Le prêtre insurgé,

Félicité de Lamennais

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Théophile BRIANT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EST-IL besoin d’une vive imagination ou d’une particulière sensibilité pour éprouver en certains lieux historiques, ce choc qui, brusquement, inverse l’ordre du temps, alors que les fils subtils relient le visiteur aux êtres évanouis qui les hantèrent ?

Il est des demeures qui gardent, à la lisière du monde tangible et de l’immatériel, les traces mélancoliques de rêves écroulés. On médite gravement à Port-Royal des Champs ; à La Chênaie, on admire et on s’apitoie en évoquant l’ombre d’un homme qui fut si visiblement marqué d’un signe de génie et de malheur.

Ce beau domaine, si cher au cœur de Lamennais, a subi, nécessairement, les modifications du temps. Mais, si forte et si brûlante fut l’âme de celui qui l’habita que ce feu ne peut être à jamais éteint. Essayons, comme le sourcier, de capter les ondes qu’y a laissées le grand solitaire.

Ce n’est pas là qu’il vit le jour. Félicité Robert de La Mennais naquit à Saint-Malo, treize ans après Chateaubriand, dans le quartier où les riches armateurs avaient fait construire, au XVIIIe siècle, ces beaux hôtels qui n’ont pas tous échappé, – hélas ! – aux récentes destructions. Dans la rue Saint-Vincent, une harmonieuse demeure, aujourd’hui disparue, présentait une cour à arcades, des fenêtres à plein cintre, un escalier monumental. C’était la propriété de Pierre Robert qui, anobli par Louis XVI, avait récemment ajouté à son patronyme le nom de La Mennais (désignation d’une de ses terres). C’est en ce lieu que son épouse, fille du sénéchal de Saint-Malo, Lorin de La Brousse, mettait difficilement au monde, le 19 juin 1782, un enfant malingre, venu avant terme et en si piteux état, – avec un thorax un peu défoncé, – que sa débilité aurait pu, – comme plus tard pour le jeune Hugo – ouvrir en même temps sa tombe et son berceau.

Premier signe de prédestination dès son entrée en ce monde ! Le « pauvre Féli » devait toujours garder une apparence débile, un corps et des membres d’enfant. Seule, la tête, en disproportion, indiquait la force de l’homme et la pensée. Maurice de Guérin le décrira ainsi dans le salon de La Chênaie : « On ne voyait dans un coin qu’une tête, le reste était absorbé par le sofa... Les yeux brillaient comme des escarboucles et pivotaient sans cesse. » On connaît ce visage tourmenté : un large front, des yeux, – étaient-ils noirs, verts ou gris-fer ? – profondément enfoncés, qui changeaient de couleur selon le sentiment qui les animait, un nez recourbé, une bouche aux lèvres minces au-dessus du menton légèrement proéminent. Les uns le disaient fort laid ; d’autres, qui le pénétraient mieux, l’estimaient beau, de la beauté des passionnés, car, de ce corps menu, se dégageait parfois l’âpre grandeur des prophètes et des voyants.

Il est facile de comprendre qu’il fut doué, congénitalement, d’une vive et sans doute anormale sensibilité. Les êtres ainsi marqués sont plus aptes à la souffrance qu’au bonheur ; toujours vibrants lorsque leur cœur est chaud et leur esprit élevé, ce sont des passionnés plus que de froids critiques, des hommes d’un seul élan qui, douloureusement, retombent lorsque leur générosité ne trouve qu’incompréhension et vulgarité..., des écorchés vivants, des poètes toujours saignants qui hurlent et blasphèment de n’avoir pas atteint au zénith ! La nature et le tempérament de Lamennais expliquent, pour une très large part, la courbe de sa vie.

Enfant, il aima si profondément Saint-Malo que bien des années plus tard, il protestait contre la construction d’un bassin à flot dans le port : « Il me semble que l’on me gâte mon vieux Saint-Malo... ce n’est plus celui de mon enfance... la vie de ma jeunesse alors que l’horizon où plonge le regard est encore si pur et si beau. » Mais c’est plus encore à la maison de campagne, la maison des vacances, qu’il avait donné son cœur.

Il doit beaucoup à La Chênaie. Son enfance fut difficile. Il n’avait que cinq ans lorsqu’il perdit sa mère ; et son père, accaparé par les affaires, ne lui assura pas une éducation suivie. Ses précepteurs furent de qualité douteuse. Il ne les écouta pas et s’instruisit lui-même, car on ne le voit fréquenter aucune école. Mais il y avait La Chênaie et sa bibliothèque !

Sur la route qui va de Dinan à Combourg, au delà de la forêt, sur la lisière de laquelle on peut encore apercevoir les ruines du manoir de Coëtquen, une longue avenue mène à une belle demeure rustique, peu élevée, au fond d’un parc. Laissons Maurice de Guérin la décrire, telle qu’elle était alors : « La Chênaie est une sorte d’oasis au milieu des steppes de la Bretagne. Devant le château, s’étend un vaste jardin coupé par une terrasse plantée de tilleuls avec une petite chapelle au fond... À l’orient et à quelques pas du château dort un petit étang entre deux bois peuplés d’oiseaux dans la belle saison, et puis, à droite, à gauche, de tous les côtés, des bois, des bois, partout des bois... »

Dès ses jeunes années, Féli goûta-t-il le charme un peu mélancolique de cette calme demeure ? Il appréciait tout au moins la vie libre qu’on l’y laissait mener, car il était un enfant assez turbulent, un peu instable avec des accès de gaîté suivis de crises de tristesse.

Il adorait la nage et nous pouvons l’imaginer faisant des brasses sur la plage de Saint-Malo mieux que dans le petit étang de La Chênaie. Il aimait aussi manier les armes, et, comme tout chez lui était contraste, il se plaisait également à faire de la dentelle !

Le plaisir de l’étude va lui être révélé un peu par hasard. À la suite d’une punition, il pénétra pour la première fois dans la bibliothèque, qui allait devenir pour lui la source de toute connaissance, – riche bibliothèque, où son oncle paternel, Denys Robert (des Saudrais) avait réuni de nombreux ouvrages d’historiens et de philosophes. Cet homme cultivé, très marqué par l’esprit du XVIIIe siècle, dut exercer une influence profonde sur son jeune neveu qui, par lui, connut Montaigne et Pascal aussi bien que Montesquieu et l’aimable Fontenelle. Avec l’avidité des adolescents, il se nourrit sans aucune méthode, de tous les auteurs qui s’offraient à lui. A-t-il, comme on l’a dit, déchiffré seul Horace et Tacite ? Et appris le grec sans secours et sans larmes ?

Il lisait Malebranche, Spinoza, Bayle, Voltaire et Condillac ; il se passionnait pour Rousseau. Cet amas de connaissance l’enrichissait, certes, mais l’absence de méthode et de discipline, – excellente sans doute pour développer le génie personnel, – ne pouvait susciter en lui le véritable esprit critique.

Parallèlement, son âme bretonne et religieuse sentait le besoin d’élévation ; il avait en lui une piété naturelle et vive, – sans pratique, semble-t-il, car le culte était alors suspendu et les églises fermées. Ceci peut expliquer, par ailleurs que, par scrupule et ne se sentant pas suffisamment instruit, il ait attendu l’âge de 22 ans pour approcher de la Communion, alors que les églises avaient été solennellement ouvertes, deux ans auparavant.

En lui, passaient les courants contraires de son époque : tendance mystique de sa race, et tradition royaliste, mais en même temps, aspirations des temps nouveaux. L’immense enthousiasme qui anima la Révolution en ses débuts passa sur son âme généreuse pour se traduire en projets hardis.

Mais, au sortir de l’enfance, il lui faut quitter La Chênaie. Son père veut l’initier aux affaires. Échec total. Il faut faire quelque chose pourtant : le jeune homme accepte une chaire de mathématiques au collège de Saint-Malo. Pierre-Robert de La Mennais meurt peu après. Aucune hésitation : Féli abandonne son enseignement et court vers La Chênaie où il retrouve son frère aîné, l’abbé Jean, qui devait être plus tard vicaire général de Saint-Brieuc et fonder la Congrégation des Frères de Ploërmel.

Sous les ombrages aimés, ils rêvent tous deux et prient. C’est pour Féli une période de grande ferveur où il subit l’influence de cet aîné, action modératrice et équilibrante, mais contraire, évidemment, à quelques-unes de ses tendances profondes.

C’étaient des jours de calme bonheur. Sur la terrasse, deux jeunes hommes méditaient. Souvent l’un d’eux y marchait, l’air absorbé, allant et revenant, sans se lasser. Si on l’observait bien, on remarquait une certaine impatience. Pourquoi torture-t-il ses ongles avec son canif ? Féli de Lamennais travaille ainsi, nerveusement, les belles périodes qu’il écrira seulement lorsqu’elles seront parfaites ; il les cisèle, il les polit en pensée, les repolit sans cesse. Maître enfin de sa phrase, il entre dans le salon-bureau du rez-de-chaussée, se met à sa table de travail et couvre de sa fine écriture, rapidement, sans une rature, ce papier de petit format qu’il a choisi. Qu’écrit-il en ce moment ? Il traduit un ouvrage de pure mystique : Le Guide Spirituel du bénédictin Louis de Blois, écrit au VIe siècle, dont les frères, sans doute, ont découvert le texte latin dans la précieuse bibliothèque de leur oncle.

Il ne faut cependant pas penser que ces pieuses occupations isolent totalement les habitants de cette solitude. La poésie du lieu, avec ses épaisses frondaisons, le voile de brume qui monte de l’étang et le silence des bois amortissent peut-être les bruits de l’extérieur ; mais les remous du monde en fermentation ne s’y arrêtent pas pour autant et les évènements y sont suivis avec un intérêt souvent passionné.

La Bretagne n’était pas uniformément le pays de la résistance royaliste. Sans doute, le Clos-Poulet, le foyer de la Chouannerie est aux portes de Saint-Malo, mais la ville, comme la plupart des centres, est, dans l’ensemble, ardemment républicaine. Les armateurs, gens réalistes, sans s’attarder en vains regrets, pratiquent un prudent opportunisme.

Jean et surtout Félicité de Lamennais observaient les transformations de leur patrie. La situation de l’Église de France leur fut occasion d’études rétrospectives et d’actuelles suggestions.

Et voici qu’en 1801, à l’heure de l’apogée de l’Empire, ils font paraître leurs Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le XVIIIe siècle et sur sa situation actuelle. Ces jeunes ne doutent de rien ! La publication, de caractère ultramontain éclatant, prétend réduire l’ingérence de l’État dans les affaires ecclésiastiques, alors que le Maître avait difficilement mais triomphalement conclu le Concordat. Pensèrent-ils, qu’à eux seuls, ils allaient modifier le cours des choses ? C’était par trop naïf ! Immédiatement, la police saisit le livre. – Déjà ! Lamennais n’a pas encore l’habitude : il s’indigne et veut aller protester auprès de l’Empereur. C’est à grand-peine que son frère le retient.

Premier échec. – Ce sensitif traverse alors une crise morale et éprouve d’indéfinissables malaises. Le voici désabusé avant d’avoir commencé à vivre. Il renonce à tout, même au travail et cherche à s’abîmer en Dieu. L’abbé Jean, qui semble avoir toujours eu pour son frère autant d’affection que d’incompréhension, croit reconnaître en lui la vocation sacerdotale. Irréparable contresens ! Il l’entretient avec zèle dans de pieuses dispositions. Sans doute, le drame de cette vie brisée ne tient-il pas uniquement à cette erreur, mais elle devait ajouter au poids de scandale et d’amertume d’une aventure singulièrement douloureuse.

Les années passent. Passe aussi l’Empire. Avec quelle espérance anxieuse Lamennais suit les événements ! Bientôt, ce sont les Cent Jours ! Le maître reparaît. Ne s’estimant pas en sûreté, Féli quitte la Bretagne et sa maison et gagne l’Angleterre. Pensa-t-il plus tard à ce séjour lorsqu’il écrivit les belles pages romantiques sur l’Exilé ?

Pour son malheur encore, il rencontre un autre excellent ecclésiastique, l’abbé Carron, qui le confirme dans sa vocation et se fait son directeur. Après le retour de Louis XVIII, c’est la consommation : revenu à Paris, Lamennais entre à Saint-Sulpice en novembre 1815. Peu après, il reçoit le sous-diaconat, puis la prêtrise lui est conférée à Vannes en 1816.

Comment un homme qui devait donner des preuves d’indépendance et d’obstination extraordinaires a-t-il ainsi cédé aux pressions de son entourage ? On peut penser que c’est lui-même qui s’est trompé sur lui-même, ce qui excuserait ces prêtres bien intentionnés. Esprit affamé d’absolu, a-t-il cru que son sacrifice lui donnerait la paix intérieure, que le saut dans l’inconnu le délivrerait de son angoisse ?

À peine ordonné, il regrette son acte et se considère comme « une victime attachée au poteau du sacrifice ». Les parents et amis présents à sa première messe ne purent pas ne pas voir sa pâleur extrême et la sueur de son visage. Il se jugeait très exactement : « Je suis et ne puis être désormais qu’extrêmement malheureux. »

Il comprend maintenant que son nouvel état ne correspond pas de tous points à ses aspirations et comme il ne consentira jamais à composer et qu’il répugne à faire, le plus honnêtement possible mais sans enthousiasme, son ministère sacerdotal, cet homme entier atteint les limites du désespoir. Comme remède, on l’engage à entrer chez les Jésuites ! Il a le bon sens de refuser.

Obsédé, il court à sa seule consolation qui, toujours, lui fut douce et part pour la solitude de La Chênaie.

« Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! » devait s’écrier quelque trente ans plus tard, le grand lyrique du siècle. Félicité de Lamennais connut-il, à cette heure, l’apaisement de la communion avec les forces de vie ? Il ne semble pas. Son séjour fut bref. Il croit devoir retourner à Paris et s’y étourdir au milieu d’amis auxquels il tâche de donner le change. Mais à l’accablement succède une sorte de fureur. Le sacerdoce lui fait horreur, bien que son âme – ses supérieurs l’ont attesté – reste simple et docile comme celle d’un enfant. Le travail le sauvera sans doute ? Mais non, cela même l’ennuie. « La vie est un enfer », dit-il. Âme excessive en ses poursuites haletantes, tour à tour, il appelle et repousse le repos, il aspire à sa mort, puis recherche l’action.

Tout ou rien et tout de suite ! semble sa devise. Mais que veut-il au juste ? Jamais peut-être créateur ni poète n’a ressenti, à ce point, l’angoisse de ne savoir comment réaliser et maîtriser la force qui veut s’échapper de lui. Noble cœur épris de bien et d’absolue pureté, il apparaît déjà comme le plus romantique des héros. On le disait malade, instable, inadaptable, – voire méchant et orgueilleux. C’était un être sans détour, désintéressé totalement. Aimant et ayant un besoin immense d’être aimé, il était destiné à être très malheureux, – toujours.

Ce grand irritable savait pourtant que la patience est une vertu. « Sans un appoint de patience, nous ne saurions solder le moindre compte avec la vie. » Seulement, cette vertu, il la laissait aux autres.

 

À tout être, il faut un but. Lamennais va poursuivre son Essai sur l’indifférence, ouvrage considérable qu’il avait commencé dans l’angoisse. Les quatre volumes et la Défense paraissent successivement. C’est, on le sait, la défense du Catholicisme sur un plan autre que l’apologie de Chateaubriand. Ce dernier avait surtout mis en lumière le charme prenant de la religion et sa puissance sur les âmes. Lamennais veut montrer son influence, non sur le perfectionnement de l’individu, mais sur la société entière. Le succès est considérable et provoque chez certains un enthousiasme que son auteur n’avait pas prévu. Le jeune clergé applaudit. Déjà, Lacordaire, l’abbé Gerbet et Montalembert veulent, avec lui, mener le bon combat et recruter des disciples. Le pape l’appelle « le dernier Père de l’Église » ; de Villèle, Chateaubriand, de Bonald veulent l’attirer au Conservateur.

Ce triomphe va-t-il lui rendre la paix et le réconcilier avec la vie ? Il ne semble pas qu’il ait jamais eu d’ambition personnelle, car ses aspirations se situaient plus haut. Il ne fut pas grisé. Par ailleurs, l’admiration ne pouvait être générale. Un Sainte-Beuve goûtait sans réserve le style si puissant et si contrasté de l’Essai, mais contestait le point de vue philosophique.

Bientôt commencent les attaques, car Lamennais s’est engagé plus avant dans la lutte : il est traduit en correctionnelle pour son ouvrage De la Religion considérée avec l’ordre politique et civil, où, raidissant sa position, il subordonne l’État à l’Église, donnant à ses arguments cette force et cette haute ironie que d’aucuns ne lui pardonnèrent jamais.

Comme il perd son procès, il cesse d’être royaliste ; son pessimisme renaît et se renforce. Désabusé, il prononce le procès de cette société, « un enfer où on ne voit même pas de Satan pour rétablir l’ordre ». – Le terrible satiriste est né en attendant qu’apparaisse le prophète qui annoncera l’écroulement de l’édifice. Il se sentira en même temps – et non sans raisons – un homme persécuté. Mais ce qui était souffrance fut aussi aiguillon. Aucun procès, aucune condamnation, aucun emprisonnement, rien ne put le faire plier. Comme il le dit, le roseau n’était pas son emblème, mais le chêne qui rompt et ne plie pas. Oui, il semble vraiment qu’une même sève coulât en ses veines et dans les hauts arbres de La Chênaie.

La Chênaie ! C’est là toujours qu’on le retrouve. Devenu chef d’école, il s’y réinstalla définitivement, croyait-il, en 1824. C’est l’époque où se groupent autour de lui les premiers disciples ; avec Gerbet, d’autres jeunes prêtres, de Salmis, Gaume, Rohrbacher, Edmond de Cazalis, les frères Boré, Lacordaire ensuite ; des laïcs aussi : Montalembert, l’ami de la première heure, de La Provotaye, Hippolyte de la Morvonnais, Élie de Kertanguy, ses compatriotes ; Maurice de Guérin, du Breuil de Mazan, pour ne citer que quelques-uns d’entre eux. Les laïcs demeuraient à La Chênaie, – la maison devait être comble ! – Les prêtres s’installèrent à Malestroit (Morbihan) où ils formèrent une sorte de séminaire d’esprit libéral et menaisien. Les recrues y vinrent nombreuses. Mais la maison du maître restait le centre spirituel d’où rayonnaient sa pensée et sa chaleur.

Des visiteurs occasionnels séjournèrent aussi près de lui, tels l’avocat Berryer qui le défendit – sans le faire acquitter – et qui fut toujours avec lui en rapports d’intimité. Didier, le grand voyageur, auteur de Rome souterraine, à qui il resta très fidèle, Liszt qui l’aimait et le vénérait. On y vit aussi des Polonais émigrés, car la demeure était simplement accueillante à qui avait besoin de protection et de conseil ; les jeunes hommes qui cherchaient une direction étaient tous admis et ne partaient que réconfortés.

Ainsi, la chère « solitude » se peuplait et s’animait ; elle devenait le berceau d’une petite congrégation qui, en ses jours éphémères, compta nombre d’hommes célèbres ou qui devaient l’être. Ce n’était pas une thébaïde, car le règlement n’avait rien d’austère et la plus grande liberté était laissée à chacun. Mais ce n’était pas Thélème, car le bon plaisir, ici, c’était la pratique du travail sérieux sous la souple direction du maître.

Ce furent alors des jours heureux où la plus grande intimité régnait entre tous, dans des rapports de confiance et de simplicité. Lamennais, causeur incomparable, des heures durant, tenait ses interlocuteurs sous le charme. On a dit qu’il était mauvais orateur, que son débit était monotone et sa voix hésitante. Ces défauts ne nuisent pas nécessairement dans la conversation familière. Ce petit homme d’une nervosité fébrile, souvent d’humeur difficile et capricieuse, mais avec des retours de délicieuse tendresse, avait le don de retenir la sympathie et de forcer l’attention. Il entretenait ses hôtes de mille sujets auxquels il mêlait les plaisanteries les plus mordantes, les plus profondes pensées, les rapprochements imprévus et les larges envolées poétiques. Sa parole avait tous les registres comme son style lui-même.

Sa voix était tantôt grave, tantôt moqueuse et quelquefois coupée de longs éclats de rire. Il lui arrivait de prolonger fort tard, parfois jusqu’au matin, – car il était insomnieux – ses interminables conférences.

Quelquefois, les sentiments de son âme de feu se traduisaient en paroles si hardies qu’elles épouvantaient presque ses amis. Au cours d’une promenade avec Berryer, celui-ci l’interrompit subitement : « Vous serez un sectaire ! » lança-t-il. Lamennais protesta vivement, mais Berryer le sentit impressionné par la prédiction. Il était, par ailleurs, un homme proche de la nature. Il s’occupait de son domaine, tel un bon paysan. On pouvait le voir, soutane déposée, vêtu de sa redingote un peu brûlée par les étincelles du foyer, coiffé d’un vieux chapeau de paille et toujours avec ses gros bas de laine, – il était frileux – taillant, assez maladroitement d’ailleurs, ses chers arbres qu’il aimait à la folie. N’en fit-il pas planter 5000 une année ? Il les aima tellement que, bien plus tard, ayant personnellement renoncé à tout, il demandait cependant : « Les arbres de La Chênaie sont-ils toujours aussi beaux ? » Et il souriait au souvenir de ce bonheur d’antan.

Propriétaire aussi charitable qu’il était irascible, il était vénéré des serviteurs et des paysans, qu’il occupait par d’incessants travaux et des transformations de toute nature. Ses ressources pourtant étaient assez minces et, du fait de son manque total de sens pratique, elles devaient s’amenuiser de plus en plus. Cela ne l’empêchait pas de venir en aide aux malheureux, car, bien avant d’avoir épousé publiquement la cause des déshérités, il avait en secret, secouru la misère des hommes.

 

De grands espoirs de liberté et d’amour soufflèrent sur ces jeunes chrétiens lorsqu’éclata la Révolution de 1830. Dans le sillage de Lamennais n’allaient-ils pas édifier de grandes choses ? Ils se crurent la mission de rendre au catholicisme la pureté qu’avait apparemment ternie son alliance avec la monarchie légitime et, pour ce, de combattre d’abord cette frénétique explosion d’impiété et d’anticléricalisme qui allait marquer les années 1830 à 1832.

Ne refaisons pas l’histoire du journal L’Avenir et de sa condamnation. Ce fut un rêve admirable qui se termina mal.

Lamennais quitte alors sa retraite bretonne, car son devoir est de combattre pour ce catholicisme libéral qu’il espère faire instaurer avec l’aide de ses collaborateurs, – puisque c’est aux catholiques de réclamer la justice sociale.

Après l’orage, lorsque les trois naïfs pèlerins : Lamennais, Lacordaire et Montalembert, qui étaient allés à Rome en appeler au Pape, reçoivent la nouvelle de la condamnation et rentrent en France, que décide Lamennais, sinon de courir vers le havre suprême, accompagné de Lacordaire ?

Mais il y subira la crise la plus douloureuse de sa pauvre âme. Alors, La Chênaie redevient pleinement « une solitude » :

Un ciel triste de septembre, les amis envolés, le silence... Puis bientôt la persécution active. Des accusations sans nuances arrivent de tous les points de l’opinion, quelques-unes aussi basses qu’absurdes. On devine l’exaspération de Lamennais qui, selon son mode, réagit d’excessive manière. Ses invectives contre Rome passent toute mesure – l’amour déçu rejoint facilement la haine...

La cloaca maxima des Tarquins serait, selon lui, « trop étroite pour donner passage à tant d’immondices... » Sans doute, on ne l’avait guère épargné, le malheureux Féli ! Mais que ne s’est-il contenté de tenir ces propos amers à quelques amis discrets !

Et voici que Lacordaire prend peur et s’enfuit de La Chênaie. Lamennais le traite d’« esprit mobile... impuissant à saisir fortement une idée ». Évidemment, il n’avait pas une telle « volonté de puissance » pour s’emparer d’une idée, et la projeter hors de lui jusqu’à ses plus fatales conséquences !

Lacordaire riposte en s’efforçant de détacher Montalembert hésitant du maître qu’il a tant admiré. Lorsque celui-ci apprendra que son disciple le plus cher a fait sa soumission à Rome, on devine quel coup ce sera pour lui !

À ce moment, Lamennais cesse de croire à la mission providentielle de l’Église. On l’accuse – par une logique discutable – de douter de tout ordre surnaturel. Sans doute, il ne s’embarrassera jamais d’arguments théologiques, et ce qu’on a voulu appeler sa « conversion de saint Paul à rebours 1 » n’eut que des causes affectives. Ce fut une crise de la sensibilité chez un homme qui allait toujours aux positions extrêmes. L’acharnement des « bien pensants » l’affecte à ce point qu’excédé, malade, se sentant abandonné, il quitte La Chênaie, bien résolu – affirme-t-il – à n’y jamais revenir.

À Paris, il s’obstine et se durcit encore dans une intransigeante opposition. À coup sûr, il est et sera toute sa vie un persécuté, mais, parfois, il perd toute objectivité : il pense à tort que l’on conspire à Rome contre lui et il accuse des prélats dont la conduite à son égard fut irréprochable. La modération ne s’acquiert pas. Elle n’était d’ailleurs nullement compatible, ni avec son génie altier, ni avec son style foudroyant.

En avril 1834, voici que Lamennais, revenant sur sa décision, reprend brusquement le chemin de La Chênaie.

C’est là que, marchant à travers bois, le long des haies de sa demeure, et sur sa terrasse, « dans l’ébranlement poétique de son être », a dit si justement Renan, – car c’était bien la transe du poète – c’est là que Félicité de Lamennais écrit ces pages brûlantes, dont le seul titre, Paroles d’un Croyant, a l’absolu d’une affirmation, et qui « mirent le feu aux quatre coins de la France ».

« Apocalypse sublime, sabbat de colère », selon Renan, « apocalypse du démon », selon les chefs de la catholicité, ce livre unique reste l’un des plus étrangement beaux de notre langue et peut-être de toutes les littératures. Aucun de ses écrits ne reflète mieux le talent de Lamennais, fait de richesses mêlées et de force volcanique. Violence verbale des prophètes, élévation des psaumes, imagination dantesque, litanies d’angoisse et de souffrance, suavité mystique et tendresse infinie, son génie, a pu dire de Vitrolles, « est fils de la tempête », mais aussi de l’amour. Car il va de la langue torturée du blasphème au plain-chant apaisé des musiques éternelles...

Lorsque le livre parut, ce fut comme un écartèlement de la terre et du ciel. L’enthousiasme fut immense. Le scandale aussi. Les réactions hostiles, spécialement celles du monde conformiste et du clergé, valurent à Lamennais de supplémentaires douleurs. La plus désolante intervention fut évidemment celle qui le sépara de son frère à jamais. Un évêque, effrayé, crut devoir obliger l’abbé Jean à se déclarer étranger aux Paroles d’un Croyant – ce qui était pourtant l’évidence – mais, qui plus est, à désavouer publiquement l’auteur. Le pauvre homme signa tout ce qu’on voulut, et lorsqu’il vit sa déclaration communiquée à la presse, il se contenta de gémir... Mais quelle ne fut pas l’indignation de Féli !

Maintenant, la rupture de Lamennais et de l’Église est totale, définitive. Et pourtant, il peut se dire calme et sans remords. Il n’a rien à redouter de l’« examen de minuit ». En conscience, ses intentions ont été pures !...

Terré désormais dans son domaine breton, il refuse impitoyablement de recevoir tous ceux qui viennent l’assiéger dans l’espoir d’obtenir sa rétractation. Ils ne le connaissaient vraiment pas ! Pour se défendre de ces assauts, il consigne sa porte, spécialement aux évêques et aux prêtres qui prétendent l’aider et l’éclairer, mais, en fait, l’obsèdent de leur compassion.

Un seul ami, Monseigneur Bruté, qu’il connut jadis à Londres, est reçu très affectueusement, mais lorsqu’il aborde le sujet brûlant de leur divergence doctrinale, Lamennais refuse net toute discussion et c’est, alors, la brouille définitive...

Une autre rupture, la plus intime et la plus tragique sans doute de sa vie, va s’accomplir...

En 1836, Lamennais décide brusquement d’abandonner le dernier refuge de son âme.

Il va quitter La Chênaie pour aller vivre à Paris. Pourquoi cette résolution ?

Peut-être parce que sa résidence solitaire, après le scandale retentissant dont il avait été l’objet, le désignait mieux encore comme une cible de malédiction. Il se sentait épié, traqué... Il voulait couper court aux remontrances de ses compatriotes... Certains d’entre eux ne le vouaient-ils pas aux flammes de l’enfer, tandis que d’autres se signaient devant sa demeure comme devant le repaire d’un satan ?... On interceptait ses lettres, on le suspectait de toutes manières... Ce n’était plus tenable.

C’est en mai qu’il fixera son départ, au moment, précisément, où la campagne bretonne, témoin de son enfance encore préservée, est comme un grand bouquet parfumé, où tout vibre jusqu’à la mer de l’alléluia des résurrections... Auparavant, il prépare la vente des livres de sa bibliothèque. Mais, comme la propriété est restée indivise entre son frère et lui, l’abbé Jean demande à garder pour lui-même quelques volumes auxquels il tient. Féli se dérobe, éludant ainsi toute contestation.

Ils ne devaient pas se revoir. Et, dans ce domaine tant aimé, le maître de La Chênaie ne devait jamais revenir...

 

Il pouvait s’éloigner ! Au fond de son âme, il emportait un peu de ces lieux romantiques, où il avait goûté naguère la foi, la joie du travail, formé des âmes et fortifié l’espérance !

À Paris, qu’il exécrait, mais qu’il ne quitta plus, dans ses successifs et médiocres logis, plus solitaire que jamais, il épousa vraiment la pauvreté. Rien n’exista plus pour lui que la cause à laquelle il s’était voué. Il lui sembla simple de vivre, de plus en plus dépouillé, à la manière des déshérités qu’il voulut défendre jusqu’à son dernier souffle, envers et contre toute persécution.

Emprisonné à Sainte-Pélagie, il paraissait aussi libre d’esprit que dans sa chambre de La Chênaie. Il trouvait moyen de réconforter les autres détenus, et le temps d’écrire d’admirables pages (La Jeune fille et le Monde Invisible, L’Exilé, Le Pécheur, La Cloche des Morts) où vibrait une sensibilité qu’il ne sut jamais bien cacher, où se décelait enfin le cœur libéré d’un poète...

Devant son ami Paul-Émile Forgues, qui le visitait dans sa prison, il rappelait un jour la douceur de ses bois et de sa maison. Entre les murs qui l’étouffaient, il évoquait cette nature aimée comme une mère, et c’est alors qu’il écrivit cette page inoubliable :

« Oh ! qui me rendra ma vallée natale, et mes rochers et mes grands pins ! »

Mais, si bien souvent il erra en imagination sous les beaux arbres qui participaient jadis à sa vie intérieure, s’il lutta parfois contre la tentation de revoir ces lieux dont le souvenir lui était sacré, il ne faiblit pas. Il put écrire, en parlant de La Chênaie :

« Je la quitte, bien résolu à ne la voir jamais. Aucun lieu du monde ne me serait plus pénible à habiter. Je n’y regrette qu’une chose : la fosse que je m’y étais choisie. »

Car il avait rêvé naguère d’y dormir son dernier sommeil. Maintes fois, il avait exprimé ce souhait :

« N’oubliez pas la petite place que je vous ai montrée pour ma sépulture au pied d’un rocher sous le chêne qui l’ombrage », avait-il écrit à l’un de ses amis.

Finalement, à cela même il voulut renoncer, et il choisit la fosse commune.

Voulait-il ainsi s’identifier aux plus misérables, par delà même la mort, proclamer, en réplique au tombeau de son compatriote Chateaubriand sur l’îlot du Grand-Bé, la défaite de l’individualisme ?...

L’enterrement de Félicité de Lamennais, si souvent décrit, reste une hallucinante image, et comme le signe dernier de son étrange destin terrestre.

Aux premières heures d’un matin brumeux de mars, exactement le Jour des Cendres (1er mars 1854), on vit se former un convoi qu’on eût dit clandestin comme celui d’un condamné, suivi par quelques rares fidèles, que la police avait soigneusement filtrés, pendant qu’on essayait d’intimider la foule qui se pressait aux portes du Père-Lachaise... Le gouvernement du coup d’État avait-il peur de ce mort, ou craignait-il, à cette occasion, une manifestation libertaire contre l’autorité impériale ?

La bagarre éclata au moment de l’arrivée du cortège, et deux escadrons à cheval durent charger, sabre au clair. Le musicien Lalo y fut fortement molesté ; l’avocat Vauzy eut les poignets brisés à coups de matraque. Un prêtre fut arraché du cortège par « un officier de paix ». Des voix criaient : « À bas les voleurs de cadavres ! »

Pendant qu’on descendait dans la fosse commune le cercueil de Lamennais, pas une prière ne fut dite. Et sur ce pur chrétien qui, selon sa propre expression, avait « semé son amour sur toutes les routes » et pleuré, lui aussi, sur la misère des hommes, ne s’éleva pas le signe de la Rédemption.

« Le fossoyeur, a raconté l’abbé Duine, planta sur la tombe un bâton grossier, où était attaché un papier portant le nom de Lamennais. Ceux qui avaient apporté le corps de ce pauvre étrange (dont la bière coûtait huit francs) avertirent leurs camarades qu’il avait dans la bouche un râtelier d’argent... »

Ainsi s’en alla de ce monde l’une des âmes les plus ardentes et les plus généreuses de son siècle, – le précurseur et l’annonciateur de nos idées sociales modernes !...

 

On rapporte qu’au mois de juin suivant, une voiture s’arrêta à l’entrée de La Chênaie. Un vieux prêtre courbé en descendit, qui se dirigea vers la petite chapelle. Il s’y agenouilla et pria longuement.

Lorsqu’il partit, il se retourna, regarda les bois penchés sur l’étang de silence, les opulentes frondaisons qui s’agitaient mollement dans la douceur du solstice, et leva les bras en s’écriant d’une voix pleine de larmes : « Ô Féli !... Féli, où es-tu ?... »

Dans son affection blessée, le pauvre abbé Jean-Marie de Lamennais avait-il intuitivement compris que l’âme de son frère errait maintenant à La Chênaie ?

Qu’importe que son corps ne repose pas à l’ombre du grand hêtre, près du chêne de l’étang qu’il avait lui-même planté ! S’il n’a eu ni la tombe, ni le banc de gazon qu’il avait jadis souhaités, nous savons bien que c’est là qu’il a laissé son cœur.

Et c’est pour perpétuer la certitude de ce souvenir que les fidèles du « croyant » ont fait fixer un médaillon commémoratif sur le rocher qu’il avait désigné et qui surplombe les eaux dormantes...

Dans notre terre de Bretagne, où l’on croit aux « ombres », comment ne pas imaginer le retour de Féli dans cette solitude sylvestre encore imprégnée de sa présence, et que viennent seulement troubler le cri d’un geai dans les hautes ramures, ou le martèlement sonore du pivert ?

En juillet 1848, à l’heure même où François de Chateaubriand, solidement amarré dans son cercueil, était convoyé par la route vers sa sépulture marine, Lamennais, obligé par les lois nouvelles de verser un cautionnement de 24 000 francs pour garder l’autorisation de faire paraître son journal, publia le dernier numéro du Peuple Constituant, encadré de noir, voulant encore, puisqu’on le forçait à se taire, que son œuvre finît dans un grand cri de peuple blessé :

« Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or, pour jouir du droit de parler. Nous ne sommes pas assez riche. Silence au pauvre ! »

Aujourd’hui, cent ans après le départ de celui qu’on stigmatisait comme un révolté, voici qu’apparaît cette « fleur du gouffre » dont parlait Léon Bloy...

Que d’évènements apocalyptiques a dû traverser cette « voix de pauvre », partie de La Chênaie, pour arriver jusqu’à nous ! Mais ne trouvez-vous pas qu’elle retentit, avec une vérité singulière, sur notre monde en péril de mort ?...

 

 

Théophile BRIANT, Les pierres m’ont dit…,

Nouvelle Librairie celtique, 1955.

 

 

 

 

1. Voir Molien et Duine : Lamennais, sa vie, ses idées.

 

  

 

 

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