S U I T E

 

D E

 

L A  L U M I È R E

 

Née en

 

T É N È B R E S,

 

Avancée en plusieurs Missives écrites à diverses personnes, fort pieuses et spirituelles, capables d’éclairer et consoler toutes bonnes âmes qui tendent à perfection ;

 

Par

 

ANTHOINETTE BOURIGNON.

 

Seconde Édition.

 

 

 

 

 

 

À AMSTERDAM,

Chez PIERRE ARENTZ, et à FRANCFORT, chez

HERMAN VON SAND, Libraires,

MDC. LXXXIV.

 

 

 

 

 

Avertissement

 

AU

 

L E C T E U R.

 

JE n’ai pu, Ami Lecteur, m’empêcher de poursuivre le pieux dessein que Dieu m’a inspiré, de mettre au jour les missives spirituelles écrites par Anthoinette Bourignon, pour plusieurs raisons : la première est que je l’ai promis par la Première Partie, intitulée La Lumière née en Ténèbres ; la seconde est, à cause que plusieurs bonnes âmes m’en ont fait des remercîments, protestant que les dites missives leur ont ouvert les yeux de l’âme et donné le désir d’abandonner le Monde pour suivre Jésus Christ et devenir ses vrais disciples ; à quoi peuvent aider les écrits spirituels d’une âme si illuminée de Dieu.

C’est pourquoi plusieurs aspirent nuit et jour à en pouvoir avoir davantage ; ce que je tâcherai de leur élargir à mon possible ; car encore bien qu’il y en ait entre les autres quelques-uns qui voudraient obscurcir cette lumière divine par des calomnies et mépris, elle ne laissera pourtant d’éclairer ceux qui ont faim et soif de la justice. Ils trouveront dans cette fontaine d’eau saillante à vie éternelle à se rassasier et désaltérer ; d’autant que tous les écrits de cette âme pieuse sont remplis de tant de merveilles et solides vertus, qu’ils ravissent le cœur de toutes âmes pieuses qui les lisent avec attention ; ce que j’ai expérimenté en ma propre âme, qui a été nourrie et illuminée par ces écrits plus en une heure qu’elle n’avait été toute sa vie en feuilletant les autres livres.

C’est pourquoi je souhaite ce bonheur qui m’est arrivé à tous gens de bien ; afin qu’ils puissent jouir de la consolation intérieure, comme je ressens au milieu même de tant de persécutions, voire de l’emprisonnement de ma personne, dans une captivité qui est capable de m’ôter la vie si ces divins écrits ne me tenaient en vigueur, me donnant force et courage de tout endurer pour l’amour que j’ai à mon Dieu, lequel me renforce par le moyen de ces écrits. C’est pourquoi je vous les présente, mon cher Lecteur, comme un trésor venu du Ciel, souhaitant qu’il ne demeure plus caché sous la terre ; attendant de vous en offrir davantage, recevez cette partie de la même affection qu’elle vous est présentée par celui qui demeure,

 

Ami Lecteur,                               

 

Votre très-affectionné Frère    

 

CHRESTIEN de CORT,

 

Directeur de l’Isle de Nordstrand      

au Duché d’Holstein.              

 

 

 

ABRÉGÉ DES LETTRES

 

De cette Seconde Partie.

 

I. À un intime ami, qui doutait encore que nous ne sommes pas arrivés à la fin du Monde ; parce qu’on voit quelques gens de bien trafiquer, et il ne semble pas qu’ils portent la marque de la bête.

II. À un docte Ecclésiastique, curieux de lire les Expositions sur les Écritures Saintes de tous les Auteurs venus à sa connaissance, priant A. B. de vouloir poursuivre à exposer le reste, ainsi qu’elle avait commencé par le Chapitre 24 de Saint Matthieu, pour y avoir trouvé grandes lumières de la satisfaction, et plus d’intelligence et Solidité qu’ès autres Auteurs précédents.

III. Au même, lui envoyant l’explication du 25e Chapitre de Saint Matthieu, qui est la Parabole des dix Vierges, en déclarant quelles âmes sont les folles et quelles sont les sages.

IV. Au même, lui envoyant l’explication d’une autre Parabole des Serviteurs au même Chapitre de Saint Matthieu, dans lequel est aussi parlé des derniers temps, de la fidélité, ou infidélité des personnes qui ont reçu les grâces de Dieu, figurées par les talents et serviteurs.

V. À un Prélat de l’Église Romaine, qui demandait d’entendre les secrets d’en haut touchant les jugements de Dieu, afin d’inciter le peuple à conversion et pénitence, disant que les anciens Prophètes avaient toujours averti le peuple de la part de Dieu, désirant qu’ils évitassent sa colère.

VI. Au même, servant de couverte à la précédente.

VII. À un fidèle ami, qui désirait savoir l’état de son âme, comment elle était devant Dieu, et aussi celui de quelques-uns de ses frères et sœurs Chrétiens ; sur quoi lui est particulièrement répondu selon la lumière intérieure que Dieu donne quelquefois à ses amis, leur faisant connaître les secrètes pensées de leurs cœurs.

VIII. À une âme désireuse de suivre Dieu, quoi que non pas dégagée des égards humains, voulant encore aller demander conseil aux hommes avant que suivre l’inspiration de Dieu.

IX. À un fidèle ami, qui était trop zélé à déclarer les secrets de Dieu, avant que de prévoir la disposition des personnes à qui il les déclarait, lui enseignant comment il se devait comporter avec ses frères Chrétiens en ce point, afin de ne dire jamais ce qui ne leur profite à salut ; car le Diable se sert de semblables choses à eux incompréhensibles, pour décréditer ce qui leur était nécessaire de savoir.

X. À un bon ami, qui ne savait comprendre ce que c’est que l’essence de l’Orgueil, la mettant et croyant seulement être dans les personnes qui se vêtent richement et sont suivies et honorées d’un chacun, sans pénétrer que le péché est une chose spirituelle.

XI. À un ami lui déclarant que les biens temporels que nous possédons appartiennent à Dieu, auquel nous en devons rendre compte, et partant nous n’en pouvons disposer selon notre volonté ou inclination, mais selon la seule volonté de Dieu.

XII. À un ami confident, lequel estimait fort les austérités et macérations de corps, lui montrant que la vertu essentielle ne consiste point en icelles.

XIII. À un Prédicateur qui louait hautement l’obéissance aux Prêtres, sans discernement des esprits qui les possèdent ; appelant tous ceux qui sont promus aux sacrés Mystères d’Évangéliser, gens d’Église, disant qu’il leur faut obéir ; mais on lui déclare par cette ce que c’est la Vraie Église.

XIV. À un intime ami, qui se voulait rendre vrai Enfant de Dieu et Disciple de Jésus Christ, ayant à ces fins reçu de grandes grâces, après avoir été convaincu en sa conscience qu’il n’était pas vrai Chrétien, et promis de tout abandonner pour le devenir ; mais ayant depuis fréquenté les sages Théologiens de ce siècle, il s’est détourné de sa bonne résolution, ayant plus égard aux raisonnements des hommes qu’à la voix intérieure de Dieu, qui l’appelait hors du tracas du Monde. Il est sérieusement admonesté d’y retourner comme la Sulamite.

XV. Au même fidèle ami, trop zélé à déclarer les grandes merveilles de l’Avènement de Jésus Christ en gloire aux personnes qui n’en sont encore capables, l’admonestant d’user de la prudence du serpent, et de ne donner les perles aux pourceaux, ni le pain des enfants aux chiens, ainsi que Jésus Christ nous l’a enseigné.

XVI. Au même, pour le prier de ne parler des merveilles de Dieu aux frères mêmes, quoi que bien intentionnés ; à cause que le Diable a trop de puissance sur les esprits des hommes ; sitôt qu’on lui donne un peu de matière pour les tenter, il tâche de les étouffer avant qu’ils soient nés enfants de Dieu.

XVII. À un intime ami, qui était en de grandes persécutions pour vouloir maintenir une chose qui lui semblait juste, lui déclarant, que Dieu se sert de semblables rencontres pour tirer nos âmes à lui, lorsque par amour elles ne s’y veulent rendre.

XVIII. À un pieux Théologien, ami de la vérité, qui cependant avait de la peine à la recevoir hors de ce qu’en ont déclaré les Saints Pères Anciens, ou bien les Conciles de son Église ; comme si Dieu était attaché à quelque chose de particulier, ou que ses lumières fussent limitées, ou eussent maintenant pris fin. Ce qui ne peut être à jamais ; car Dieu enverra toujours des nouvelles influences aux âmes pures.

XIX. À un Seigneur qui demandait par l’entremise de son ami, par quels moyens l’on pourrait être délivré de tous les objets sensibles et terrestres, afin d’arriver à l’entretien que l’âme doit avoir avec Dieu ? sur quoi est précisément répondu.

XX. Au même Seigneur, lui déclarant, que les hommes sont sans Charité, qu’ils ne nous peuvent rien donner, et que notre vie est courte et misérable, qu’il faut s’attacher à Dieu seul, lequel nous envoie souvent des afflictions pour nous tirer à foi.

 

 

 

 

 

 

Seconde Partie,

 

DE LA

 

L U M I È R E

 

Née en

 

T É N È B R E S.

 

 

 

LETTRE I.

 

Que le juste ne peut plus vendre ni acheter.

 

À un intime ami qui doutait encore que nous ne soyons pas arrivez à la fin du Monde, parce qu’on voit quelques gens de bien trafiquer, et il ne semble pas qu’ils portent la marque de la bête.

 

MONSIEUR,

 

JE ne sais comment il est possible que les hommes ne soient encore convaincus pour croire que nous sommes arrivés ès derniers temps, au Règne de l’Antéchrist, et au Jugement de Dieu, après avoir lu l’explication du 24e Chapitre de Saint Matthieu, et tant d’autres vérités sur ce sujet ; disant qu’il faut voir encore des signes avant d’ajouter pleine foi à cette croyance ; et que vous-même, Mr., attendez de voir le temps où personne ne pourra plus vendre ni acheter sans avoir la marque de la bête. Toutes ces incrédulités proviennent de l’aveuglement des hommes ; car s’ils étaient clairvoyants, ils connaîtraient assurément que tous les signes ont déjà paru, et sont arrivés en pleine perfection ; parce que la Charité est tellement refroidie entre les Chrétiens qu’il semble qu’elle est toute amortie, et n’a plus aucune vigueur au regard du prochain, non plus qu’au regard de la gloire de Dieu, étant ces deux amours bannis du cœur des hommes de maintenant, qui est le signe tout certain que nous sommes arrivés ès derniers temps, où l’Apôtre dit que les hommes s’aimeront eux-mêmes. Cela est si commun et général qu’on aurait maintenant bien de la peine à trouver une personne qui fût délivrée de cet amour-propre. Et que l’Abomination de la désolation soit dans le lieu saint, il n’est que trop manifeste ; puisque l’orgueil et l’avarice dominent ès plus hautes dignités, étant la plupart faits Ministres de Jésus Christ pour le gain ou l’honneur.

2. Il serait superflu de répéter tous les autres signes déduits dans l’Explication du même Chapitre de Saint Matthieu, pour les avoir déjà suffisamment déclarés ; quoique l’on dise que ce sens soit mystique et spirituel, il est néanmoins le plus parfait et essentiel ; vu que les figures matérielles ne sont que les marques extérieures de ce qui se passe à l’endroit des âmes qui sont spirituelles, et non corporelles. L’on voit dominer dans l’intérieur des cœurs l’orgueil, l’avarice, le mensonge et la tromperie, avec tout ce qui est contraire à l’Esprit de Jésus Christ ; et on veut cependant douter si nous sommes arrivés ès derniers temps, où la charité doit être refroidie, et où les hommes doivent s’aimer eux-mêmes ! Nous voyons et expérimentons ces choses, pendant que nous ne les voulons pas croire ! Je ne sache point en tout un seul signe prédit des derniers temps qui ne soit maintenant arrivé en pleine perfection, ne pouvant penser ce qu’on veut attendre davantage pour ajouter foi à une croyance si salutaire et si profitable pour le salut des âmes.

3. L’on voit la grande puissance qu’a le Diable sur l’esprit des hommes, en leur faisant douter de ces vérités ; car s’il ne dominait sur leur entendement, il serait impossible qu’ils se laissassent ainsi ensorceler l’esprit pour croire d’être en paix et en assurance au milieu de tant de dangers ; ce qui est le principal signe prédit par Jésus Christ, disant que ce sera comme au temps de Noé, où l’on buvait, mangeait, et se mariait, sans croire à toutes ses admonitions, jusques à ce qu’un chacun se vit englouti par les eaux du déluge.

4. Ne vous semble-t-il pas, Mr., que c’est maintenant toute la même chose ? L’on boit, mange, et se marie, sans se soucier des derniers fléaux qui sont sur notre tête, et tombent fil à fil sur la terre, ainsi que firent les eaux au temps du déluge. L’on entend que le feu du Ciel tombe en divers endroits, ou sort du centre de la terre, et consume des villes et pays ; l’on entend des tremblements de terre en divers endroits qui abîment des Cités et Régions, la peste en tant de places et la mortalité, qui emporte si grand nombre de personnes ; la famine est à la porte, puisque voyons les années d’abondance prédire la stérilité ; et toutes ces choses n’émeuvent pas les cœurs des hommes, et encore moins se convertissent-ils à Dieu ! L’on entend tout cela comme une chanson qui entre par une des oreilles et en sort par l’autre sans en rien retenir, se rendant par ces moyens insensibles à leur malheur éternel, qui sera irréparable ; car le temps qui passe ne retournera plus.

5. Ce qui vous semble en particulier, Mr., n’être pas encore arrivé, l’est en pleine perfection ; parce que personne ne peut plus vendre ni acheter s’il n’a la marqué de la bête ; ce n’est pas une marque extérieure qui s’imprime dans la chair des hommes visiblement ; mais cette marque est le signe du péché engravé dans leurs âmes ; et cela se manifeste par leurs actions journalières, les voyant négocier en fraude, parler en mensonges, dissimulés en tromperies, insatiables à convoiter les biens de la terre, avaricieux et superbes au possible ; tous lesquels péchés sont autant de marques de la bête, qui est le Diable ; et celui qui n’a point une ou plusieurs de ces marques ne saurait plus vendre ni acheter avec repos de conscience ; vu que les âmes qui ne sont point entachées de ces péchés ne peuvent plus négocier avec personne sans suivre les mêmes péchés ou bien coopérer à celui des autres ; ce qu’une bonne âme ne voudrait faire ; parce qu’elle sait que les péchés d’autrui lui seront inculpés si elle y consent, aide, ou contribue.

6. C’est pourquoi elle ne peut plus vendre ni acheter, ne trouvant pas la justice et la vérité dans l’âme de ceux de qui elle veut acheter ou vendre. Partant, il faut qu’elle s’en retire lorsqu’elle voit que celui qui lui veut vendre quelque chose tâche de la tromper, ou au prix, ou à la marchandise, par fraudes ou par mensonges ; en sorte que si elle ne veut coopérer aux péchés du vendeur, il ne lui vendra rien, la laissera plutôt en ses besoins et nécessités si elle ne veut pas satisfaire à son avarice et lui donner autant de gain que sa convoitise le requiert ; partant, celui qui ne veut pas recevoir en son âme la souillure des péchés d’autrui, il ne peut plus acheter ; parce qu’il n’a pas cette marque de la bête, c’est-à-dire du Diable, engravée en son âme ; car s’il ne devient méchant avec les méchants, ils lui feront assurément dommage ; et au lieu de gagner, il sera souvent obligé de perdre. Il doit apprendre la malice, ou cesser de négocier ; parce que s’il connaît la malice et qu’il la suive, ou bien la seconde ès autres, il prend la marque de la bête, c’est-à-dire le péché en son âme ; ou il participe au péché d’autrui, et lors il peut encore négocier ; mais celui qui ne veut suivre la malice ni coopérer à celle des autres, il ne peut plus vendre ni acheter. Encore bien qu’il semble y avoir entre les négociants beaucoup de gens honorables, néanmoins les trouvera-t-on tous portés à leurs propres intérêts, ayant désir de gain et d’amasser les biens de ce Monde. Ce qui est contraire au Conseil de Jésus Christ, qui dit : N’amassez point des trésors de la terre, où les vers mangent et les larrons dérobent ; mais amassez des trésors au Ciel, où la rouillure ne gâte et les larrons ne dérobent.

7. Voyez-vous bien, Mr., que les vrais Chrétiens ne peuvent plus vendre ni acheter s’ils ne prennent la marque du péché dans leurs âmes ? Mais les hommes de maintenant sont si grossiers et ignorants qu’ils attendent de voir des marques extérieures gravées dans leur chair pour connaître s’ils sont appartenant au Diable, ainsi qu’on marque les bêtes sur leur peau pour connaître à qui elles appartiennent ; sans faire réflexion que toutes les âmes des hommes sont des esprits, lesquels n’ont besoin de marques extérieures engravées sur leurs peaux pour connaître quand ils appartiennent au Diable, lequel, étant aussi esprit, n’a que faire de leur chair ; ce lui est assez de graver au fond de leurs âmes le péché, qui est la marque assurée de la bête de qui l’Écriture parle ; et que si grand nombre portent aujourd’hui cette marque ; car ceux qui ne veulent contribuer au péché ne peuvent en conscience plus vendre ni acheter.

8. Ce que n’avez pas encore aperçu, Mr. ; mais en voyant à l’extérieur encore fleurir le négoce, et plus de personnes s’y adonner que jamais, il vous a semblé que nous ne sommes pas encore arrivés ès derniers temps ; quoiqu’il soit très véritable ; car le Diable suscitera toujours les négoces extérieurs ; d’autant que par iceux il tient les hommes sous ses lois, les faisant amasser péchés sur péchés, sans qu’ils s’en donnent de garde. Les Négoces et Trafics ont été inventés par le Diable. Il n’a garde de distraire ce qu’il a établi lui-même ; car tout le gain que font les Marchands tourne à sa gloire.

9. Voyez cela, Mr., je vous prie, dans une personne qui commence à négocier ; encore bien qu’il soit droiturier et n’ait point de volonté de tromper, commettre aucun péché, ni prendre en nulle façon la marque de la bête, il la recevra cependant insensiblement s’il demeure dans les négoces ; car sitôt qu’il aura gagné pour la nécessité, il convoitera l’abondance, de l’abondance au superflu à l’excès ; en sorte qu’il sera à la fin insatiable ; plus il aura, plus il voudra avoir.

10. Cette convoitise est la première marque de la bête, laquelle en tire plusieurs après soi ; car après l’avarice suit la gloutonnerie ; celui qui a plus à dépenser que ses nécessités, il se porte à la friandise et recherche des mets précieux pour satisfaire à son goût et à ses appétits ; après quoi vient la superbe, qui s’empare du cœur de celui qui se voit riche ; il veut les vêtements et meubles somptueux ; il semble qu’il n’y a rien de beau et bon assez pour contenter son orgueil, lequel traîne après soi la prodigalité, l’excès et superfluité, les débauches, les sensualités ; enfin, toute sorte de péchés sont engendrés par les négoces et trafics ; et l’on pense quelquefois être une bénédiction de Dieu d’y prospérer, lorsque ce n’est qu’un stratagème du Diable pour gagner les âmes à soi ; sachant bien que tous obéissent à l’argent, il n’a garde de faire cesser les négoces ; mais les augmentera jusques à la fin du Monde autant qu’il lui sera possible.

11. C’est pourquoi ne vous faut point attendre, Mr., de voir qu’on ne pourra plus négocier pour croire que nous sommes ès derniers temps ; puisque dès à présent le juste ne peut plus vendre ni acheter s’il ne prend en son âme la marque du péché. Pour moi, je l’expérimente tous les jours davantage ; car depuis que j’ai résolu de ne plus offenser Dieu, je n’ai su vendre ni acheter, même les choses qui me sont de nécessité urgente, ni viande, ni boisson, ni habits ; le peu que je dois acheter me fait peine de conscience ; parce que je vois et aperçois la malice des vendeurs, et avec quelles paroles et industrie ils tâchent à me tromper. Si j’achète d’eux, je donne aliment à leur avarice, et coopère à leurs tromperies. Il m’a fallu souvent demeurer en nécessité des choses nécessaires pour ce seul sujet ; parce que la conscience ne me permettait pas de contribuer au péché d’autrui, craignant qu’il ne me fût inculpé, ou que je fusse cause qu’ils commissent le péché d’injustice en me vendant ; le même m’est aussi arrivé lors qu’il me fallait vendre quelque chose, les acheteurs n’en voulant donner la valeur, mentant pour mépriser la chose, afin de l’avoir à vil prix pour y gagner davantage ; et alors je ne pouvais leur vendre sans leur donner sujet de pécher et de satisfaire à leur avarice.

12. En sorte que j’éprouve journellement en mon regard qu’on ne peut plus vendre ni acheter sans prendre la marque de la bête, qui est le péché. Il faut contracter l’avarice commune, ou bien coopérer à celle des autres ; ce qu’une bonne conscience ne saurait faire lorsqu’elle découvre la fraude et la tromperie des vendeurs et des acheteurs ; ce qui est bon à découvrir pour celui qui a tant soit peu de jugement et ne veut plus déplaire à Dieu ; car le mal est venu si avant qu’il est rendu commun et manifeste ; voire on méprise une personne qui parle vérité et négocie en sincérité ; il semble qu’il n’a pas assez d’esprit pour avancer sa fortune et chercher son propre intérêt.

13. Voilà où est arrivée la malice des hommes, qui ont empli la mesure et attiré les jugements de Dieu sur notre tête. Ce n’est pas un mal qui se trouve dans une personne, ou dans une ville ou pays seulement ; mais c’est un mal universel, qui a corrompu tout le monde à présent. Il ne faut pas attendre de réparation à de si grands maux ; mais plutôt l’extermination ; ce qui est souhaitable ; puisque le juste a maintenant bien de mal à se sauver, ne sachant traiter ou négocier avec les hommes sans se souiller de leurs souillures. J’ai connu en ma jeunesse encore quelques négociants de bonne foi qui ne portaient pas la marque de la bête. Je crois qu’ils seraient maintenant bien rares à trouver dans le Monde, où les hommes se corrompent l’un l’autre en s’approchant. Si l’on appréhendait bien que le Monde est jugé et que nous vivons maintenant au règne de l’Antéchrist, les hommes seraient plus sur leurs gardes, et tâcheraient à se dégager des périls du temps présent, ne se laissant plus séduire par Satan, qui a bientôt assujetti tout le monde sous ses lois.

14. Jésus Christ dit qu’il n’est point du Monde, voire qu’il ne prie point pour le Monde. Néanmoins un chacun s’accommode aujourd’hui aux façons du Monde, et suivent avec repos le commun train d’icelui. Les Chrétiens sont du Monde, encore bien qu’ils sachent que Jésus Christ a dit qu’il ne prie point pour le Monde, et qu’il n’y a point d’autre voie qui mène à salut, que lui est la seule porte pour entrer en icelui.

15. Ne voit-on pas, Mr., que le Diable domine à présent sur les esprits des hommes, et qu’il leur a fait oublier la vérité pour leur faire croire au mensonge, qui domine partout ? Si l’on dit la vérité des choses dernières, que le Monde est jugé, que les fléaux sont commencés, que nous vivons dans le règne de l’Antéchrist, on ne le veut pas croire, même on s’étudie à trouver des raisons et apporter des arguments pour prouver le contraire. L’un dit que le Monde doit encore longtemps durer ; l’autre dit qu’on a autrefois vu ces fléaux ; et les autres disent qu’il y a encore beaucoup de gens de bien sur la terre, que ce ne peut être à présent le règne de l’Antéchrist. Mais ce sont tous amusements avec lesquels le Diable nous veut tromper pour nous perdre ; car la fin est venue, le Monde est jugé, et la sentence est irrévocable, les derniers fléaux sont commencés et iront toujours augmentant jusques à l’extermination de tous maux ; l’esprit de l’Antéchrist domine sur les esprits des hommes, au lieu de celui de Christ ; et encore qu’il semble y avoir beaucoup de gens de bien, cela n’est pas réel ; plusieurs sont gens de bien au regard des plus méchants, ils ne sont pourtant possédés de l’Esprit de Jésus Christ, mais de celui qui lui est directement opposé ; en sorte qu’ils ne sont pas justement appelés gens de bien, mais sont seulement gens de moindre mal que les autres, qui volontairement se plaisent à mal faire ; ou, s’ils ont le désir de bien, ce sont des âmes qu’on peut bien appeler vierges folles, puisqu’elles se contentent de quelque bonne volonté, sans prévoir à l’avenir, et sans faire provision d’huile de charité jusques à la venue de l’Époux.

16. Car si ces âmes ne croient pas que nous sommes arrivés ès derniers temps, elles édifieront encore sur la terre, et ne quitteront l’affection de leur pays ou de leur parentage. Si elles ne croient pas que nous sommes au règne de l’Antéchrist, elles en seront fort facilement trompées et séduites sous belles apparences, voire sous couleur de bien et de vertus ; et si elles ne croient point que le Monde est jugé, elles s’amuseront encore à réparer les abus des autres ou réformer les Églises, ce qui n’est que perte de temps et amusement de Satan ; de quoi je prie Dieu qu’il vous en délivre et donne à votre âme une ferme foi et croyance des choses dernières, afin de vous prémunir à l’avenant pour attendre l’Époux avec provision d’huile de charité, sans vous endormir les mains vides par l’oubli du jugement de Dieu ; ce qui fera périr beaucoup d’âmes, qui seront forcloses du banquet nuptial faute de n’avoir voulu croire ès derniers temps, ni se préparer aux derniers fléaux, qui les surprendront à l’improviste, de quoi je prie que Dieu vous garde, en demeurant,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 D’Amsterdam ce 15 d’Août, 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE II.

 

Que les Paraboles de l’Évangile sont dites pour les derniers temps.

 

À un docte Ecclésiastique, curieux de lire les Expositions sur les Écritures Saintes de tous les Auteurs venus à sa connaissance, priant A. B. de vouloir poursuivre à exposer le reste, ainsi qu’elle avait commencé par le Chapitre 24 de Saint Matthieu, pour y avoir trouvé grandes lumières et de la satisfaction, et plus d’intelligence et solidité qu’ès autres Auteurs précédents.

 

 

MONSIEUR,

 

AVANT tout il faut savoir que toutes les choses que Jésus Christ a déclarées par paraboles, ce sont celles qui doivent arriver ès derniers temps ; les voulant bien dire clairement, afin que ses enfants n’ignorent rien ; mais point intelligiblement pour lors, réservant cette claire intelligence pour la plénitude du temps par lui désigné.

2. C’est pourquoi il parle par parabole, afin d’en suspendre l’intelligence parfaite, pour la révéler quand, à qui et comment il lui plaira par sa sagesse infinie, sans qu’il soit jamais permis aux hommes de demander ses raisons ou pourquoi, s’ils ne veulent contrecarrer les œuvres de Dieu, qu’un chacun doit adorer, et point syndiquer en aucune façon. Il dit tout si clairement qu’il n’y a nul, soit docte ou indocte, qui ne l’entendra naïvement, s’il veut ouvrir son cœur et ses oreilles avec humilité. Il déclare en quel temps ce sera et à qui il le révélera ; et dépeint si parfaitement le temps d’à présent que nul peintre ne pourrait jamais pourtraire de plus parfaite ressemblance, et cela par toute l’Écriture sainte, où il dit aussi : qui lit, l’entende ; pour faire connaître que beaucoup la liront sans nulle intelligence ou lumière, d’autant qu’il l’a réservée pour les révéler aux petits de la terre ; c’est de quoi Jésus Christ en bénit son Père en sa dernière oraison, ne donnant d’autre pourquoi, sinon que son bon plaisir a été tel.

3. Qui sera donc le vermisseau de terre si hardi de s’opposer aux décrets de Dieu, osant dire : Les doctes et grands personnages ne nous ont pas déclaré cela ; comment, Mr., le pouvaient-ils faire, s’il leur était caché par le vouloir de Dieu ? Je ne suis qu’un enfant qui veut tout ignorer, ayant même les sciences des hommes en aversion ; cependant je connais si clairement ce qui est contenu ès Écritures saintes sans les avoir jamais lues, sinon le Nouveau Testament, et encore avec si peu de réflexion, que je ne saurais actuellement citer un seul passage de ce qui y est contenu pour renseigner où il est écrit, ne fût que quelqu’un me le montrât ou que je le cherchasse dans le livre ; néanmoins toute la substance est gravée dans mon âme ; en sorte qu’il me semble impossible qu’aucune personne lise ou entende ces paroles sans les comprendre comme je fais ; ce que j’aurais de la peine à croire, n’était que j’entends par leurs paroles et actions qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent.

4. C’est ce qui me fait résoudre à parler et écrire ce que Dieu me communique, puisque son temps est venu et qu’il veut que je parle, quoique les hommes s’y opposent à tort ; vu que je ne dis rien qui ne soit dans l’Écriture Sainte, où ils doivent s’étudier pour en puiser les lumières que je mets devant leurs yeux, laquelle ne peut plus demeurer cachée, ni être mise sous le boisseau ; qu’un chacun regarde qui se veut sauver, et vous en particulier ; cependant que je suis,

 

Monsieur,                       

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Lisle, 15 mars 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE III.

 

L’Explication de la Parabole des dix Vierges.

 

Au même, lui envoyant l’explication du 25e Chapitre de Saint Matthieu, qui est la Parabole des dix Vierges, en déclarant quelles âmes sont les folles et quelles sont les sages.

 

 

MONSIEUR,

 

VOICI l’Explication de la susdite parabole. Jésus Christ commence en disant (vs. 1) : Adonc le Royaume des Cieux sera semblable à dix vierges. Il dit adonc pour montrer qu’il ne parle pas de ce temps-là, mais du temps à venir, qui est les derniers siècles : Alors, dit-il, le Royaume des Cieux, c’est-à-dire le Royaume qui descendra des Cieux, qui n’est pas le Royaume du Monde, ni le Royaume de la Divinité, qui ne peut être des Cieux, pour être immuable, indépendant, et ne procède pas des Cieux, qui ont eu un commencement, et auront aussi une fin ; car il est dit que le Ciel et la terre passeront ; mais il parle du Royaume de Jésus Christ, qui descendra des Cieux en gloire, et régnera sur la terre avec tous ses Élus. Et il le compare à dix vierges pour dire que ceux qui y entreront devront être vierges, c’est-à-dire des âmes qui seront demeurées dans l’intégrité de la foi. Il les met au nombre de dix pour montrer qu’il y en aura encore en la foi en ces derniers temps une nombreuse quantité, figurée par dix, qui veut dire beaucoup. Ce ne seront pas, comme plusieurs pensent, des vierges folles qui sont corrompues ou mal vivantes ; mais il les appelle toutes Vierges pour montrer que tant les folles que les sages sont dédiées à Dieu dans l’intégrité de la foi ; car il poursuit en disant : lesquelles prirent leurs lampes et allèrent au-devant du Marié et de la mariée ; c’est-à-dire que leurs corps étaient destinés à chercher Jésus Christ et l’Église son Épouse, mais point les folies ni vanités du monde ; et cela toutes dix, sans exception des folles ni des sages, chacune cherchant l’Époux de son âme, et allaient corporellement au-devant de lui par bonnes œuvres, étant leurs corps, qui représentent la lampe, consacrés au service de Dieu.

Il les va distinguer par après pour savoir en quoi elles étaient différentes, disant (vs. 2.) : Or entre elles il y en avait cinq sages et cinq folles ; c’est-à-dire qu’entre ces personnes qui sont demeurées dans la foi et en même vocation d’être consacrées au service de Dieu, il y en a encore beaucoup qui sont appelées folles par Jésus Christ. Il prend le nombre de cinq folles et cinq sages pour montrer que bien la moitié de ceux qui cherchent Dieu sont fols.

Il dénote en quoi par après, en disant (vs. 3.) : Celles qui étaient folles, en prenant leurs lampes, n’avaient point pris d’huile avec elles ; pour dire qu’elles ne pensaient qu’au présent, sans prévoir à l’avenir.

Combien y en a-t-il maintenant, Mr., qui croient d’aller tout droit au Ciel en s’étant dédiés au service Dieu, soit en Religion, ou état Chrétien, et y faisant les fonctions pieuses conformément à leurs états, nonobstant qu’ils n’ont guère de soin de se préparer à la mort, ni appréhender les jugements de Dieu, qui sont maintenant si proches de nous, et qui se contentent de dire : Dieu est bon ; il nous prendra à bonne fin. Je ne saurais penser à des choses si épouvantables ; et cela n’arrivera pas de notre temps ; il y a longues années qu’on en parle ; et ainsi vivent mollement, et s’endorment au service de Dieu, sans prévoir ce qui pend sur leurs têtes ? Et encore sont les plus gens de bien ceux-là, à qui personne ne saurait persuader qu’ils seront forclos du Paradis ; car ils se croient en être déjà assurés, en menant ainsi douillettement une vie dévote, sans commettre de gros péchés, comme ils croient ; néanmoins Jésus Christ les appelle folles, pour n’avoir assez prévu pour l’avenir, quoiqu’il ne condamne pas tout le reste de leurs actions ; puisqu’il appelle les autres sages qui avaient tout le même équipage, seulement il ajoute.

(vs. 4.) Mais les sages avaient pris de l’huile en leur vaisseau avec leurs lampes ; c’est-à-dire que chacune de ces âmes dédiées au service de Dieu avaient, outre ses bonnes œuvres ordinaires, toujours pensé à l’avenir, qui est aux jugements de Dieu ; et, s’étant disposée à cela, n’a pu être surprise comme les autres qui n’avaient pensé qu’au présent, nonobstant qu’elles avaient aussi de l’huile en leurs lampes, qui représente qu’elles exerçaient les œuvres de Charité de leurs mains et que leurs lampes étaient aussi ardentes comme les autres, qui représente le feu de la Charité, laquelle ne se peut longtemps entretenir si elle n’est alimentée des promesses et châtiments que Dieu a préparés pour l’avenir ; car autrement elle s’alentira dans nous peu à peu, et s’éteindra à la fin, comme la lampe qui n’est entretenue de nouvelle huile.

Il poursuit en disant (vs. 5) : Elles sommeillèrent toutes, et s’endormirent comme le Marié tardait à venir ; c’est-à-dire que tant les unes que les autres prirent leur repos, parce que le jugement tardait, avec seulement cette différence que les cinq sages avaient fait provision d’huile en leurs vaisseaux, et point les folles, pour montrer qu’il est bien permis aux servants de Dieu de se reposer, l’arc ne pouvant toujours demeurer tendu ; mais avec cette condition qu’il faut toujours tenir son vaisseau, qui est son âme, remplie de l’appréhension des jugements derniers et pourvue des dispositions convenables pour comparaître en tout temps devant ce grand Juge ; vu qu’on ne sait quand il nous y appellera ; et quoi qu’il ait tardé longtemps, personne ne sait s’il tardera encore ; et celui qui n’entend volontiers parler de cela est assurément une des Vierges folles, quoiqu’il mène d’ailleurs une bonne vie ; parce que tous les bienfaits ici déclarés n’ont empêché qu’elles n’aient eu la porte close, n’étant admises au banquet nuptial, c’est-à-dire qu’elles ont été damnées, quoique pas soumises aux châtiments que mérite chaque péché en particulier.

Il poursuit en disant (vs. 6) : Or à la minuit on s’écria disant : Voici, le Marié vient ! Sortez au-devant de lui ; s’il doit venir à la minuit, nous le devons bientôt attendre ; car nous sommes déjà bien avant dans les ténèbres. Il n’y a plus dans le Monde maintenant sinon erreur et ignorance. L’on prend le mal pour le bien, et la vérité pour le mensonge. L’on ne voit point ce qu’on a devant les yeux ; un chacun croit aller en Paradis par le chemin de l’Enfer. Tout le Christianisme est renversé en son esprit intérieur ; cependant qu’on croit qu’il florit par le lustre extérieur. Quelle ténébreuse nuit l’on peut bien dire avec vérité que l’Époux viendra bientôt ; car jamais n’y a eu si épaisses ténèbres sur la terre. Il nous en faut sortir, et aller au-devant de lui ; d’autant que si nous demeurons sommeillants, nous serons accablés des fléaux qui précéderont sa venue, et plus maltraités que les Vierges folles.

L’on me crie tous les jours à l’intérieur : Le Marié vient : sortez au-devant ! et personne ne le veut croire, étant tous atteints d’une léthargie spirituelle. Si l’on voit des signes au Ciel, si des prédictions admirables, l’on s’éveille un peu pour écouter, et aussitôt on se rendort à son ordinaire, sans prendre autre résolution. Oh ! quelle profonde nuit, dangereuse pour les bons, encore plus pour les méchants ! Il sera trop tard de s’avancer lorsqu’il sera venu. Tous nos devoirs seront alors inutiles, n’ayant point fait provision de vertu auparavant ; il fera alors si obscur qu’on ne verra ou mettre le pied pour trouver l’amour de Dieu.

Et cependant que nous voudrons l’aller apprendre, l’Époux sera venu, et la porte sera serrée, comme aux vierges folles, nonobstant (vs. 7) qu’elles se levèrent toutes ces vierges-là, et apprêtèrent leurs lampes, il était trop tard ; car (vs. 8) les folles dirent aux sages : donnez-nous de votre huile, nos lampes s’éteignent. Nulle vertu ne leur manquait encore ; car elles voyaient leurs fautes, en s’humiliant aux autres pour être aidées, et étaient en crainte ; et tout cela en vain pour elles. Il était trop tard. Si elles eussent fait les mêmes devoirs auparavant être surprises de la nuit, elles eussent assurément trouvé secours. C’est le portrait de diverses personnes de maintenant, qui ne se veulent convertir, ni tout abandonner pour attendre ce Juge, jusques à ce qu’elles verront la nuit arrivée des fléaux et calamités ; et alors elles crieront à l’aide ; parce qu’elles verront alors qu’elles n’étaient assez pourvues de vertus jusques à la venue de cet Époux ; mais il fera trop tard.

(vs. 9) Car les sages répondirent, disant : De peur que nous n’en ayons assez pour nous et pour vous, allez plutôt à ceux qui en vendent, et en achetez pour vous. Voilà ce que diront les vrais croyants à ceux qui n’ont mis peine pour prévoir le temps à venir, ou qui ne les ont voulu écouter. Allez, diront-ils alors, chercher aux Écritures saintes ; voyez si vous pourrez là trouver la venue de l’Époux, et si recouvrirez de la matière suffisante pour vous tenir prêtes jusques à sa venue. Quant à nous, nous en avons trouvé jusques à maintenant ; mais craignant qu’il y ait encore des choses cachées que ne savons, et qu’il nous faudrait marcher plus outre, et qu’en vous donnant ce qu’avons de provision elles ne vinssent à manquer à nous-mêmes, et que l’Époux viendrait pendant que serions empêchées à vous élargir du notre, et que vous et nous serions forcloses, allez plutôt en acheter ailleurs où l’on en vend, c’est-à-dire à ceux qui vous peuvent enseigner ; et faites provision pour vous.

(vs. 10) Or cependant qu’elles en allaient acheter, le Marié vint ; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces, et la porte fut fermée : Quelle joie pour ces âmes prévoyantes, de se voir introduites au palais de leur Époux, et enserrées dedans pour n’en plus jamais sortir ! Mon cœur se pâme d’aise à y penser. Elles n’auront pas acquis un Royaume terrestre ou passager, mais un Royaume divin et perdurable ; parce que cette alliance parfaite que Dieu fera avec sa créature en entière union de corps, d’esprit et de volonté, ne se dissoudra jamais, tant que Dieu sera Dieu, c’est-à-dire à toute éternité.

C’est ce Banquet que le Père Éternel a préparé à son fils depuis la Création du Monde qui s’accomplira vers sa fin ; parce que l’Incarnation de Jésus Christ n’a été que les promesses et fiançailles de Dieu avec les hommes, depuis quoi ont toujours aspiré après cette union parfaite, où personne n’a jamais su atteindre ; d’autant que cela est réservé pour le temps destiné par le Père Éternel, qui a voulu être caché jusques à maintenant. Quoique les âmes de ceux qui sont morts en grâce soient en quelque façon unies à Dieu, elles ne le seront parfaitement jusques à ce jour où, étant ressuscitées, elles vivront en corps et en âme parfaitement unies à Jésus Christ qui, en corps, en âme et divinité tout ensemble, se viendra allier en la terre avec sa créature.

C’est de ce banquet qu’il parle en cette parabole ; car s’il voulait seulement parler de l’alliance qu’il fera avec l’âme fidèle à la séparation de son corps, il ne dirait point : Alors le Royaume ; parce que dès ce temps-là il y avait grande quantité de morts qui n’attendaient que sa Résurrection pour entrer dans le Ciel avec lui, desquelles âmes il ne pouvait parler du futur ni d’alors, vu qu’elles étaient déjà en l’état bienheureux, entre lesquelles âmes saintes il n’en pouvait aussi avoir nulles de folles pour être renvoyées comme inconnues, parce que les méchantes étaient déjà confinées aux Enfers, qui étaient mortes hors de la grâce de Dieu ; partant, ce ne peut être de celles-là qu’il parle, ni aussi des âmes qui seront à la consommation des siècles, puisqu’il n’y aura lors plus de marchands pour aller rien acheter, ainsi que firent les vierges folles ; et quand le Paradis sera une fois fermé, personne ne sera plus pour frapper à la porte, parce que les méchants seront avant tous relégués ès Enfers, les justes seuls resteront pour régner avec Jésus Christ, lesquels ne pourront plus déchoir. Ils ne seront néanmoins métamorphosés en autre nature, comme les anges du Ciel ; mais accidentellement, étant remplis du Saint Esprit, et en l’actuelle présence du Corps glorieux de Jésus Christ, qui sera leur seul guide et vrai Pasteur, seront tellement un avec lui qu’ils ne s’en pourront jamais plus séparer, non pas même par la mort, qui ne leur sera plus qu’un doux sommeil et transport de joie.

Voilà ce Banquet que le Père Éternel a préparé à son Fils dès la fondation du monde ; car pour le Ciel empirée et Règne de Dieu, il n’a eu de commencement, et n’aura aussi de fin, ne pouvant être seulement depuis le commencement du Monde, lequel n’a pas toujours été. Il distingue le commencement du Monde pour dire que ce n’est pas du Règne Éternel de Dieu qu’il parle, mais du Règne particulier de Jésus Christ qu’il doit avoir en terre avec les hommes. Ce qui est très juste ; car si cela n’était, le Diable aurait plus de domaine sur les hommes que lui ; vu que depuis le commencement du Monde jusques à présent, il y a toujours eu beaucoup plus de méchants que de justes.

Faudrait-il donc céder au Diable plus d’empire sur les hommes que n’aurait jamais eu Jésus Christ ? Cela ne peut être. Il faut donc de nécessité qu’il vienne un temps où Jésus Christ régnera seul, ayant dissipé le Diable et tous ses Anges, qui sont ceux qui font sa volonté ; et qu’il ait un parfait domaine sur les cœurs de tous ceux qui resteront alors sur la terre ; autrement il ne serait pas juste.

C’est ce qu’ont prouvé les Anges des Cieux lorsqu’ils chantaient à sa Nativité : Gloire ès Cieux ès hauts Lieux, paix en la terre aux hommes de bonne volonté ! La gloire n’a été donnée ès Cieux ès hauts lieux qu’à cette Nativité ; puisqu’elle était inconnue, personne ne louait Dieu des hommes qui ignoraient qu’il était né, vu qu’il a presque tous les jours de sa vie demeuré inconnu, tant aux hommes qu’au Diable même. Quelle gloire pouvait-on rendre à Dieu qui est au Ciel de ce qu’on ne connaissait pas sur la terre ? Quelle paix ont eu aussi les hommes de bonne volonté sur la terre ? Depuis cette naissance, ce n’a été que guerre ; lui-même a été obligé de fuir ceux qui le voulaient meurtrir ; et depuis, les Apôtres et Disciples ont vécu et sont morts en guerres et persécutions. Comment donc la voix des Anges peut-elle être véritable que la paix sera aux hommes de bonne volonté ? Ils ont chanté cela par esprit prophétique, voulant dire que cette naissance apporterait aux derniers temps de la gloire à Dieu, et la paix universelle à tous les hommes de bonne volonté qui resteront sur la terre après l’extirpation des méchants, et que Dieu sera alors véritablement glorifié, et les hommes en parfaite paix béniront Dieu. Ce qui n’a jamais été sur la terre, et ne peut être jusques à ce que le Diable et tous ses anges soient déconfis par la parole qui sortira de la bouche de Jésus Christ ; parce que ni le Diable ni ceux qui font ses volontés ne cesseront jamais, aussi longtemps qu’ils seront sur la terre, de troubler et persécuter les hommes de bonne volonté, qui ne peuvent être en parfaite paix jusques alors ; et que la gloire ne sera aussi attribuée à Dieu aussi longtemps que les hommes vivent à eux-mêmes et ne sont remplis du S. Esprit ; parce que nuls hommes ne peuvent vivre à eux-mêmes sans s’attribuer de la gloire, laquelle ne doit appartenir qu’à Dieu seul, comme il sera en ces temps bienheureux de la nouvelle Église, où Dieu sera glorifié et seul adoré en esprit et en vérité, et les hommes en parfaite paix et unité d’esprit en Dieu ; à cause qu’il n’y aura alors sur la terre sinon les hommes de bonne volonté, tous les méchants étant abolis. Ô temps souhaitable et bienheureux ! peu souhaité pour être ignoré.

(vs. 11) Jésus poursuit la Parabole disant : Puis après vinrent aussi les autres Vierges disant : Seigneur, ouvrez-nous ; ce qui dénote une constante persévérance, n’ayant manqué à nuls devoirs pour trouver remède à leur faute ; cependant il est dit (vs. 12) : Mais lui, répondant, dit : Je vous dis en vérité que je ne vous connais point. Quelle triste sentence pour des âmes même si bienfaisantes ! Que sera-t-il dit aux pécheresses et mal-vivantes ? De quel côté se tourneront-elles en ces jours-là où les justices sont condamnées ? Qui peut demeurer encore sur la terre sans appréhender les jugements de Dieu si redoutables où les âmes qui étaient appelées Vierges, pour avoir été dédiées et consacrées au service de Dieu ? Leurs corps même, qui sont appelés lampes, étaient dans leurs mains pour chercher Dieu par des bonnes actions, l’huile de la miséricorde était aussi dans leurs corps, la mèche ardente de charité dans le cœur, tout cela dans l’intégrité de la foi, parce qu’elles sont dites Vierges, sans aucune corruption d’icelle foi ; néanmoins, avec tout cet équipage elles sont forcloses du Paradis, qui n’est autre chose que la réelle présence de Jésus Christ, lequel jure qu’il ne les connaît point, pour ce seulement qu’elles n’ont été assez prévoyantes à l’avenir ?

Où en sommes-nous aujourd’hui, Mr., qui vivons dédiés au service du Monde sans huile de miséricorde, sans feu de Charité, ni vraie lumière de la foi ? Que deviendrons-nous pour lors qui ne voulons maintenant prêter l’oreille à ce qui doit sitôt arriver ? Si l’on allait aux Saintes Écritures, c’est la boutique où se vend cette huile de prévoyance des choses à venir ; mais l’on se fie l’un sur l’autre, attendant le secours des hommes, qui nous manque le plus souvent au besoin, ainsi qu’ont fait les Vierges sages aux folles. Partant, chacun doit bien prendre garde à soi-même, sans regarder ce que font les autres ; car si l’on veut aujourd’hui s’arrêter à considérer la façon de vivre de son prochain, l’on ne se mettra guère en souci de prévoir à l’avenir ; parce que celui qui vit moralement bien en remarquera plusieurs qui font beaucoup pis que lui, et croira de très-bien faire comme il sera vrai au jugement des hommes ; mais aux yeux de Dieu, il est grandement coupable et criminel ; car je ne crois point qu’entre mille, voire entre dix mille personnes vivantes aujourd’hui, il y en aura une de sauvée si elles ne se convertissent et reprennent l’Esprit Évangélique ; parce que hors de là il n’y a point de salut ; d’autant que Dieu ne changera jamais ses ordonnances. Il a donné les préceptes Évangéliques pour règles à tous ceux qui veulent être sauvés, et ne le fera pour autrement.

Or qui voit-on aujourd’hui, Mr., qui observe en pratique les enseignements de Jésus Christ ? Un chacun ne se figure-t-il pas quelque image de vertu à sa fantaisie, et s’arrête à ce qu’il s’est préfiguré comme à une idole, sans appréhender que Jésus Christ a dit qu’il faut renoncer à soi-même pour être son disciple ? Et qui n’est disciple de Jésus Christ ne peut être sauvé, parce qu’il est le seul Maître qui montre à salut. Tous les autres périront avec leurs disciples infailliblement. L’on n’approfondit point qu’il faut aimer Dieu de tout son cœur pour être sauvé ; et combien de divisions d’affections se rencontre-t-il dans les hommes ? Dieu n’y a plus rien. Quoiqu’on se persuade faussement qu’on l’aime, l’on se trompe ; car l’amour de Dieu apporte toujours cette opération dans l’âme qui la possède, qu’elle ne peut plus aimer autre chose que lui seul ; et aussi longtemps qu’on sent de l’affection en autre chose qu’en lui, soit telle chose que ce peut-être, bonne ou mauvaise, c’est un témoignage assuré qu’on n’aime point Dieu de tout son cœur ; parce qu’il ne peut être uni avec ce qui lui est si éloigné comme sont les choses basses de la terre ; et ne peut avoir tout notre cœur lorsque le donnons à quelque créature telle qu’elle fût ; elle ne peut jamais être compatible avec le pur amour de Dieu, qui est sans pareil.

Et bien que les hommes aillent pointillant pour donner des gloses sur cet Amour de Dieu, ce sont tous amusements. Quand il est dit par commandement qu’il le faut aimer de tout son cœur, c’est-à-dire que notre cœur y doit être tout attaché, et à rien d’autre ; et celui qui veut être sauvé doit travailler à retrancher de son cœur toutes les affections qu’il y aperçoit hors de ce seul Amour de Dieu.

Le Commandement qui suit, d’aimer son prochain comme soi-même, est aussi obligatoire pour être sauvé ; cependant, qui le met en pratique aujourd’hui ? qui aime son prochain comme soi-même ? Je ne vois rien plus éloigné des hommes que cela, un chacun ne visant qu’à soi-même. S’il y a quelque affection particulière, elle procède de quelque inclination sienne, ou de quelque égard humain, ou de quelque intérêt sien, non pas de l’ordonnance de Dieu ; car si elle était telle, elle se devrait élargir sur toutes les créatures indifféremment, comme étant toutes ses images, sans acception de personne ; ce qui ne s’observe point, même parmi les vertueux d’aujourd’hui, moins encore parmi les pécheurs, qui sont dans un endurcissement de cœur à l’endroit du prochain.

Cela se prouve et est vérifié par les œuvres journalières des hommes, qui ne découvrent que trop de n’avoir plus aucune charité dans le cœur vers le prochain ; et avec tout cela il semblera rude d’entendre que de dix mille personnes, il n’y en aura pas une de sauvée ; ce qui toutefois sera véritable par les paroles de Jésus Christ même, qui l’a assuré en tant d’endroits de l’Écriture Sainte ! Arrêtons-nous particulièrement à ce qu’il a dit, que celui qui ne renonce à soi-même ne peut être son disciple ; mettant un chacun la main à la poitrine pour savoir s’il renonce à toutes ses volontés ; car de renoncer seulement à nos inclinations vicieuses, ce n’est point proprement renoncer à soi-même, mais renoncer à péché, qui est un autre précepte de fuir le mal ; renoncer proprement à soi-même est de dénier à soi-même toutes nos volontés propres pour ne suivre que nuement celles de Dieu, sans vouloir suivre aucunes inclinations naturelles ou sensuelles, sinon les mouvements du Saint Esprit ou préceptes de Jésus Christ ; hors de là, que rien ne doit être suivi.

Jugez-vous, Mr., qu’il y ait beaucoup de personnes qui fassent cela ? Pour moi, je n’en connais nulles. S’il y avait dix vierges, qui signifient plusieurs, ce n’est point encore de ce temps ici qu’il parle ; car je ne connais point maintenant une seule vierge folle, c’est-à-dire une seule âme qui ait les qualités qu’avaient ces vierges folles, tant est éloignée la vertu en ce temps présent, que je peux dire avec vérité qu’entre toutes les créatures que je connais sur la terre, je ne sais pas une qui soit du tout consacrée à Dieu, ni qui ait la miséricorde ni la charité ; cependant j’en connais plus de dix mille, et entre tout cela pas une qui ait seulement les qualités en perfection des Vierges folles.

Vous pourrez demander, Mr., pourquoi donc j’ai dit au commencement qu’il y en avait dix et que ce nombre signifiait plusieurs ? Je réponds à cela que nous ne sommes point encore arrivés au temps de ces Vierges, qui sera seulement un peu devant la Venue glorieuse de Jésus Christ sur la terre ; et que lors il y en aura beaucoup de convertis ; mais à présent que nous attendons seulement et premièrement les fléaux universels, personne n’est encore entièrement dédié au service de Dieu. Il faut qu’il épande auparavant sur les hommes sa miséricorde ; autrement personne ne serait sauvé ; car si l’on ne se retire, tout périra, n’y ayant plus de Christianisme intérieur sur la terre, sinon le faste et l’apparence.

Partant, il faut fuir cette généralité perverse et corrompue pour trouver entrée au Banquet nuptial de l’Époux de nos âmes, qui doit venir, et trouver des âmes préparées à le recevoir ; parce qu’il épandra, un peu auparavant sa venue, sa dernière miséricorde sur les hommes, et que plusieurs se convertiront en reprenant son Esprit Évangélique, desquels néanmoins la moitié sera exclue d’entrer ès délices qu’il a préparés à ses Élus ; parce qu’ils n’entreront assez dans la croyance de cette félicité à venir, de quoi Saint Paul a parlé avoir vu en son ravissement, sans qu’il lui ait été permis d’en déclarer aucune chose, sinon qu’il a vu des choses que Dieu a préparées à ses Élus, que l’œil n’a jamais vues, ni oreille entendues, ni qui soit comprises en l’entendement de l’homme ; et avec raison ; parce que Dieu n’a point voulu que nuls entendements humains aient compris ou entendu ce qu’il réservait à ses créatures jusques à ces derniers temps, qui est une Nouvelle Alliance que Dieu fera avec les hommes, en gloire et délices perpétuelles, où seront réparées toutes les ignominies que Jésus Christ a souffertes sur la terre, et de tous ses Élus, qui ont enduré et sont morts dans la diffamation et mépris, qui ne peuvent être réparées sinon alors, où Jésus Christ exercera toute justice, et réparera toutes choses.

(vs. 13) Il poursuit en disant : Veillez donc, car vous ne savez ni jour ni heure ; pour dire qu’en tout temps il faut attendre ce jugement. Aurait-il bien exempté ce temps présent, où presque personne ne veut ouïr parler de cela ? L’on s’assemble des Docteurs selon ses désirs, qui disent : Ce n’est pas encore ; beaucoup de ces choses sont déjà accomplies, comme la destruction du Temple de Jérusalem ; il a déjà été plus d’une fois. Ainsi pour chatouiller les oreilles, l’on trouve mille arguments, omettant la parole de Dieu, qui dit si absolument que l’on doit toujours veiller, qu’il n’y a point un jour, voire une heure, qui sera exempte de ces dangers. Ne vaut-il pas mieux croire à Dieu qu’aux hommes qui sont menteurs, à Dieu qui ne peut tromper ni faillir, ainsi que font les hommes dans leurs aveuglements ? De quoi je prie que Dieu vous en délivre, en demeurant,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. B.

 

De Lisle, 17 de Mars 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE IV.

 

Explication de la Parabole des Serviteurs.

 

Au même, lui envoyant l’explication d’une autre Parabole des Serviteurs, au même Chapitre de Saint Matthieu, dans lequel est aussi parlé des derniers temps, de la fidélité ou infidélité des personnes qui ont reçu les grâces de Dieu, figurées par les talents et serviteurs.

 

 

MONSIEUR,

 

DANS le même Chapitre de S. Matthieu, Jésus Christ apporte encore une autre Parabole disant (vs. 14 et 15) : C’est comme un homme, lequel s’en allant dehors appela ses serviteurs et leur commit ses biens ; et à l’un bailla cinq talents, et à l’autre deux, et à l’autre un, et à chacun selon sa portée, et incontinent s’en alla dehors. Quand Jésus Christ est monté au Ciel à son Père, il a laissé en terre des serviteurs à qui il a commis ses biens, qui sont ses grâces, appelés talents. Ces serviteurs n’étaient pas seulement des Apôtres ou disciples de ce temps-là, lesquels ne pouvaient vivre naturellement jusques à son retour, puisque déjà plus de seize cents ans sont écoulés ; mais il a parlé en eux à tous leurs successeurs qui seront jusques à la fin du Monde en charges ou dignités Ecclésiastiques, et il donne à chacun d’eux diverses grâces selon leurs portées, savoir, à l’un cinq, à l’autre deux, et à l’autre une, afin qu’avec icelles ils lui acquièrent leurs âmes et celles du prochain ; et sitôt après il est monté au Ciel, laissant à chacun de ses Serviteurs les grâces requises à ce faire.

(vs. 16) Or celui qui avait reçu cinq talents s’en alla et trafiqua d’iceux, et en gagna cinq autres talents. Ces premiers serviteurs-là sont les Apôtres et disciples de Jésus Christ, qui ont fait de leur temps fructifier les grâces de Dieu en leurs âmes, et en ont acquis des nouvelles, avec lesquelles ils ont gagné à Dieu plusieurs âmes, la grâce de Dieu n’ayant demeuré oiseuse en eux, mais a toujours profité par leurs négoces et vigilances.

(vs. 17) Semblablement aussi celui qui avait reçu les deux talents en gagna aussi deux autres. Ce sont les Saints Pères qui ont suivi les apôtres et disciples de Jésus Christ ; ayant moins de grâces que les premiers, néanmoins ils ont profité à l’Église de Dieu à l’avenant de ce qu’ils avaient reçu de lui.

(vs. 18) Mais celui qui en avait reçu un se partit et fouit en terre et cacha l’argent de son maître. Ceux-là sont les Ministres de Jésus Christ d’à présent, qui ont aussi reçu des grâces selon leur portée ; parce que Dieu ne manque jamais de sa part à donner ce qui est nécessaire ; mais les hommes lâches n’y veulent coopérer, mais se contentent de garder la dignité qu’ils ont reçue, sans se mettre en peine de profiter à la gloire de Dieu avec icelle ; car ces personnes-là maintenant disent en leurs cœurs : « C’est assez que je me garde de donner scandale par de gros péchés ; mais pour travailler à procurer le salut du prochain, cela est trop dangereux. Il m’en faudrait rendre des comptes trop étroits ; Dieu, étant si rigoureux, me demanderait peut-être plus de grâces qu’il ne m’a donné ; ainsi il vaut mieux que je retienne les grâces qu’il m’a données en moi-même, sans les élargir aux autres. »

(vs. 19) Et ainsi faisant, long temps après, le maître de ces serviteurs vint, et fit compte avec eux. Ce long temps, Mr., c’est depuis son assomption jusques au jour du Jugement ; et lors il viendra demander compte et raison à un chacun de toutes les grâces qu’il leur aura commises durant leurs vies.

(vs. 20) Lors, celui qui avait reçu cinq talents vint et présenta cinq autres talents, disant : Seigneur, tu m’as commis cinq talents, voici, j’en ai gagné cinq autres par-dessus. Ceux-là sont des Apôtres, qui se présenteront tous les premiers au jugement, et montreront devant tous combien ils ont fait profiter les grâces que Dieu leur avait données, les ayant multipliées à sa gloire au double.

(vs. 21) Et alors son Seigneur lui dit : C’est bien fait, bon serviteur loyal. Tu as été loyal en peu de chose ; je te constituerai sur beaucoup. Entre en la joie de ton Seigneur. Quels plaisirs pour ces Saintes âmes d’être admises en la joie perdurable pour un petit labeur qu’elles ont supporté sur la terre, qui est si peu de chose au regard des grandes récompenses qui sont préparées aux loyaux serviteurs ! Il les constituera en choses grandes, comme s’il disait : pour un peu de labeurs, vous avez ici un repos perdurable. Vos larmes seront toutes essuyées. Il n’y aura ici plus de deuil ni de crainte. Les persécutions ont pris fin. Les délices et plaisirs dureront à toujours. En parfaite assurance vous posséderez vos âmes. Entrez en la joie et la compagnie de Votre Seigneur, qui vous a acquis ce Règne si heureux par sa Mort et Passion. Entrez, maintenant que le temps est venu, dans cette joie qui ne finira jamais. Vous serez constitués sur tous les biens de votre Seigneur, sans plus avoir aucun mal. Possédez ces délices à toujours.

(vs. 22) Puis celui qui avait reçu deux talents vint et dit : Seigneur, tu m’as baillé deux talents ; voici, j’en ai gagné deux autres. Les Ss. Pères qui ont succédé aux Apôtres et Disciples de Jésus Christ ont aussi travaillé à l’avenant des grâces qu’ils ont reçues, et avancé la gloire de Dieu à leur possible, et ne leur sera demandé davantage qu’à l’avenant de ce qu’ils ont reçu ; car le Seigneur est juste, qui ne regarde point le nombre ou quantité de nos bienfaits, comme la fidélité avec laquelle nous les faisons. Par quoi ne devons jamais alléguer que Dieu ne nous a fait tant de grâces comme à celui-là, parce qu’il en fait à un chacun à suffisance, et ne redemandera jamais plus de nous qu’il ne nous a commis. Si nous avions profité fidèlement du peu de grâces qu’il nous a données, il arriverait le bonheur d’entendre comme ce deuxième serviteur, qui, n’ayant profité que de deux talents, entendit les mêmes paroles et récompenses que celui qui en avait gagné cinq.

(vs. 23) Car il lui fut dit comme au premier : C’est bien fait, bon serviteur et loyal ; tu as été loyal en peu de choses, je te constituerai sur beaucoup. Entre en la joie de ton Seigneur. Il ne donne nulle distinction de la récompense du premier au deuxième, parce qu’il salarie un chacun selon les grâces qu’il a reçues, non pas selon nos œuvres, n’en ayant besoin d’aucune, comme possesseur de tout ce qu’il y a au Ciel et en la terre. Mais il aime de nous une fidèle et loyale coopération volontaire aux grâces qu’il nous a départies ; et à mesure qu’il nous en a donné, il nous sera redemandé.

Que deviendront lors les âmes qui se sont servies des mêmes grâces de Dieu pour l’offenser ? Puisque ce troisième, venant avec ce qu’il avait reçu, a été condamné pour seulement ne l’avoir point multiplié ; car il est dit (vs. 24) : Mais celui qui avait reçu un talent vint et dit : Seigneur, je connais que tu es homme rude, moissonnant où tu n’as semé et assemblant là où tu n’as point épars. Ce troisième serviteur sont les Ministres de Jésus Christ du temps présent, qui, pour couvrir leur lâcheté, voudraient bien attribuer à Dieu la faute de leur négligence ; car l’on n’entend autre chose de la plupart, sinon : « Ce n’est à présent comme du passé ; les Saints Pères avaient bien plus de lumières que nous n’avons, et qui pourrait vivre comme ils vivaient ? ou qui pourrait dire si franchement la vérité comme eux ? Il vaut mieux se maintenir tout doucement ; car Dieu est trop sévère en nous chargeant du salut d’autrui. Il nous en ferait rendre compte et nous demanderait peut-être plus de grâce que n’avons reçu. Il vaut mieux garder ce que nous avons et laisser un chacun opérer son salut comme il voudra. » Ô pauvre créature ! pouvez-vous bien dire avec vérité que vous avez coopéré au bien à l’avenant des grâces reçues de Dieu ? S’il ne vous en a donné autant qu’aux Saints Pères, il ne vous en demandera pas tant ; mais seulement selon qu’il vous en a donné ; mais de ce peu, en avez-vous profité selon son désir ? N’attribuez pas la faute à Dieu, mais à votre paresse ; car si vous aviez bien contribué à une de ses grâces, il vous en aurait aussitôt donné une autre.

Ingrate créature ! tournez-vous ainsi les bienfaits de Dieu à mépris ? Et vous lui dites (vs. 25) que, craignant, m’en suis allé, et ai caché ton talent en terre. Voici, tu as ce qui est tien.

(vs. 26) Il vous répondra aussitôt : Mauvais serviteur et lâche ! tu savais que je moissonne où je n’ai point semé, et assemble où je n’ai point épars. N’est-ce point rendre Dieu coupable pour se justifier soi-même ? Car si Dieu était injuste, il cesserait d’être Dieu. Quel blasphème ! cette même crainte que Dieu est rude te devait aiguillonner à le mieux servir, puisque tu ne pouvais échapper à ses jugements, et que tu l’attendais pour demander compte.

(vs. 27) Car il poursuit en disant : Il te fallait donc bailler mon argent aux changeurs ; et, étant venu, j’eusse reçu le mien avec usure. Jésus Christ n’a-t-il pas raison de dire à la plupart de ceux qui sont à présent ses Ministres constitués en dignité : Dois-tu jouir de ces bénéfices sans profiter pour ma gloire ? Il vaudrait mieux que tu les changeasses en une condition abjecte et qu’un autre les fît profiter ; tu ne serais en risque d’entendre du Seigneur cette sentence.

(vs. 28) Ôtez-lui donc le talent, et le donnez à celui qui a les dix autres talents. Quelle confusion ! Ne valait-il pas mieux l’avoir transporté à un autre de sa bonne volonté que de se voir privé par force au profit et utilité d’un autre et à ta condamnation ? Où, si en eussiez profité de ce peu de chose, grandes vous auraient été baillées. Car il poursuit en disant :

(vs. 29) Car à chacun qui aura, il sera donné, et en aura tant plus ; mais à celui qui n’a rien, cela même qu’il semble avoir lui sera ôté. Quelle promesse que Dieu fait à ceux qui tant soit peu coopèrent à ses grâces ! Il leur en baillera toujours davantage. Il promet cela à un chacun ; qui peut donc s’excuser sur le manquement de la part de Dieu, puisqu’il donne toujours davantage à celui qui a quelque chose ? Mais à celui qui n’a rien, c’est-à-dire à celui qui ne fait profit de rien, cela même qu’il semble avoir lui sera ôté ; parce que celui qui ne fait profit des grâces qu’il a reçues de Dieu, il semble seulement les avoir, à cause qu’il les a inutilement ; c’est pourquoi elles lui seront ôtées, même avec condamnation de peines dues à son ingratitude, puisqu’il poursuit :

(vs. 30) Jetez donc le serviteur inutile ès ténèbres extérieures ; là y aura pleurs et grincement de dents ; c’est-à-dire que toutes les personnes qui auront ainsi abusé ou négligé les grâces de Dieu seront ès jours des fléaux universels abandonnés en iceux ; car il y aura lors des ténèbres sur la terre, même matérielles, que le Soleil deviendra noir, et partout grands hurlements, pleurs, et grincement de dents, causés par la justice de Dieu, qui abandonnera les méchants à toute sorte d’horreurs et de tourments, en sorte que le monde sera fait un vrai Enfer temporel qui se terminera en éternel, où il y a ténèbres tant intérieures qu’extérieures, qui se commencera sur la terre ; parce que les méchants ne se convertiront point, étant le temps de la miséricorde passé ; ils blasphémeront plutôt contre Dieu par ses châtiments que de retourner à pénitence, quoiqu’il y aura de grands pleurs et lamentations, sans aucuns fruits.

(vs. 31) Il poursuit encore au même chapitre disant : Or, quand le Fils de l’homme viendra avec sa gloire et tous les Saints Anges avec lui, adonc il se siéra sur le Trône de Sa Majesté. Qui peut douter que Jésus Christ ne viendra en corps, en âme, en Divinité, tout en gloire sur la terre, puisqu’il le déclare si nettement, et que tous les bons Chrétiens le croient comme un article de foi contenu au Credo, où il est dit qu’il est à la droite de son Père, et de là viendra juger les vivants et les morts ? Celui qui en douterait serait hérétique. Il viendra donc assurément en gloire, le même Dieu et Homme qui est venu en ignominie en l’étable de Bethléem à sa Nativité ; point seulement accompagné de sa sainte Mère, de S. Joseph, ou d’aucuns pauvres Bergers ; mais il viendra avec tous les Sts. Anges, c’est-à-dire avec toutes les âmes qui ont été sur la terre depuis le commencement du Monde, faisant ses volontés. Ceux-là sont véritablement appelés Anges, lesquels ressusciteront tous, venant du Ciel, et en corps et en âme seront en la Compagnie de Jésus Christ glorieux, qui les remplira de gloire et de joie par la réelle présence, et se siéra sur le Trône de la Majesté, environné de tous ses bienheureux ; et cela pour longtemps ; car celui qui s’assoit ne se prépare point à s’en aller.

(vs. 32.) Il poursuit en disant : Et seront assemblées devant lui toutes nations ; et les séparera les unes d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs ; c’est-à-dire qu’il fera venir devant soi toutes les créatures de la terre ; et qu’il séparera les justes arrière des méchants de même que le berger sépare les brebis d’avec les boucs ; parce que le temps sera venu de faire justice, et de tirer les bons hors la puissance des méchants, qui les ont tant persécutés et outragés ; de quoi ils recevront alors punition, comme les bons récompense ; car il poursuit en disant :

(vs. 33) Et mettra les brebis à sa dextre, et les boucs à sa senestre ; c’est-à-dire les bons à sa droite des récompenses de gloire ; et les méchants à sa gauche des tourments ; donnant par ainsi à un chacun selon ses œuvres ; et pour ce faire il les séparera, tirant les bons près de soi, et les méchants dans l’horreur des ténèbres du Monde, les abandonnant à la furie de sa juste vengeance.

(vs. 34) Et alors dira le Roi à ceux qui seront à sa dextre : Venez, les bénis de mon Père. Possédez le Royaume qui vous a été apprêté dès la fondation du Monde. Quelle douce parole : Venez, c’est-à-dire : Unissez-vous à moi, demeurez avec moi ; les bénis de mon Père, c’est-à-dire vous que mon Père a bien-heurés ou sanctifiés ; Possédez, c’est-à-dire entrez en jouissance maintenant des biens et du règne bienheureux, qu’on vous a apprêté depuis que le Monde est créé, c’est-à-dire de toutes les joies et contentements que le Père Éternel a eu en sa prescience dès lors qu’il a créé le Monde.

Ce sont des joies incompréhensibles, que nuls esprits humains ne sont capables de comprendre ; parce qu’elles sont toutes divines et spirituelles, surpassant toute nature, tant Angélique qu’humaine. Entrez en possession de cela, d’autant que le Père Éternel l’a ainsi ordonné en créant le Monde ; ce qui n’a point été de toute éternité, comme serait l’être de Dieu, mais seulement depuis la création de l’Univers ; car la place que les anges rebelles ont quittée par leur orgueil a été devant la création du Monde ; ce n’est pas de ces places qu’il parle au jugement, mais d’un règne de gloire qu’il a préparé à son fils et à ses fidèles serviteurs sur la terre, où il régnera en gloire parfaitement, adoré de toute créature, où toutes les ignominies qu’il a souffertes en sa première venue sur la terre seront réparées avec tous les opprobres et persécutions qu’ont souffert ses serviteurs par la malignité du Diable, lequel sera par lui déconfit et envoyé en l’abîme éternel, avec tous ses Anges, c’est-à-dire avec tous ceux qui ont suivi ses volontés, afin que les vrais serviteurs de Dieu puissent régner sur la terre après avoir été en vitupère.

Voilà le Royaume qui leur a été préparé dès la fondation du Monde, quoi qu’il n’ait été manifesté à personne jusques à maintenant qu’il découvre pourquoi il donnera ce Royaume lorsqu’il dit (vs. 35) : parce que j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; déclarant par là que ce Royaume n’est destiné que pour ceux qui auront gardé la Charité en leurs âmes, ayant aimé Dieu de tout leur cœur, et leur prochain comme eux-mêmes. Voilà le seul sujet pourquoi il les appelle en son Royaume, condamnant par là toutes les vertus frivoles de maintenant, qui ne consistent qu’en pures niaiseries, controuvées des hommes ; car entre si grand nombre de ceux qui font profession de vertu, l’on aurait bien du mal à en trouver un qui aimât son prochain comme soi-même. Tous les plus saints à peine pourraient seulement dire : Je ne veux pas de mal à mon prochain ; mais de leur procurer le même bien spirituel et corporel comme à eux-mêmes, cela n’est plus en usage ; cependant il semble que ce Royaume n’est préparé que pour ceux qui, voyant leur prochain avoir faim tant au corps qu’à l’âme, leur donneront à manger ; ou soif, et leur donneront à boire ; ou étrangers et les recueilleront. Nonobstant, un chacun voit son prochain en besoin sans en avoir de souci. Si l’on lui donne quelque assistance, ce n’est que par égard humain, ou par quelque inclination naturelle ; et si l’on examinait bien de près ce qui nous meut à faire charité (comme nous l’appelons), nous trouverions qu’il n’y a rien du tout fait pour le seul Amour de Dieu, quoique rien d’autre ne sera récompensé de lui, combien qu’on donnerait tout son bien aux pauvres ; car Dieu n’a besoin de rien, mais il aime les témoignages de l’amour que nous lui portons, qui sont les bienveillances qu’avons pour notre prochain pour son regard ; parce que son amour ne peut être dans une âme sans qu’elle se manifeste par l’assistance que nous donnons au prochain, indifféremment à tous, comme étant toutes les images de Dieu ; et en cette qualité il tient fait à soi-même tout ce que faisons pour son seul amour à notre prochain, soit en bien spirituel, ou corporel ; car lui, étant maintenant monté au Ciel, n’a aucun besoin de notre secours.

(vs. 37, 38, 39) C’est pourquoi ces âmes bienheureuses lui demanderont, disant : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons repu ? ou avoir soif et t’avons donné à boire ? et quand t’avons-nous vu étranger et t’avons recueilli ? ou nu et t’avons vêtu ? ou quand t’avons-nous vu malade ou en prison et sommes venus à toi ? Comme si elles disaient : Vous êtes le Pain de vie, comment pourriez-vous avoir faim ? Vous êtes la fontaine d’eau vive, comment avoir soif ? Le Ciel et la terre vous appartiennent avec toutes les choses y contenues, en quel lieu pouviez-vous être estranger ? Comment pouviez-vous être nu, vous qui revêtez même la terre ? Comment être malade, qui êtes seul sain ? Comment prisonnier, vous qui donnez la liberté parfaite à celui qui vous aime ? Et comment nous, qui n’avions autre chose qu’une libre volonté, aurions-nous subvenu à tant de besoin ?

(vs. 40) Et le Seigneur répondant leur dira : Je vous dis en vérité qu’en tant que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait. Les plus petits de ses frères, ce ne sont pas les bribeurs d’aujourd’hui, qui bien souvent avec les aumônes reçues multiplient leurs péchés ; mais ce sont les vrais frères de Jésus Christ, qui suivent ses paroles. L’on les connaîtra ès derniers temps, lorsque plusieurs, ayant connu les desseins de Dieu, sortiront des embarras du Monde pour s’adonner à rechercher les choses célestes, comme vrais frères de Jésus Christ, en suivant ses préceptes et enseignements Évangéliques, entre lesquels y en aura plusieurs qui auront faim et soif, c’est-à-dire besoin de nourriture à leurs âmes, et aussi à leurs corps, n’étant assez pourvus des biens de fortune ; à quoi les riches suppléant, ils le feront à Jésus Christ même ; comme aussi s’il en vient des étrangers, qu’ils soient recueillis comme domestiques ; ou malades, sollicités ; ou en prison, comme il y en aura assurément ; tout ce qui sera fait à ces personnes, qui seront vraiment frères de Jésus Christ, quoique petits en conditions, cela sera récompensé du Royaume des Cieux, qui semble n’être préparé que pour les personnes de ce dernier siècle ; car de pouvoir trouver au temps présent un vrai frère de Jésus Christ, à qui l’on pourrait faire la charité, il est bien difficile dans la corruption où le monde est ; d’autant que telles charités, quoiqu’elles soient faites pour Dieu, retournent au profit du Diable bien souvent, pour coopérer davantage au péché ; en sorte qu’il faut attendre encore un peu de temps, où plusieurs se convertiront, et donneront sujet d’exercer les œuvres de miséricorde que Dieu requiert pour avoir part en son Royaume.

(vs. 41) Alors il dira aussi à ceux qui seront à la senestre, qui sont les réprouvés mis à la gauche de sa juste colère, Maudits, départez-vous de moi, au feu éternel, qui est préparé au Diable et à ses Anges. Il ne dit pas que la préparation du lieu de ces maudits a été faite depuis la fondation du monde, parce que cet Enfer était auparavant. Mais ce Règne glorieux de Jésus Christ a été seulement ordonné lors de la création du Monde par le Père Éternel. Il dit : Départez-vous de moi ; parce que le vrai Paradis est la réelle présence de Jésus Christ ; et en quel lieu que ce pourrait être, pourvu que nous demeurassions avec Jésus Christ, ce serait partout le Paradis, bien que ce serait l’Enfer même. C’est pourquoi la première malédiction de ces malheureux, c’est d’être chassés de la présence de Jésus Christ ; il ajoute outre cela au feu éternel, qui est la peine due à leurs péchés, lequel est destiné au Diable et à ses anges, qui sont tous ceux qui font ses volontés ; ils sont appelés Anges du Diable, comme sont appelés Anges du Seigneur tous les hommes qui font parfaitement les volontés de Dieu.

(vs. 42, etc.) Et il donne la raison de cette condamnation malheureuse, disant : Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez point donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez point donné à boire ; c’est-à-dire que les méchants, quoiqu’ils aient même connu les vrais serviteurs de Dieu, ils ne les ont jamais assistés au besoin ; au contraire, plus un méchant voit un bon oppressé, plus il l’oppresse. Cela se voit si communément des hommes mêmes qui ne veulent nullement porter le nom de méchants ; s’ils voient quelqu’un persécuté pour la justice avoir besoin de son secours, ils le pressent de plus près, s’ils le voient plus oppressé, et diront : Il faut qu’il nous donne ce que lui demandons, à cause qu’il est en notre besoin. N’est-ce point faire contre la charité, qui est Dieu, vu qu’il tient fait à soi-même ce qui est fait aux siens ? Et comment assisteraient-ils les étrangers au nom de Jésus Christ, puisqu’ils n’assistent point seulement leurs proches parents, que la bienveillance même oblige naturellement ? Ce serait bien loin de le faire pour Dieu, et de revêtir les nus ; un chacun est trop convoiteux d’argent, et ne tire qu’à soi, bien loin de donner pour revêtir les nus ; en sorte que tous ces méchants seront bien éloignés d’avoir fait la charité aux prochains, qu’ils n’en ont pas eu pour leurs propres âmes ; encore bien qu’ils demanderont (vs. 44) disant : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, soif, ou étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et ne t’avons point survenu ?

(vs. 45) Alors il leur répondra, disant : En vérité, je vous dis qu’en tant que ne l’avez fait à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez point fait aussi.

(vs. 46) Voilà la raison pourquoi ceux-ci iront aux tourments éternels, mais les justes à la vie éternelle, laquelle se commencera dans ce Royaume temporel de Jésus Christ, pour se terminer dans le Royaume éternel, où en corps et en âme seront transportés de joie, après leur temps limité sur la terre achevé, où je vous souhaite voir, en demeurant,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Lisle, le 15 de Mars, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE V.

 

Des jugements de Dieu sur les hommes.

 

À un Prélat de l’Église Romaine, qui demandait d’entendre les secrets d’en haut touchant les jugements de Dieu, afin d’inciter le peuple à conversion et pénitence, disant que les anciens Prophètes avaient toujours averti le peuple de la part de Dieu, désirant qu’ils évitassent sa colère.

 

 

Mon Père en Jésus Christ,

 

1. JE pensais répondre à la vôtre du 10 de Novembre 1667 par un Traité que j’avais dès lors résolu de mettre au jour, lequel eût donné solution à toutes vos demandes ; parce qu’il traite des sujets qui ont attiré les fléaux de Dieu sur nos têtes criminelles, et de beaucoup d’autres choses capables d’ouvrir les yeux de tous ceux qui cherchent la vérité ; pour cela est-il intitulé La Lumière du Monde, et est composé de diverses demandes que m’a faites un certain personnage, lequel avait grandement faim et soif de la justice, et me priait de déclarer mon sentiment sur beaucoup de choses ; à quoi j’ai répondu autant que Dieu m’en donnait de lumières ; mais comme nos Conférences ont eu fort longue suite, la pièce a tant grossi qu’il faudrait encore attendre longtemps avant qu’en puissiez participer. C’est pourquoi je me suis résolue de répondre avant tout en particulier à votre dernière, que j’ai jugé à propos de vous envoyer ci-jointe, craignant que la multitude de vos affaires n’ait effacé de votre mémoire son contenu pour le laps de temps qu’il y a qu’elle est écrite.

2. Vous dites premièrement que vous êtes attendant à toute heure de savoir de moi de grands secrets d’en haut sur la conjoncture des évènements présents. C’est de quoi je me suis un peu étonnée, vu que c’est contre mon ordinaire de parler ou écrire des secrets de Dieu ; ce que vous même pouvez avoir expérimenté ; car en l’espace de plus de trente ans de notre conversation, je vous ai déclaré peu de choses sur ce sujet, ayant reçu et adoré par un modeste silence ce qu’il lui a plu de me communiquer, jusques à ce qu’il ait voulu m’ouvrir la bouche pour commencer à parler des choses qui peuvent illuminer le prochain ; et par la lecture de la vôtre, j’ai été encore plus confirmée, croyant que Dieu vous a mû de me presser à écrire à même temps qu’il m’en avait donné de forts mouvements intérieurs, lesquels j’avais déjà commencé à effectuer par la prière d’aucuns de mes amis de par deçà. Cette conformité de mouvements de diverses personnes sur ce même sujet, sans savoir rien l’un de l’autre, distantes de lieu et de pays, me fait opiner que le St. Esprit, qui est toujours conforme et égal à soi-même, a mû ces divers cœurs à me requérir de la même chose ; outre que je sens dans l’intérieur de mon âme que le temps est arrivé de parler maintenant, et plus de se taire, pour le moins envers ceux qui sont encore dans le désir de découvrir la vérité, et de suivre Dieu par elle. C’est pourquoi je viens en suite de votre demande vous déclarer ce que je connais de la part de Dieu sur les évènements présents ; car les opinions des hommes sur ces sujets sont autant éloignées des desseins de Dieu comme est le Ciel de l’Enfer.

3. Ils prennent les choses toutes dans un autre sens que celui qui est le véritable. L’on voit les guerres s’élever de tous côtés ; et on se persuade qu’elles arrivent casuellement par les Rois ou Princes, ou bien par les mauvais Conseillers, ou par le peu de prévoyance des Gouverneurs, ou par les désordres et confusions qu’il y a au régime des États ou de la milice. Certes, mon cher Père, ce n’est rien de tout cela qui cause tant de guerres ; car tout ce qui y contribue ne sont que les organes et instruments desquels Dieu se sert par sa droite justice pour punir l’iniquité des hommes, laquelle est montée au comble et a rempli la coupe de l’ire de Dieu, dont le temps arrive qu’elle sera versée sur nos têtes criminelles.

4. L’on s’imagine que le jugement est encore bien loin de nous ; et moi j’entends que la sentence est déjà rendue, et qu’elle commence à se mettre à exécution par les guerres présentes, lesquelles sont les commencements des douleurs prédites par Jésus Christ. La peste, la famine et le feu suivront ; car ce sont les fléaux universels qui dureront jusques à l’extermination de tous maux. Ils sont maintenant commencés tout de même qu’il commença à pleuvoir au temps de Noé et ne cessa jusques à ce que tous les hommes fussent submergés par les eaux ; de même ces derniers fléaux commencés ne cesseront jusques à ce que toute la malice des hommes soit exterminée, et eux jetés en l’étang de feu.

5. Si vous considérez bien la vie et le procédé des hommes de maintenant, vous verrez assurément qu’il faut de nécessité que le Monde soit jugé ; car leurs actions les condamnent. C’est comme un déluge de péchés qui pleut sur la terre continuellement ; et cette pluie s’augmente tous les jours, voire tous les moments du jour, et cela irrémédiablement ; en sorte qu’il faudrait plutôt prier que Dieu avançât ses fléaux, que non pas qu’il les délayât ; à cause que le peu qu’il y a sur la terre de bons se corrompt tous les jours par la corruption des méchants, qui sont si nombreux et si puissants qu’ils envahiraient bien tous les hommes du Monde si Dieu les laissait plus longtemps subsister sans les exterminer.

6. C’est en quoi il use de miséricorde envers les bons, avançant et abrégeant le règne de cette perversité, où le plus grand nombre des hommes adhère au Diable, et le reste est déchu de la vive foi ; en sorte que personne n’adore Dieu en esprit et en vérité, n’y ayant plus qu’un athéisme universel par tout le Monde, ou chacun adore seulement sa propre volonté. L’Église de Dieu même est devenue pire que pharisaïque, se trouvant en elle-même une Apostasie universelle ; et si le sel est corrompu, avec quoi salera-t-on la chair ? Il lui causerait la corruption au lieu de la conserver.

7. L’on ne découvre pas assez ce malheur, et l’on s’imagine de ne pas vivre dans le règne de l’Antéchrist, jusques à ce qu’on le voie corporellement en chair ; cependant qu’il règne en esprit il y a si longtemps dans le lieu saint et y a si grande puissance qu’il régit insensiblement les bien intentionnés, ayant donné mauvais usage des choses les plus saintes et sacrées, de sorte que tous les moyens qui nous doivent mener à Dieu nous conduisent à damnation ; car les sacrements sont profanés, le culte de Dieu est changé en idolâtrie, les bonnes œuvres ne se font que par amour-propre, les sermons se font et s’entendent par curiosité, la loi de Dieu est tellement glosée et expliquée que personne ne l’observe plus, pendant qu’un chacun se promet le salut. Enfin, mon cher Père, je ne saurais voir par quel moyen une seule âme pourrait être sauvée par la manière de vie qui s’observe maintenant ; je ne saurais apercevoir un seul vrai Chrétien sur la terre ; parce qu’en considérant les œuvres et la doctrine de Jésus Christ, je vois que la pratique des hommes de maintenant y est toute opposée ; et qu’au lieu de porter le nom de Chrétiens, on les peut justement appeler Antichrétiens.

8. Car Jésus a été humble, et un chacun se veut élever par orgueil. Il dit qu’on doit choisir la dernière place, pendant que les Chrétiens travaillent pour acquérir honneurs et dignités, et se combattent pour avoir le plus haut lieu et la prééminence. Et encore bien qu’on sache que Jésus Christ a enseigné la pauvreté et dit à ceux qui voulaient être Chrétiens : Quittez tout ce que vous avez, et me suivez, l’on voit un chacun s’étudier à la conquête des richesses, employant toute sorte d’industrie pour gagner argent et chercher son propre intérêt, même jusques à ceux qui font particulière profession de garder les Conseils Évangéliques ; et quoique Jésus Christ ait dit que celui qui le veut suivre doit prendre sa croix, tout le Monde la rejette loin de soi et évite la souffrance de tout son possible, cherchant plus l’aise, les délices et les plaisirs que la souffrance, laquelle on a en horreur.

9. Le précepte que Jésus Christ a donné de renoncer à soi-même est encore moins observé que tous les autres ; car un chacun aime soi-même ; bien qu’on aurait renoncé aux richesses, honneurs et plaisirs de ce monde, l’on demeure néanmoins attaché à l’amour de soi-même si fortement que personne n’abandonne sa volonté à celle de Dieu ; au contraire l’on se régit soi-même et les autres au gré de sa propre volonté, et on ne sait souffrir ce qui la choque ou contredit ; d’autant que la vérité qui reprend déplaît à tous les hommes de maintenant. Il faudrait bien flatter le monde et louer le vice comme vertu pour demeurer en paix aujourd’hui ; d’où dérive qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre ; car au lieu qu’on doit suivre Christ un peu de loin pour le moins, l’on le contredit directement par les pratiques des Chrétiens de maintenant.

10. Il serait trop long de vous déduire en cette Missive la directe opposition des Chrétiens de maintenant à la vie et doctrine de Jésus Christ. C’est assez que je spécifie les quatre points ci-dessus pour vous faire juger s’il y a encore des vrais Chrétiens sur la terre, qui se puissent vraiment dire disciples de Jésus Christ. Que si vous êtes obligé de confesser qu’il n’y en a nuls, est-ce de merveille si le Monde est jugé et si les derniers fléaux sont commencés, et si l’Antéchrist est dans son empire ? Puisque vous voyez dominer tout ce qui est contre Christ et opposé à sa Doctrine ; et que personne ne le suit plus sinon de paroles, et nullement par effets, auxquels en contredit directement. Pouvez-vous en tel cas vous étonner des évènements présents ? Ne faut-il pas que Dieu exerce justice sur telles iniquités ? Ne faut-il pas qu’il demeure toujours dans ses qualités de bon, juste, et véritable, quoique les hommes fassent ? Se doit-il rendre muable par leurs iniquités ? Non, mon cher Père, cela ne se fera jamais ; car Dieu demeure toujours égal à soi-même, et ne se meut pour la mutation des hommes ; mais exerce toujours justice et vérité, et par ainsi ne peut plus souffrir l’iniquité universelle de tous les hommes sans exercer jugement universel, à cause que le mal est arrivé à cette universalité.

11. Il faut de nécessité que la punition soit maintenant universelle ; et cela est une grande miséricorde de Dieu qu’il exerce à l’endroit des bons, vu que ceux-là sont arrivés dans un tel aveuglement d’esprit qu’ils ne découvrent pas d’avoir quitté la dépendance de Dieu, n’y d’être dans l’Apostasie de la vive foi, croyant faussement être vrais croyants pour porter le titre de Chrétiens, quoiqu’ils ne suivent en effet les œuvres ni la doctrine de Jésus Christ.

12. Vous me dites en second lieu que les Prophètes prenaient le soin de faire entendre au peuple l’occasion des évènements arrivants, pour en procurer les remèdes ; afin d’apaiser l’ire de Dieu, lequel faisait ouvertement paraître Son courroux contre le peuple ; à quoi je réponds qu’il m’est impossible d’apercevoir les moyens en général pour apaiser le courroux de Dieu ; à cause que tous les hommes ont renié la foi et ont tellement étouffé la lumière d’icelle qu’ils ne voient plus que les choses naturelles, voire sont devenus si brutaux qu’ils ne voient pas mêmes les choses raisonnables. C’est ce qui me retient de parler, craignant de dire ce qui ne profiterait de rien ; à cause que le nombre des méchants est trop multiplié et qu’ils ont acquis trop de puissance pour choquer et exterminer les bons, le mal étant venu à si grande extrémité qu’il est maintenant impossible d’y pouvoir résister. Vous avez vu quelles persécutions j’ai souffertes pour avoir seulement voulu découvrir le maléfice qu’il y avait parmi les enfants de l’Hôpital que vous savez, et comment le Diable a eu de puissance sur les cœurs des hommes pour faire évanouir la croyance qu’il en tient si grand nombre sous sa puissance. J’ai couru risque de perdre la vie pour ce sujet ; car si Dieu ne m’avait soutenue miraculeusement, je serais morte plusieurs fois ayant eu nombre de vies. Et si pour un tel cas particulier j’ai vu de semblables oppositions, combien en pourrais-je attendre en voulant découvrir les maux et l’Athéisme universel de tout le Monde d’à présent ?

13. Je ne devrais non plus craindre à dire la vérité de la part de Dieu que n’ont fait les anciens Prophètes, je l’avoue ; mais je ne crois pas que mon dire ni ma vie, laquelle je perdrais volontiers pour tel sujet, seraient capables de toucher l’endurcissement des cœurs d’à présent. Si je pouvais parler à ceux qui se sont retirés de la dépendance de Dieu par ignorance, j’espérerais de les pouvoir ramener à la connaissance de la vérité ; mais de parler en général, ce serait faire ce qui ne profiterait de rien, sinon d’attirer des persécutions à outrance ; parce que le monde est jugé et la sentence est irrévocable, et le méchant s’empirera, même à l’extérieur, et paraîtra devant les hommes tel qu’il est devant Dieu, et sera lors moindre sa malice ; car le mal découvert est moins dangereux que celui qui est revêtu d’hypocrisie et masqué de Sainteté, ainsi comme il est à présent, avec quoi tous les bons sont trompés et séduits, lesquels ne suivraient nullement le mal découvert lorsqu’il paraîtrait tel ouvertement. C’est pourquoi Jésus Christ a appelé notre temps dangereux, puisqu’on y séduit par fausses apparences de bien et de vertu.

14. Si Dieu faisait au temps passé paraître ouvertement son courroux, il le fait encore à présent davantage, en envoyant partout des signes, comme les avant-courriers des fléaux derniers ; mais on ne les appréhende pas. C’est pourquoi je dis qu’on a maintenant l’esprit si abruti qu’on ne comprend pas même les choses raisonnables ou naturelles. L’on a vu des signes au Ciel, au Soleil, en la Lune, ès Étoiles et en la terre des villes renversées par tremblements, et plusieurs autres brûlées par le feu, les eaux de la Mer changées en couleur de sang, avec plusieurs autres choses qui annoncent la colère de Dieu ; cependant on ne les appréhende pas. Il y a guerre presque partout le Monde, la peste en divers endroits, et l’on attribue tout cela aux causes secondes !

15. Dieu n’est plus connu en rien, non plus que si l’homme n’avait jamais reçu la lumière de la foi pour connaître les choses divines, ni même la raison humaine ; car s’il usait seulement d’icelle, il découvrirait assez que toutes ces choses et plusieurs autres sont les effets de la colère de Dieu, qui se manifeste à notre vue. L’on n’a plus besoin des Prophètes ni des miracles pour vérifier que nous sommes arrivés à la fin des derniers temps, que le Monde est jugé et que les fléaux sont commencés ; puisque plusieurs les expérimentent déjà sans les vouloir croire. Cette incrédulité est la marque la plus assurée qui est prédite par Jésus Christ, disant que les derniers temps seront comme du temps de Noé, où l’on buvait, mangeait, et on se mariait, sans souci de ce qui leur devait arriver ; tout de même en est-il à présent. Lorsqu’on parle du jugement, il semble que ce sont des songes et que cela n’arrivera point de notre temps. C’est en quoi l’on se trompe, car plusieurs sont maintenant vivants sur la terre qui périront par ces derniers fléaux, et aucuns verront venir Jésus Christ en gloire pour juger les bons et les mauvais.

16. Ce qui m’a si longtemps retenu de parler de ces choses est l’endurcissement des cœurs, lesquels ne s’amolliraient par ces avertissements, mais s’efforceraient à résister à des vérités si profitables. L’on s’est forgé dans l’esprit que le jugement se fera en peu de temps, ou à la façon d’une enchanterie, et que l’Antéchrist est un corps de chair naturel, et qu’on est encore loin de la fin du Monde. Et moi, je vois tout autrement par les yeux de la foi ; car en connaissant la grande miséricorde de Dieu, je sais qu’il ne surprendra jamais personne, et qu’il fait son jugement par ordre, poids et mesure, afin de donner lieu et temps de pénitence à ceux qui se voudront convertir, même durant les fléaux universels, qui ne viendront pas tout à coup accabler les hommes, mais tomberont fil à fil, ainsi que tombèrent les eaux au temps du déluge, pour voir si par aventure quelques âmes ne se voudront pas convertir à Dieu, qui en cela use de grande miséricorde envers les hommes, pour ne les pas surprendre à l’improviste.

17. Il a fait prédire par ses Prophètes dès le commencement du Monde les choses que nous voyons à présent ; et Jésus Christ étant sur la terre en a donné de si précis avertissements, comme aussi les Apôtres, qui tous ont parlé de cela ; et maintenant que nous voyons toutes ces Prophéties s’accomplir peu à peu, l’on n’y fait point de sérieuse réflexion. L’on ressemble aux pourceaux, qui mangent les glands tombant de l’arbre sans regarder jamais en haut pour voir de qui ils leur sont jetés. Les hommes de maintenant sont presque transformés en la même nature, ne regardant que la terre, et n’aimant que ce qu’il y a en icelle pour s’en remplir.

18. Le Diable a épars ces ténèbres universelles par tout le Monde, et a tellement obscurci la lumière de la foi que presque personne ne comprend les choses divines ou spirituelles, un chacun étant attaché aux biens, plaisirs et honneurs de la terre, sans autre recherche ou désir ; et l’on ne découvre pas que l’Esprit du Diable s’est imprimé dans l’esprit et l’entendement des hommes, et qu’il les régit insensiblement sans qu’ils s’en donnent de garde. Cet esprit de ténèbres et d’erreurs, qui est le véritable Antéchrist, s’est fourré dans la sainte Église dès que Jésus Christ l’a voulu établir, et a fait peu à peu de si grands progrès qu’il a maintenant l’empire et le domaine sur les choses les plus saintes, desquelles il se sert pour tromper les gens de bien, car les méchants sont à lui volontairement et n’ont besoin de tromperie ; mais les bons ne le suivraient point s’ils le connaissaient ; pour cela leur a-t-il à tous premièrement aveuglé l’entendement, afin qu’ils ne découvrent la vérité des choses, éblouissant les esprits par quelque éclat de vertu et piété apparente, qui en effet ne sont que tromperies et amours propres.

19. L’on voit encore si grand nombre de personnes qui croient être Chrétiens et au chemin de salut, condamnant les autres qui sont en des péchés manifestes, cependant qu’eux-mêmes sont déchus de la foi et que leurs œuvres sont directement opposées à celles de Jésus Christ ; et cette présomption de salut les rend souvent plus éloignés de leur conversion à Dieu que ne sont les pécheurs découverts, lesquels craignent leur condamnation. C’est ainsi que le Diable a fait de grands progrès dans le Sanctuaire et en a séduit plusieurs.

20. En sorte que lorsque vous requérez mes prières afin de vous bien acquitter avec votre lieutenant des devoirs qu’avez à faire à l’endroit des malades, je ne saurais croire qu’il y eût en votre endroit quelque négligence ; mais je sens bien fortement que tous ceux qui seront bien admonestés et administrés ne seront pourtant sauvés ; et que plusieurs meurent après avoir reçu les sacrements et descendent aux Enfers, parce qu’il n’y a que la vive foi qui puisse sauver les âmes ; laquelle n’ayant eu ses opérations durant la vie, ce sera peu de chose d’être administré avant la mort. C’est pourquoi je me sens plus émue de prier que Dieu découvre l’esprit de l’Antéchrist et qu’il renouvelle l’Esprit de Jésus Christ et redonne aux hommes la lumière de la foi que non pas de prier qu’ils soient à la mort bien administrés ; à cause que pour l’ordinaire, telle vie, telle mort ; et celui qui n’a pas su aimer Dieu en son vivant, à grand’peine le pourra-t-il faire à la mort, au temps que le Diable le tente plus fortement et que la maladie l’oppresse et l’esprit le trouble et inquiète.

21. Pour moi, je tiens fort suspectes ces conversions qui se font seulement à la mort, craignant qu’elles proviennent plus de peur de l’Enfer ou de sa propre malédiction que de l’Amour de Dieu, hors duquel il n’y a pu avoir de salut, encore qu’on verrait toutes les démonstrations de douleurs possibles ; parce que nul n’a sa chair en haine ; chacun craint les souffrances, et surtout celles de l’Enfer ; mais tout ce qui est de la nature n’est pas de la grâce. Dieu ne regarde pas les regrets de notre amour-propre, mais ceux qui proviennent de l’amour que nous lui portons.

22. C’est pourquoi il est plus que temps de se convertir à lui de tout notre cœur, car les derniers temps font à leur fin. Ils ont commencé lorsque Jésus Christ est venu sur la terre, et finiront bientôt. C’est pourquoi il se faut remettre dans la dépendance de Dieu et se laisser gouverner de lui comme des petits enfants, ou autrement nous nous trouverons accablés des horribles fléaux qui pendent sur notre tête, lesquels sont si redoutables que le juste aura bien de la peine à en échapper. L’on peut penser ce que deviendront les méchants. Il est vrai que l’Antéchrist sera de leur partie, mais il ne les assujettit à soi que pour les outrager ; car c’est l’ordinaire du Diable de payer les services qu’on lui rend par des souffrances et tourments. En sorte que je voudrais bien pouvoir exhorter tout le Monde d’être sur ses gardes, car son règne a son plein domaine ; mais je crois qu’il ne durera plus guère, car la fin vient et Jésus Christ est à la porte qui veut lui écraser la tête.

23. Voilà, mon Père, tout ce que je vous puis mander pour donner solution à votre lettre ; vous en pourrez user à votre discrétion, et selon que Dieu vous inspirera. Je n’affecte pas d’être crue ; moyennant qu’on se convertisse, c’est tout un par quel moyen que ce soit ; s’il se sert d’une chair ou d’un fer, c’est peu de chose, pourvu que les desseins de Dieu s’accomplissent ; c’est de quoi je l’en prie, en demeurant toujours,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De la ville d’Amsterdam ce 3 de Mars, 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE VI.

 

Que Dieu a partout les siens.

 

Au même, servant de couverte à la précédente, dans laquelle elle était enclose.

 

 

MONSIEUR,

 

1. LE 2e de Décembre dernier 1667, je suis partie de Malines pour me retirer sur un pays neutre qui est par-delà la Mer ; mais comme la saison était mauvaise et qu’on entendait le naufrage de diverses barques et personnes, causé des tempêtes et autrement, je me suis pour ce sujet arrêtée en la ville d’Amsterdam pour attendre le Printemps, non sans grande Providence de Dieu ; car j’ai trouvé dans ce lieu quelques personnes d’entre les Chrétiens, lesquelles ont plus de disposition à recevoir la vérité que ceux de notre pays ; de quoi je bénis Dieu.

2. Il y a aussi beaucoup de Sectes et Religions différentes, lesquelles n’ont, à mon avis, autre fondement que les opinions des hommes. L’un tient celle de Calvin, l’autre de Luther, l’autre de Menno, l’autre d’Arminius, et ainsi de tout le reste, cependant que tous croient en Dieu et en Jésus Christ. J’ai peine à voir tant de divisions sous une même croyance. Ils sont fondés en plusieurs de ces sentiments, car ils estiment la Loi de Dieu et étudient la doctrine de Jésus Christ ; mais ils ne pratiquent ni l’une ni l’autre, non plus que ceux qui sont sous l’obéissance de l’Église Romaine, où il serait difficile de trouver quelqu’un qui suive en vrai disciple de Jésus Christ sa vie et ses enseignements. Ils en parlent et l’enseignent, comme font aussi les diverses Sectes et Religions d’ici ; en sorte que si le Christianisme consistait en paroles, je voudrais plus estimer tous ces Sectateurs que les Romains, à cause qu’ils parlent davantage de Dieu et de l’Évangile. Mais le salut ne consiste point en paroles. Il faut pour être sauvé avoir la foi vive, laquelle est toujours opérante ; ce que je ne trouve ni aux uns ni aux autres. Chacun possède la foi sans les œuvres d’icelle.

3. J’espère pourtant que Dieu me donnera si longue vie que je verrai avant que de mourir toutes les Églises réunies par ensemble, et qu’il n’y aura plus qu’un Pasteur et une bergerie, qu’un Dieu, une foi, et une Église en l’Esprit de Jésus Christ ; et que les Juifs mêmes, qui sont encore si endurcis de cœur contre lui, s’y rendront et le reconnaîtront pour le vrai Messie, qu’ils ont si longtemps attendu. Ils seront auparavant séduits par Satan, lequel est venu sur la terre pour en tromper plusieurs et a fait de grands signes et merveilles, selon que Jésus Christ a prédit des faux Prophètes qui s’élèveront ès derniers temps ; mais ces tromperies en ramèneront plusieurs à la connaissance de la vérité, laquelle étant découverte, illuminera tout le Monde. Il faut néanmoins auparavant être purgé par la souffrance des derniers fléaux, et persévérer jusques à la fin en la vive foi. Ce que je vous souhaite de tout mon cœur, afin que nous puissions par ensemble aller au-devant de notre Sauveur Jésus Christ, lorsqu’il viendra en sa gloire pour juger les bons et mauvais.

4. Vous serez peut-être étonné, Mr., de ce que je décris si ouvertement les fautes des Chrétiens ; mais vous devez être assuré que cela ne provient que de l’amour que je leur porte et de la pitié que j’ai de voir périr tant d’âmes par ignorance. Les meilleurs d’aujourd’hui ne connaissent pas Dieu ni eux-mêmes, ni la véritable vertu, non plus que les péchés les plus dangereux ; car ils sont remplis des péchés contre le Saint Esprit et de ceux qu’on commet en autrui, et personne ne les aperçoit ni ne les appréhende. L’on croit être saint et parfait lorsqu’on s’abstient des péchés grossiers et matériels qui sont repréhensibles devant les hommes, cependant qu’on pourrait s’abstenir d’iceux par pure civilité et bienséance ; ce qui est fort peu estimable devant Dieu, qui sonde les reins et examine les Consciences pour découvrir les péchés intérieurs et spirituels, lesquels on ne découvre point à présent, à cause que le Diable a épars des ténèbres universelles sur toute la terre, principalement dans les âmes qui cherchent la vertu ; car elles sont si remplies d’amour-propre que toutes leurs bonnes ouvres n’aboutissent qu’à cela, pendant qu’elles s’imaginent de butter à la gloire de Dieu.

5. C’est en quoi notre temps peut justement être appelé dangereux, puisque les âmes y sont si insensiblement conduites ès Enfers sans l’appréhender ou le croire. L’on pense que c’est assez de dire de bouche : Je crois en Dieu et en la doctrine de Jésus Christ, et d’aller aux Églises, souvent se confesser et communier, et le reste des cérémonies extérieures, pour être vrai Chrétien ; cependant que le vrai Christianisme ne consiste qu’en l’esprit et pratique de Jésus Christ, de quoi tout le monde est fort éloigné. L’on ne connaît plus d’Esprit de Dieu que lorsqu’il est sensible et visible, ni aussi l’Esprit de l’Antéchrist que celui qui paraît dans un corps de chair, ce qui est un grand aveuglement.

6. Car Dieu est pur esprit et le Diable est aussi esprit. S’il anime quelque corps de chair naturel, ce n’est que pour faire en tout le singe de Dieu et imiter les actions de Jésus Christ ; d’autant que sa plus grande perversité consiste à séduire les esprits des hommes ; ce qu’il fait maintenant abondamment. Ce serait bien un moindre mal d’être persécuté et meurtri par son corps visible et naturel que d’être trompé par son esprit sous couleur de sainteté, de quoi il est maintenant revêtu et couvert.

7. Je ne m’étonne point de voir les fléaux de Dieu s’augmenter particulièrement en la ville de Lisle, à cause que les habitants ont rejeté sa lumière, et outragé, chassé, et perdu celle qui leur apportait cette lumière de la part de Dieu, lequel a dit de ses amis : Qui vous touche, il touche la prunelle de mon œil.

 

A. B.

 

Ce 5 Mars 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE VII.

 

Que Dieu découvre quelquefois le fond des cœurs.

 

À un fidèle ami, qui désirait savoir l’état de son âme, comment elle était devant Dieu, et aussi celui de quelques-uns de ses frères et sœurs Chrétiens, sur quoi lui est particulièrement répondu selon la lumière intérieure que Dieu donne quelquefois à ses amis, leur faisant connaître les secrètes pensées de leurs cœurs.

 

MONSIEUR,

 

1. LA vôtre du 4 témoigne une prompte résolution de suivre l’Évangile, voire courir au désert ; ce qui est réellement en votre âme, mais non encore effectif dans vos sentiments ; parce que la nature les régit encore. Je vous peux bien tout dire, puisque m’en avez donné le pouvoir. Pour aller au désert, il n’est pas encore temps, d’autant qu’on ne sort pas de soi-même en sortant des villes. Il faut mettre le fondement premièrement dans l’intérieur par une renonciation totale de soi-même et un abandon à Dieu, moyennant quoi tous les lieux nous seront déserts. Il n’y a que notre fragilité qui oblige à fuir les occasions ; mais elle est si grande qu’il est impossible autrement de vivre à Dieu. Partant, je vous conseille d’éviter toute conversation, excepté celles qui sont précisément nécessaires, pour être plus uni à Dieu, attendant que soyons par ensemble. L’on me dit qu’il faut assembler ces cœurs, c’est-à-dire les enfants et élus. Je suis toute prête, moyennant que je susse le lieu de notre retraite. Ce n’est encore au désert. C’est une maison qui semble être aux champs et à la ville.

2. Le petit frère n’est encore prêt ; il est toujours éloigné. J’espère que Dieu le ramènera en sa vraie patrie, qui est sa première résolution, qui m’a tant donné de joie pour lors. Elle n’est point toute amortie en son fonds, mais affaiblie par des circonstances et raisons humaines, qui est la zizanie semée parmi le bon grain cependant qu’il a dormi aux desseins de Dieu par l’application des choses temporelles. Il est tantôt en doute, tantôt en crainte, et tantôt en désespoir du succès. C’est un combat continuel que je ressens en l’offrant à Dieu, à quoi servent d’aliment les sages de votre robe.

3. Le frère... se dégage peu à peu. Il se fait violence. J’espère qu’il emportera le Royaume. Je ne vois plus qu’un lien qui le tient ; le reste ne font que petits filets qui se rompront bien tout d’un coup. S’il était dans mes sentiments, il n’y aurait personne pour mieux exprimer les desseins de Dieu que lui.

4. De répondre si vous êtes tous en la grâce de Dieu, je ne le vous peux dire. Je vois bien qu’il vous aime ; mais aussi je vois que ne correspondez pas à l’amour qu’il vous porte, et que vous êtes encore tous hommes, et non Anges, c’est-à-dire des âmes toutes appareillées aux volontés de Dieu, ni des enfants pour s’égaler à un vrai enfant. La sagesse, les états, la prudence, l’amour-propre, vivent encore ; mais le feu de l’Amour de Dieu peut tout consumer en peu de temps. Ce ne serait pas si grande humilité aux grands hommes de recevoir l’aliment de leurs âmes par l’organe d’un enfant ; puisqu’un Dieu s’est bien fait enfant même. L’on a de la peine à découvrir cet orgueil d’esprit qui possède les cœurs ; ce que Dieu veut confondre, se servant de choses baffes, comme il fait.

5. De dire si Mlle... est ennemie de Dieu, je ne sais pas, mais fort bien qu’elle n’a point correspondu aux grâces reçues de lui et qu’elle n’a pas travaillé à renoncer à elle-même, qu’elle est encore toute vivante à ses passions et qu’elle place la vertu où elle ne doit être ; car toutes les bonnes actions que faisons à l’extérieur ne sont que des témoins de la Charité qui est au dedans ; et quand elle ne réside pas véritablement en notre âme, toutes ces œuvres portent faux témoignages et ne sont rien devant Dieu ; ni aumônes, ni austérités, bontés, simplicités, ne vous serviront de rien, voire dons de prophétie, ni miracles, ou sciences quelconques, si elles ne proviennent de l’Amour de Dieu.

6. Voilà en quoi tout le Monde s’aveugle, et particulièrement cette âme, qui croit être bien vertueuse en faisant moralement ces œuvres de piété, se nourrit en cette présomption d’esprit qu’elle fait en perfection tout ce qu’un bon Chrétien doit faire ; en sorte que si elle connaissait ma vie, elle la condamnerait ; mes œuvres et paroles lui seraient en scandale, tant elle a en estime ce qu’elle fait, que rien d’autre ne saurait être estimé d’elle. Cet aveuglement n’est-il pas déplorable, qui enfarine aujourd’hui tout le Monde, parmi lequel une personne comme elle passera pour sainte, et elle-même mourrait assurément en cette espérance jusques à ce qu’elle viendrait devant les yeux clairvoyants d’un Dieu, qui, chassant toute la fumée des égards humains et naturels, la trouverait avec les mains vides, sans rien avoir fait pour son amour, bien que le tout en aurait été masqué et coloré ! Je souhaiterais qu’elle quittât tous ces actes de mortifications, d’estime de ses misères, offres de tout quitter et souffrir, pour seulement connaître véritablement qu’elle n’a pas renoncé à elle-même ni ne s’est abandonnée à Dieu. Cette connaissance seule est capable de la convertir entièrement, au lieu que l’ignorance serait capable de la perdre par des biens apparents.

7. Il y a dans la vertu plus à omettre qu’à pratiquer, comme dans les péchés capitaux il y en a six d’omission et qu’un seul d’action, qui est la paresse. Je ne sais comment tous les Théologiens n’enseignent pas ainsi sans faire multiplier tant d’actions. L’amour de Dieu même est une omission, car si l’âme cessait de s’aimer elle-même avec tous objets terrestres, elle tomberait dans l’Amour de Dieu, comme la pierre tombe à son centre. Je ne sais, Mr., si vous m’entendrez bien. Toutes ces choses me sont si claires qu’il me semblerait superflu de les expliquer, n’était que je vois pratiquer le contraire. Tout ce qui m’est dicté en esprit est directement contraire aux pratiques des hommes. Il faut que l’un ou l’autre se trompe. Ce qui m’affermit hors de doute est que l’Écriture Sainte explique tous mes sentiments. Je n’y ai encore jamais rien entendu de contraire.

8. Je ne me suis pas imaginé que vous communiquassiez mes lettres aux frères, parce qu’ils ne me sont encore unis ; au reste, je ne leur veux rien celer ou dénier de ce qui leur est utile à salut ; mais pour mon antécédente, il ne la faut pas déclarer comme vous l’entendez, parce que je ne sais pas qui est cette femme portée en l’Apocalypse qui doit porter la vraie Église en soi ; mais j’espère de la connaître avant mourir. Si vous n’ajoutez rien du vôtre, les enfants en peuvent bien connaître, mais nuls autres, parce qu’il ne leur profiterait de rien, mais nuirait grandement ; c’est pour cela que je vous désire un peu de la prudence du petit-fils, afin que lui en ayant un peu moins et vous un peu plus, l’affaire s’accommoderait bien ; quand chacun aura sa lettre, il ne sera besoin de leur lire la vôtre, sinon dire ce qui les pourra éclairer.

9. Je ne sais à qui dire mes sentiments, qui coulent comme une source de mon esprit. Je les écris par vers ; j’en ai fait sur l’Antéchrist et sur le Renouvellement de l’Église, mais je ne vous les oserais confier. Ce sont encore trésors cachés à tous les hommes. Je vous donne le plus de lait, parce qu’avez le plus de soif. J’avais comme désiré vous voir ici, mais les chemins et occasions survenant contraires, il faut dire que ce n’est la volonté absolue de Dieu ; car tout lui obéit, l’homme, Diable, éléments, et toutes choses étant siennes, comme je souhaite que soyez entièrement ; quoi faisant je demeure

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Lisle, le 15 d’Avril, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE VIII.

 

Il faut écouter la voix de Dieu et la suivre, et non celle des hommes.

 

À une âme désireuse de suivre Dieu, quoique non pas dégagée des égards humains, voulant encore aller demander conseil aux hommes avant que suivre l’inspiration de Dieu.

 

MONSIEUR,

 

1. AYANT réfléchi sur votre dernière, j’ai ressenti de la peine, parce que me témoignez par icelle que n’appréhendez point les maux et périls où sommes à présent. Si je ne les tenais point de Dieu, je ne vous les annoncerais point ; si je les tiens de Dieu, pourquoi ne me croyez-vous point ? Avez-vous remarqué en moi quelque affectation à déclarer semblables choses ? S’il y en avait, j’affecterais à dire quelque chose qui serait agréable, sans insister sur ce qui vous déplaît et me rendre suspecte de mensonge, bien qu’avec grand tort en votre particulier ; parce que ne m’ayant jamais reconnue mensongère, non plus en chose petite qu’en grande, pourquoi me soupçonner en choses qui vous peuvent être tant dommageables ? N’avez-vous point mémoire que le grand Maître vous demande comment vous pourrez éviter ces maux sans les croire ?

2. Certes je vois bien que le dragon pense d’engloutir l’enfant sitôt qu’il sera né ; mais Dieu le tirera au Ciel. Cependant il ne faut point résister ; si les Apôtres eussent été demander conseil aux Docteurs de la loi pour suivre Jésus Christ, ils ne l’eussent jamais fait, car ils leur eussent dit que Christ était un Séducteur de peuple. Conseillez-vous avec Dieu et votre conscience ; autrement, vous bâtirez encore des temples faits de mains d’hommes, c’est-à-dire des esprits humains, lesquels Dieu veut détruire pour en établir un qui ne sera fait de mains d’hommes, mais d’esprit de vie.

3. Faites réflexion, je vous prie, sur toutes ces paroles, et vous trouverez qu’il n’y a ici plus rien à faire sinon à écouter la voix de Dieu et le suivre, sans s’amuser à controuver des moyens humains pour nous rendre à Dieu ; parce que tout ce que ferons de nous-mêmes est tout amour-propre et suite de nos inclinations, point celles de Dieu, qui conduit par des voies qui semblent souvent odieuses aux yeux des hommes. Le chemin qu’il nous a montré, venant au Monde, est assez manifeste ; il n’a point choisi les Docteurs de la Loi ni les gens savants pour être de sa suite, mais les simples et petits. C’est encore le même Dieu ; il n’a point changé de condition. Si nous voulons le suivre, il faut marcher en simplicité, et point attendre de connaître sa volonté par les sages du Monde ; car il remercie son Père de ce qu’il a caché ses secrets à iceux et les a révélés aux petits.

4. Il me semble que ces vérités ne sont assez imprimées en votre esprit, puisque prétendez d’apprendre les volontés de Dieu par les sages. S’il vous a manifesté où il réside, pourquoi le cherchez-vous encore ailleurs ? Je crains que vous ne receviez des blessures, comme l’Épouse en a reçu des gens de garde. Cherchez-le en la chambrette de votre âme. Vous l’y trouverez lorsque tout l’appui des hommes en sera banni. Adressez-vous à lui et écoutez-moi ; je ne vous dirai que ce que Dieu m’apprend. Croyez cela de celle qui demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Gand le 15 Novembre 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE IX.

 

Qu’il faut parler avec discrétion des merveilles de Dieu.

 

À un fidèle ami qui était trop zélé à déclarer les Secrets de Dieu avant que de prévoir la disposition des personnes à qui il les déclarait, lui enseignant comment il se devait comporter avec ses frères Chrétiens en ce point, afin de ne dire jamais ce qui ne leur profite à salut ; car le Diable se sert de semblables choses à eux incompréhensibles pour décréditer ce qui leur était nécessaire de savoir.

 

MONSIEUR,

 

1. L’ON peut bien insister sur le relâchement du Christianisme, sur la résolution de reprendre la Vie Évangélique, sur les temps dangereux où nous vivons, que le Diable est Empereur du Monde ; mais de ces cas particuliers ce n’est point à nous à les divulguer, sinon comme et à qui Dieu l’ordonne ; ce qu’il montrera assez en son temps. Il ne faut point marcher devant sa conduite. L’industrie humaine doit cesser lorsque le S. Esprit opère ; il faut seulement tâcher de découvrir ses voies et marcher comme aveugle par icelles ; autrement c’est bâtir sur le sable de vouloir suivre notre propre imagination. J’avais proposé qu’on s’assemblerait une fois la semaine, et là résoudre ce qu’il faut faire ou laisser, et ce qu’on peut dire ou ce qu’il faut taire ; mais la chose n’a point été effectuée. Je ne doute point que c’est le Diable qui en fournit toujours les empêchements, en tâchant de déjoindre ce que Dieu veut unir. J’espère qu’il n’y gagnera rien ; mais il faut bien être toujours sur ses gardes ; car c’est un fin renard ; il a tant de sortes d’industries que c’est pitié de voir les gens de bien même se laisser par lui envelopper l’esprit. Je vois qu’il a déjà fait un filet de la proposition de cet Avènement glorieux de Jésus Christ pour attraper quelqu’un. Partant, je vous prie de désister de cette déclaration par tout le pouvoir que je peux avoir sur vous. N’en parlez plus. C’est vanité de déclarer ce qui ne profite point.

2. Je vous prie de ne plus parler un mot de cet Avènement ; d’autant que cela donne aux enfants une aliénation de moi. Ils n’ont jamais été si bien unis par ensemble pour me suivre comme ils le font maintenant pour s’opposer à cette proposition. Le Diable ne pouvant trouver rien de mauvais pour les distraire, il se sert de choses bonnes. Laissez venir la lumière dans leurs âmes sans insister par arguments ; autrement ce serait encore bâtir des Temples de main d’homme, c’est-à-dire d’industrie humaine, lesquels Dieu veut détruire pour en établir un d’esprit de vie ; s’ils sont chéris de Dieu, le S. Esprit leur fera connaître la vérité de toutes choses en son temps.

3. Cet Avènement de Jésus Christ en gloire ne m’a jamais été révélé de Dieu particulièrement ; mais vous le trouverez en la lecture du Nouveau Testament en tant d’endroits que je suis étonnée comment il se pouvait faire que tous ceux qui le lisaient ne l’entendaient point. Mais j’ai appris depuis, que ce sont des Secrets réservés aux amis de Dieu, auxquels il les révélera en Son temps. Partant, il ne convient point de découvrir cela à tout le monde. Ce n’est que donner des armes à nos ennemis, avec lesquels il nous peut livrer de furieuses attaques. Vous avancez comme si nous étions en plein midi, et nous ne sommes point encore au point du jour ; car notre édifice n’a point encore tous ses fondements, et vous y voulez déjà mettre le toit. Ce ne serait qu’un chaos de ténèbres. Partant, il vaut mieux se taire que parler de ce qui ne profite point. Ce que vous prie de faire celle qui demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

De Lisle ce 1er Avril 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE X.

 

Du péché d’Orgueil.

 

À un bon ami, qui ne savait comprendre ce que c’est que l’essence de l’orgueil, la mettant et croyant seulement d’être dans les personnes qui se vêtent richement et sont suivies et honorées d’un chacun, sans pénétrer que le péché est une chose spirituelle.

 

 

MONSIEUR,

 

1. L’ESSENCE de l’Orgueil est une estime de sa propre personne avec désir d’être estimé des autres. Ce qui choque directement le premier et plus grand commandement, qui est d’adorer un seul Dieu. L’estime de sa propre personne est une idolâtrie qui dérobe à Dieu l’honneur qui à lui seul appartient. C’est la source et l’origine de tous les autres péchés, et l’arbre et la racine de toutes sortes de maux ; parce que l’estime de soi-même produit l’avarice, qui convoite les richesses pour se maintenir en honneur ou ès plaisirs ; elle produit la luxure, afin de donner satisfaction et plaisirs à sa propre chair qu’on idolâtre ; elle produit encore le courroux, afin de se faire craindre et redouter, et par ainsi obliger tout le Monde à nous céder et supporter ; elle produit pareillement l’envie et la croyance et désir d’être soi-même seul digne de tout bien et honneur, et non les autres ; comme aussi la gloutonnerie, pour s’estimer digne des viandes les plus délicieuses et indigne des plus grossières et communes ; et finalement la paresse, afin de ne travailler le corps ou l’esprit, présumant le salut lui être dû sans labeurs.

2. Voilà les sept branches qui sortent de ce tronc d’orgueil ou estime de soi-même, lesquelles branches produisent des fruits ou maux innombrables, qui mènent à damnation, font premièrement méconnaître Dieu, pour ne regarder que soi-même, ne soigner et ne veiller qu’à son propre intérêt et avancement ; ses moindres études c’est pour connaître Dieu ; les moindres de ses soins sont de chercher les moyens de l’aimer ; il nous semble que c’est assez que nous régnions. Cet orgueil ou estime de nous-mêmes rompt aussi la charité du prochain, ne voulant se soumettre, voire s’égaler à son pareil, s’élevant de désir sur tout ce qu’il peut, ne s’abaissant que par force ; rompt l’amitié des plus grands par dépit, celle des égaux par jactance, celle des inférieurs par mépris ; l’estime de soi-même engendre les discordes, les batteries, les larcins, les haines, les vanités, luxes des habits, des meubles, trains, viandes superflues, ambition, simonies, hypocrisies, menteries, enfin toutes sortes de malheurs, tant pour l’âme que pour le corps, nous fait quitter Dieu et adhérer au Diable, quitter la vraie vertu pour embrasser le vice ; et le plus grand de tous ces maux, c’est que personne ne connaît ni ne veut connaître ce péché d’orgueil ; un chacun s’en veut dire exempt, cependant que des plus parfaits en sont finement entachés.

3. C’est une léthargie de l’âme qui se guérit bien rarement ; parce que plusieurs ne remarquant pas en eux les effets de ces péchés extérieurs ci-dessus narrés pensent pour cela être exempts de l’essence de l’orgueil ; quoique bien souvent ils en soient plus entachés que ceux qui tuent ou dérobent ; d’autant que ces actions extérieures ne sont pas l’essence du péché, mais seulement les témoins d’icelui ; car l’on pourrait bien tuer et prendre le bien d’autrui sans pécher, comme si à l’improviste l’on faisait tomber quelque pierre sur la tête de quelqu’un qui mourrait de ce coup, l’on l’aurait vraiment tué, et si l’on prenait quelque chose appartenant à son ami, par confiance et à dessein de lui restituer ; l’on aurait vraiment pris le bien d’autrui, cependant il n’y aurait de péché ni en l’un ni en l’autre devant Dieu ; d’autant que le péché sort du cœur et de la volonté. Qui prend au prochain par fraude ou le tue pour se venger de quelque affront qu’il croit lui avoir été fait, c’est l’orgueil qui est dans le cœur qui est péché, non pas l’extérieur ; car l’on pourrait bien tuer et dérober de volonté, qui serait aussi grand péché devant Dieu comme si extérieurement on l’avait effectué ; il n’y a nulle différence, sinon que l’effet extérieur ajoute le scandale et l’obligation à la restitution ; autrement l’essence du péché est en soi autant grand de volonté que d’effet.

4. Partant, un cœur qui s’estime soi-même et désire l’honneur et l’estime des autres se choque d’être méprisé, se pique de n’être honoré, affecte les préséances, aime les états et grandeurs, se plaît d’être suivi et servi ; toutes ces choses lui sont des témoignages assurés que l’essence de l’orgueil réside en son âme. Cependant l’on ne l’appréhende point, encore moins en fait-on pénitence ; car l’on voit des plus parfaits de ce temps vieillir dans l’estime d’eux-mêmes et le désir d’être estimés, avec l’œil et l’esprit au guet pour veiller si on les honore et estime, passant ainsi tous les jours de leur vie sans sentir la plaie mortelle qui tue leurs âmes et les confinera à la fin aux Enfers ; parce que personne ne sera sauvé sinon ceux qui auront gardé les Commandements de Dieu, desquels le premier est de l’aimer de tout son cœur, de toute son âme, et de toutes ses forces.

5. Comment ce Commandement se peut-il observer par ceux qui s’estiment eux-mêmes ? Ces deux choses sont par trop éloignées et ne se peuvent jamais rencontrer dans un même cœur ; car si l’Amour de Dieu y était, il y produirait aussi ses témoins, ne pouvant jamais demeurer oiseux sans porter ses fruits. Le cœur qui aime Dieu ne peut s’estimer soi-même, ni tout ce qui est hors de Dieu ; il ne cherche ni honneur, ni état, ni plaisirs ; ni n’affecte d’être honoré ou estimé des autres, ne demande nulle prééminence ; s’il les mérite pour sa condition, il en laisse le soin à ceux qui lui en doivent, prenant l’honneur et le mépris en patience, enfin oublie tout ce qui regarde soi-même pour seulement se souvenir de glorifier le Dieu qu’il aime. Celui qui possède effectivement ces sentiments a sujet d’espérer salut, pour ce qu’il accomplit le premier Commandement de Dieu, duquel dépendent tous les autres, sans lequel toutes nos supposées vertus et dévotions ne sont rien pour être sauvés. Tous nos plus pieux exercices ne sont autres choses que des moyens pour arriver à cela ; et celui qui s’arrête toujours aux moyens ne parviendra jamais à la fin.

6. Combien y a-t-il de personnes aujourd’hui, pieuses ou religieuses, qui croient leur salut assuré moyennant de faire à l’extérieur les fonctions Chrétiennes ou de leurs religions, comme aller aux Églises, reciter leurs prières, jeûner quelques jours, souvent se trouver à la Table du Seigneur ? Ils s’assurent là-dessus, présumant que Dieu est obligé de les sauver, et méprisent souvent ceux qui ne suivent pas leurs routines de dévotions, se vantant, comme le Pharisien, de mieux faire que les autres et de ne point tuer ni outrager personne. Cependant ils ne voient pas que leur cœur est possédé d’orgueil, et qu’ils ne gardent point le premier Commandement, d’aimer Dieu de tout leur cœur. Ils s’attachent aux traditions des hommes et omettent la loi de Dieu, qui est faite pour tous ceux qui veulent être sauvés, sans exception de personne ; en sorte que celui qui n’aime point Dieu de tout son cœur ne peut être sauvé quoi qu’il fasse.

7. C’est la seule Charité qui ouvre le Ciel ; et pour connaître si l’on a la Charité, il faut qu’un chacune examine son âme et sa conscience, sans se flatter, pour remarquer si les conditions de la vraie charité résident en son âme ; non point celles que les hommes nous mettent en avant ; parce qu’on trouve presque autant de sentiments et gloses diverses sur cette charité qu’il y a de personnes qui nous les veulent expliquer ; mais les vraies conditions sont écrites par l’Apôtre S. Paul, qui déclare tout par le menu comment doit être la vraie charité, afin que personne n’en soit ignorant, ni ne se laisse séduire par fausses apparences, se présumant d’avoir la charité pour donner quelques aumônes spirituelles ou corporelles au prochain, ou faire quelques œuvres de miséricorde telles qu’elles puissent être ; mais si elles ne sont faites purement pour l’Amour de Dieu, elles ne passeront jamais devant lui pour charité, parce qu’elles ne le sont en effet.

8. Il n’y a que le seul AMOUR DE DIEU qui est charité ; et toutes nos œuvres, paroles, ou pensées qui ne regardent point purement cet Amour ne sont point charité et ne nous peuvent sauver ; car tout ce que nous faisons pour agréer aux hommes, nous en sommes payés par cet agréement ; et tout ce que nous faisons pour satisfaire à nous-mêmes, nous en sommes payés par cette nôtre propre satisfaction. Voulons-nous que Dieu fasse injustice en nous donnant le Paradis pour des regards humains ou des amours propres après qu’il nous a commandé de l’aimer de tout notre cœur et juré que personne n’entrera en paradis que ceux qui garderont ses Commandements ? Je ne parle point de ses Conseils, qui ne sont que les moyens pour arriver à cet Amour de Dieu, qui est la seule charité, sans laquelle personne ne peut être sauvé.

9. Quel triste désastre de voir tant d’âmes Chrétiennes, ayant désirs de se sauver, passer leur vie dans cet aveuglement d’esprit, d’attendre le salut vivant et mourant dans l’estime d’eux-mêmes, dans le désir et plaisir d’être estimés par les autres, qui n’est autre chose que l’essence de l’orgueil, le premier péché capital, qui déchasse l’estime et l’Amour de Dieu, qui a fait Diables les Anges, et a perdu tous les hommes en Adam, à qui l’orgueil fit désirer de savoir toutes choses. L’un ni l’autre ne fit meurtre, ni larcin, ni aucunes actions mauvaises, sinon qu’ils portaient dans leurs cœurs la propre estime d’eux-mêmes seulement par pensées.

10. Et nous ne faisons point estime de semblables pensées qui possèdent notre cœur continuellement ! Et, de grâce, qu’y a-t-il en nous-mêmes digne d’être estimé, n’étant quant au corps qu’un amas de misères, d’ordure et de corruption ? Et quant à l’esprit, y a-t-il autre chose qu’ignorance, inconstance et dérèglement, enfin un abîme de confusions ? Et s’il y a en nous quelque chose de beau ou de bon, n’est-ce pas Dieu qui nous le donne en dépôt jusqu’à ce qu’il en demandera le compte ? Ne sommes-nous pas sortis de rien et retournerions au même rien si cette Toute-Puissance ne nous maintenait ? Partant, c’est Lui Seul que nous devons estimer et honorer, et rougir de honte d’avoir la moindre estime de nous-mêmes, qui ne méritons que toutes confusions et mépris, principalement pour ne point avoir adoré un seul Dieu ; ce que je vous prie de faire dorénavant, pendant que je demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

De Gand le 11 d’Août 1666.

 

 

 

 

 

LETTRE XI.

 

De l’usage des biens temporels.

 

À un ami, lui déclarant que les biens temporels que nous possédons appartiennent à Dieu, auquel nous en devons rendre compte ; et partant nous n’en pouvons disposer selon notre volonté ou inclination, mais selon la seule volonté de Dieu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. LES biens temporels que Dieu nous envoie, soit qu’ils soient acquis par notre art ou labeur et industrie, ou dévolus par due succession ou dons et bénéfices tels qu’ils puissent être, ou de quelque côté qu’ils nous puissent appartenir, ne sont jamais nôtres pour en disposer à notre volonté ; mais ils appartiennent immédiatement à Dieu ; d’autant que c’est toujours lui qui nous les met ès mains ; car si les avons de succession de nos parents, il nous a fait naître d’iceux au lieu de ceux qui étaient pauvres ; si par notre art ou industrie, c’est lui qui donne l’entendement à un chacun ; si par adresse ou comportement de nos affaires, cela vient aussi de lui ; car combien y a-t-il de personnes qui, ayant de grandes richesses, en sont venues à bout faute de bien régler et ordonner leurs affaires, à cause qu’ils n’avaient non plus reçu de sens ou prévoyances ? Si par nos labeurs et travaux, qui est-ce qui nous donne force et santé de travailler, sinon Dieu ? Si sommes parvenus à quelque état ou bénéfice profitable, c’est toujours Dieu qui a fait naître les occasions ; partant, il faut conclure absolument que tout vient de lui ; et, par conséquent, tout est à lui et nous n’en sommes que dispensateurs et receveurs, sujets à en rendre compte et reliquats, Dieu étant le Seigneur qui nous les a confiés, à condition d’en rendre un compte bien étroit à notre mort.

2. Partant, il ne nous est pas permis de prodiguer ni d’en être trop chiches selon notre désir, mais seulement selon la volonté du Seigneur qui nous les a mis ès mains. Il y a beaucoup de personnes qui se trompent en ceci, les uns les distribuant si chichement qu’ils n’osent donner quelquefois salaire raisonnable aux mercenaires pour leur travail, voire à eux-mêmes, se privant des choses nécessaires, même au besoin sont tous transis de débourser leur argent si largement qu’il convient pour leurs nécessités ; et pour la gloire de Dieu, personne n’avance volontiers ses biens ; si quelqu’un le fait, il croit que Dieu lui en sera bien obligé du présent qu’il lui fait tout de même que s’il ne lui appartenait point. Quelle folie serait-ce au Receveur de quelque Seigneur de prétendre quelque récompense particulière d’avoir employé le bien de son maître pour la conservation de son honneur ou profit ! Il ne doit prétendre autre chose sinon les salaires dus à un bon distributeur du bien d’autrui ; parce que rien ne lui appartient en propriété, mais pour en disposer selon les volontés et ordonnances du Seigneur qui le lui a commis. C’en est tout de même au regard de Dieu lorsqu’il nous donne des biens ; ils ne sont pas nôtres, nous n’en sommes que dispensateurs, sujets à en rendre compte. C’est à nous seulement à les bien distribuer selon ses volontés, et non selon les nôtres ; car si nous en usons mal, nous en porterons la punition et châtiment.

3. Si l’on appréhendait ces vérités, l’on ne serait si avide à amasser des richesses, ni d’augmenter celles que Dieu nous donne ; parce que plus en avons, plus aussi grand compte à rendre, et plus de charge d’âme ; car celui qui a beaucoup est obligé de donner beaucoup et n’en peut jamais user sinon pour ses nécessités ou pour la gloire de Dieu sans en attendre récompense. Quelle grande sera-t-elle pour ceux qui amassent des richesses à dessein d’en faire plus grand état et s’élever en orgueil et vanité, ou donner à son corps plus de plaisirs et sensualités ? Cela n’est-il pas triste de tant peiner, solliciter et travailler à acquérir des richesses qui ne serviront qu’à augmenter nos peines dans l’Enfer ? Car comme ceux qui ne sont fort riches ont cependant leurs nécessités, les plus riches n’en peuvent avoir autre chose sans pécher. N’est-ce pas donc une charge bien pesante que d’avoir des grands biens lorsqu’on n’est jointement pourvu de grande charité pour les distribuer avec joie à ceux que Dieu nous ordonne, qui sont ses vrais frères qui en ont besoin ?

4. Car de croire que l’on peut donner ses biens à qui l’on a de l’inclination naturelle ou particulière, cela n’est point permis ; et ceux qui donnent aussi leurs biens à des Cloîtres ou à quelque Ordre qui n’en ont besoin, ils offensent grandement Dieu, et seront mis en ses prisons comme mauvais dispensateurs de ses biens ; d’autant que sa volonté ne peut être que ceux qui font profession de la pauvreté Évangélique aient des richesses outre la nécessité précise ; et ceux qui leur en donnent font double péché, un de mauvais dispensateurs, et l’autre de donner matière aux autres de transgresser les vœux et promesses faites à Dieu de vivre en pauvreté, ainsi que faisaient leurs Fondateurs et Prédécesseurs, auxquels Dieu n’a jamais manqué de pourvoir à tous leurs besoins. C’est une fausse supposition de dire qu’ils en ont besoin ; puisqu’on les voit journellement accroître leur gloire par des excès de bâtiments de maisons qui ressemblent plutôt des Palais de Rois que des Convents de Religieux, joints aux riches meubles et ornements des Églises, d’or et d’argent, et autres matières plus précieuses que les mêmes Rois ; en quoi ils ont une avarice insatiable, couverte de l’honneur de Dieu, qui lui est fort désagréable ; parce qu’étant Chrétiens, nous le devons adorer en esprit et vérité, non pas dans les pompes et vanités du Monde, auxquelles nous renonçons au Baptême.

5. Cela n’appartient qu’aux Païens, qui, ne pouvant comprendre les choses spirituelles par autre voies que par les choses sensibles et matérielles, se peuvent servir de Temples magnifiques pour, par ces lustres extérieurs, comprendre grossièrement la Majesté et Magnificence de Dieu. Mais les Chrétiens ayant reçu le Saint Esprit doivent être plus divinisés que d’adorer ou connaître Dieu par des pierres, bois, or, ou argent, qui distraient plutôt de Dieu que de nous en faire ressouvenir.

6. Partant, il ne se faut tromper ; les choses ne vont pas devant Dieu ainsi qu’elles paraissent devant les hommes ; et ce que souvent l’on croit de bien faire sert même de condamnation ; car devant les hommes il nous est permis de disposer de nos biens ainsi que bon nous semble, sans que personne y puisse rien quereller ; mais devant Dieu, il faut lui rendre compte jusques à un sou ; parce que tout est sien, et il ne nous les donne à autre fin que pour les employer à sa gloire, à notre nécessité, et à celle du prochain ; partant, n’en pouvons abuser ni les appliquer à nos plaisirs. Il faut en user si discrètement et avec tel poids et mesure que rien ne soit trouvé excessif devant Dieu, à moins de quoi nous serons trouvés coupables, ainsi que nous serons aussi de toutes les autres grâces que Dieu nous a données, comme l’entendement, la mémoire, la force, la santé, la beauté, l’adresse, et toutes les qualités qu’avons reçues de lui ; rien ne nous est propre et il faut user de tout à sa gloire, ou autrement ce qui fait à notre salut tourne à notre damnation si en usons autrement.

7. Si nous appliquons notre entendement et esprit aux choses de la terre, nous sommes terrestres, partant, rien à prétendre au Ciel ; si la mémoire se ressouvient des choses passagères, point de lieu aux éternelles ; si les forces sont employées pour acquérir les biens périssables, nous périrons avec iceux ; si la santé ne sert pour le service de Dieu, c’est en vain que nous la possédons ; si la beauté et adresse est employée à la complaisance des créatures, nous en avons déjà reçu le salaire par icelles, rien à prétendre de Dieu ; enfin, tout ce qui sera appliqué pour le Monde périra avec le Monde.

8. Il vaudrait beaucoup mieux n’avoir reçu aucunes grâces que ne les point appliquer toutes à la gloire de Dieu ; parce qu’autrement nous en porterons particulière punition ; car à celui à qui a été beaucoup donné, beaucoup fera redemandé ; d’autant que rien n’est donné que pour en bien user à la gloire de Dieu, point à autre fin ; vu qu’il n’a rien de commun avec le Monde, parce qu’il n’est pas du Monde ; mais nous sommes de lui, et lui appartenons, avec tout ce qu’avons reçu de lui ; d’autant que personne ne saurait faire un cheveux blanc ou noir sur sa tête. Tout est de lui, corps et âme, tout lui appartient, et sommes larrons si en usons à autre fin que pour sa seule gloire et honneur. Voilà le sentiment que possède celle qui demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

De Gand, en Juillet, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE XII.

 

De la Pénitence, ou Austérités.

 

À un ami confident, lequel estimait fort les Austérités, macérations de corps, lui montrant que la vertu essentielle ne consiste point en icelles.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE ne veux introduire nulles nouvelles lois, mais suivre fidèlement celles que Dieu nous a données. La Règle du vrai Chrétien, c’est l’Évangile, lequel Jésus Christ même nous a marqué. La doctrine de Jésus Christ, c’est son Épouse, laquelle est immuable, perdurable et immaculée ; hors d’icelle n’y a point de salut ; c’est la seule Église qui ouvre le Ciel, la seule vérité et vie de l’âme, toujours ferme, toujours sainte, toujours constante, sans pouvoir errer ni changer non plus que Dieu ; toutes règles hors d’icelle ne sont que des dérèglements ; toutes doctrines sans icelle ne sont qu’erreurs, amusements, et tromperies inventées par les hommes.

2. Tous Chrétiens sont obligés à cette Loi Évangélique sans exception d’aucuns états ou conditions. Toutes les austérités, règlements, ou pénitences des Religions et Communautés ne sont que les moyens pour arriver à l’observance de cette doctrine Évangélique, qu’un chacun est obligé de suivre pour être sauvé, non pas d’entrer en Religion ni observer les dits moyens. Les Saints qui ont établi toutes les Religions n’ont eu autre but que l’observance de cette doctrine Évangélique, établissant des moyens pour choquer directement l’insolence de notre nature, qui résiste à cette sainte loi, sans vouloir nullement changer ou altérer la doctrine Évangélique, mais conduire et tirer à ce blanc par les voies et moyens des austérités et macérations de corps, lesquels ne sont pas absolument nécessaires pour arriver à cet Esprit Évangélique. Saint Paul ne dit pas qu’il châtie son corps pour satisfaire à la loi de Dieu, mais pour le réduire en servitude à icelle loi.

3. Dieu n’a pas commandé de se discipliner, porter la haire ou habits déguisés ; mais les hommes pieux ont introduit choses semblables comme moyens à refréner la sensualité et vanité de notre chair. Ce sont des aides et des moyens pour contraindre les rebellions de notre chair à se soumettre à Dieu. Qu’il y a peu de fondement à se glorifier de porter un habit rude, simple ou abject, puisque ce ne sont que les témoignages de la vanité et superbe de notre esprit ! Car si notre esprit n’était vain et orgueilleux, la soie et le sac lui seraient en égalité, parce que les choses de dehors ne souillent nullement l’âme, mais celles qui sont en icelle. Quelle grossière ignorance de se préférer aux autres pour s’adonner à quelque pénitence ou macération de corps ! C’est se glorifier du sujet de sa confusion ; car si notre chair ne se rebellait contre l’esprit, quel sujet aurions-nous de la macérer ? Ce serait exercer cruauté contre l’innocent ; car la masse de notre chair ne peut pécher si la volonté n’y consent. Ces macérations de corps supposent une rébellion et inobédience du sensitif à la partie supérieure de l’âme ; comment donc estimer les marques d’une volonté revêche ?

4. J’ai un jour demandé à un grand pénitent comment il pouvait continuer en si grand âge les macérations de corps, vu qu’il ne faut qu’aimer Dieu pour lui être agréable ? Il me répondit qu’il était véritable, mais, quant à lui, qu’il connaissait sa misère être si grande, qu’à moins de faire pâtir son sensitif, que sa partie inférieure mépriserait la supérieure ; et qu’au lieu de s’attacher à l’amour de Dieu, elle s’avilirait à l’amour des créatures. Si tous les pénitents étaient en semblable connaissance de leur fragilité, il serait souhaitable que tout le monde fît des austérités et macérations de corps, parce qu’il se trouve fort peu de personnes qui aient assujetti la chair à l’esprit.

5. Mais le peu qu’il y a de pénitents ès macérations de corps s’arrêtent pour l’ordinaire à leurs austérités comme à la fin de la perfection, et facilement se persuadent que Dieu et les hommes leur sont obligés. Présomption horrible ! car Dieu n’a que faire de toutes nos œuvres ; mais nos inclinations vicieuses et nos péchés ont besoin d’être domptés ; et vouloir obliger les hommes à estimer nos austérités, c’est se déclarer criminel et rebelle à Dieu, cependant qu’aurions bien de la peine à souffrir qu’on serait en cette croyance de nous et, par conséquent, c’est tirer de la gloire de ce qui nous doit être à confusion.

6. Toutes ces choses sont si claires qu’il semble être superflu de le dire, n’était qu’on voie pratiquer le contraire ; car aujourd’hui si quelqu’un vit en austérité, il cuide être parfait, et le Monde le croit tel ; cependant la perfection ne consiste qu’à aimer Dieu de tout son cœur, et son prochain comme soi-même ; toutes les autres bonnes œuvres ne sont que moyens pour là arriver ; en sorte que si l’on faisait toutes les austérités et obédiences de toutes les Religions ensemble en la plus profonde solitude des Anachorètes, et qu’on donnerait tout son bien aux pauvres, si avec cela l’on n’a point l’amour de Dieu et la charité du prochain, l’on n’entrera point en Paradis, non plus que celui qui s’arrêterait toujours en son chemin n’arriverait jamais au port désiré. Il faut suivre nécessairement la Doctrine de Jésus Christ, se servant des moyens autant qu’un chacun les juge en sa conscience nécessaires ; voilà le conseil que vous donne celle qui se dit,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Gand en Septembre, 1666.

 

 

 

 

 

LETTRE XIII.

 

Qu’est-ce que la vraie Église.

 

À un Prédicateur qui louait hautement l’obéissance aux Prêtres sans discernement des esprits qui les possèdent, appelant tous ceux qui sont promus aux sacrés Mystères d’Évangéliser, gens d’Église, disant qu’il leur faut obéir ; mais on lui déclare par cette ce que c’est la vraie Église.

 

 

MONSIEUR,

 

1. L’Église est la vraie doctrine de Jésus Christ, laquelle il a plantée en Saint Pierre et en tous les vrais croyants qui sont ensemble le corps de l’Église, duquel Jésus Christ est le Chef, lesquels Corps et Chefs ne périront jamais, sur qui l’Enfer n’aura jamais de puissance, et sera à toujours nette, pure et sans macule ; et tout ce qu’elle fera sur la terre, Dieu le confirmera dans le Ciel ; parce qu’elle est une, unie inséparablement à Jésus Christ. Elle ne peut errer, étant conduite par le Saint Esprit à toujours, qui n’est qu’un esprit avec Jésus Christ, hors de laquelle il n’y a point de salut. Qui l’écoute, écoute Jésus Christ ; qui la rejette, rejette Jésus Christ. C’est en elle qu’il demeure avec nous éternellement ; car sa doctrine est lui, et lui est sa doctrine immuable et inséparable. Elle est la clef du Royaume des Cieux, sans laquelle personne n’y peut avoir entrée ; c’est la colonne et appui de vérité, que le Monde ne peut recevoir sans icelle Église, parce que le Saint Esprit n’habite qu’en ceux qui ont cette doctrine de Jésus Christ, dans lesquels seuls il demeure et se fait connaître à eux, lesquels doivent endoctriner toutes gens, ne parlant de par eux-mêmes mais de par Jésus Christ, et diront ce qu’ils ont ouï de lui. Ils sont appelés Ministres de Christ et dispensateurs des Secrets de Dieu vivant.

2. Ceux-là doivent être écoutés et suivis, parce qu’ils sont l’Épouse de Jésus Christ, dirigée par le Saint Esprit, capable de donner la nourriture à ses ouailles, et de paître, comme vrais Pasteurs, tous les agneaux innocents de son bercail, de cette doctrine infaillible, sortie de la bouche de Jésus Christ même, qui ne peut changer, laquelle il a mise dans Saint Pierre, après lui avoir demandé par trois fois s’il l’aimait, pour montrer qu’il faut de nécessité aimer Dieu pour être trouvé digne du Ministère de Jésus Christ ; et que celui qui n’a pas ce témoignage en sa conscience, de l’amour de Dieu, ne se doit indignement avancer aux bénéfices ou dignités Ecclésiastiques.

3. Mais que dirons-nous aujourd’hui des personnes qui ont le Ministère de Jésus Christ en puissance ? Sont-ils Église ? Ont-ils dans la bouche et leurs œuvres la pratique d’icelui et de sa doctrine ? Certes, elle est si défigurée qu’on ne reconnaît en eux que la seule matière, comme serait la pierre et le bois d’une image bien curieuse dont la matière, étant rayée et biffée, ne donne aucun souvenir de ce qu’elle était auparavant, et cesse d’être image pour être devenue une simple masse de pierre ou bois, sans figure. Jésus Christ a tant repris les Pharisiens, qui étaient représentant l’Église en ce temps-là, les appelant sépulcres blanchis, engeance de vipères, hypocrites, etc. Pouvait-il trouver ces difformités dans son Église, qui est toute belle ? Nullement ; il ne parlait à son Épouse, mais aux hommes dans lesquels elle devait être, et n’y était pas en réalité, seulement en apparence. C’est pourquoi il les appelle si souvent hypocrites, parce qu’ils paraissaient ce qu’ils n’étaient au dedans, et portaient le nom et apparence d’Église sans l’être en effet.

4. Si le même Jésus Christ retournait en chair maintenant sur la terre, n’aurait-il pas autant de sujet de parler de la même façon aux Ecclésiastiques et Chrétiens qui représentent l’Église ? Il aurait matière de leur dire encore davantage, car ces Pharisiens avaient du moins l’Église au bout des lèvres, parce qu’ils enseignaient la doctrine de Moïse, vu qu’il dit au peuple : Faites ce qu’ils vous disent, non pas ce qu’ils font ; signifiant par là qu’ils parlaient encore vérité. Mais à présent la plus grande partie parle mensonge, ne pouvant non plus s’assurer sur leurs paroles que sur leurs œuvres. Combien y a-t-il de Prédicateurs qui, dans les sièges de vérité même, enseignent directement contre la vraie doctrine Évangélique, accommodant leurs enseignements selon la façon du Monde ? Comme si la mauvaise usance des hommes avait fait changer la doctrine immuable de Jésus Christ ! N’est-ce pas être beaucoup pire que les Pharisiens, qui, en faisant mal, enseignaient pour le moins le bien ; mais maintenant l’on ne fait ni l’un ni l’autre bien. De plus, les Pharisiens faisaient beaucoup d’aumônes et assistances aux pauvres ; mais les Chrétiens d’aujourd’hui sont endurcis de cœur aussi bien au regard du prochain que de Dieu. Il n’y a règle si étroite à laquelle l’avarice ne soit affectée. Quoique les Pharisiens donnassent par égards humains, le prochain en était soulagé ; mais maintenant l’on ne donne ni pour Dieu ni pour les hommes ; un chacun ne regarde plus qu’à soi-même et à son propre intérêt.

5. Où est l’Église ? Où est la doctrine de Jésus Christ ? Si elle consistait dans un port d’habit Ecclésiastique, l’Église serait bien nombreuse ; car un chacun veut être maintenant d’Église ou en autorité, mais fort peu sont en la pratique de la doctrine Évangélique, qui est la vraie Église. Les corps des Chrétiens sont les Temples où l’Église doit résider. Si elle n’y réside pas, ces Temples font profanés, comme serait un Temple matériel dédié à Dieu qui depuis aurait servi d’écurie aux chevaux. Il ne serait plus Église aussi longtemps qu’il servirait à cet usage ; c’en est tout de même des personnes Ecclésiastiques et Chrétiennes qui sont de cœur et d’affection attachées aux plaisirs et honneurs mondains ; ne possédant cet Esprit Évangélique, ils ne sont pas Église, mais Temples profanés et membres pourris et corrompus, desquels on ne se doit laisser guider, quoique constitués ès dignités ou appelés Ministres de Jésus Christ ; parce qu’ils ne peuvent être vrais hors de sa doctrine, laquelle seule est Épouse et vraie Église, contre laquelle l’Enfer n’aura jamais de puissance, mais bien contre les hommes qui la représentent, lesquels sont tellement déchus de cette pratique Évangélique qu’on n’en remarque plus aucun vestige, le tout étant altéré au vrai sens, chacun l’entendant à sa mode, y ayant presque autant de sentiments divers qu’il y a de divers Théologiens, quoique cette doctrine soit autant une comme il n’y a qu’un Dieu, aussi n’y a-t-il qu’une seule doctrine qui mène à salut.

6. Ceux qui ne l’entendent en vérité ne sont pas ouailles de Jésus Christ ; parce qu’ils n’entendent sa voix, qui est, a été et sera toujours la même, sans aucune mutation. Le seul bien qui reste dans le Monde est que le texte de l’Écriture est demeuré en son intégrité, que le Diable n’a jamais eu la puissance de le changer ou falsifier, mais bien de la combattre par des gloses et inventions des hommes, qui tâchent de l’accommoder à la corruption moderne, mais en vain ; ils ne la peuvent changer, puisque ceux qui veulent suivre Jésus Christ la peuvent encore trouver entière, et puiser dans sa source tout ce qui est écrit par les Apôtres, Prophètes, et autres âmes remplies du saint Esprit. C’est en cela que la promesse de Jésus Christ s’accomplit, que l’Enfer n’aura jamais de puissance de la mettre hors les mains des Chrétiens, afin qu’elle serve de viande et aliment à tous vrais croyants, qui, ne s’arrêtant aux citernes crevassées des sciences des hommes, puiseront de la fontaine d’eau vive jusques à la fin du Monde.

7. Ceux qui la posséderont seront toujours régis par le Saint Esprit, et Dieu confirmera au Ciel ce qu’ils feront sur la terre, parce qu’il fait toujours la volonté de ceux qui l’aiment, la volonté desquels n’est qu’une même chose avec lui. Ceux qui ne font sa volonté ne sont point de lui ; quoique constitués ses Ministres, il ne les faut croire s’ils ne portent sa doctrine et ses enseignements, n’étant pas ni l’habit ni le corps du Ministre qui fait l’Église, non plus que les pierres ou autres matériaux desquels sont fabriquées les Églises matérielles ; car le corps et l’habit d’un Ecclésiastique hors de la doctrine de Jésus Christ sont comme la branche d’un arbre qui est coupée de son tronc, laquelle ne peut porter aucun fruit ; en quoi plusieurs se trompent, prenant la matière pour l’essence ; car quoique cette branche procède vraiment de l’arbre, elle n’en peut plus tirer aucune substance ; en étant séparée, elle n’a plus de vie, ne restant propre qu’à être jetée au feu. Voilà le discernement de la véritable Église selon que Dieu m’en donne les lumières, le priant qu’il vous en veuille illuminer, pendant que je me dirai,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

De Gand, le 15 Novembre, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE XIV.

 

Les sages de ce siècle détournent les bonnes résolutions.

 

À un intime ami qui se voulait rendre vrai Enfant de Dieu et Disciple de Jésus Christ, ayant à ces fins reçu de grandes grâces, après avoir été convaincu en sa conscience qu’il n’était pas vrai Chrétien, et promis de tout abandonner pour le devenir ; mais ayant depuis fréquenté les sages Théologiens de ce siècle, il s’est détourné de sa bonne résolution, ayant plus égard aux raisonnements des hommes qu’à la voix intérieure de Dieu, qui l’appelait hors du tracas du Monde. Il est sérieusement admonesté d’y retourner comme la Sunamite.

 

 

MONSIEUR,

 

1. LA divine Sapience s’est offerte à vous ; elle vous plaisait en ce temps ; vous l’aimiez et la vouliez suivre ; elle avait déjà commencé à remplir votre âme de joie et de lumières qui la consolaient même jusques aux sens corporels ; car vos yeux avaient plus de clarté pour lire assidûment ce qui sortait de cette divine source, vos oreilles plus d’attention pour entendre parler d’elle ; votre entendement avait plus de subtilité pour comprendre cette Sapience divine ; vos mains avaient plus de légèreté pour travailler à la défense de la vérité ; et tout cela se faisait avec joie et tranquillité d’esprit ; car comme une personne renaît et devient comme jeune, vous alliez légèrement après le bien et fortement à la résistance du mal. Quel grand bonheur d’avoir si avant goûté de cette divine Sapience ! Si ces commencements avaient apporté tant de bonheur à votre âme et de santé à votre corps, que n’aurait pas fait son progrès et sa fin ? Sans doute qu’elle vous aurait causé des biens incompréhensibles en cette vie et des éternels en l’autre.

2. Mais le plus grand malheur qui vous pouvait arriver fut celui d’avoir méprisé cette divine Sapience, ou du moins de l’avoir négligée et ne l’avoir pas suivie. Vous êtes retourné en arrière pour aller consulter les hommes qui ne la connaissent pas et qui ne vous pouvaient dire comment était cette divine Sapience, pour ne l’avoir jamais vue dans leurs entendements ni goûtée dans leurs affections. Quel conseil vous pouvaient-ils donner dans une affaire qui leur est tout à fait inconnue ? Comme si vous auriez eu besoin d’aller demander aux hommes s’il est vrai que Dieu est Dieu. Le témoignage de votre conscience n’était-il pas assez suffisant pour prouver que le désir d’abandonner richesses et honneurs de ce Monde afin de plus librement unir votre âme avec Dieu doit venir infailliblement de cette Sapience divine ? Car cela ne peut venir de la chair et du sang, qui aiment et cherchent toutes ces choses de tout leur pouvoir. La résolution de tout abandonner pour suivre Dieu ne peut aussi venir du Diable ; parce qu’avec les aises, richesses et honneurs, il nous tient liés à soi ; et s’il n’avait pas ces moyens pour s’en servir, plusieurs échapperaient de ses chaînes ; et par ainsi il ne fallait pas demander de conseil aux hommes pour suivre Jésus Christ et embrasser la Vie Évangélique, parce qu’ils n’ont que des yeux pour voir dans la terre et sont aveugles où la divine Sapience éclaire, et n’ont pas la pierre de touche de cette divine Sapience pour connaître le vrai or de la charité.

3. C’est de votre fait, Mr., que le Saint Esprit se plaint, en disant : Ils m’ont délaissé, moi, qui suis la fontaine d’eau vive, pour aller puiser dans les citernes crevassées, qui ne peuvent tenir leurs eaux ; car après que cette divine Sapience a eu point dans votre âme, vous l’avez délaissée pour aller puiser des sciences dans les sentiments des hommes, qui ne sont rien que des citernes crevassées qui ne peuvent tenir leurs eaux ; et à prendre tous les meilleurs, et ceux mêmes qui reçoivent quelquefois aucunes lumières de Dieu, elles coulent hors de leurs âmes par les crevasses de leurs propres sagesses ou de celles qu’ils contractent les uns des autres ; et ainsi tous les meilleurs ne sont que des citernes crevassées.

4. Comment avez-vous pu aller chercher parmi eux cette fontaine d’eau saillante à vie éternelle, qui s’est une fois offerte à vous si gratuitement pour instruire votre âme immédiatement ? Il la fallait bien embrasser, ainsi que vous aviez fait alors, mais jamais plus la quitter pour chercher parmi les hommes ce qui ne se peut trouver qu’en Dieu seul. Les choses éternelles sont en lui et les choses temporelles sont aux hommes. Ce qui est divin tire et bute aux choses divines, mais ce qui est terrestre tire et bute aux choses terrestres. En cela peut-on véritablement discerner où réside l’Esprit de Dieu et où réside l’esprit de la nature ?

5. Lorsque Dieu vous donna la résolution d’abandonner états, richesses, et honneurs pour le suivre dégagé et embrasser une Vie Évangélique, cela ne tirait ou butait en rien après les choses de la terre, et par conséquent ne pouvait venir de la nature qui ne regarde jamais autre chose que la terre et le temps. Le désir donc de renoncer au temporel ne pouvait venir que de Dieu, puisqu’il aboutissait aux choses éternelles. Il n’y avait aucun sujet d’aller consulter les hommes là-dessus ; car si les Apôtres fussent allés dire aux hommes que Jésus Christ les appelait à soi et leur disait de quitter toutes choses, sans doute qu’ils n’eussent jamais été Apôtres ni disciples de Jésus Christ, parce que les hommes, par leur prudence humaine, les en eussent détournés et dit qu’il n’était nullement raisonnable de quitter son pays, sa maison, ses négoces, voire sa femme et ses enfants, pour suivre Jésus Christ ; d’autant que tout cela n’était en rien profitable pour le bien de cette vie ; et les hommes naturels ne font état que des choses temporelles ; partant, ils détourneront autant qu’il est en eux toutes les entreprises qui ne regardent que les choses éternelles, à cause qu’ils n’ont aucuns intérêts dans le salut d’un autre ; mais ils sont souvent intéressés dans les choses temporelles ; et partant les maintiennent à leur possible.

6. Si vous aviez, Mr., quitté par l’inspiration du saint Esprit vos états, offices, et dignités, vos amis n’en eussent pas sans doute si bien été accommodés, parce qu’ayant besoin de votre appui ou assistance, ils les estiment et ne les veulent perdre. Ceux qui vous sont confidents ont sans aucun doute de l’intérêt au délaissement de vos dignités, mais ils n’en ont pas pourtant dans le salut ou la damnation de votre âme. C’est à vous seul de prévoir à cela. Si Dieu ne vous avait pas voulu avoir dans un état de perfection Évangélique, il ne m’aurait pas fait vous connaître, ni me donner tant d’ouverture et de confiance à vous découvrir des secrets divins que personne n’avait découverts. Il ne vous aurait pas fait goûter la vérité de mes écrits et confesser tout ouvertement d’en être vaincu et convaincu, et vous rendre sous cette claire lumière qui vous fît connaître que n’êtes pas un vrai Chrétien ; et pour le devenir vous prîtes la résolution de tout abandonner et quitter le Monde pour vivre tout à Dieu.

7. Cette promesse lui a été faite avec mûre délibération et de volonté délibérée, sans autre contrainte que l’amour des choses éternelles, que la divine Sapience avait allumé dans votre âme. Cela se peut-il rétracter ? Si l’on est obligé de tenir les promesses qu’on fait aux hommes, combien davantage a-t-on de l’obligation de tenir celles qui sont faites à Dieu ? Cette promesse vôtre ne lui a pas seulement été faite par cet acte, qui me réjouit jusques au fond de mon âme, mais aussi par beaucoup de diverses réitérations.

8. En divers sujets et rencontres, m’avez demandé si vous quitteriez vos bénéfices par effet ; et comme je n’ai encore vu jusques à présent de moyens humains pour se retirer corporellement du commerce des hommes, je n’ai osé vous conseiller de le faire extérieurement, supposant qu’en ayant quitté l’affection, vous les pouviez posséder comme ne les possédant pas ; mais je me suis trouvée frustrée de mes espérances, et bien aperçu que le Diable a levé la bonne semence que le Saint Esprit avait semée en votre âme, et qu’il vous a fait retourner dans les sentiments des choses de la terre et du temps ; en quoi je juge cette chute dernière pire que la première, parce qu’il est dit que celui qui a connu la volonté de Son Père et ne l’a pas faite sera battu de beaucoup de coups.

9. Ce n’a pas été une petite faveur lorsque Dieu vous a fait voir que n’étiez pas vrai Chrétien, ni aussi que ce n’était pas une force humaine de résoudre à tout abandonner pour embrasser la Vie Évangélique. Il fallait que cela fût un don de force du Saint Esprit ; et par pur mouvement de Dieu je vous ai cherché et parlé. Les opérations qu’avez senti souvent en votre âme de mes paroles sont assez de foi que j’étais un moyen de lui destiné pour vous tirer à soi. Et il semble maintenant que vous rejetiez le moyen et la fin.

10. Je ne doute pas qu’il est entré en votre esprit quelque pensée que je vous ai cherché et parlé afin d’avoir votre assistance dans mes difficultés de procédures, mais si vous pénétrez la chose en son fond, ces pensées s’évanouiront bientôt de votre esprit ; car si j’avais buté à être de vous secourue en mes affaires, je n’aurais eu garde de vous parler d’abandonner le monde, encore moins les états et dignités qui vous pouvaient autoriser davantage pour mon assistance. Vous m’avez entendu dire dès le commencement que je pleurerais de regret si on vous faisait Évêque, et que j’aimerais beaucoup mieux vous voir un berger de moutons qu’un semblable Pasteur des âmes. Je ne suis pas feinte en mes paroles. J’ai dit de bouche ce que je portais en mon cœur ; et il ne me manquait pas aussi de jugement pour voir qu’un Évêque me pouvait plus aider de son autorité que non pas un berger des champs. Non, Mr., je ne vous ai jamais parlé pour autre fin que celle d’accomplir les desseins que Dieu avait de vous tirer à soi par l’entremise de mes affaires, dans lesquelles vous y auriez découvert beaucoup de secrets cachés pour illuminer votre âme et lui faire connaître le véritable bien et le véritable mal qu’il y a maintenant dans le Monde.

11. C’étaient les desseins que Dieu avait à me faire poursuivre cette affaire, pour découvrir aux âmes de bonne volonté que nous sommes ès derniers temps et dans le règne de l’Antéchrist, et qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre ; parce que toutes ces choses sont si cachées aux hommes de maintenant que presque personne ne les connaît ; à cause que si peu se trouvent qui aient des communications avec Dieu pour le découvrir intérieurement. C’est pourquoi il se servait de cette affaire par le moyen de laquelle plusieurs eussent clairement aperçu que le Diable a un grand domaine sur les esprits des hommes, et aussi comment ils sont éloignés d’une vie vraiment Chrétienne, telle que celle qu’il m’a enseignée dès ma jeunesse.

12. Toutes ces choses étaient contenues en la poursuite de l’affaire de Lisle, si en cas elle eût été examinée jusques au fond. Pour cela avait été choisie votre personne en particulier, avec promesse que Dieu lui donnerait toutes les choses nécessaires ; ce à quoi il n’a pas manqué de sa part, mais nous avons manqué de la nôtre ; car sitôt qu’avez eu crainte de rencontrer devant les hommes quelque confusion en la poursuite de cette affaire, vous en avez désisté, ou du moins poursuivi politiquement ; et moi, voyant cela, j’ai aussi poursuivi fort lentement, en sorte qu’il est à craindre que nous n’ayons manqué tous deux à servir de moyens aux desseins de Dieu, puisque nous les devions seconder par ensemble. Mais il est puissant, et trouvera assez d’autres moyens pour découvrir ces maux.

13. Ce n’est pas que Dieu puisse changer ou se repentir d’avoir choisi quelques instruments pour seconder ses desseins ; mais il ne force personne ; il ôte seulement le talent à celui qui n’en fait pas de profit et le donne à un autre qui le fait profiter. Voilà ce qui arrive à ceux qui ne poursuivent constamment les desseins que Dieu a sur eux. Il faut prier qu’il ne nous arrive la condamnation du serviteur inutile, que nous n’ayons les pieds et mains liés pour être jetés ès ténèbres, car nous l’avons bien mérité. Nous pourrons bien trouver quelques exceptions devant les hommes ; moi, en disant que je ne pouvais rien faire seule et que celui qui devait vaincre mes ennemis ne les poursuivait plus qu’à regret ; et d’autre côté vous pourrez apporter pour excuse que vous ne voyiez pas de dispositions dans les Juges ou les personnes à qui il appartenait pour enfoncer cette matière, ni découvrir la vérité d’un mal si odieux à leur entendement. Ces excuses et ces exceptions ne sont que trop suffisantes pour satisfaire aux hommes qui ne regardent que le temps ; mais je doute fort que toutes nos raisons ne soient des monnaies décriées devant les yeux clairvoyants de Dieu, qui pénètre peut-être que ce relâchement à la poursuite de cette affaire est provenu de quelques passions vicieuses ou de quelques égards humains.

14. Pour moi, il faut que je confesse qu’il y a eu diverses passions qui se sont mues en mon âme pour ce sujet ; premièrement, de crainte qu’en poursuivant cette affaire je n’eusse été établie en ma régence et obligée d’y persévérer, à quoi je sentais grande répugnance ; secondement, j’avais à contrecœur de mettre au jour un mal que personne ne veut connaître et un bien qui m’eût fait admirer de plusieurs ; et la troisième passion qui me mouvait à ne plus poursuivre cette affaire était un déplaisir que je sentais à vous parler davantage de cette poursuite depuis que j’aperçus qu’elle ne vous plaisait plus.

15. Voilà les fautes que je crains d’avoir commises devant Dieu en cette affaire de ma part ; d’autant aussi qu’il y en a eu une grande de la vôtre et que la crainte de recevoir des hommes quelque reproche ou confusion vous a fait désister de poursuivre une affaire que Dieu vous avait mise ès mains pour le bien de votre âme et de tant d’autres, qui par icelle eussent découvert le bien et le mal de notre misérable siècle. L’égard humain a été préféré au désir d’acquiescer au vouloir de Dieu, estimant plus la réputation des hommes que de souffrir pour la justice.

16. Nous avons assurément commis toutes ces fautes devant Dieu ; quoique nous les voulions figurer autrement en notre imagination, ce n’est que pour nous flatter et ne pas apporter de remède au mal. Il vaudrait mieux nous en humilier profondément, et considérer s’il n’y a nuls moyens de les pouvoir réparer par quelque chemin que ce soit. L’occasion de découvrir au Monde le vrai bien et le vrai mal est échappée, en ne voulant poursuivre ni justification ni rétablissement ; mais la fin pourquoi ces choses se prétendaient se peut bien encore réparer. Il n’est pas trop tard de faire voir au Monde qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens, et aussi que le Diable a grand domaine sur les esprits des hommes de maintenant.

17. C’est ce que je tâcherai de faire à mon possible, en mettant au jour les lumières que Dieu me donne là-dessus. Mais aussi longtemps que vous demeurerez dans les sentiments de la terre et du temps, vous ne pourrez faire aucune réparation de votre part ; à cause que vous ne connaissez pas seulement vos fautes, et par conséquent êtes loin des réparations d’icelles. Ce qui me donne souvent de la peine, de laquelle personne ne me peut délivrer sinon vous-même, en reprenant les premières résolutions de tout abandonner pour suivre Dieu.

18. J’ai entendu avec regret souvent vous dire que n’êtes en rien changé, mais encore dans les mêmes volontés de suivre Dieu ; ce qui est bien éloigné de la vérité ; ce qui se peut assez prouver par expérience. Car lorsque cette résolution était de suivre Dieu, vous étiez tout prêt à quitter toutes charges, offices et bénéfices ; mais depuis que cette résolution a changé, vous avez recherché les charges et les offices que vous n’aviez pas ; ce qui est bien loin de quitter celles mêmes que déjà vous possédiez. En ce temps de lumières, vous aviez résolu de soutenir la justice et la vérité au danger de perdre l’amitié de tous les hommes ; mais depuis avez plus craint de leur déplaire qu’à Dieu même.

19. En combien de rencontres vous ai-je vu plus soigneux de conserver la réputation que de défendre l’innocence ? Je l’ai vu en mon endroit, à l’endroit du Père Chartreux, et aussi de la Sous-mère. Il est vrai que vous avez cessé de soutenir tous ces biens et de défendre toutes ces innocences par des raisons politiques ; mais devant Dieu ce ne sont que traits diaboliques, qui subtilement vous séduisent par belles apparences. Je vis ce Satan alarmé avec tous les associés pour vous dresser ses pièges à l’instant que preniez la résolution de tout abandonner pour suivre Dieu ; mais je vois avec deuil les effets en suivre. Il vous pipe sous couleur de bien, et vous ne l’apercevez pas.

20. J’ai le cœur serré de le voir, et je n’y peux remédier sans votre volonté. J’avais pensé de ne vous plus écrire ou parler en Mère, mais Dieu veut que je dise encore à votre âme : Retournez, retournez, Sulamite ! Il est encore temps avant que la mort vous surprenne. Ne tardez davantage, car le temps est court. Que sera-ce d’avoir conquété tous les biens de ce Monde, si à la fin on perd son âme ? Il ne faut pas prétexter de demeurer ès charges pour un plus grand bien, à cause qu’il vaut mieux pour le salut des âmes que tous les états soient renversés au dehors que d’être maintenus dans la corruption où ils sont à présent. Il vaut mieux que vous suiviez le conseil de Jésus Christ en laissant les morts ensevelir les morts, et que vous le suiviez nuement. Puisqu’il vous a appelé une fois fortement, n’endurcissez pas votre cœur à sa voix. Il est bientôt temps de sortir de Judée. Les périls sont trop grands d’y rester davantage. Si vous voyiez le temps dangereux et malheureux où nous sommes, vous ne demeureriez pas un jour dans les charges où on ne se peut maintenir sans blesser son âme ; et le temps de Réformation est passé ; il faut attendre un Renversement, avant que d’avoir une Réparation. Celui qui sauve sa propre âme fait beaucoup. Dieu seul est le Restaurateur de toute chose. Les règles, les polices, et civilités des hommes ne sont que des poussières, qui leur crèvent les yeux de l’âme. À la mort, tout ce qu’ils font pour le temps demeure à la terre, et s’en vont tous nus et pauvres devant Dieu.

21. Ne soyez pas de nombre, Mr. Quittez plutôt mille mondes et mille vies que de demeurer engourdi dans les ténèbres où vous êtes. David ne connut pas son péché jusques à ce qu’il lui fût découvert par un Prophète de Dieu. Si le même Esprit ne me mouvait, je n’aurais garde de vous presser si fort, puisque l’affaire ne me touche qu’à mesure de la Charité que Dieu a plantée en mon âme. Il est vrai que j’aurais accidentellement de la joie de vous voir délié de tant de cordages qui vous retirent de Dieu ; mais vous seul en goûterez l’avantage. Adieu, je vous serai toujours fidèle,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 D’Amsterdam le 23 juillet 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE XV.

 

Qu’il faut être discret en la vertu.

 

Au même fidèle ami, trop zélé à déclarer les grandes merveilles de l’Avènement de Jésus Christ en gloire aux personnes qui n’en sont encore capables ; l’admonestant d’user de la prudence du serpent et de ne donner les perles aux pourceaux, ni le pain des enfants aux chiens, ainsi que Jésus Christ nous l’a enseigné.

 

 

MONSIEUR,

 

1. IL faut plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes. S’il ne venait de lui, je n’ai nul besoin de l’Hôpital ni d’honneur pour me faire rétablir ou justifier ; mais contre toutes mes inclinations je poursuivrai l’un et l’autre pour lui plaire et ferai autant qu’il sera en moi. Si les personnes destinées à cela n’y coopèrent pas assez, c’est pour leur compte. Le Saint Esprit n’use pas de violence, c’est tout amour.

2. Je suis bien marrie que Mr..... ait été aux Ordres. C’est un coup du Diable. J’aurais été plus joyeuse qu’il eût tout abandonné. C’est bien une mal-entente que j’aurais dit qu’il ne fallait encore faire du bruit, sinon que j’aurais ajouté : aussi longtemps qu’on le peut paisiblement éviter ; mais pas autrement ; car j’ai toujours dit : Mr., ne le faites jamais plus ; il vaut mieux tout quitter. J’espère que Dieu lui en donnera contrition ; car autrement le Diable aurait de grande prise sur son âme.

3. Je m’étonne que ne lui avez fait voir l’explication ; elle lui aurait fait du bien. Je l’avais écrite pour lui envoyer. J’ai bien dit que je le tiendrais secret ; mais j’entends qu’il est secret lorsqu’il n’est su que des frères. Donnez-les-leur ; car mes sentiments sont l’aliment de leur âme, lesquels ne leur doivent être déniés, sinon ce qui les blesse par ignorance ; car si je m’étais dilatée sur l’Avènement glorieux de Jésus Christ comme j’ai fait en matière de vertu, je ne doute pas qu’ils auraient dit de cela, comme du reste, qu’il faut que tout homme soit muet et confus à la Sapience qui vient d’en haut.

4. Le plus jeune m’a diverses fois demandé si je n’avais cet Avènement que par révélation. À quoi j’ai répondu que non, mais que Dieu m’en donnait aussi l’intelligence sur les Écritures saintes, comme la vérité est telle ; car si je le tenais par simple révélation sans autre renfort, il n’y aurait que ceux qui sont entièrement convaincus de la conduite de mon esprit qui le croiraient ; et il faut qu’il soit cru et reçu par tout le monde de tous ceux qui doivent être sauvés, tant Païens qu’autres. C’est pourquoi il est dit : C’est le Chef-d’œuvre de tout ce que j’ai opéré sur la terre et l’accomplissement des Écritures Saintes ; pour dire qu’un chacun se doit là étudier pour voir si ce que Dieu révèle maintenant n’est pas contenu en tous les sacrés cahiers.

5. Si les frères n’ont encore reçu cette lumière, c’est qu’ils ne sont encore devenus enfants, et qu’à nuls autres cela ne sera révélé. C’est de quoi Jésus Christ bénit son Père qu’il a caché ces choses aux sages et révélées aux petits, ainsi que j’ai encore dit ; car toute la doctrine de Jésus Christ, sa Loi, et ses Conseils ont été et sont encore aujourd’hui connus presque à tous Chrétiens, aussi bien grands que petits, et doctes qu’indoctes ; mais il parle précisément de cet Avènement et de toutes les merveilles que Dieu a préparées à ses Élus vers la fin du Monde, que tout cela serait caché aux sages et doctes de la terre pour être révélé aux petits, ainsi qu’il se fait maintenant.

6. Je ne sais si Dieu veut que je parcoure à expliquer toute l’Écriture sainte de la façon qu’il me l’enseigne ; parce qu’il m’en donne grande facilité. Tout m’est versé si abondamment que ma main ne peut suivre ma conception, et si doucement que rien ne m’est plus pénible que de copier le texte. C’est tout de même que vous m’avez vu écrire le grand écrit encore avec plus de facilité. Je ne souhaite nullement que Mr..... le voie, ni aucun autre, sinon les enfants.

7. Il faut être bon dispensateur des trésors de Dieu. La plupart des personnes du temps présent sont celles qu’il appelle chiens et pourceaux, à qui l’on ne doit donner les perles, ni le pain des enfants ; car les personnes qui étaient du temps de Jésus Christ étaient plus parfaitement chiens et pourceaux que ceux d’à présent en apparence ; vu que les Juifs ont dévoré l’Agneau sans macule, comme chiens enragés ; et notre Sauveur a appelé la Cananéenne chienne ; et saint Paul écrit à aucuns qu’ils se vautraient comme pourceaux ès ordures de la chair ; cependant à tous ceux-là Jésus Christ leur a envoyé ses Apôtres et disciples pour leur annoncer sa parole, qui est le vrai pain de vie ; et les instructions spirituelles, qui sont autant de perles et pierres précieuses. Ce n’était point donc à ceux-là qu’il défendait de donner le pain ou les perles ; mais par esprit prophétique il parlait aux chiens et pourceaux d’à présent qui adhèrent au Diable, qui sont comme chiens enragés contre tout ce qui est de Christ ; qui dévoreraient à belles dents, s’ils pouvaient, tous les vrais amis de Dieu ; ils sont aussi pourceaux, parce que tous leurs plaisirs ne sont autres que se vautrer dans les ordures charnelles. C’est donc à ceux-là précisément que Jésus Christ dit qu’il ne leur faut donner le pain de sa Parole ou leur montrer ses trésors cachés ; à cause qu’ils en sont tout à fait indignes et ne leur profitera de rien, étant aussi impénitents que le Diable même, à qui ils se sont donnés et asservis.

8. C’est en ceci qu’il faut bien user de la prudence du Serpent. Ce passage regarde encore le temps d’à présent ; car d’exciter les Apôtres à être simples comme la colombe, ils étaient déjà des plus simples gens de ce temps-là ; et lorsqu’il parle d’être prudents comme le serpent pour se donner garde des hommes, c’est aussi à nous qu’il s’adresse ; car les Apôtres ne s’en pouvaient si bien donner de garde, vu qu’ils les devaient maltraiter. Cette advertance de notre Sauveur ne leur aurait été que peu profitable, puisqu’ils devaient même mourir par la main des hommes ; et il ne voulait aussi qu’ils s’en donnassent de garde, puisqu’il les envoyait par tout le Monde pour enseigner publiquement, leur donnant l’assurance de parler hardiment sans égard humain, les avertissant qu’ils les livreraient ès synagogues ; et Jésus Christ même était d’eux poursuivi.

9. Partant, il n’a dit des paroles si peu nécessaires pour ses Apôtres seulement ; mais en perfection il les a dites à ses amis de maintenant : premièrement, qu’ils se rendent simples comme la colombe devant Dieu, en déposant toute propre sagesse pour se rendre dociles, comme la colombe, à toutes ses volontés ; prévoyant bien que les hommes de ces siècles derniers s’élèveraient en Sapience humaine, ce qui servirait d’empêchement à recevoir le Saint Esprit. Pour cela il les exhorte de revenir en la simplicité colombine, appliquant là toutes leurs études sans demeurer sages en eux-mêmes. Après cela il recommande d’avoir la prudence du serpent pour se donner garde des hommes, qui doivent maltraiter les gens de bien. C’est qu’il savait le grand nombre des méchants de maintenant, desquels il se fallait bien donner de garde ; car en se fiant à eux, on leur donnerait matière de nous tyranniser. Il faut avoir la prudence de se taire en leur présence, parce qu’il n’est plus saison de les convertir, puisqu’ils ont abandonné Dieu. Cela est la prudence du serpent, lequel quitte sa peau lorsque l’hiver est passé, mais jamais en autre temps.

10. De même fallait-il parler librement des châtiments et autres merveilles de Dieu lorsque les méchants se voulaient encore convertir. Ces admonitions publiques leur servaient de moyens, mais à présent elles ne leur servent que d’huile mise dans le feu de l’indignation qu’ils ont contre les amis de Dieu. C’est pourquoi il faut garder sa peau jusques après l’hiver, comme le serpent ; et lorsque les calamités, qui est l’hiver, seront passées, alors l’on proclamera à haute voix les merveilles de Dieu ; point à présent, sinon à ceux qui sont de bonne matière, lesquels on connaît au profit qu’ils en feront. C’est pour cela que notre Seigneur dit quelque part : Si vous cessez d’étendre le doigt et de parler ce qui ne profite point, le Dieu de paix brisera bientôt Satan sous vos pieds, c’est-à-dire que lorsqu’on donne la parole et qu’elle ne profite pas, il faut cesser de s’étendre davantage, étant un témoignage que la matière n’est pas bonne et que le Seigneur même les mettra bientôt sous nos pieds.

11. Voilà comme il se faut comporter au temps présent, et ne faut jamais présumer d’être plus zélés que Dieu, en voulant convertir ceux qui ne le veulent être. Je vous ai dit, Mr., toutes les choses ci-dessus autrefois en gros, mais vous ne les avez encore bien pratiquées. C’est pourquoi je me dilate aujourd’hui en priant que vous ne vouliez plus jamais élargir les merveilles de Dieu à personne sinon à celles qui y sont disposées, parce que devez assez avoir expérimenté que ce qui a été dit aux personnes qui n’en étaient capables leur a tourné en venin. Si l’on n’eût élargi aux enfants et à Mr.... rien d’autre chose que l’Esprit Évangélique, il leur aurait fort profité ; mais ayant avancé de l’Avènement glorieux de Jésus Christ, cela leur a donné arrière-pensée ; et les pactionnaires de l’ennemi, survenant là-dessus, ont fait brèche pour décréditer tout le reste, les uns par malice, les autres par ignorance et crainte de malfaire. Si cela eût été régi discrètement, comme j’ai fait, il leur aurait été profitable ; car à leur résistance j’ai dit qu’ils n’étaient pas absolument obligés de le croire, puisqu’ils n’en avaient nulles lumières ; mais votre zèle, quoique bon, a été indiscret, voulant leur persuader par force, ce qui n’est pas la coutume du Saint Esprit, lequel opère toujours doucement. Si j’eusse été seule, mes paroles eussent tombé dans leurs âmes comme une goutte d’huile sur le drap, qui s’augmente peu à peu, et même votre pauvre Supérieur ne pourrait autrement dire, ayant vu une de mes lettres, sinon que cela venait de Dieu ; l’égard humain ne lui eût permis de blâmer une chose si sainte à qui personne ne pouvait contredire au regard de la vertu ; mais venant à découvrir qu’il y avait matière de disputer sur cette Venue de Jésus Christ en gloire, cela lui a élevé les bras pour décréditer ce qu’il sait en son âme être de Dieu.

12. Voyez-vous pas par là que Jésus Christ a eu raison de nous admonester d’avoir la prudence du Serpent ? Je ne dis point tout ceci comme réprimandes, mais comme précaution pour l’avenir ; car assurément faute de cette précaution nous tomberons tous dans de grandes confusions et souffrances, lesquelles devraient venir de Dieu pour être salutaires, mais point causées par notre faute. Puisque croyez le temps de l’Antéchrist, comportez-vous à l’avenant. Je ne dénierais rien à personne s’il était autrement. Ne donnez encore l’Explication de ces Vierges aux enfants avant qu’ils aient digéré l’Explication de Saint Matthieu ; et voyez comment elle profitera.

13. Dieu nous enseigne en tout, si lui étions soumis. Mais cette nature est toujours importune, et veut tout précipiter ce qu’elle voit de bien, et l’excès est toujours nuisible ès choses même les plus parfaites ; et tout ce qui est de nature n’est pas de grâce ; partant, modérez vos désirs, qui quoique de soi soient bons, parce qu’ils se rendent mauvais par l’imprudence, qui est contre le don du Saint Esprit qui s’appelle Prudence, qui n’est pas la prudence humaine, laquelle est réprouvée de Dieu, mais une sapiente prévoyance à tout ce qui peut apporter de la gloire à Dieu. Vous l’obtiendrez sans véhémence si la demandez avec humilité de cœur ; ce que souhaite celle qui demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 De Lisle, le 1er Mai, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE XVI.

 

Quand et comment on doit parler des merveilles de Dieu.

 

Au même, pour le prier de ne parler des merveilles de Dieu aux frères mêmes, quoique bien intentionnés ; à cause que le Diable a trop de puissance sur les esprits des bommes ; sitôt qu’on lui donne un peu de matière pour les tenter, il tâche de les étouffer avant qu’ils soient nés Enfants de Dieu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE vous prie de ne plus parler de moi aux enfants, parce que le lait leur sert maintenant de venin, du moins à endurcir leurs cœurs. Je ressens si fort leur relâchement et n’y sais apporter le remède, parce que le Diable a tant de puissance sur les esprits d’aujourd’hui, et tout l’Enfer est alarmé pour empêcher cet enfantement. Il voudrait bien engloutir le fruit à sa naissance, parce que sitôt qu’il sera cru, il n’aura plus sur lui guères de puissance. C’est pourquoi il fait maintenant de si grands efforts. Il faut bien se mettre en défense contre un si puissant ennemi, qui prévoit par là sa ruine totale. Je prie que Dieu vous conserve. C’est peu de chose d’être dit fol. Saint Paul s’en glorifiait. Demandez seulement aux frères, lors qu’ils osent parler si mal à propos, s’ils aperçoivent quelque trait de folie en vos comportements, leur protestant, ainsi que vous me faites, que jamais n’avez tant aspiré à Dieu ; et laissez là tous les autres arguments. Ils auront la lumière lorsqu’ils s’humilieront. N’insistez plus jamais à leur rien faire croire. Votre silence en leur endroit aura plus d’opération en leurs cœurs que toutes vos paroles. Priez seulement fort pour eux.

2. Il ne fallait que m’eussiez rien écrit de leur disposition pour me faire voir qu’ils répugnent à mes sentiments. Je vois beaucoup mieux par intelligence intérieure que par les yeux du corps. Je vous ai écrit diverses fois sans que m’eussiez jamais parlé de ce que je vois en esprit ; mais ils prennent les choses humainement, qui doivent être prises divinement. Tant de Saints et grands Docteurs ont estimé bonheur d’avoir sainte Thérèse pour Mère. Ceux-ci se scandaliseraient bien d’avoir une fille pour Mère, et Dieu même en a bien voulu avoir une. Il ne faut profaner les œuvres de Dieu, ni attribuer à la nature ce qui appartient à la grâce. Leur conscience et la vôtre doivent porter témoignage que le Saint Esprit habite en moi et que je ne vis plus. Pourquoi donc raisonner s’il habite dans une fille, un homme, une pierre, ou du bois ? La matière ne fait rien à la substance divine, sinon servir d’organe. Doit-on prendre ceci au point d’honneur, ou au regard de la qualité de la créature ? Selon le Monde, je leur cède tous les rangs de préférences qu’ils peuvent jamais désirer ; mais parlant de la part de Dieu, cela surpasse toutes les capacités créées.

3. J’ai toujours dit que je ne dirai jamais rien de moi-même ; cependant ils veulent avoir des miracles pour le croire. S’il leur était dit qu’ils n’en auront autre que le signe de Jonas, qui est la vengeance de Dieu, j’en serais bien marrie, car je les aime plus que moi-même, et défie toute mère naturelle d’aimer les corps de leurs enfants comme je fais leurs âmes, que Dieu m’a fait aimer ; mais par ces voies humaines, ils peuvent aussi penser que je les cherche pour être aidée, quoique selon Dieu ils se doivent tenir grandement honorés, qui les emploie en des affaires si importantes à sa gloire, et justes et équitables aux sens mêmes.

4. C’est folie de bâtir sur le sable et parler à ceux qui ne le veulent entendre. Si le fondement n’est point qu’ils croient que Dieu parle par moi, il ne leur faut plus rien proposer ; car pour mon regard, il m’importe peu s’ils me croient ou non. Cela ne m’ôte pas un seul brin des caresses de mon Bien-Aimé, en qui seul j’ai tout mon appui ; quoique tout le Monde, avec les enfants mêmes, seraient mes ennemis, et plus ne les verrais-je, nul n’en aurait plus grand intérêt qu’eux-mêmes. Les affaires se peuvent vider en un moment si Dieu ne voulait qu’ils reçussent les lumières par l’entremise d’icelle. Je les recommande à Dieu, le priant qu’il vous donne le Saint Esprit avec ses dons ; quoi faisant je demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

De Gand, le 15 Octobre, 1665.

 

 

 

 

 

LETTRE XVII.

 

Dieu tire les âmes à soi par les persécutions.

 

À un intime ami qui était en de grandes persécutions pour vouloir maintenir une chose qui lui semblait juste, lui déclarant que Dieu se sert de semblables rencontres pour tirer nos âmes à lui lorsque par amour elles ne s’y veulent rendre.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’AI entendu la persécution qu’on vous fait à tort. Je crois que c’est un attrait de Dieu, qui par cette voie vous veut à soi. Il s’est par ci-devant servi des moyens d’amour ; mais il ne vous y a pas trouvé dans une constante persévérance ; pour cela vient-il maintenant avec des moyens véhéments, pour vous avoir par force lorsqu’il ne vous peut tenir par amour. Quel excès de bonté, Mr., qu’un Dieu qui n’a que faire de nous daigne cependant nous attirer par tant de voies diverses pour nous obliger à l’aimer et le suivre ! Pourrait-il avoir plus de bienveuillance pour nous que celle que nous expérimentons tout le temps de notre vie ? Le Monde ne connaît pas ses voies et juge sinistrement des avènements, selon la nature et la raison humaine.

2. L’on voit que vous êtes affligé en cette persécution si furieuse ; et moi quand je la considère en Dieu, je reconnais que c’est le plus grand bonheur qui vous soit arrivé depuis que vous êtes dans le Monde ; car les jugements de Dieu sont tout autres que ceux des hommes, qui ne voient que le dehors et l’écorce. Faites-en donc votre profit spirituel ; parce qu’au lieu de vous plaindre, je vous dis à la bonne heure. C’est peu de chose de perdre vos biens temporels, car peu suffit à l’homme en cette vie. Ses nécessités ne lui manqueront jamais s’il est fidèle à son Dieu. Ce n’est qu’un reste qui lui sera toujours donné s’il cherche le Royaume des Cieux.

3. Si vos ennemis vous ôtent tout le temporel, bénissez-en Dieu avec joie. Vous n’aurez pour cela nécessité de rien ; car tout ce que j’ai dans le Monde est pour vous assister au besoin. Je vous estimerai bien davantage pauvre que quand vous êtes riche, à cause que vous suivrez alors Jésus Christ de plus près, moyennant d’aimer cette pauvreté, comme ce divin Sauveur de nos âmes l’a aimée. Tout doit bientôt périr ; si le vôtre périt un peu devant, c’est peu de chose. Je voudrais pouvoir vous envoyer dans cette lettre la lumière que Dieu me donne en ce point ; votre affliction vous servirait de grande consolation ; mais le Monde ne connaît rien de tout cela et pense dans son aveuglement que le temps est maintenant comme il a toujours été, parce qu’il ne remarque que l’extérieur et voit qu’il y a eu en tout temps des bons et des méchants, et souhaite que les gens de bien soient mis en office afin de reformer les abus.

4. Les meilleurs ont cette pieuse croyance que cela se peut encore faire ; les méchants mêmes poussent les gens de bien en des charges par la suggestion de Satan, lequel sait bien que le temps qui lui reste à dominer est court ; pour cela tâche-t-il de gagner à soi le peu de gens de bien qui restent hors de son pouvoir, y tenant la plus grande partie du Monde, mais voudrait bien avoir le tout ; et comme il voit que les bons ne se voudront nullement soumettre à lui par des choses mauvaises, il fait tout devoir de les mettre en charges et offices sous de pieux prétextes d’y apporter grands biens au public ; et si tôt qu’il les a engagés en ces offices, il leur fournis tant d’emplois qu’ils n’ont plus de temps ni de liberté de penser à leur propre perfection ni aux biens éternels ; et par ce moyen il plonge leurs âmes dans l’eau trouble des affaires embrouillées, sans qu’iceux aperçoivent cette ruse de l’ennemi, lequel ménage si bien ses tromperies qu’il empêche leur propre salut et qu’ils ne profitent aussi nullement aux autres ; parce que le mal est trop puissant et emportera toujours le dessus ; quoique les bons fassent, ils ne les sauraient surmonter, mais bien se perdre eux-mêmes en pensant résister au mal.

5. En sorte que nous sommes arrivés au temps dangereux prédit par Jésus Christ, auquel le juste a bien de la peine à se sauver. Pour moi, j’expérimente tous les jours davantage que je ne peux plus ni vendre ni acheter, comme le Saint Esprit a prédit ; je ne peux aussi plus servir ni être servie, plus donner ni recevoir dons, voire même je ne peux plus parler en justice et en vérité sans contredit ; nulles de ces choses ne se peuvent plus faire par les personnes qui ont la lumière de Dieu et voient l’état misérable auquel sont réduits les hommes de maintenant. Cela vous semblera d’abord incroyable, mais lorsque vous l’aurez bien pénétré avec moi, vous serez obligé à dire qu’il est très véritable.

6. Premièrement, je ne peux plus vendre sans souiller mon âme, car les marchands d’aujourd’hui ont une avarice insatiable ; voulant gagner par excès, ils donneront le moins qu’ils peuvent pour ce qu’ils veulent acheter ; et s’ils voient que le vendeur a nécessité de vendre, ils voudront avoir la chose pour moins que sa valeur, oppressant ainsi le prochain en son besoin. Ne voilà-t-il pas, Mr., deux grands péchés que commettent ces acheteurs, savoir d’avarice et d’oppression du prochain ? Si je suis vendeur et connais en eux ces péchés, je n’y peux contribuer en leur donnant la marchandise à vil prix ; et si je me roidis en voulant absolument en avoir la valeur, j’autoriserai leur avarice, car ils me mesureront à leurs aunes, se scandalisant en moi qui fais profession de vertu que je veux vendre à si bon prix que celui qu’ils ne veulent donner, et croient que cette justice sort du fond d’avarice ainsi que fait le désir qu’ils ont d’avoir bon marché ; en sorte que je ne peux vendre à vil prix sans alimenter leur avarice, et ne peux aussi vendre la valeur sans qu’ils en tirent scandale ; et je ne peux aussi demeurer en nécessité de vendre sans coopérer à leur cruauté en me laissant en besoin contre la charité. Ne voyez-vous pas, Mr., par cette ouverture que le juste ne peut plus vendre sans commettre de péché ? Qu’il le prenne de quel côté il voudra, il n’y a plus de moyen de vendre sans coopération aux péchés des hommes de maintenant, non plus que d’acheter d’iceux.

7. Car toute la même avarice et endurcissement vers le prochain se trouvent dans leurs ventes comme dans leurs achats ; ils vendent le plus haut prix qu’ils peuvent et ne font plus de conscience d’excéder la valeur et prix de leurs denrées ; et s’ils voient que le prochain ait besoin de les avoir, ils le presseront à en donner un prix exorbitant, parce qu’ils voient sa nécessité, croyant en ce faisant d’être bons et sages Marchands ; en sorte qu’ils obligent un juste à pécher en achetant leurs Marchandises ; s’ils les achètent trop cher, ils coopèrent à leurs larcins ; et s’ils ne les achètent autant qu’ils en veulent avoir, ceux-ci demeurent en nécessité, les rendent homicides si cette nécessité était extrême. Je ne suis pas marchande, mais j’expérimente cela tous les jours aussi peu que le besoin m’oblige à vendre ou acheter ; pour cela suis-je obligée de garder ce de quoi je n’ai pas de besoin, sans le pouvoir vendre, et de souffrir aussi plusieurs incommodités ; parce que je ne sais trouver les occasions d’acheter mes nécessités justement et sans péché.

8. Le Monde ne voit rien de cela, à cause qu’il est en ténèbres au regard de la foi et de la justice ; et il ne saurait comprendre comme il serait véritable que je ne saurais plus servir, ni être servie ; pendant qu’il n’y a rien de plus assuré qu’un juste ne peut plus servir, à cause que les hommes sont si enfilés d’orgueil que les services qu’on leur rend ne servent qu’à les rendre plus présomptueux, croyant qu’ils méritent les services qu’on leur rend, voire encore davantage, voulant être plus servis pour la gloire du monde que pour la nécessité ; par ainsi empêchent qu’un juste ne les peut plus servir sans coopérer à leur orgueil de leur vie ; et partant ne peuvent plus servir non plus que d’être aussi eux-mêmes servis ; parce qu’ils voient que les services que les hommes de maintenant se rendent les uns aux autres sont complimentaires, ou avec désir d’intérêt ou de services réciproques ; les sujets même de valets et de servantes, ou autres domestiques, ne servent plus par aucune charité ou amour du prochain, mais seulement pour le gain, auquel ils sont plus attachés qu’aux fidèles services qu’ils doivent à leurs Supérieurs ; ils gagneraient volontiers beaucoup en servant le moins qu’ils peuvent. Comment le juste qui découvre cela se peut-il faire servir de personnes sans charité et qui ont l’avarice et leurs aises et commodités plus à cœur que le service des maîtres et maîtresses ? En sorte que j’aime beaucoup mieux souffrir l’incommodité et me servir moi-même que de coopérer à la convoitise et iniquité de ceux qui me serviraient pour le seul amour d’eux-mêmes ; parce qu’en toutes ces choses il y a de la coopération au péché d’autrui, comme il y a même au fait de donner et de recevoir dons.

9. L’on croit que c’est toujours charité de donner aux pauvres, et c’est souvent grand péché, à cause que les pauvres de maintenant ne sont pas les petits de Jésus Christ, mais quelques faibles adhérents du Diable, qui avec les dons qu’on leur fait augmentent leurs malices et péchés. Je peux dire avec vérité que je ne peux plus donner en ce misérable temps, pour avoir trouvé par expérience que les dons que j’ai faits à aucunes personnes les ont rendues orgueilleuses ou paresseuses ; les uns se sont fait braves dans le Monde avec les dons charitables que je leur avais faits ; et les autres se sont rendus si poltrons qu’ils ne voulaient plus travailler, sachant bien recevoir les aumônes, afin de passer leurs vies en oisiveté et paresse ; en sorte que les bienfaits d’aujourd’hui sont des coopérations au péché d’autrui et des sujets d’ingratitude des hommes envers Dieu.

10. Je ne peux aussi plus recevoir nuls dons, parce qu’ils se font seulement par complaisances humaines ou par quelques prétentions, voire quelquefois à mauvaise fin ; et ne voulant coopérer à ces péchés, je ne puis plus recevoir nuls dons ; mais si la charité vivait dans ces cœurs, l’on donnerait et recevrait dons au besoin par pure charité Chrétienne, survenant au besoin l’un de l’autre, tout communément. Mais comme les cœurs sont maintenant divisés, les biens le sont pareillement.

11. En sorte qu’il n’y a plus moyen de demeurer au Monde. Il faut sortir de Judée aussi corporellement si l’on veut sauver son âme, puisque tout y est maintenant si corrompu que nuls justes n’y peuvent seulement parler vérité ; car l’orgueil des hommes est monté si haut que personne ne veut plus entendre la vérité qui reprend. Je ne peux parler aux hommes sans les flatter et je ne peux flatter sans pécher ; partant, je fuis obligée à me taire.

12. Voilà l’état où est réduit le Monde maintenant. Si les hommes connaissaient cela comme il est devant Dieu, je crois que pas une seule personne qui a volonté de se sauver ne saurait plus rester en état, offices, ou bénéfices, qui sont chargés du gouvernement des autres, mais prendraient seulement à cœur leur propre salut en particulier, craignant de périr aussi par la grande corruption des autres ; je prie Dieu qu’il vous fasse concevoir toutes ces vérités et vous donne les forces de les suivre, cependant je demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 D’Amsterdam le 24 Septembre 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE XVIII.

 

La sagesse humaine empêche la Sapience du S. Esprit.

 

À un pieux Théologien, ami de la vérité, qui cependant avait de la peine à la recevoir hors de ce qu’en ont déclaré les Saints Pères Anciens, ou bien les Conciles de son Église, comme si Dieu était attaché à quelque chose de particulier, ou que ses lumières fussent limitées ou eussent maintenant pris fin ; ce qui ne peut être à jamais, car Dieu enverra toujours des nouvelles influences aux âmes pures.

 

 

MONSIEUR,

 

1. J’AI reçu votre courte lettre et entendu que vous dites d’aimer la vérité. Je n’en ai jamais douté, vous ayant toujours trouvé dans les désirs de la découvrir, mais non avec cette indifférence de la vouloir recevoir en tout tel lieu où elle pourrait être. Car si un hérétique vous disait la vérité, vous la rejetteriez ; et si un enfant vous la disait, vous le mépriseriez. C’est en quoi nous différons grandement, parce que j’aime la vérité en tout tel lieu où je la peux trouver. Et si elle était dans une pierre, je l’aimerais autant là que dans un vaisseau d’or ; voire si la vérité était prononcée par un démon, je l’estimerais autant que si elle sortait d’un Ange ; parce que l’essence de la vérité n’est pas amoindrie par la matière d’où elle sort. La vérité est Dieu, qui n’est fixe à rien et est universellement égal à soi-même, ou la même chose ; en sorte que la vérité qui sort de la bouche d’un enfant est autant estimable que celle qui sortirait d’un grand Prélat ou Monarque de tout le Monde.

2. Mais vous estimez davantage la vérité qui est prononcée par quelque Docteur ou saint Père ; ce qui vous empêche à bien recevoir la vérité qui sort d’une fille. Vous ne devez pas recevoir cette vérité à cause que cette fille le dit, mais à cause que son dire est véritable, et que la vérité est Dieu, lequel doit être honoré en tout lieu où il opère, sans être attaché à nuls moyens, sinon à la fin. Vous prenez pour fin les saints Pères et Docteurs de l’Église. Croyez, Mr., qu’ils ont tous été hommes fragiles comme les autres et pouvaient errer ou, du moins, ne pouvaient découvrir plus de vérités que selon la lumière qu’un chacun d’eux avait reçue de Dieu, qui départ ses talents diversement ; à l’un il en donne un, à l’autre plusieurs, en sorte qu’on ne peut pas marcher ferme sur les choses que les hommes disent ; il faut pénétrer si leur dire est véritable, et alors le suivre ; car ce serait mal fait de croire à l’aveugle ce qu’une personne dirait signamment au fait de notre salut et des choses éternelles.

3. Vous désirez, Mr., de voir mes écrits imprimés ; mais je ne sais s’ils vous seront utiles ; à cause que vous y trouverez peut-être quelque chose dedans que n’avez pas trouvé dans les saints Pères, et sans aucun doute, car le saint Esprit est toujours fertile et donne à tous moments des fruits nouveaux. Ce ne sont pas de nouvelles doctrines, parce que Dieu ne change jamais et a fait prophétiser dès le commencement du Monde ce qui doit arriver jusques à la fin ; mais ce sont des intelligences plus claires que celles qu’on a eues jusques à présent ; et plus la fin s’approche, plus clairement entendra-t-on les saintes Écritures.

4. Tout le Monde doit aspirer à cela. Cependant vous demeurez en doute si vous devez recevoir autre intelligence que celle que les Pères Anciens ont laissée par écrit. C’est une pusillanimité fort préjudiciable, à cause que l’on pourrait être abandonné comme ont été les Juifs pour n’avoir voulu recevoir la parfaite intelligence de leur foi, que Jésus Christ leur était venue enseigner. Vous direz peut-être que vous ne voyez pas de Jésus Christ qui vous vienne donner ces nouvelles intelligences ; et moi je juge que vous sentez bien au fond de votre âme que c’est Jésus Christ par son Esprit qui apporte ces intelligences accomplies. Les Apôtres et les Saints Pères en ont reçu en partie ; mais dans l’accomplissement des temps où nous sommes arrivés le tout s’entendra en sens parfait. Bienheureux sera celui qui ouvrira le cœur et les oreilles pour entendre ces dernières merveilles, par lesquelles tous les hommes de bonne volonté seront éclairés ; ce ne seront plus des figures obscures, mais des vérités si claires qu’un chacun les pourra entendre, car Dieu n’a pas donné l’Écriture pour les anges, ni pour les bêtes, non plus que pour lui, qui porte toutes choses en soi-même, mais seulement pour les hommes, auxquels il ne déniera point la pleine intelligence de tout ce qu’il a fait pour eux ; mais il l’a suspendue jusques à présent, parce que nos devanciers n’avaient pas besoin de savoir ce qui ne devait arriver de leur temps.

5. Il leur suffisait de savoir les choses nécessaires pour plaire à Dieu pour lors. Mais nous qui vivons dans les temps dangereux prédits par Jésus Christ en saint Matthieu au chapitre 24, il faut de nécessité que nous apprenions les choses dernières, afin que ne soyons séduits par les faux Christs qui se sont élevés de toutes parts. Les Saints Pères ont vu en partie, et nous verrons en accomplissement et en sens parfait. Vous avez beaucoup de mes écrits, mais ce n’est encore rien au regard de ce qui suivra. Les premiers sont des préparations, mais les derniers seront la consommation, après lesquels je me reposerai au Seigneur. Ce sera alors que j’aurai montré qu’il y a un Dieu et quelles qualités il a, ce que c’est de l’homme et pourquoi il est créé, et ce qu’il doit devenir.

6. L’on a peut-être entendu les mêmes paroles, mais jamais la même intelligence. Ce sera la Dernière Miséricorde que Dieu fera aux hommes. Bienheureux celui qui y aura part ; il ne pourra être sans se convertir, soit-il docte ou ignorant ; parce que cette lumière est trop éclatante ; il faut que tout le Monde s’y rende, excepté ceux qui opiniâtrement voudront de me tirer dans leurs erreurs, desquelles je ne vous tiens pas du nombre, ainsi que m’écrivez, mais bien de ceux qui sont craintifs et pusillanimes ; de quoi je prie Dieu qu’il vous délivre et vous donne le don de force pour embrasser sans crainte la vérité que ne connaissez encore. Sitôt qu’aurez déposé votre sagesse humaine, vous trouverez la Sapience du Saint Esprit, et non auparavant, parce que la sagesse humaine lui sert d’empêchement. Il est un peu difficile à mépriser ce qu’on estime et a travaillé tous les jours de sa vie pour l’acquérir ; mais la Sapience de Dieu mérite bien qu’on fasse cette violence à son propre savoir ; à cause qu’on trouve plus de sagesse dans l’École du St. Esprit en un quart d’heure qu’on n’en peut trouver en longues années dans les écoles des plus parfaits Théologiens de ce Monde. Il faut mépriser le rien pour trouver le tout.

7. Je ne vois plus rien, Mr., qui vous empêche à trouver la divine Sapience que votre sagesse et vos études ; ce qu’ayant méprisé, tous les autres défauts s’évanouiront insensiblement ; à cause que lorsque l’amour de Dieu entre dans une âme, elle y consume toute sorte de vices ; mais cet amour n’y peut entrer aussi longtemps que vous avez encore de l’affection pour la sagesse humainement acquise. C’est pourquoi je vous exhorte, comme autrefois, de mépriser toute sorte de sagesses qui vous sont propres, et vous en trouverez une qui vous mènera à la vie éternelle ; pendant quoi je demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 D’Amsterdam 13 de Juillet 1668.

 

 

 

 

 

LETTRE XIX.

 

Les objets terrestres empêchent l’entretien de l’âme avec Dieu.

 

À un Seigneur qui demandait par l’entremise de son ami par quels moyens l’on pourrait être délivré de tous les objets sensibles et terrestres, afin d’arriver à l’entretien que l’âme doit avoir avec Dieu ; sur quoi est précisément répondu.

 

 

MONSIEUR,

 

1. LE translat de la lettre qu’avez reçu du Palatinat m’a été mis ès mains avec celle qu’il vous a plu écrire à Mr.... et ayant le tout bien considéré, j’ai remarqué que ledit Seigneur dudit Palatinat demande par quel moyen l’on pourrait être délivré de tous les objets sensuels et terrestres, afin d’arriver à l’entretien que l’âme doit avoir avec Dieu ? À quoi je réponds que la seule considération des bienfaits que nous avons reçus de Dieu est capable de nous délivrer de tous les objets sensuels et terrestres qui nous empêchent d’entendre Dieu parler à notre âme. Car celui qui fait une profonde réflexion sur son être, sur son origine, et sur la fin pourquoi il a été créé, il lui sera impossible d’aimer, de désirer, ou de chercher les choses sensuelles et terrestres, en les voyant si viles, si misérables, et de si courte durée ; et par ainsi il s’en dégagera pour n’aimer plus que Dieu, le seul objet aimable.

2. Voilà les véritables moyens par lesquels nous pouvons parvenir à cet entretien de l’âme avec son Dieu ; car lorsqu’elle considère qu’il a été un temps qu’elle n’était point et que le seul amour que Dieu lui porte l’a tirée du néant et l’a fait être une si belle créature, animée d’une âme divine et immortelle, avec laquelle il veut prendre ses plaisirs et délices, ne faut-il pas que cette âme se dégage de toute autre affection pour aimer ce seul objet aimable qui l’a créé pour soi, et hors duquel l’âme ne peut jamais recevoir aucuns bonheurs ? Quoiqu’elle cherche et se travaille parmi les affections sensuelles et terrestres, elle ne peut être rassasiée ni contente ; à cause que ces affections des choses créées sont des viandes contraires à sa nature divine, et partant elle n’en peut être alimentée, non plus que notre corps ne le peut être en mangeant de la paille, laquelle n’est propre que pour les bêtes. Et par ainsi lorsqu’une âme se repaît des choses sensuelles et terrestres, elle s’abrutit et dégénère de sa noblesse divine. Cela ne peut être fait par de bons jugements, sinon par ceux qui sont engourdis dans les ténèbres de notre misérable siècle, où celles d’Égypte n’ont été que les figures.

3. Je lamente toutes les personnes qui vivent en de semblables périls, lesquelles après avoir reçu de Dieu l’entendement pour comprendre les choses éternelles, nécessaires à notre salut, ils s’amusent encore à aimer les sensuelles et terrestres, si frêles, si pénibles, et de si courte durée, en se privant du bonheur des entretiens avec Dieu, qui est le seul vrai et solide contentement. Qui n’expérimente continuellement que toutes les richesses, plaisirs et honneurs sont choses frêles, sujettes à quelque petit vent de fortune ? Et quels soins, peines, et travaux pour les maintenir ! Ô quel peu de temps pour en jouir ! Bien que les posséderions tous les jours de cette misérable vie ce ne serait qu’un petit moment au regard de l’éternité ; et pour si peu de choses, se priver des entretiens avec Dieu et des biens qui ne finiront jamais !

4. Je souhaite, Mr., que votre ami sache quel moyen je marque pour arriver à l’entretien de l’âme avec Dieu, afin qu’il en puisse jouir et goûter, et connaître que toutes les choses sensibles ne font que des amertumes auprès des doux fruits de ces Divins Colloques. Il semble vouloir faire une question sur ce que j’ai dit, que l’âme purifiée se transforme en Dieu, alléguant, que quelques personnes en Angleterre se sont appelées elles-mêmes Dieux ; ce que j’ignore entièrement, ne sachant de quel esprit ces personnes-là ont pu avancer de semblables propos. Si elles les ont tirés d’un véritable dégagement de tous objets terrestres et sensuels, elles ont eu quelque sujet de tenir ce langage, en suite de l’Écriture qui dit en quelque endroit, parlant des personnes à qui la parole de Dieu est adressée : Vous êtes des Dieux. Mais si quelqu’un s’imaginait être Dieu, il ferait pire que Lucifer, qui n’avait seulement que le désir d’être égal à Dieu.

5. Je laisse toutes ces questions en arrière ; car je ne veux nullement disputer. J’entends seulement que lorsque l’âme se dépouille de toutes sortes d’affections humaines et terrestres pour s’unir à Dieu seul, qu’elle se trouve lors comme anéantie et abîmée en lui ; en sorte que Dieu est vivant tout en elle ; à mesure qu’elle meurt à elle-même, Dieu meut toutes ses puissances, et agit, parle, et travaille, comme si l’âme n’avait plus de mouvements naturels, et qu’elle fût toute divinisée.

6. Voilà mon sentiment ; un chacun le peut recevoir comme bon lui semble. J’éclaire seulement selon les lumières que Dieu me donne, ne voulant perdre temps à sonder de quel esprit les autres agissent ; car j’entends qu’en toute sorte de Religions il y a quelque chose de bon, et aussi quelque chose de mauvais, étant bien souhaitable que tout le bon fût assemblé, et tout le mal ôté, afin qu’il n’y eût plus qu’une seule vraie Église, un Pasteur et une bergerie ; car tout ce qu’il y a hors de la vérité de Jésus Christ n’est qu’erreurs qui en conduisent grand nombre à perdition insensiblement ; un chacun croyant être dans le sentiment des Écritures pour fonder sa Religion ; pendant que toutes se contredisent ; en sorte qu’on peut appeler les Églises d’à présent, une Tour de Babel ; car si elles étaient dans la vérité, toutes reviendraient à un même sens.

7. Je ne tire pas mes sentiments de ceux d’Angleterre, ni d’aucunes autres Sectes ou Religions ; mais seulement de l’entretien avec Dieu, ainsi que je l’ai décrit par ce petit traité comme l’âme parle avec Dieu, dans lequel je souhaite que tout le Monde s’exerce ; afin qu’un chacun se déportât de tant d’études et disputes, lesquelles je crois que le Diable a inventées afin de dérober aux hommes de bon jugement le temps et l’attention de pouvoir s’unir à Dieu et s’entretenir avec lui par Divins Colloques, qui donneraient la lumière, l’amour, et l’intelligence des choses célestes et des Saintes Écritures dans le véritable sens, lequel a été jusques à présent caché aux entendements des hommes, qui n’ont compris qu’en partie et portion. Et lorsque le temps arrive d’en avoir l’intelligence en sens parfait, les hommes y mettront empêchement par leurs sagesses et préoccupation d’esprit, un chacun voulant demeurer attaché aux sentiments desquels ils sont prévenus, se privant par ces moyens de la vraie lumière du Saint Esprit, laquelle requiert plus de pureté et dégagement de l’âme que les études et questions. Pour cela disait Jésus Christ : Si vous n’êtes convertis et faits comme un petit enfant, vous n’entrerez pas au Royaume des Cieux ; voulant donner à entendre que ceux qui veulent demeurer grands et sages ne jouiront pas de son Règne glorieux.

8. Ce sont de grandes menaces que peu de personnes appréhendent, quoiqu’elles soient fort redoutables ; car les sagesses de ce Monde sont vaines lorsqu’elles ne servent de moyens pour arriver au Royaume des Cieux ; et l’on voit maintenant qu’en effet elles servent aux hommes d’empêchement à y entrer. Un chacun passe sa vie à satisfaire aux hommes plus qu’à Dieu. Ce qui est bien déplorable ; en quoi lamentant je demeure,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 

 

 

 

LETTRE XX.

 

Les afflictions nous doivent conduire à Dieu.

 

Au même Seigneur, lui déclarant que les hommes sont sans Charité, qu’ils ne nous peuvent rien donner, et que notre vie est courte et misérable, qu’il faut s’attacher à Dieu seul, lequel nous envoie souvent des afflictions pour nous tirer à soi.

 

 

MONSIEUR,

 

1. JE ne m’étonne nullement que trouviez par de là des sujets d’afflictions et dégoûts de converser avec des personnes sans Charité Chrétienne ; à cause que cela est bien douloureux de ne voir nulle part entre les Chrétiens plus régner la Charité. Un chacun étant plein d’amour-propre et recherche de propre intérêt, sans amour ou égard du prochain ; ce qui rend notre vie triste et dolente. Mais comme ce mal est universel, il est aussi irrémédiable. C’est pourquoi il faut faire de nécessité vertu et souffrir le peu de temps qui nous reste ; car j’espère que Dieu mettra bientôt fin à tant de misères par un déluge de fléaux pendants sur notre tête. Cependant je vous prie, Mr., de lui demeurer fidèle ; parce que les traverses qu’il nous envoie sont souvent des attraits pour nous tirer à soi plus fortement.

2. J’ai expérimenté ce bonheur et vu les faveurs intérieures que m’ont apportées les souffrances extérieures. Je me persuade que Dieu vous veut avoir tout à soi et que vous en avez aussi la volonté, mais que l’affection et l’égard des hommes ont mis une séparation entre Dieu et votre âme, laquelle il veut maintenant ôter par la dureté, malice, et ingratitude des hommes, lesquelles il vous fait expérimenter afin de vous en dégager entièrement pour avoir votre cœur et vos affections tout seul, sans plus de mélange.

3. L’on se persuade quelquefois qu’il est licite d’aimer Dieu et les hommes ensemble ; mais les yeux clairvoyants de Dieu pénètrent plus avant que notre courte vue, et nous ôtent par sa bonté les sujets qui empêchent d’arriver à son union. Pour moi, je tiens pour un bonheur la disgrâce de votre Prince, et aussi le peu de Charité que remarquez en votre quartier ; afin de vous avoir seul dehors, et ne plus mettre votre confiance qu’en lui seul, duquel dépend tout notre bonheur et salut ; ce que les hommes ne peuvent jamais donner quoiqu’ils nous aimeraient de toutes leurs forces ; leurs faveurs ne durent qu’un moment au regard de l’Éternité ; nous n’avons besoin que d’un petit aliment pour faire ce voyage passager, et Dieu ne manquera de donner les choses nécessaires à celui qui le cherche en vérité.

4. Partant, ne craignez pas de quitter le Monde. Dieu est notre Père, notre ami, et notre tout. L’expérience vous doit assez avoir fait voir ce qu’il y a à conquéter parmi les hommes. Il n’y a que des peines, des soins, des inquiétudes ; et tout cela est à la fin payé d’ingratitude. Voilà la monnaie du monde avec quoi il paie ses serviteurs. Il est plus que temps de quitter ce faux maître pour en prendre un autre Tout-bon, Tout-juste, et Tout-véritable. J’ai été marrie de ne vous avoir parlé avant votre partement. J’espère de vous revoir encore ; cependant je me dirai,

 

Monsieur,                             

 

Votre très-humble servante.       

 

A. BOURIGNON.

 

 D’Amsterdam ce 30 de Mai, 1668.

 

 

 

 

 

F I N.

 

 

 

 

 

 

 

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