Alix de Lamartine

 

LA MÈRE DU POÈTE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Madeleine BOUVIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Heureux l’homme à qui

Dieu donne une sainte mère.

A. de Lamartine.

 

 

EN cette brumeuse et froide matinée de janvier, l’humble maison de campagne aux murs gris, à la toiture basse, aux volets clos, revêtait un aspect singulièrement triste et désolé. Les arbres dépouillés du jardin, les allées négligées complétaient cette impression de solitude et d’abandon. S’avançant lentement jusqu’aux marches disjointes du seuil, une jeune femme aux traits fins, à la taille élégante et gracieuse, jetait un regard plein de mélancolie sur ce pauvre et rustique décor, mais elle ne laissa rien paraître de l’intime détresse qui étreignait en ce moment son cœur courageux à l’homme encore jeune, robuste et souriant qui l’accompagnait.

Sous une violente poussée, la porte verrouillée céda, et les deux époux franchirent le seuil du vieux logis. Un vestibule, encombré de vastes armoires à linge, une salle à manger et une cuisine sommairement meublées de chaises de paille et de tables en bois blanc, des chambres à coucher presque vides composent cet intérieur inconfortable et froid. Les époux qui viennent d’y pénétrer se nomment M. et Mme de Lamartine. Pour la jeune femme, quelle rude transition entre la brillante et facile existence qu’elle avait connue jusqu’à ce jour et celle qui l’attendait !

Il ne fallait rien moins que sa profonde affection pour l’époux sensiblement plus âgé au bras duquel elle s’appuyait, pour supporter vaillamment un changement de milieu aussi complet.

Aux des Roys, née à Lyon où elle fut élevée jusqu’à l’âge de 10 ans par ses grands-parents maternels, était venue rejoindre, en 1776, son père et sa mère au château de Saint-Cloud, où Mme des Roys exerçait, avec autant d’intelligence que d’autorité, les fonctions de gouvernante auprès des petits-enfants du vieux duc d’Orléans, tandis que M. des Roys administrait ses domaines. L’un et l’autre s’acquittaient de leur tâche avec conscience et habileté. Séparés de leur fille aînée, Césarine, chanoinesse au Chapitre de Salles, en Beaujolais, ils firent venir auprès d’eux leur petite Alix, gracieuse fillette, dont la vive intelligence, le cœur sensible, le naturel charmant, allaient se développer sans effort dans le décor princier où ses parents l’introduisirent. L’intimité avec les jeunes princes d’Orléans, les splendeurs de Saint-Cloud et du Palais royal, l’éclat des fêtes élégantes qui se préparaient dans son entourage lui donnèrent le goût des belles choses et frappèrent son imagination qui conserva toujours le souvenir de ce brillant passé. Alix se trouva également en contact avec des hôtes illustres : Mme de Genlis, Buffon, Florian, Voltaire même, au sourire sceptique et malicieux, et Jean-Jacques Rousseau, que sa mère recevait dans l’intimité et qui s’attira le culte fidèle et fervent de la petite fille. Les conditions exceptionnelles dans lesquelles grandit l’enfant contribuèrent à développer tous ses dons. Peut-être son désir légitime de plaire eût-il favorisé une naissante coquetterie, si la surveillance attentive de Mme des Roys n’avait combattu de bonne heure ce penchant inquiétant.

D’ailleurs, pour éviter à sa fille les dangers d’une vie mondaine prolongée, la mère prévoyante envoya Alix rejoindre sa sœur Césarine, au Chapitre de Salles, lorsqu’elle eut atteint sa quinzième année. Dans cette institution religieuse, sorte de pensionnat à la règle douce et facile, Alix se lia très vite et très profondément avec une élève plus âgée qu’elle, qui s’appelait Suzanne de Lamartine. Celle-ci s’attacha chaque jour davantage à sa jeune compagne, dont elle appréciait le sérieux et la droiture. Elle recevait fréquemment la visite de son frère, le Chevalier Pierre de Lamartine, et lui fit connaître Alix. Une tendre inclination ne tarda pas à naître entre les jeunes gens, mais la famille du Chevalier s’opposa au mariage durant de longs mois. Alix ne devait avoir qu’une modeste dot, et Pierre de Lamartine, cadet de famille, ne possédait que son grade de capitaine. C’était peu pour fonder un foyer. Les années s’écoulèrent dans l’attente d’un consentement que leur amour patient et fidèle ne désespérait pas d’obtenir. La famille de Lamartine se serait peut-être obstinée dans son refus, si les graves événements de 1789 n’avaient hâté le dénouement de cette situation délicate !

Au cours du mois d’octobre 1789, après un séjour à Châtou, Mme des Roys et sa fille pensaient rentrer à Paris, quand des amis les en dissuadèrent, à cause des dangers grandissants qui menaçaient la capitale. Ces dames, changeant d’itinéraire, s’étaient alors dirigées vers Lyon. Un accident de voiture providentiel les obligea à séjourner à Mâcon. Alix se rappela soudain que son amie, Suzanne de Lamartine, s’y trouvait. Les fugitives allèrent frapper à la porte du vieil hôtel de la Croix-Saint-Girard qu’habitait la famille de Suzanne. L’austère et rigide M. de Lamartine, sa femme, ses deux fils aînés et sa fille Charlotte ne purent résister au charme, à la grâce, à l’amabilité déférente d’Alix. Chacun trouva que le choix du Chevalier paraissait fort heureux, et le mariage fut conclu à Lyon le 7 janvier 1790.

Les ressources du ménage allaient être limitées aux revenus de la petite propriété de Milly (3 000 francs par an, environ), et c’était dans cette vieille maison de son enfance que le Chevalier de Lamartine venait d’introduire sa chère Alix.

 

 

*

 

Avec une joie mêlée d’inquiétude, Pierre de Lamartine voit la jeune femme prendre possession de son nouveau domaine. Il redoute pour elle la rude vie campagnarde qui l’attend parmi les paysans illettrés de ce pauvre hameau. L’église est à une demi-heure de marche de la maison, et il faudra beaucoup de zèle et de foi pour se rendre aux offices, malgré la boue glissante des chemins, souvent impraticables pendant les mois d’hiver.

Mais la raisonnable jeune femme, consciente de ses nouveaux devoirs, s’adapte sans murmure à cette existence inconfortable.

Déjà, sa gracieuse présence anime et rajeunit les vieilles pièces aux murs sonores qui lui renvoient l’écho de son rire harmonieux, tandis que son mari approuve ses projets d’emménagement ! Vaillamment, elle brave les intempéries pour accomplir ses devoirs religieux, et bien des fois sa charité agissante la conduit au chevet des malades qui reçoivent avec reconnaissance ses conseils judicieux et le réconfort de sa sympathie souriante. Pour les humbles habitants du hameau, elle devient la ressource providentielle qu’on n’implore jamais en vain.

Ainsi s’écoulèrent dans une activité bienfaisante les mois qui suivirent l’union de Pierre et d’Alix.

Aux premiers jours d’automne, le jeune ménage se transporte dans la petite maison de Mâcon attenante au vieil hôtel qu’habitent les parents du Chevalier. La jeune femme y sera mieux soignée pour recevoir son premier-né.

Le 10 novembre, elle met au monde son fils Alphonse. Toute la famille se réjouit autour du berceau du bébé que sa mère contemple avec ravissement.

Quelle mystérieuse part de joies, d’espérances et d’inquiétudes ce petit être apporte-t-il avec lui ? Le cœur maternel d’Alix s’en préoccupe déjà.

Sur l’enfant, de santé fragile, elle veille avec une sollicitude constante, jusqu’au jour où de terribles angoisses viennent troubler la paix de son heureux foyer.

La Révolution suit son cours sanglant et les événements s’aggravent.

Les cinq années qui suivent leur mariage sont pour les deux époux une série d’épreuves ininterrompues.

Le Chevalier est fait prisonnier à Paris où il avait rejoint son régiment pour défendre la cause du roi. Il se libère une première fois et revient à Mâcon, mais il est repris et incarcéré à nouveau quelques mois plus tard, tendis que sa jeune femme et ses vieux parents ont encore la douleur de voir leurs biens séquestrés et leurs mobiliers vendus. Sur l’ordre de son impérieux beau-père, Alix est chargée d’aller à Paris et d’y entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir la libération de son mari et de ses beaux-frères. Le décret « interdisant aux ci-devant nobles de gagner Paris sous peine de mort » l’empêche heureusement de poursuivre son périlleux voyage, et elle se réfugie à Rieux, chez ses parents, où elle attend, dans une sécurité relative, la fin de la tempête.

C’est seulement aux derniers jours de l’année 1797 que, la tourmente apaisée, les deux époux se trouvent réunis ! Avec quelle reconnaissance ils reprennent possession de la vieille maison de Milly, bien délabrée après ces années d’abandon. La brutalité des paysans qui l’ont occupée a causé des dégâts considérables ; les carreaux brisés du pavé de la salle à manger en conservèrent longtemps l’empreinte. Mais Pierre et sa femme sont trop heureux de se retrouver tous deux en possession de leur domaine pour s’attarder à de vains regrets !

Ils vont désormais jouir de leur famille qui s’agrandit d’année en année.

Alphonse a maintenant deux sœurs, Cécile et Eugénie, qui seront bientôt suivies de Césarine et de Suzanne.

Ces charges croissantes sont néanmoins pour le père de famille un sujet de constantes préoccupations. Il n’est pas toujours assuré, l’infortuné Chevalier, des revenus de sa propriété. Lorsque sa récolte est menacée ou manquée, lorsque sa caisse est vide au moment de payer les ouvriers, Pierre de Lamartine serait bien prêt à s’abandonner au découragement s’il n’avait à ses côtés la compagne fidèle et vaillante qui remet toutes choses entre les mains de Celui qui guide et conduit ses créatures.

Levée à l’aube, elle distribue à chacun de ses domestiques sa part de travail, s’efforçant de le faire avec équité, afin d’exercer sur eux une influence aussi salutaire que possible. Puis, elle entre dans la chambre des enfants qui l’attendent impatiemment pour leur prière matinale. Agenouillée avec eux, Mme de Lamartine leur apprend à réciter de simples actions de grâces : « À qui devons-nous ce bonheur d’être ensemble ? dit-elle en joignant leurs petites mains. – C’est à Dieu, à notre Père céleste. Il est bien juste de le remercier. » « Et Dieu, écrira plus tard son fils Alphonse, était pour nous comme l’un d’entre nous. Il était né en nous avec nos plus indéfinissables impressions. Notre mère vivait en Dieu autant qu’il est permis à une créature d’y vivre. Il en résultait pour elle une piété qui ne s’assombrissait jamais. »

Certains jours de la semaine sont consacrés à la distribution de dons en nature aux indigents du hameau. Dans le grand vestibule, encombré de sacs de farine, d’orge, de maïs, Alix et son mari distribuent à chacun la part à laquelle il a droit, et dans l’hospitalière cuisine, d’humbles convives sont réunis pour savourer un frugal repas de fromage et de pain arrosé d’un verre de vin des coteaux de Milly.

Il y a aussi les malades et les vieillards que Mme de Lamartine visite maintenant avec ses filles, et pour lesquels elle a toujours en réserve quelques douceurs ou quelques chauds vêtements. Et lorsque, au soir d’une journée semblable, Mme de Lamartine, fidèle à ses rigoureux examens de conscience, ouvre le cahier gris auquel elle confie ses soucis, ses luttes, ses joies ou ses tristesses, il n’est pas rare de lire les reproches intérieurs qu’elle s’adresse : « En tout je ne mets pas assez de suite dans le peu de bien que je fais, écrit-elle. Pourquoi ce temps nous a-t-il été donné ? N’est-ce pas pour qu’il rapporte tous les jours, toutes les heures, quelque chose à Dieu, aux autres et à nous ? »

Elle s’occupe de l’éducation de ses cinq filles, car une tardive petite Sophie est venue compléter cette belle famille. Elle leur enseigne elle-même les éléments de la grammaire, du calcul, de l’histoire. L’existence de la famille se partage à présent entre la maison de Milly et le château de Saint-Point. Cette vieille résidence seigneuriale, située à quelques kilomètres de Milly, avait plu à M. de Lamartine qui eut l’occasion de l’acheter à très bon compte. Le château lui-même était très délabré, mais la propriété couverte de bois magnifiques, qui n’avaient pas été taillés depuis près de cent ans, permirent à M. de Lamartine de vendre une première coupe qui le remboursa largement du prix de son acquisition.

Et l’heureuse famille jouit de cette existence simple et saine jusqu’au jour où s’imposent d’inévitables séparations.

 

 

*

 

Alphonse grandit, indépendant et libre, parmi les rudes petits pâtres qui sont ses compagnons habituels.

Si sa santé se trouve à merveille de ces courses en plein air, sa vive intelligence reste en friche, et son père juge nécessaire de mettre en pension l’enfant trop indiscipliné. Années difficiles durant lesquelles Alphonse et sa mère souffriront autant l’un que l’autre de cette séparation forcée.

Ainsi s’écoulent les mois..., les années...

Les fillettes sont devenues grandes, et Mme de Lamartine, en mère prévoyante, pense à leur donner un supplément d’instruction dans un milieu plus cultivé qui favorisera peut-être leur établissement.

Mâcon est la ville indiquée où la famille de Lamartine décide de passer ses hivers auprès des oncles et tantes qui y vivent toute l’année.

Alix et son mari louent un appartement spacieux où ils s’installent.

Mme de Lamartine se prépare à jouir aussi vivement que ses filles des plaisirs intellectuels et artistiques que lui réserve ce nouveau séjour.

C’est une joie pour elle, restée si jeune de cœur et d’allures, d’accompagner ses filles au concert, de tes présenter à de nouvelles connaissances.

N’a-t-elle pas l’air d’être la sœur aînée avec sa taille restée svelte, ses yeux bruns expressifs, son souriant visage qui reflète l’indulgente bonté de sa belle âme ?

L’avenir de ses filles, si dissemblables l’une de l’autre, la préoccupe pourtant beaucoup. Si la fortune leur fait défaut, elles possèdent cependant des caractères aimables, des cœurs sensibles et aimants qui les rendent bien dignes de leur mère. L’aînée, Cécile, sans beauté remarquable, est une excellente ménagère dont les solides vertus domestiques feront le bonheur du mari qui saura les découvrir. Mais se trouvera-t-il, cet épouseur sensé, parmi le cercle restreint des relations mâconnaises ?

Eugénie est une blonde aux yeux bleus, délicieusement jolie. Intelligente et très artiste, c’est la sœur favorite d’Alphonse.

Césarine joint au charme piquant des brunes une vivacité d’esprit, une indépendance de caractère qui préoccupe vivement sa mère.

Par contre, l’admirable Suzanne est d’une piété si fervente que son frère dira d’elle : « Elle était la prière vivante, la contemplation agenouillée. » Sophie n’a pas des dons extérieurs aussi brillants que ceux de ses sœurs, mais « par son caractère tout de franchise et de tendresse elle est déjà pour sa mère un réconfort et un appui ».

Quant au fils, Alphonse, dont la magnifique intelligence s’allie à un caractère indépendant et ombrageux, après de solides études il est parti pour l’Italie d’où il écrit à ses parents des lettres émerveillées. Il rapportera de ce voyage l’inoubliable rencontre avec « Graziella », et il publiera sous ce titre le touchant récit que l’on connaît.

Rentré en France, le jeune homme, ébloui par la vision radieuse des villes qu’il a parcourues, trouve l’existence à Mâcon d’une intolérable monotonie. Et sa mère, de plus en plus tourmentée de le revoir inquiet et désœuvré, confie au fidèle cahier gris ses légitimes inquiétudes : « Ce qui me fait trembler, c’est l’établissement de mes six enfants et toutes les peines que je prévois à cet égard, mais ce tourment est condamnable, car le secours de Dieu ne saurait me manquer en cette circonstance. »

Les débuts de l’année 1813 voient s’accomplir en effet l’heureux mariage de Cécile avec M. de Cessiat, gentilhomme franc-comtois dont on dit grand bien. Ces préoccupations matrimoniales sont un dérivatif momentané aux inquiétudes harcelantes que la conduite d’Alphonse cause à ses parents.

Le jeune homme s’ennuie et ses goûts fastueux, sa passion des objets d’art l’entraînent à de folles dépenses, à de vaines prodigalités, lui font même contracter des dettes qui exaspèrent son père.

Sa trop tendre mère, qui a vendu, à l’insu de son mari, sa plus belle bague pour couvrir une dette criarde de leur fils, écrit à ce sujet après avoir avoué sa coupable faiblesse : « On m’a bien grondée, j’ai beaucoup pleuré, hélas ! En effet, les torts de mon enfant sont mes torts. Pourquoi n’ai-je pas été plus sévère envers lui dès la première faute ? »

Consciente de sa grande faiblesse envers cet Alphonse tant aimé dont elle semble pressentir le génie à travers les écarts de sa conduite et les sautes de son humeur, elle entre un matin chez son fils. Ses beaux cheveux bruns dénoués encadrent son visage soucieux ; sa longue robe en soie foncée flotte autour de sa taille. Doucement, s’asseyant au pied du lit, elle épanche son cœur trop plein.

« Mon pauvre enfant, que vas-tu devenir ? Comment vas-tu supporter cette existence vide, oisive, monotone, d’autant plus exposée aux passions coupables du cœur qu’elle est moins remplie par les devoirs et les préoccupations d’une carrière active ? Je pleure et je tremble toutes les nuits en y pensant. Notre fortune très étroite a encore été diminuée par ton éducation, par tes voyages, par tes fautes. Les petites dots que nous devons préparer pour tes sœurs, les mauvaises récoltes de ces dernières saisons à Milly, ont réduit ton père au plus strict nécessaire dans ses dépenses. Il vit dans l’angoisse, et les tourments d’esprit altèrent la sérénité de son caractère. Je suis obligée de le rappeler sans cesse à la confiance en Dieu. »

Cette confession douloureuse n’émeut qu’un moment l’incorrigible Alphonse. Il ronge son frein quelques jours encore, puis part pour Paris. Mais les heures d’étude vont y alterner avec de coûteux plaisirs.

Mme de Lamartine a la joie de voir se conclure le mariage d’Eugénie avec un jeune lieutenant de la garnison de Mâcon, et celui de Césarine avec un gentilhomme savoyard, M. de Vignet.

Mais des émotions d’un autre ordre sont réservées à la mère toujours préoccupée de l’avenir de ses enfants.

Alphonse est à Paris où il se décide enfin à faire les démarches nécessaires pour obtenir un poste dans la diplomatie. Il est resté épris de littérature. Il compose des vers harmonieux, dont sa mère a été la première confidente. Or, voici qu’on annonce la publication de ses « Méditations », qu’un public de choix accueille avec enthousiasme.

Le succès en est prodigieux. Le jeune auteur se voit soudain fêté et reçu par d’illustres personnages, tels que la princesse de Talmont, la princesse de la Trémouille, le duc de Rohan, le prince de Talleyrand, qui se disputent l’honneur de ses visites.

Ces bruits de gloire parviennent aussitôt à l’heureuse mère qui se réjouit des succès de ce fils tant aimé.

Dans les pages du cahier gris, nous recueillons cependant le véritable souhait de cette chrétienne fidèle :

« Vous savez, mon Dieu, que je suis bien fière de ces accueils inattendus faits à mon enfant ; mais vous savez aussi que je ne demande pas pour lui ce que le monde appelle la gloire et les honneurs, mais d’en faire un honnête homme et un de vos serviteurs comme son père ; le reste est vanité et souvent pis que vanité. »

La conséquence immédiate de ces triomphes littéraires pour le jeune et glorieux poète, c’est l’appui d’hommes éminents qui l’aident à obtenir rapidement un poste de secrétaire à l’ambassade de Naples.

Les parents du jeune homme s’en réjouissent vivement. Quelques mois plus tard, ils le verront avec joie conclure un mariage avec cette « anglaise accomplie », amie de Césarine, qui se nomme Marianne Birch.

Le 6 juin 1820, le mariage d’Alphonse est célébré à Chambéry, et sa mère, le sentant enfin apaisé et heureux, en est « comme inondée de joie », selon sa propre expression.

Puis, c’est le tour de la belle Suzanne qui devient Mme de Montherot.

Ces mariages successifs de ses enfants sont les suprêmes joies de leur tendre mère. Quelques mois plus tard, Mme de Lamartine a l’immense douleur de voir mourir rapidement sa fille Césarine.

Puis, chez sa belle Suzanne d’alarmants symptômes apparaissent qui ne trompent pas la clairvoyance de la malheureuse Alix. En dépit des soins attentifs dont l’entourent sa mère et sa sœur Sophie, la malade meurt à Mâcon au mois de juillet 1824.

Alphonse est venu d’Italie pour recueillir son dernier soupir et pour soutenir sa pauvre mère accablée par ces deuils successifs.

Les dernières années de Mme de Lamartine vont s’écouler désormais dans l’apaisante solitude de Milly et de Saint-Point.

Son fils est maintenant pour elle sa plus grande source de joie. Elle a la satisfaction de le voir poursuivre une carrière active, auprès de sa jeune femme qui est vraiment devenue la sixième fille d’Alix.

Le ménage est fixé à Florence et, de temps à autre, une lourde enveloppe au timbre étranger arrive à l’adresse de Mme de Lamartine. Ce sont d’exquis poèmes qu’Alphonse écrit pour sa mère. Avec quelle émotion elle a lu l’harmonieuse description de son petit paradis villageois intitulé : « Milly ou la terre natale » !

Mais lorsqu’elle arrive à ces vers :

 

          Sur le sol désuni de trois marches de pierre,

          Le hasard a planté les racines d’un lierre

 

un sourire éclaire son visage. Voilà encore une de ces libertés que son cher poète se permet au détriment de la stricte vérité. Que de fois elle lui en a fait le reproche ! Non, ce n’est pas un lierre, mais une vigne-vierge qui revêt à l’automne d’un éclatant manteau le mur de la maison.

La scrupuleuse femme, se coiffant aussitôt d’un chapeau de jardin, s’en va immédiatement planter à l’endroit indiqué une racine de lierre que son fils eut la joie de voir croître et prospérer, au point d’habiller complètement la muraille.

De nos jours encore, les pèlerins de Milly peuvent cueillir en souvenir de celle qui l’avait planté les tiges vigoureuses du lierre d’Alix.

Une paisible vieillesse semblait être réservée à Mme de Lamartine : aux derniers jours de l’année 1829, elle eut le bonheur de voir son fils élu à l’Académie française et nommé ministre plénipotentiaire en Grèce.

Alphonse avait promis à sa mère de lui consacrer les derniers jours précédant son départ pour Athènes. Il était encore à Paris, s’occupant à acheter pour elle divers objets d’ameublement, dont il espérait lui faire la surprise, tandis que Marianne était restée auprès d’elle à Mâcon.

Le cœur joyeux, il se rendait un soir de novembre à l’invitation d’un ami.

À peine est-il arrivé que celui-ci lui annonce avec ménagement la terrible nouvelle reçue dans l’après-midi.

Marianne prévenait Alphonse, par l’intermédiaire de son ami, de l’affreux accident survenu à leur mère. Mme de Lamartine s’était rendue au bain comme de coutume. Trouvant l’eau trop chaude, elle essaya de fermer le robinet, celui-ci étant résistant, elle le souleva. L’eau bouillante rejaillit alors sur l’imprudente Alix brusquement inondée par le jet brûlant. Lorsqu’elle appela au secours, le mal était déjà irrémédiable, et Mme de Lamartine succomba en quelques heures aux brûlures profondes dont son corps était couvert.

On imagine mieux qu’on ne peut le décrire le désespoir d’Alphonse, qui arriva trop tard pour revoir sa mère en vie. Son mari et ses enfants ne se consolèrent jamais de la mort accidentelle et prématurée de celle qui fut une épouse et une mère incomparables.

Toute sa vie s’était écoulée au service des autres. S’oubliant constamment pour soulager d’obscures détresses ou pour accomplir sans défaillances les multiples devoirs de sa charge, elle laissait, à tous ceux qui eurent le privilège de l’approcher, le souvenir béni de sa charité parfaite, l’exemple enrichissant de ses nobles vertus.

 

 

 

Madeleine BOUVIER, Nobles vies de femmes,

Éditions Oberlin, Strasbourg, 1949.

 

 

 

 

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