Barbey d’Aurevilly

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Roger BRIEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le seul maître pour un grand artiste, c’est toujours l’âme qu’il a ! » Par cette phrase, Barbey d’Aurevilly nous explique sa vie. À lui seul toute une civilisation, il a jugé l’histoire du monde, établi la plus juste échelle des valeurs humaines. Penseur, critique, poète, romancier, essayiste, il excella dans tous les genres, et son œuvre fait songer parfois à certain grand prophète à l’inspiration vaste comme l’infini tirant sa substance du flanc même de Dieu.

Cet homme, qui fut le plus universel penseur et critique de son siècle, a vécu presque totalement méconnu. Parti jeune de son pays natal, la Normandie, il s’isola volontairement dans le grand Paris, où il demeura presque toute sa vie. Il resta toujours le solitaire des lettres françaises : « J’ai le mépris le plus insolent et que je crois le mieux fondé pour tous les jurys – comme pour toutes les Académies et pour tous les corps constitués, enfin, – qui s’imaginent représenter les intérêts de l’Art, de la Littérature et de la Pensée. Les misérables ne représentent guère que d’obèses et lâches préjugés. » Indépendance et loyauté : telles sont les deux qualités de caractère sur lesquelles repose sa vie. Irrespectueux des contingences et soucieux de l’essentiel, il combattit toujours pour la beauté, critère de vérité.

Dans toute l’histoire de la littérature française, je ne crois pas qu’il y ait d’écrivain dont l’œuvre représente mieux la culture humaine. Montaigne, Diderot, Voltaire ramassaient partout les éléments de leur œuvre magistral. Barbey d’Aurevilly semble puiser indéfiniment dans son fonds d’une incroyable richesse, écrasante pour ceux qui feignirent de l’ignorer. Il sauve toute une époque qui mourait de n’avoir pas pensé et d’avoir fait du bruit.

Cet excentrique qui a vécu volontairement hors de l’axe de son temps parce qu’il n’a pas voulu sacrifier à la déchéance des esprits ; ce guindé qui avait la manie d’une vieille élégance aristocratique parce que, presque seul en un siècle de petits bourgeois, il avait su garder le sentiment de la grandeur, l’amour des visions hautes, des horizons larges et des sommets ; ce dandy qui portait beau et haut manifestait en tout son mépris des médiocrités et des bassesses. Il répétait fréquemment : « Il faut voir haut ; tous ces gens-là prennent plaisir à regarder en-bas. »

Héros chevaleresque, comme tous ceux qui n’ont pas peur de rester indéfectiblement sur la brèche, Barbey d’Aurevilly a commis des excès d’apparat ! Seul dans son univers, il en avait peut-être besoin, comme les autres d’un cadre mondain. Quoi qu’il en soit, le dernier écrivain-chevalier de la France nous avertit en mourant : « J’ai traversé bien des épreuves et des misères dans ma vie, mais j’ai la consolation d’avoir toujours conservé mes gants blancs. » À ceux qui s’entêtent à reconnaître en lui un excentrique, au sens pessimiste du mot, il faut dire avec Pierre Lasserre : « Il y a des époques où être sage, c’est être fou. Et Barbey d’Aurevilly fut ce fou-là. »

Le réveil de l’intelligence française a exhumé Barbey d’Aurevilly de la pénombre. Ces résurrections sont l’apanage des vrais génies et Barbey d’Aurevilly nous le dit dans ces lignes : « Les plus hautes justices – celles qui confondent le mieux les faux jugements des hommes – sont les justices lentes à venir. Comme toutes les choses puissantes, ce qui les comprime les fortifie. Elles ont donc – il faut en convenir – plus à faire pour éclater que si rien n’entravait leur action, mais leur lenteur même à percer ce fourré d’erreurs, de passions et d’obstacles qui bien souvent les arrête, les rend plus soudaines, plus foudroyantes quand elles arrivent, et marquent, du signe d’un triomphe d’autant plus grand qu’il fut plus disputé, la vérité de leur arrêt. »

Aujourd’hui que l’amour-propre des écrivains de troisième ordre est mort avec leur gloire d’une heure, on demande la lumière plutôt au flambeau qu’à la chandelle. Le temps, on l’a répété, détermine les valeurs. Romancier, Barbey d’Aurevilly créa des types dont l’intensité dramatique égale parfois ceux de Shakespeare et éclipse fréquemment ceux de Balzac. Mais Barbey d’Aurevilly est surtout penseur et critique. Il lui était comme nécessaire de jeter partout le loch de son observation. Il a été un homme, simplement un homme, et cela est devenu rare depuis que Diogène en cherchait un seul, sur l’Agora, avec une bougie allumée en plein midi. Chaque être humain étant une répétition plus ou moins imparfaite de l’être initial, Barbey d’Aurevilly a d’abord appris à se connaître. Les grands génies puisent en eux-mêmes parce qu’ils sentent plus le besoin de donner que de recevoir. La connaissance de soi, avec tous les doutes et les quelques pauvres certitudes qu’elle comporte, force à recourir à une lumière supérieure. L’huile de cette lampe est en nous, et c’est parce que nous ne sommes pas très habitués à descendre en nous-mêmes, à essayer de résoudre par nous-mêmes nos problèmes, que nous ne pouvons créer d’œuvre où il y ait une pensée forte. Ce serait donner ce que nous n’avons pas. Parlant de Joseph de Maistre, Barbey d’Aurevilly écrit : « L’unité, voilà le concept de son esprit, qu’il portait fièrement et impérieusement sur toutes choses, en tout sujet, en toute matière. » C’est de là qu’il est lui-même parti. Ce qui enchante, c’est la parfaite unité de l’homme avec l’œuvre : unité que rien dans sa vie n’a pu briser. Il est resté l’homme d’une seule pensée. Mais cette pensée était universelle et capable d’englober tout ce qu’il est possible de faire entrer en un seul cerveau. « Le génie, dira-t-il, c’est ce qui ne change pas, mais ce qui se tient immuablement – stat – dans l’ordre de la vérité. »

Problèmes d’ordre religieux, politique, social, littéraire : il les sonde tous ; à tous, il répond avec une clarté fougueuse et clairvoyante. Comme toute philosophie doit être appuyée sur une logique qui ne présente aucune fissure – car le contraire mettrait en doute sa véracité – il ne veut même pas, comme nombre de penseurs modernes, de cette philosophie malade qui nous est venue d’Allemagne avec Kant. Il la critique vertement et, ses flèches ne manquant jamais le but, il a peut-être plus que tout autre contribué à la tuer en France. Sa philosophie est celle du catholicisme traditionnel, de la clarté, du bon sens, de l’ordre, par conséquent, de la vérité qui est une avec tous ses attributs. Pour prouver ce qu’il y avait de défectueux dans Descartes et Kant, il n’a pas eu besoin d’échafauder syllogismes sur syllogismes. Pas de ces reculs, de ces hésitations qu’on rencontre même chez des hommes de forte pensée. Le principe et la fin lui étant connus, il évolue, semble-t-il, entre les deux avec un aplomb et une souplesse admirables.

Ce qui mène à la possession du vrai, c’est d’abord l’amour du vrai. Ce grand sincère, ce tout-d’une-pièce dont les écrits n’ont semblé des élucubrations et des paradoxes qu’aux faux intellectuels de son siècle, étonnait par le flamboiement de sa pensée. Lemaître, qui ne le comprenait pas, admettait qu’il avait de l’admiration, du respect pour ce grand écrivain.

Je crois que, dans la littérature française, aucune page n’a été écrite qui non seulement dépasse mais même égale le parallèle entre sainte Thérèse d’Avila et Pascal. Elle est d’un homme qui fut véritablement croyant, avec un amour passionné pour la beauté et l’élévation morales. Se trouve-t-il dans toute la littérature d’après guerre et qu’on appelle renouveau religieux une ligne où la profondeur et l’élévation morales se soient davantage manifestées ? C’est d’un homme qui avait la compréhension et la fougue admirative d’un saint Paul, la connaissance approfondie du christianisme, qui en avait l’amour. Seule la haute culture de l’esprit et du cœur pouvait inspirer des phrases aussi élevées. Pourtant, on a accusé Barbey d’Aurevilly d’avoir eu un catholicisme de surface, d’apparat, comme si la profondeur s’identifiait à la surface. Le catholicisme, il le pénétra, il le fit entrer dans sa vie afin qu’elle enfantât dans son cerveau le chef-d’œuvre. Il le maintint toujours à la hauteur des grandes intelligences humaines, religieuses ou non. Et parce qu’il n’y a que la beauté divine qui ne se fane jamais, de tout le courage de sa pensée qui voulait à tout prix s’illuminer, il avait fait l’effort, le gente, l’acte d’amour qui unissent pour toujours l’être humain à Dieu, le fini à l’Infini, pour s’y perdre et vivre à jamais le grand rêve de la Beauté éternelle. Je lui applique ce qu’il disait de Joseph de Maistre : « C’est la notion de l’unité, je n’en doute pas, qui le fit rationnellement et scientifiquement catholique, quand l’heure eût sonné dans sa vie de le devenir ainsi, après l’avoir été d’abord d’éducation, de sentiment, de foi. » Le catholicisme de Barbey d’Aurevilly est tout l’édifice – de la base au faîte – de sa pensée, qu’on a tâché de diminuer et de ravaler à la bassesse de l’esprit d’alors. Avec sa mission d’éclaireur à remplir, que lui importait qu’il fût méconnu ou non, que son rôle fût accepté ou ridiculisé ? Il avait dû planter le drapeau vers les cimes interdites aux esprits médiocres. Mais comment Jules Lemaître pourra-t-il dire de lui qu’il a été si peu chrétien ? Ce qui l’a dérouté, ç’a été justement l’extraordinaire profondeur ou élévation de cet esprit. Il confesse : « Barbey d’Aurevilly croit qu’il n’y a d’intéressant que l’extraordinaire. Ce n’est que chez lui que Laras immenses, dons Juans prodigieux, Rolands surnaturels, saintes de vitrail plus saintes que les anges. Le gonflement universel. » Chez un esprit de professeur comme celui de ce bon Lemaître, c’est précisément les petits horizons médiocres qui s’étalent avec art, les petits doutes bornés qui reluisent avec talent, bref un gonflement du vide pour le vide... ou pour l’art. Chez d’Aurevilly, on ne descend pas, on monte ; on ne s’aplatit pas, on se dresse ; on n’entre pas dans le monde de la médiocrité dorée, mais dans celui d’une universalité et d’une pénétration exceptionnelles.

D’ailleurs, à bout de souffle, et pour sortir avec une migraine des pages aurevillesques qui l’avaient forcé à trop penser, Lemaître dira dans les Contemporains : « Mettons, pour sortir de peine, que le chef-d’œuvre de M. d’Aurevilly, c’est M. d’Aurevilly lui-même. » Il sera dans l’obligation d’ajouter, en se casant lui-même devant la postérité : « Quelle force d’âme, quand on y songe, dans cet acharnement à garder jusqu’au bout, en présence des autres hommes, l’apparence et la forme extérieure du personnage spécial qu’on a rêvé d’être et qu’on a été. C’est de l’héroïsme tout simplement, et je vous prie de donner au mot tout son sens. Et si c’est de l’héroïsme inutile et incompris, c’est d’autant plus beau. » On savait, par l’évangile, que la vérité tombe de la bouche des enfants ; on vient d’apprendre qu’elle peut quelquefois couler, comme heureuse d’en être libérée, de la bouche des professeurs.

 

 

Roger BRIEN.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 

 

 

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