Un animateur de la jeunesse au XIIIe siècle :

Jourdain de Saxe

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel BRION

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 22 mai 1222, jour de la Pentecôte, le Chapitre Général des Prêcheurs, réuni à Paris, élisait Maître Général de l’Ordre un homme de grand savoir et de haute piété, Jourdain de Saxe. Ce choix, qui donnait comme successeur direct à saint Dominique un religieux entré depuis peu dans l’Ordre – il n’avait reçu l’habit que deux ans auparavant –, de préférence à tant d’autres compétiteurs éminents et plus anciens, exprime l’admiration que l’on avait alors pour la personnalité de Jourdain de Saxe. Maître ès arts de l’Université de Paris, illustre par sa science, docte dans les arts libéraux et maître en théologie, il jouissait d’un si grand renom que, dès son entrée dans l’Ordre des Prêcheurs, il reçut les plus hautes fonctions. Provincial de Lombardie, « Définiteur » à Bologne où son influence domina le milieu d’universitaires et de juristes que Réginald avait attiré dans ce couvent, envoyé par saint Dominique à Paris, après le chapitre de Bologne, avec le titre de lecteur au couvent de Saint-Jacques qui lui confiait l’enseignement des novices prêcheurs et, sans doute, aussi quelques conférences aux clercs séculiers, Jourdain avait franchi promptement les degrés des dignités, et en lui conférant la Maîtrise Générale de l’Ordre, le Chapitre Général de 1222 sanctionnait la prédilection du Fondateur qui souhaitait l’avoir comme successeur. De fait, le nouveau Maître consacra aux destinées de l’Ordo Praedicatorum une activité qui ne s’est jamais ralentie. Il a couru l’Europe dans toutes les directions, au cours de maint voyage, pour stimuler la vie religieuse des couvents, encourager le zèle de leur apostolat. Outre les chapitres généraux annuels qui sont le foyer le plus vivant de l’Ordre, car on y étudie les initiatives, les problèmes collectifs, on y décide les mesures à prendre pour accroître l’extension et les progrès de l’Ordre, Jourdain de Saxe réunit deux chapitres généralissimes en 1228 et 1236, à Paris, qui ont été la source d’un accroissement considérable et d’une plus féconde activité.

Ou connaît surtout Jourdain de Saxe par ses lettres aux religieuses d’Italie, principalement à la Bienheureuse Diane d’Andalo, lettres magnifiques qu’on ne saurait assez relire et méditer, car elles sont le témoignage le plus éloquent du soin que ce grand cœur et cette admirable intelligence apportaient dans tous les détails de la vie de l’Ordre. Précieuses par les conseils et les directions qu’elles dictent, elles conservent toujours, cependant, un ton simple et familier. Le souci des âmes n’empêche pas le Maître Général de s’occuper des détails matériels les plus humbles. Les exhortations de portée générale voisinent avec les encouragements qu’il donne à telle religieuse pour la réconforter dans son corps ou dans son esprit. Cette correspondance, qui nous donne tant de renseignements sur la vie intime de l’Ordre dans ses premières années, est imprégnée d’une humanité sereine et cordiale, d’une immense ardeur de sympathie et de générosité.

Mais si les lettres de Jourdain de Saxe sont universellement connues, on sait moins que le maître ès arts de l’Université de Paris était un illustre mathématicien. Car il est plus que vraisemblable que le Jordanus Nemorarius qui fut le plus grand mathématicien de son temps n’est autre que le maître de l’Ordre, et l’on comprend alors pourquoi l’étude des sciences marchait de pair chez les Prêcheurs avec celle de la philosophie et de la théologie.

La personnalité de Jourdain de Saxe est donc une des plus belles et des plus complètes de cette époque, et l’on admire l’étendue de ses connaissances, la puissance de son esprit, son infatigable activité d’apôtre, son génie d’organisateur et de directeur.

Ces divers aspects du successeur de saint Dominique ont été très bien montrés par Mme Marguerite Aron dans son livre Un animateur de la jeunesse au XIIIe siècle, qui analyse excellemment la vie et l’œuvre de Jourdain de Saxe. On lit avec intérêt cet ouvrage, d’une portée générale utile, mais qui se consacre surtout à un aspect de cette personnalité, celui d’« animateur de la jeunesse ». Il n’est pas de moindre importance que les autres, et le talent avec lequel Jourdain savait parler aux jeunes gens, pénétrer leur esprit, connaître leurs besoins, lui avait acquis une précieuse autorité et une influence considérable auprès des novices, alors qu’il était lecteur à Paris. Il s’est appliqué surtout à recruter des novices, « il a veillé ensuite sur leur vocation ; non seulement ses prédilections sont allées à leur jeunesse ardente et pleine de promesses, mais il s’est attaché, autant que sa charge et ses voyages le lui ont permis, à leur formation, mais il a veillé au développement de leurs talents ».

Sa popularité parmi les jeunes Frères était si grande que de nombreuses anecdotes ont été conservées par eux dans lesquelles on le voit indulgent aux petites faiblesses de ces adolescents qui hier encore étaient des enfants. Si l’un d’eux est pris d’une crise de fou rire, il ne le réprimande pas. Bien au contraire : « Riez bien haut, très chers, dit-il, je vous en donne toute licence : vous avez bien raison de vous réjouir, et de rire ; ne vous êtes-vous pas évadés de la prison du diable, et n’avez-vous pas brisé les fortes chaînes qui vous chargeaient depuis tant d’années ? Riez donc, riez, mes très chers... »

Mais c’est surtout aux heures de défaillance, quand le découragement abat ces jeunes âmes, que Jourdain de Saxe les réconforte avec une énergie sans dureté. Il sait ce qu’il faut donner à la jeunesse et exiger d’elle, il connaît les besoins de 1eur intelligence et de leur cœur. Il attira dans l’Ordre bien des étudiants, il éveilla des vocations, savant à encourager les efforts, à aider les hésitants ou les faibles à persévérer.

Multiples étaient les dons de cet admirable maître, multiples ses talents. On étudierait avec autant de profit, chez une personnalité aussi riche, le théologien, le savant, le directeur de conscience, le bâtisseur – car il fut, même dans l’ordre matériel, un parfait organisateur. En choisissant, parmi tous ces visages, celui de l’éducateur, Mme Marguerite Aron a très justement souligné une des formes d’activité les plus belles et les plus efficaces de l’Ordre des Prêcheurs. À Bologne, à Paris, à Oxford, à Padoue, Jourdain de Saxe s’est penché vers les intelligences juvéniles, il leur a apporté la lumière de l’esprit et la lumière du cœur, et il envisageait d’étendre son apostolat aux contrées les plus lointaines de l’Europe, en Pologne, en Ukraine, en Suède, en Norvège, et jusqu’en Terre Sainte. Ses dernières années furent employées à visiter la Palestine, la Syrie, Chypre, et c’est dans une tempête, au large de Saint-Jean-d’Acre, qu’il périt le 13 février 1237.

Ce livre de Mme Marguerite Aron qui avait déjà publié, il y a quelques années, une traduction française des lettres du Bienheureux Jourdain de Saxe à la Bienheureuse Diane d’Andalo, ramènera très utilement l’attention vers cette admirable figure qui travailla avec tant de zèle et de succès à l’accroissement de la famille dominicaine, et la France, où il a prodigué ses efforts, doit lui en être reconnaissante. « C’est sous son gouvernement, – rappelle le R. P. Mandonnet, – que les Prêcheurs incorporés comme étudiants à l’Université de Paris, dès leur première installation dans cette ville en 1217, y obtinrent, une dizaine d’années plus tard, deux chaires de théologie ; et c’est Jourdain lui-même qui institua à Paris l’usage des Conférences religieuses du soir pour les jeunes gens des écoles, les dimanches et jours de fête. »

 

 

Marcel BRION.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en janvier 1931.

 

 

 

 

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