas qu’on voulût renouveler l’expérience avec l’histoire et qu’on nous présentât maintenant l’Histoire avec une majuscule non seulement comme le juge infaillible et définitif des religions, mais comme la souveraine et le substitut de la philosophie et qu’on érigeât je ne sais quel « relativisme » vague, insuffisamment ou nullement défini, en vérité absolue.

Ce qui est exact, c’est que habituellement l’historien entreprend son étude historique en ayant par devers lui une philosophie arrêtée et précise, une solution du problème de la connaissance en général et de la connaissance religieuse en particulier. Parlant du docteur Strauss, M. Ernest Naville affirme que ce critique « a des principes qui lui servent de guide et qu’il énonce en tête de son travail avec une louable franchise. Les voici : Tout évènement incompatible avec les lois connues de la nature n’est pas historique. Les lois psychologiques ne permettent pas de croire qu’un homme ait agi, parlé autrement que les autres hommes. C’est à dire que ce docteur a étudié l’histoire évangélique avec la certitude préalable qu’un fait surnaturel ne pouvait avoir lieu. Il est arrivé à conclure qu’il n’en existait pas... On pouvait s’y attendre. » Il nous serait facile d’accumuler les déclarations empruntées soit à des « libres-penseurs » soit à des théologiens « libéraux », et trahissant chez eux, antérieurement à toute étude historique, la négation a priori de la réalité et de la possibilité du surnaturel. M. Dugas lui-même réclame (p. 242) une impartialité qui est une chimère et qu’il est loin de posséder lui-même, car les a priori fourmillent sous sa plume, et presque dans cette même page 242 où il écrit : « D’une manière générale, n’ayant aucun dogme à défendre (?) et acceptant toutes les données de la science historique et toutes les inductions de cette science, il (c’est-à-dire le critique qu’on nous a dépeint comme impartial) ne laissera pas de ruiner les croyances chrétiennes, par cela seul qu’il détruira la légende sur laquelle ces croyances se fondent. S’il a été élevé dans la tradition évangélique, il verra cette tradition à laquelle il avait accordé jusqu’alors une foi littérale et absolue, s’évanouir comme un songe poétique, dont il peut regretter le doux enchantement, mais qu’il voudrait en vain fixer et retenir. Il accomplira cette révolution intellectuelle qu’on appelle la perte de la foi. » Pourquoi cette prophétie ? Sur quoi la fondez-vous, si ce n’est sur un a priori ? Et comment pouvez-vous établir l’impartialité de cette prédiction : tout esprit impartial arrivera à la conclusion que j’assigne d’avance ? D’autre part, il est sûr que les théologiens chrétiens disent le miracle possible et même moralement nécessaire au nom de raisons philosophiques, morales et religieuses, et ils finissent par conclure qu’il en existe, et l’on pourrait dire encore ici : on pouvait s’y attendre ! C’est que, dans les deux cas, l’historien est guidé dans son étude historique par des principes extra-historiques. L’historien entreprend son étude historique en ayant par devers lui une philosophie arrêtée et précise, une solution du problème de la connaissance. Mais cette philosophie est une philosophie. Cette solution est une solution métaphysique. Elles n’ont de valeur que celle que la philosophie et la métaphysique leur donnent. Elles n’ont pas été produites, engendrées par l’histoire, elles lui sont antérieures, et souvent elles sont le résultat, chez l’historien, de l’acceptation passive, irréfléchie, irraisonnée, des idées de son milieu ou des préjugés de ses maîtres.

Ce n’est pas à dire que je revendique pour le théologien le droit, que M. Dugas lui refuse avec raison, « de se soustraire aux règles de la critique » (p. 20). Pas plus que je ne lui accorde le droit de mépriser la physique et la chimie. Mais ce que je voudrais, c’est qu’il ne se fît pas d’illusion sur la portée de la critique historique, pas plus que sur celle de la physique et de la chimie. Or, c’est une illusion de croire qu’il suffise toujours de remonter à l’origine historique d’une croyance pour en déterminer la valeur.

Une dernière observation sur la manière dont M. Dugas entend le rôle et la portée de la critique historique : « Un seul fait, dit-il, contraire au dogme théologique, suffit à le renverser. Renan fut amené à rompre avec l’Église de Rome parce qu’il ne pouvait douter que le livre de Daniel ne fût un apocryphe du temps des Macchabées. Si l’Église, pensait-il, a pu se tromper sur la date et l’auteur de ce livre, elle a pu se tromper en autre chose, elle n’est plus divinement inspirée » (p. 241 et 242). Voilà qui est bon pour un catholique, dirai-je, bon peut-être encore pour un de ces théologiens protestants qui ont remplacé l’infaillibilité de l’Église par l’infaillibilité occulte d’une certaine tradition ou par l’infaillibilité de la Bible, mais non pas pour un théologien protestant, disons simplement un chrétien qui est étranger au désir, libre de l’obsession de l’infaillibilité. Vous empêcherez difficilement un chrétien de se dire que celui qui agit comme a agi Renan n’a jamais été vraiment chrétien, quoiqu’il ait pu être catholique, n’a jamais connu « le sentiment du péché », n’a jamais « pleuré sur sa misère », n’a jamais passé par l’évènement psychologique de la « conversion », n’a jamais « aimé Jésus », « cru en lui » comme en son « Sauveur », – ou bien alors c’est qu’une défaillance morale et spirituelle a précédé en lui l’abandon de la foi. Il y a des « dissolutions de la foi », M. Dugas aurait bien dû le dire nettement, qui s’expliquent par une dissolution antérieure de la vie morale. Saint Paul exhorte son disciple Timothée (Ire épître, ch. 1, v. 18 à 20) à garder non seulement la foi, mais une bonne conscience, – cette conscience que quelques-uns ont perdue ; et ils ont fait naufrage par rapport à la foi (έχων άγαθήν συνείδησιν, ήν τινες άπωσάμενοι περί τήν πίστιν έναυάγησαν). Je ne déciderai pas ici si ce n’est pas le cas pour Renan. Quoi qu’il en soit, le portrait que Mrs Ward nous trace, avec l’approbation de M. Dugas, du parfait critique et du libre-penseur typique, M. Wendover, ce portrait n’est pas moralement bien séduisant : « Aux yeux de M. Wendover, il importe de ne pas croire à la religion par simple dignité intellectuelle ; mais, au reste, il importe peu qu’on vive comme si on y croyait. Ce sceptique exige qu’on soit logique dans ses pensées ; il admettrait presque qu’on ne fût pas loyal dans sa conduite... Que conseille-t-il à Robert Elsmere ? De continuer à exercer le ministère chrétien, quand il n’est plus chrétien. Il ne comprend ni le trouble d’esprit où le doute jette le prêtre, ni les scrupules de conscience dont il s’embarrasse, ni sa volonté de conformer sa vie à ses croyances, Il s’indigne à la fois, et peut-être également, de la timidité intellectuelle de Robert, et de sa droiture morale. La faiblesse logique et la rigueur des mœurs lui semblent des préjugés de prêtre qui seraient liés l’un à l’autre. L’entière liberté intellectuelle l’a lui-même affranchi des deux » (p. 244). Une telle âme est « en guerre avec la vie et avec l’homme, sans sainteté, sans parfum ! » (p. 245). Si telle est la conséquence de la « perte de la foi », il y a là un bel argument pour la conservation de la foi. Et si l’état moral de M. Wendover, au lieu de suivre, a précédé et amené son irréligion, le fait n’est pas plus à l’honneur et à l’avantage de l’irréligion.

Mais revenons à Renan et à la cause si futile pour laquelle il a abandonné ou prétend avoir abandonné le christianisme. Admettons qu’effectivement le livre de Daniel soit une « fraude patriotique ». Et après ? Quel curieux état d’esprit que celui des penseurs auxquels ce seul fait suffit pour condamner le christianisme ! Dites qu’il condamne le catholicisme, j’y consens. Mais encore une fois catholicisme et christianisme, ce n’est pas unum et idem. Vous dites que « Notre Seigneur a cité le livre de Daniel au sens strict » (p. 242). Votre langage est ambigu ; il faudrait s’entendre. Autre chose est de citer le livre en admettant pour ce livre une date et un auteur inexacts, autre chose de citer une phrase de ce livre comme exprimant une vérité lorsque cette phrase exprimerait une proposition fausse en elle-même. Il pourrait pourtant y avoir des affirmations vraies dans le livre de Daniel, quand bien même il ne serait pas de Daniel ! Jésus-Christ peut fort bien avoir cité à tort comme étant de Daniel un livre qui n’est pas de Daniel, sans que l’autorité de Jésus-Christ dans le domaine moral et religieux, sans que le christianisme lui-même soient anéantis. Allons même jusqu’à admettre qu’indépendamment de la question d’authenticité, telle phrase du livre dit de Daniel citée par Jésus comme vraie en soi soit erronée ; autre chose est d’énoncer une erreur sur un détail historique ou scientifique qui n’intéresse réellement pas la foi, autre chose de se tromper sur les matières religieuses et morales les plus importantes. M. Dugas trouverait parmi les théologiens protestants, et non pas seulement parmi les rationalistes ou les symbolistes, mais même parmi les évangéliques, des gens qui n’hésiteraient pas à rejeter l’authenticité du livre de Daniel, qui n’hésiteraient pas à reconnaître que Jésus-Christ a pu ignorer bien des choses, bien plus, qui iraient jusqu’à déclarer que Jésus-Christ a pu se tromper positivement sur certains points et certaines questions, et cela sans que sa divinité bien comprise se trouve réellement atteinte. Ils raisonnent mal ?... Entendez au moins d’abord leurs raisons ; je vous assure qu’elles sont sérieuses dans tous les cas, sinon probantes ; et puis critiquez-les, réfutez-les, mais soyez bien convaincu que ce n’est nullement, à leurs yeux, perdre la foi « de faire rentrer le personnage du Christ dans les rangs de l’humanité » (p. 242).

Les réflexions qui précèdent donnent le droit de ne pas souscrire à la conclusion de M. Dugas : « C’est ainsi que le problème religieux peut être logiquement résolu... L’erreur historique sur laquelle la foi au Christianisme repose est démontrée » (p. 242-243). Le problème religieux logiquement résolu ! Logiquement ? Non certes, puisque nous sommes en présence du sophisme du dénombrement incomplet. Entre tout et rien, il y a... quelque chose, et il y a aussi, si je puis ainsi dire, autre chose, puisqu’ici tout, c’est le catholicisme, et rien, c’est l’irréligion ! Le « problème religieux » est plus complexe que cela et ne se laisse pas trancher d’une façon si simpliste. Il n’est pas du tout « démontré » que toute espèce de foi au Christianisme comme à une religion surnaturelle repose sur une « erreur historique » (p. 243).

 

 

IV

 

Après l’histoire, la psychologie. M. Dugas croit constater qu’il y a des gens qui, malgré la réfutation philosophique et la réfutation historique du Christianisme, n’abandonnent pas leur foi religieuse. D’après lui, il convient d’étudier l’état d’âme du mystique que l’étude objective des religions ne révèle point (p. 243) et qui soutient encore, chez plusieurs, une foi que la philosophie et l’histoire ont battue en brèche. Aussi bien, il s’agit, pour celui qui a perdu la foi, d’en retrouver l’équivalent au point de vue moral (p. 245). M. Dugas ne doute pas, bien entendu, qu’il ne le trouve.

Normalement, l’esprit se détache, doit se détacher de la foi positive, d’après M. Dugas. Les croyances les plus vite ébranlées, les moins profondes, les moins importantes, sont celles qui se rapportent à la théologie pure, au dogme. Les dogmes font peu d’impression sur les âmes et ne sont pas le véritable fondement de la foi. L’empreinte de la religion sur les croyances morales est plus profonde, ne s’efface guère, et jamais complètement. – Soit, mais comment une religion historique, positive, peut-elle agir sur les croyances morales, si ce n’est par les dogmes ? Ne serait-ce pas qu’il faut distinguer deux espèces de dogmes : les uns primitifs, pour ainsi dire, élémentaires, immédiats, source de la piété pratique, simple interprétation des faits, les autres dérivés, secondaires, compliqués, fruits de la réflexion spéculant sur les conditions, les postulats et le contenu de la piété ?

Normalement l’esprit se détache, doit se détacher de la foi positive, d’après M. Dugas.... Lorsqu’il décrit le procès intellectuel du détachement religieux, je n’objecte rien à sa description psychologique. Les choses doivent bien se passer ainsi chez ceux qui perdent la foi : mais cela veut-il dire qu’ils aient raison de la perdre ? cela veut-il dire que cette perte de la foi soit normale ? Il s’agirait d’abord de savoir quelle est la foi qu’ils perdent. S’ils perdent la foi mahométane ou bouddhiste, un chrétien trouvera qu’ils font fort bien de la perdre ; mais il insinuera qu’il ne faut rien préjuger, contre la foi chrétienne, de cette perte de croyances religieuses étrangères et souvent contraires au Christianisme. S’ils perdent la foi catholique, le protestant jugera de même. S’ils perdent toute espèce de foi chrétienne, un chrétien tiendra qu’ils ont été ébranlés, subjugués par ce qui leur a paru être la vérité, naturellement, mais par ce qui était au fond une erreur ; il estimera que, logiquement, rationnellement, moralement, ils n’auraient pas dû aboutir aux conclusions qu’ils ont embarrassées. Mais il y a toujours, chez M. Dugas, l’a priori que la foi, toute foi positive, est une erreur, et que, normalement, on doit s’en détacher (cf. p. 248).

Normalement donc l’esprit se détache, doit se détacher de la foi positive, d’après M. Dugas. Mais le cœur proteste. Suivant l’épigraphe, empruntée à A. Comte, que M. Dugas a mise en tête de son article : « On ne détruit que ce qu’on remplace. » M. Dugas veut détruire et remplacer la religion positive. S’il convient, d’après lui, d’abandonner le Christianisme, c’est pour adopter une foi nouvelle ; car il ne veut que la critique positive. La critique ne saurait avoir un résultat négatif.

Quel est donc le résultat positif que préconise M. Dugas ?

Eh bien ! il semble – et l’on ne peut pas ne pas en être surpris quand on a relevé avec éloge sa condamnation énergique et méritée du symbolisme – il semble qu’au fond c’est un symbolisme qu’il se décide à adopter. N’écrit-il pas : « Que devons-nous retenir de la tradition chrétienne ? Si nous ne pouvons plus croire au miracle, nous pouvons croire encore au divin, à l’idéal, dont le miracle n’était que le symbole grossier ? » (p. 250) Le miracle est un symbole du divin. De même, d’après lui, « pour nous, Européens, la tradition a décidé : le plus haut symbole du divin est Jésus ».

Ce n’est pas tout, M. Dugas conclut que le dogme, lorsqu’il est sérieusement et convenablement étudié, « cesse d’être négligeable pour ceux mêmes qui le rejettent, et absolu 10 pour ceux qui l’admettent ; il apparaît comme ayant été dans le passé ce que, réadapté, il pourrait être encore dans le présent, à savoir une tradition élaborée, qui rallie les intelligences, un principe moral qui groupe les forces éparses de la civilisation » (p. 252). N’est-ce pas précisément de cette façon que M. Dugas décrivait la doctrine du formalisme religieux : « Certes, le penseur qui n’accorde qu’une valeur relative à toutes les religions, alors que chacune d’elles a prétendu être en possession de la vérité absolue, interprète librement les mots de la langue commune... » (p. 230) Et lorsqu’il termine : « La foi se dissout, en tant qu’elle rejette ses éléments morts, mais par là elle atteste sa vitalité, sa force d’adaptation à des conditions nouvelles de civilisation et de pensée » (p. 252), ne semble-t-il pas qu’il renouvelle ici la distinction entre « la forme ou l’esprit, et la matière ou le contenu » de la religion (p. 229) ?

Et effectivement cette distinction, qui est à la base même de la doctrine du formalisme religieux, il finit par la reproduire expressément : en train d’établir que la dissolution de la foi est graduelle, il rencontre sur son chemin ou plutôt il se pose à lui-même une objection : comment accorder ce résultat avec cet axiome : la foi est « un bloc » (p. 246) ? Eh bien ! répliquerais-je, il n’y a qu’à jeter cet axiome par-dessus bord comme un préjugé. Non, la foi n’est pas « un bloc ». Votre propre psychologie vous l’atteste. Mais M. Dugas tient à ce que la foi soit « un bloc ». Comment alors expliquer qu’elle puisse s’en aller par degrés ? Il n’hésite pas, pour sortir d’embarras, à recourir à la distinction entre la forme et la matière : « La foi ne peut être entamée sans être détruite. Comment donc peut-on dire qu’elle s’en va par degrés ? C’est qu’elle peut être diminuée dans sa matière sans être atteinte dans sa forme... » (p. 246). Et M. Dugas présente des explications analogues à celles que pourrait donner un psychologue décrivant le mécanisme de la personnalité, et le rapport de la forme apriorique ou catégorie du moi avec son contenu – explications assurément bien plus admissibles pour l’explication du moi que pour l’explication de la religion.

Il est vrai qu’à la page 251 l’honorable écrivain déclare : « Ce néo-christianisme, dans lequel ne trouvent place ni le miracle, ni les allégories, ni les symboles, n’est plus qu’une forme particulière et locale de la Religion de l’humanité, du culte des grands hommes qu’Aug. Comte a fondé. De toutes les figures de l’histoire, celle du Christ est peut-être la plus grande et la plus touchante ; elle est, à coup sûr, celle dont l’action sociale a été la plus puissante et la plus féconde ; cependant elle n’est point la seule qui mérite notre reconnaissance et notre amour. Le christianisme, même nouveau, ne se justifie que comme type particulier de la religion historique, de l’attachement que tout esprit cultivé doit avoir pour la civilisation, pour ceux qui en furent les fondateurs, les héros et les martyrs, c’est-à-dire en somme pour ses éducateurs et ses maîtres. Mais, à ce titre, il garde aujourd’hui encore tout son prix » (p. 251). Tel est le néo-christianisme que M. Dugas nous offre à la place du christianisme : c’est la religion de l’Humanité d’Aug. Comte ! Il est permis de trouver que cette religion positiviste, caricature de la religion positive, que cette religion historique toute humaine, parodie de la vraie religion historique à la fois humaine et divine, est décidément un peu maigre pour répondre à tous les besoins moraux, religieux, affectifs que les « fois positives » étaient destinées à satisfaire. Mais il s’en faut bien que le culte des grands hommes d’Aug. Comte soit incompatible avec toute espèce de symbolisme. Le culte des grands hommes est entendu par M. Dugas dans un sens bien certainement symboliste, d’après les termes dont il se sert. Et ce même culte positiviste des grands hommes forme en définitive la conclusion d’un curieux livre publié naguère par un théologien suisse de l’école symbolo-fidéiste 11.

Le néo-christianisme de M. Dugas, c’est la religion de l’humanité d’Aug. Comte. Or, on a dit avec raison que le positivisme, c’était le catholicisme, moins le christianisme. Là-dessus M. Dugas cherche à rassurer et à calmer les tenants arriérés du christianisme. Je ne sais si les bonnes paroles qu’il leur adresse feront effectivement sur eux l’impression qu’elles sont destinées à produire : « Le christianisme cesse-t-il même d’être notre loi, demande-t-il, parce que nous sommes séparés de l’Église ? Non, le passé vit toujours en nous, et, comme dit Comte, « les vivants sont de plus en plus gouvernés par les morts, qui représentent la meilleure portion de l’humanité » (p. 250). – Assurément, répliquera-t-on, le christianisme peut encore gouverner des individus qui l’ont rejeté, pendant une ou deux générations, mais après ?... Après ? nous répond M. Dugas, nous n’aurons plus besoin de lui : « Ce qui nous manque en effet, en dépit du progrès des sciences et en raison de la « spécialité dispersive » qui en est à la fois la condition et l’effet, c’est cette éducation intégrale que le christianisme donnait autrefois aux esprits, et qu’on n’a point remplacée. Mais ces croyances fondamentales, dont nous sentons le besoin, il dépend de nous de les acquérir, et notre devoir est de les acquérir au plus tôt... » (p. 251-252). Que les chrétiens se calment donc ; le christianisme est encore utile ; plus tard on le remerciera de ses services, provisoires... C’est ainsi qu’opinait Proudhon : L’homme, déclare-t-il, est destiné à vivre sans religion » ; mais, en écrivant cette formule, il ne méconnaît pas les bienfaits de la religion dans le passé ; il en parle, au contraire, avec une véritable effusion : « Rappelons, dit-il, à sa dernière heure, ses bienfaits, ses hautes inspirations, etc. » Mais on serait tout de même curieux de connaître un peu ces croyances fondamentales qui, d’après M. Dugas, remplaceront le christianisme, qu’il dépend de nous d’acquérir, et que notre devoir est d’acquérir au plus tôt. – « On n’en a point fini avec le Christ, dit encore M. Dugas, parce qu’on a détruit la légende chrétienne. » – Assurément, répondrons-nous ; c’est exactement notre thèse. Mais il s’agit encore de savoir ce que vous entendez par légende chrétienne. – « Ne pouvons-nous pas reconcevoir le Christ, rétablir dans la vérité sa vie et sa doctrine ? » – Assurément, c’est justement ce que le protestantisme a voulu faire contre le catholicisme, et ce qu’il est peut-être nécessaire de continuer contre certaines théologies protestantes ; mais il s’agit de savoir ce que seront cette vie et cette doctrine rétablies par vous dans ce que vous croirez la vérité... ou plutôt, disons-le sans ambages, le Christ, qui n’est plus qu’un nom entre beaucoup d’autres dans le calendrier des grands hommes d’Aug. Comte, n’est plus le Christ des âmes chrétiennes à travers les âges ; ce n’est plus le Christ des apôtres, le Christ du Christ lui-même. M. Dugas demande ce que nous perdons « quand le culte de l’expérience et de la science remplace la foi au miracle » : eh ! l’homme religieux perd les relations personnelles et vivantes de son âme avec la personnalité libre de Dieu, il perd le sentiment et l’idée que son Dieu est avec lui, que son Dieu est en lui, c’est-à-dire qu’il perd... la religion ! M. Dugas demande ce que nous perdons « quand le respect de la grande figure historique du Christ remplace l’adoration de l’Homme-Dieu » : le chrétien perd un sauveur, un ami, un frère, un Dieu, c’est-à-dire qu’il perd le Christianisme.

Entre le catholicisme, d’une part, et, de l’autre, le positivisme – ce catholicisme vidé de tout christianisme – qui sait, malgré tout ce qu’a affirmé M. Dugas, qui sait s’il n’y aurait pas place pour autre chose ? Et qui sait si cette autre chose, ce ne serait pas tout simplement le Christianisme ?

 

 

Henri BOIS.

 

Paru dans la Revue philosophique

de la France et de l’étranger en 1899.

 

 

 

 

 

 



1  Principe de la morale, p. 45-41, 66.

2  La conscience nationale, p. 96-97.

3  Pillon, Année philosophique de 1891, p. 223.

4  Grande Encyclopédie, art. DESCARTES.

5  Draper, dans ses Conflits de la religion et de la science, oppose l’explication par la loi à l’explication par le miracle. Le dilemme ne serre pas. L’explication par le miracle (bien compris) n’exclut pas, mais implique l’explication par la loi. Elle lui ajoute seulement autre chose en plus : l’idée que les lois ont été employées, combinées, appliquées, utilisées par la liberté de Dieu agissant d’une manière spéciale et dans une intention particulière.

6  Encore pourrait-il conserver le miracle, si, comme Stuart Mill, rejetant le libre arbitre en Dieu comme en l’homme, il admettait en bon phénoméniste l’anthropomorphisme religieux, le prenait au sérieux et le poussait à ses légitimes conséquences. Il concevrait alors le miracle comme une action spéciale (déterminée) de la personne divine utilisant pour un but particulier les lois et semblable aux actions spéciales (déterminées) des personnes humaines au sein de la nature. C’est que, pour rejeter entièrement la conception du miracle qui vient d’être indiquée, il faut nier à la fois la liberté et l’anthropomorphisme. Aucune de ces deux négations ne me paraît s’imposer.

7  Un auteur que M. Dugas aime beaucoup à citer, Renan, admet une certaine part de liberté dans l’homme et il croit en outre que, par cette liberté, l’homme peut, dans une certaine mesure, modifier le déterminisme des faits et des évènements naturels. « Pour un être omniscient, dit-il, tout serait calculable dans les mouvements du monde, si l’homme n’avait le pouvoir par sa libre action d’insérer une force spontanée dans les rouages des choses et de changer ainsi les résultats. Le temps qu’il fait aujourd’hui n’a pas été décrété de toute éternité, parce que l’état de l’atmosphère a été modifié dans une certaine mesure par le travail de l’homme ; il n’a pas été décrété que telle forêt serait coupée, que tel marais serait desséché, etc... » Fort bien. Mais Renan n’aurait-il pas dû avouer que cette action libre de l’homme sur la nature est déjà un véritable miracle ? Qui n’a rien à redire à ce miracle-là n’a rien non plus à redire au miracle divin. Car le mystère et la difficulté du miracle divin ne sont certainement pas plus grands que ceux de cette libre action de l’homme sur la nature, à laquelle nous voyons que Renan ne répugnait pas.

8  Critique philosophique, 1880, t. XVII, p. 254.

9  Année philosophique de 1891, p. 221.

10  Cf. p. 242, où « la perte de la foi » est caractérisée comme « une révolution intellectuelle qu’on pourrait appeler aussi bien et mieux le passage de l’absolu au relatif ».

11  Paul Chapuis, Du surnaturel. Lausanne, Payot, 1898, p. 294-296.

 

 

 

 

 

 

 

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