Mistral, poète de lumière et de vérité

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean BRUCHÉSI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois – oui, comme dans les contes, car la vie de Mistral est un conte merveilleux vécu dans un pays de légendes – il était une fois, dans un petit village baigné de lumière, face aux Alpilles teintées de gris et de bleu, un terrien du nom de François Mistral. Ce François, héritier d’une vieille noblesse attachée au sol, avait d’abord connu la Révolution et suivi les soldats de l’An III sur la route qui les conduisait à l’immortalité. Puis, un jour, il avait déposé les armes pour renouer la tradition des Mistral terriens dont l’orgueilleuse devise avait traversé les siècles : « Tout ou rien. »

Il était revenu dans sa Provence, terre lourde d’histoire et de légende qui garde les monuments de l’époque romaine, que les Maures ont traversée dans le vent et la poussière, que Pétrarque et Dante ont aimée ; terre qui eut ses rois et ses reines avant d’entrer dans l’unité française ; patrie des troubadours où souffle le mistral sur les garrigues, où poussent l’olivier, le cyprès et le pin, éternellement verts ; terre embaumée de romarin où chante la cigale ; sol béni où abordèrent, conduits par les anges, Marie-Salomé, Marie-Madeleine, Marie-Jacobé et Lazare le ressuscité ; terre du soleil qui touche à la mer bleue par la Camargue aux mille étangs et aux plaines unies, où vivent en liberté les troupeaux de taureaux et de chevaux sauvages ; Provence dont le ciel lui-même est peuplé de légendes, où l’hirondelle, dit-on, gazouille le nom du Christ, seul pays du monde où pouvait naître Mireille !

Or – nous empruntons ces détails aux Mémoires et Récits – un jour d’été, François Mistral, devenu veuf, surveillait, dans ses champs, le travail des moissonneurs, dont les faucilles rapides coupent les blés d’or. Le maître, dont la vie n’avait pas cessé d’être droite un seul instant, remarqua soudain, dans la troupe des glaneuses qui ramassaient les épis échappés au râteau, une jeune fille éclatante de beauté. Et, comme la chose s’était passée, plusieurs milliers d’années auparavant, sous le ciel de Judée, la conversation s’engagea entre la glaneuse timide, qui restait à l’écart, et le vaillant ménager dont le cœur, à cinquante-deux ans, n’avait pas renoncé à l’amour.

« Mignonne, de qui es-tu ? demanda François. Quel est ton nom ? »

Et la jolie glaneuse de répondre :

« Je suis la fille d’Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon nom est Délaïde. »

« Comment ! reprit François, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner ? »

« Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille : six filles et deux garçons, et notre père, quoiqu’il ait assez de bien, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond : "Mes enfants, si vous voulez de la parure, gagnez-en." Et voilà pourquoi je suis venue glaner ».

Quelques mois passèrent ; après quoi, un beau matin d’hiver, les cloches de la petite église de Maillane se mirent à sonner pour le mariage de Délaïde Poulinet avec Maître François Mistral. Et, quand les temps furent révolus, le 8 septembre 1830, pendant que le maître était aux champs, à l’heure où le soleil dorait une dernière fois le sommet du Canigou, un messager, accouru de la maison, apprit à François Mistral la grande nouvelle.

« Combien en a-t-elle fait ? » demanda le père.

« Un beau, ma foi ! »

« Un fils ! que le bon Dieu le fasse grand et sage ! »

Puis, de ce pas pesant et majestueux qu’ont les terriens habitués à attendre et à ne pas se presser, le maître rentra chez lui pour admirer l’enfant qui venait de naître et qui allait jeter tant de gloire sur le nom des Mistral.

On baptisa ce dernier Frédéric, M. le maire et M. le curé n’ayant pas voulu inscrire sur les registres le prénom de Nostradamus que la mère proposait en reconnaissance pour la Vierge et en souvenir d’un fameux astrologue provençal.

Dès sa plus tendre enfance, le petit Frédéric fut soumis aux coutumes qui sont l’une des richesses de la Provence. Encore emmailloté, on le présenta à tous les parents et amis qui durent offrir les cadeaux d’usage en lui disant : « Mignon, sois plein comme un œuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette. » Et, quand il eut six mois, on le porta à l’église du village, alors vieille de six siècles, pour qu’il fît ses premiers pas sur l’autel de saint Joseph.

Il grandit ; il devint un charmant petit homme, espiègle et curieux, qui sut bientôt toutes les chansons du pays, et dont l’oreille se forma au langage populaire en train de mourir. Il aimait la nature qu’il ne cessait d’interroger : les oiseaux, les poissons, les arbres et les fleurs avec lesquels il passait des heures entières. Les fleurs surtout, les fleurs de glais aux longues feuilles qui sont couleur d’or et qui poussaient derrière le mas du Juge – c’était le nom de la maison paternelle – le long d’un fossé plein d’eau, Frédéric, fasciné par ces fleurs, voulut, un jour, les cueillir. Mais les bras d’un gamin de cinq ans ne sont pas assez longs... L’enfant tomba à l’eau jusqu’au cou, en fut tiré par sa mère, « trempé comme un caneton », et reçut de vigoureuses taloches. Mais le démon des fleurs jaunes le reprit aussitôt. Un papillon s’en mêla, et l’amoureux des fleurs de glais alla de nouveau s’asseoir dans l’eau vaseuse du fossé. Nouveaux cris, nouvelle fessée. La robe des dimanches céda la place à la robe de velours noir des jours de fête... Or il advint par hasard qu’une sauterelle passait par là. Frédéric la suivit, se retrouva au bord du fossé où les belles fleurs d’or continuaient de se mirer presque à portée de la main, semblait-il, et peut-être aussi de narguer l’enfant. Un superbe plongeon couronna la troisième tentative du gamin qui ne fut pas fouetté cette fois. « Mon Dieu ! disait la mère toute en larmes, je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un accident. Mais ce gâs, sainte Vierge, n’est pas comme les autres. Il ne fait que courir pour ramasser des fleurs. Il perd tous ses jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages... Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être une heure, dans le fossé du Puits-à-roue. Ah ! tiens-toi, pauvre mère ! Qui lui en tiendrait des robes ? Et bienheureuse encore – mon Dieu, je vous rends grâces – qu’il ne se soit pas noyé. »

Et bientôt, essuyé, nettoyé, réchauffé, consolé, ce gâs qui « n’est pas comme les autres », celui qui demain entrerait dans la gloire, s’endormit en rêvant qu’il cueillait à brassées les blondes fleurs de glais.

Le dimanche, on allait à la messe à Maillane ; après quoi toute la famille rendait visite aux grands-parents qui recevaient dans leur cuisine, « voûtée en pierre blanche ». Les gros bonnets du village y parlaient politique. Un certain M. Dumas arrivait, toujours accompagné de son épouse et d’une douzaine de marmots. L’orgueil des parents n’a pas varié. Chacun des petits Dumas récitait des vers – très mal du reste – et Frédéric, pour être à la page, disait en provençal l’aventure de Jean du Porc. Les oncles et les tantes, les cousins et cousines, dont Frédéric avait plusieurs douzaines, complétaient ces réunions dominicales. On y remarquait surtout l’oncle Bénoni qui jouait du flûteau, n’aimait pas le travail, mais les jolies filles, et ne manquait aucun enterrement. Ce qui ne l’empêcha pas de mourir à quatre-vingt-trois ans, le flûteau en main.

Au mois de juillet, on se rendait à Beaucaire pour la foire célèbre qui attirait les foules de tout le Midi. Ou bien on faisait le voyage « en » Avignon. Quatre ou cinq tantes, la maman, l’oncle Bénoni et Frédéric s’entassaient dans une charrette qui roulait cahin-caha entre les champs de luzerne et de blé, suivie du « Juif », le gros chien de la maison. L’oncle chantait, disait des vers, contait les légendes qui se rattachent, en Provence, à chaque pont, chaque rivière, chaque croix du chemin. En hiver, des troupes de paysans jouaient des comédies provençales ; couvertures de lit et jupes de femmes servaient de costumes aux acteurs.

Ainsi s’écoulaient les jours à la ferme de Maître François, jours de travail pour tous sauf pour l’espiègle Frédéric dont l’intelligence, toutefois, prenait ses premières leçons au contact des hommes et des choses. Il n’y avait qu’une seule et grande famille qui groupait les maîtres et les serviteurs. Les repas du midi et du soir réunissaient les uns et les autres autour de la longue table dont le père tenait le haut bout. « C’était, écrira plus tard Mistral, un beau et grand vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul. »

Le souper achevé, dehors, autour de la table de pierre si c’était l’été, dans la cuisine, les autres saisons, l’ancien soldat de la Révolution faisait à haute voix la prière du soir au nom de tous. Puis il lisait aux siens, enfants et domestiques, quelques pages de l’Évangile. Mais, parfois, surtout les soirs de fête, on passait la veillée à chanter les vieilles chansons du terroir, à écouter le conteur qui, dans chaque maison, a sa chaise désignée – comme dans nos campagnes québécoises – et qui disait les légendes du Loup-Garou ou de l’Esprit Fantastique.

L’imagination et le cœur du petit Frédéric, qu’on croit voir alors subitement devenu sage, l’oreille tendue et l’oeil brillant, trouvaient là, dans la paix et l’ordre de cette vie familiale, la nourriture appropriée. Sans que personne s’en doutât, Mireille et Calendal entraient peu à peu dans l’intelligence de l’enfant.

Lorsque Frédéric eut huit ans, ses parents décidèrent de l’envoyer à l’école du village. L’expérience nécessaire ne réussit pas comme on l’espérait. Plus enclin au vagabondage qu’à l’étude, plus habile à gambader qu’à écrire, plus amoureux de chansons que de devoirs, le gamin, qui s’était presque noyé trois fois pour atteindre des fleurs, en eut bientôt assez du sac bleu où il mettait son livre, son cahier et son goûter. Il l’écrira plus tard : « En ce qui a trait à mon développement intime et naturel, à l’éducation et trempe de ma jeune âme de poète, j’en ai plus appris, bien sûr, dans les sauts et gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de tous les rudiments. »

Mais une telle pratique ne valait que pour Mistral. Et c’est pourquoi il faut lui pardonner les jours d’école buissonnière et ce fameux « plantié » qui désigne, en Provence, une escapade d’enfant loin de la maison paternelle. Faire un « plantié » – d’été ou d’hiver – c’est, ou c’était, le rêve de tout bon écolier provençal. Après une faute, une désobéissance, on décide de ne pas rentrer chez soi, pour éviter les punitions. Et l’on part tout seul, nez au vent, vers une destination inconnue. On gambade tout le jour. On a pour compagnons le lézard, le limaçon, la cigale ou la bête à Dieu. On se nourrit de mûres et de glands ; on vole même des œufs, et, la nuit, on couche sur la paille ou dans les tas de foin. Ou bien, si l’on est certain de n’être pas reconnu, on frappe à la porte des fermes. Et puis, toute chose devant avoir une fin ici-bas, on rentre au logis, penaud, honteux, quand on n’y est pas ramené par un parent ou un gendarme.

Le jeune Frédéric, comme les polissons de son âge, ne pouvait donc faillir à une aussi belle tradition. Il fit son « plantié », et, plus tard, raconta lui-même l’aventure dans les Mémoires et Récits.

Il lui arrivait plus que moins souvent, nous le savons, de préférer les gambades dans les ruisseaux et la pêche des têtards aux leçons du maître d’école. Écoutons-le : « Nous barbotions, nous pataugions, nous pêchions des têtards, nous faisions des pâtés, pif ! paf ! avec la vase ; puis on se barbouillait de limon noir jusqu’à mi-jambes (pour se faire des bottes). »

Mis au courant de ces escapades, le père François menaça Frédéric de lui briser « une verge de saule sur le dos » s’il retournait « guéer ». Mais la tentation fut plus forte ; et voilà notre Frédéric de nouveau dans la vase des ruisseaux au lieu d’être à l’école. Son père, le voyant, lui rappela la promesse de la verge de saule et lui donna rendez-vous pour le soir... « Mon seigneur et père, rapporte Mistral, bon comme le pain bénit, ne m’avait jamais donné une chiquenaude ; mais il avait la voix haute, le verbe rude, et je le craignais comme le feu. Ah ! me dis-je, cette fois, ton père te tue... Sûrement, il doit être allé préparer la verge. Et mes gredins de compagnons, en faisant claquer leurs doigts, me chantaient par-dessus : « Aie ! Aie ! la raclée ; aie ! aie ! sur ta peau ! » – Ma foi, me dis-je alors, perdu pour perdu, il faut déguerpir et faire un plantié. Et je partis... Je pris un chemin qui conduisait, là-haut, vers la Crau d’Éragues. Mais en ce temps, pauvre petit, savais-je bien où j’allais ? Et aussi, lorsque j’eus cheminé peut-être une heure ou une heure et demie, il me parut, à dire vrai, que j’étais dans l’Amérique. »

Le lendemain, Frédéric, effrayé par un rêve qu’il avait fait, dans lequel il avait vu des bohémiens et des loups, rentra au mas du Juge.

S’il est vrai qu’on peut apprendre en faisant l’école buissonnière, il n’en est pas moins certain que, pour savoir lire et écrire, autre chose est nécessaire. « Faut l’enfermer », dirent le père et la mère du jeune Frédéric qui va désormais se promener d’école en école, de pensionnat en pensionnat.

La première étape fut un ancien monastère consacré à saint Michel et transformé en pensionnat de garçons par un certain M. Donat, « célibataire au teint jaune, dévot, pauvre comme un rat d’église, » nous apprend Mistral. Il est facile d’imaginer le genre de vie et d’études dans une telle maison ouverte à tous les vents, où chaque élève apportait son lit, où le personnel enseignant se composait de trois anciens séminaristes, où le professeur de musique était bossu et dont l’aumônier, qui s’appelait Talon, buvait plus qu’il n’est d’usage dans les ordres. Le cuisinier était un nègre d’un noir d’ébène, et la cuisinière était la payse de Tartarin de Tarascon.

Les trois quarts du temps se passaient en promenades. Tout le pensionnat se dispersait à la recherche des amandes, des raisins verts et des champignons. On ne manquait pas une seule procession locale, et Dieu sait s’il y en avait ! depuis celle de saint Anthime jusqu’à celle des bouteilles, la préférée de M. Talon.

C’est là toutefois que Frédéric Mistral reçut les premières notions de latin dans l’Epitome et le De viris que son brave homme de père lui avait achetés chez M. Aubanel, libraire de Sa Sainteté le Pape, en Avignon. L’internat dura deux ans. Une catastrophe interrompit soudainement des études si bien commencées. La conduite du nègre laissant à désirer, le directeur se fâcha. De la colline où s’accrochait l’école, le bruit des disputes descendit dans la plaine... Le nègre, la cuisinière, le directeur Donat, puis les professeurs s’en allèrent les uns après les autres. N’ayant plus rien à manger, les élèves suivirent. Et le silence reprit sa place entre les murs branlants de l’abbaye de Saint-Michel où Alphonse Daudet enferma, trente ans plus tard, Tartarin de Tarascon.

De l’extraordinaire pensionnat de M. Donat, Frédéric Mistral passa à celui de M. Millet, en Avignon. Avignon, ville de soleil, ville des Papes, que le poète chante en vers admirables dans son Poème du Rhône, et qui voit renaître le Gai-Savoir.

 

          C’est Avignon et le palais des Papes !

          Avignon, Avignon, sur sa Roque géante,

          Avignon, la sonneuse de joie

          qui, l’une après l’autre, élève les pointes

          de ses clochers tout semés de fleurons :

          Avignon, la filleule de saint Pierre,

          ... Avignon, la ville accorte

          que le mistral trousse et décoiffe.

 

Le séjour chez M. Millet – qui avait, paraît-il, des yeux de porc, des pieds d’éléphant et des doigts carrés – ne devait pas être long. On y mangeait trop de carottes – la culture en est plus agréable – et le niveau des études n’était guère plus élevé que celui de la nourriture. Au printemps, Frédéric, qui avait douze ans, fit sa première communion. Pendant les leçons de catéchisme qui se donnaient dans l’église Saint-Didier devant garçons et filles réunis, Frédéric tomba amoureux d’une certaine Praxède qui avait douze ans aussi et, sur les joues, deux fleurs de vermillon. Ces premières amours n’eurent même pas de lendemain... Le jeune écolier en tomba malade de dégoût et ne s’intéressa plus à ses livres. L’année suivante, toutefois, le chagrin d’amour oublié à la suite d’un pèlerinage au tombeau de saint Gent, illustre personnage qui, de son vivant, se couchait la tête en bas, Frédéric remportait tous les prix de sa classe.

Pour l’en récompenser sans doute, sa mère le fit changer de pensionnat. Plus de M. Millet ! Plus de carottes ! Le pensionnat de M. Dupuy, frère d’un député, reçut le jeune Mistral qui allait y faire une rencontre providentielle.

Dans ce temps-là comme aujourd’hui, en Avignon comme au Canada français, on conduisait, le dimanche, les écoliers aux vêpres. Les écoliers – et sans doute ont-ils tort – n’ont jamais beaucoup aimé les vêpres. Mistral, en cela aussi, restait fidèle à une vénérable tradition qui se perpétue ; et, certain dimanche, au lieu de chanter, il lui vint à l’idée de traduire en vers provençaux les psaumes de la Pénitence. De mon temps – Dieu me pardonne ! – nous lisions des contes ou de petites vies de saints sur des feuillets glissés entre les pages du psautier. Mistral, lui, écrivit ses premiers vers dans son livre, entre les rondes et les croches. Un surveillant à barbe noire remarqua le manège et s’empara du livre. Mais ce surveillant, qui était aussi jeune professeur, s’appelait Joseph Roumanille. Il lut, fit lire au directeur, M. Dupuy. M. Dupuy, qui, secrètement, rimait en provençal, se contenta de sourire. Et, après vêpres, pendant la promenade habituelle autour des remparts, Joseph Roumanille s’approcha de Mistral inquiet. « De cette façon, mon petit Mistral, tu t’amuses à faire des vers provençaux ? – Oui, quelquefois, lui répondis-je. – Veux-tu que je t’en dise, moi ? Écoute. » Et le futur auteur des Pâquerettes récita quelques poèmes devant l’écolier ravi.

Ainsi naquit par un beau dimanche, en Avignon, sur les bords du Rhône qui baigne le pied des remparts, face au vieux pont légendaire de Saint-Bénezet, une amitié qui devint célèbre et qui est le véritable point de départ de la grande renaissance provençale. Entre le jeune professeur, de douze ans plus âgé que Mistral, et le créateur de Mireille, des liens se formaient, qui résisteraient aux années. « Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière », s’écria Mistral. Et le pieux Roumanille de lui dire : « Sois toujours bon chrétien, mon enfant, et le reste te sera donné par surcroît. »

De ce jour, commença une campagne en faveur du provençal qui dépérissait. Le maître et l’élève – l’élève, demain, dépassera le maître – entreprirent la réforme de cette langue sonore qui s’était faite pendant que les peuples de l’Europe balbutiaient encore, et que parlait Richard Cœur de Lion. Cette langue avait été celle de la reine Jeanne de Naples, petite-fille de Robert d’Anjou, « en robe de pourpre, au front la couronne d’or, portant le manteau long à fleur d’épaule » ; c’était celle des saints et des saintes de Provence, celle que les troubadours faisaient sonner fièrement le long du Rhône et sur les rives de l’étang de Berre où se mirent Martigues et ses trente beautés. Ce n’était pas un patois, pas un dialecte quelconque, mais, encore une fois, une langue véritable, langue d’oc, langue romane, qui avait été celle de tous les peuples du Midi aussi longtemps que la Provence avait formé un royaume indépendant, langue dans laquelle Dante lui-même avait commencé à rédiger la Divine Comédie. Mais, lorsqu’en 1484 la Provence s’unit à la France, non pas, disait Mistral, « comme un accessoire qui va à un principal, mais comme un principal à un principal », la langue des poètes et des rois, « fière comme toujours, s’en alla vivre chez les pâtres et les marins. »

C’est là qu’elle s’était conservée pendant des siècles. C’est là qu’il fallait aller la chercher, comme les bourgeois de Roumanie allaient, à la même époque, chercher, chez les paysans et les montagnards, la langue qu’ils avaient perdue ou laissé s’appauvrir. C’est là que Joseph Roumanille avait appris à l’aimer. Ce sont les humbles qui l’ont déjà enseignée à Mistral, et Mistral les en remercia plus tard en écrivant en tête de Mireille : « Nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et habitants des mas ! »

À la promenade, aux heures de récréation, Roumanille et Mistral se mettaient d’accord sur un programme d’action, sur la bataille qui déjà commençait en faveur de la langue. Un troisième personnage se joignit bientôt à eux : un pensionnaire aux longues et minces jambes, plus léger qu’un chat, qui venait de Châteauneuf et passait, parmi les collégiens, pour un grand seigneur parce qu’il distribuait à tout venant quantité de bouts de cigares. Il s’appelait Anselme Mathieu, se disait fils d’un marquis ruiné et passait ses jours de congé sur les toits à conter fleurette à une jolie fille blonde qui vendait des crottes de rat et des pastilles à la menthe.

On peut dire qu’avec ces trois personnages, dont l’un portait déjà la marque du génie, si disparates, mais possédés tous les trois du démon de la poésie, et, qui plus est, soucieux de redonner à la langue d’oc son ancien prestige, le félibrige était en marche. Nous le retrouverons bientôt.

En attendant, Frédéric Mistral consacrait à l’étude du grec et du latin les loisirs que lui laissaient les préparatifs de la grande campagne en faveur du provençal. Il observait tout ce qui se passait autour de lui, flânait le plus souvent possible par les vieilles rues d’Avignon et sur les bords du Rhône, ne manquait aucune des processions religieuses, très nombreuses alors dans la ville pontificale, surtout les processions des confréries de Pénitents créées à l’époque du Schisme d’Occident ou de la Ligue. Et plus tard, tous ces souvenirs de jeunesse, tous ces spectacles dont l’œil conservait l’éclat et la couleur, le poète les répandra à profusion dans les pages de Mireille, de Calendal ou du Poème du Rhône.

En août 1847, il ne restait plus à Frédéric Mistral qu’à passer bachelier. C’est ce qu’il fit, dans une grande salle nue de l’hôtel de ville de Nîmes où l’on enferma les collégiens venus, pour la plupart, comme nous l’apprend Mistral, avec de beaux messieurs et de belles dames, munis l’un d’une lettre pour l’inspecteur, l’autre pour le préfet ou pour l’évêque. Le petit Frédéric n’avait, lui, que sa modeste science et quelques prières à saint Baudile, patron de Nîmes... Il passa, répondit aux questions des professeurs fourrés d’hermine, venus de Montpellier, qui ne soupçonnaient certes pas que l’écolier timide, empêtré dans son grec, allait bientôt devenir un maître de la littérature. Avec des compagnons de fortune, il fêta son succès, dansa la farandole, mangea une brandade arrosée de bon vin, puis s’en retourna libre, léger comme l’espérance, heureux, vers ses Alpilles bleues, vers le mas de Maillane où son père et sa mère l’attendaient.

« Le bon Dieu est un brave homme, écrivait-il irrespectueusement à son grand ami Roumanille. Je suis reçu, je suis content. Je vais travailler la terre. »

Il ne devait pas travailler cette terre qu’il aimait, qu’il connaissait si bien et qu’il a chantée en vers immortels. Nous ne le croyons pas lorsqu’il écrit qu’il passa son temps à bayer à la chouette ou à la lune. Dans ce grand livre ouvert qu’est la nature, au milieu des paysans, le long des routes, sur le seuil des mas, l’été, et, l’hiver, dans les salles basses, il interroge, il apprend, il prépare les poèmes du lendemain. Il continue de faire ce qu’il faisait dans sa toute première enfance : aimer les fleurs et les oiseaux, prêter l’oreille aux contes, aux légendes et aux chansons du terroir. Sans y prendre une part directe, il mène la vie du paysan. Et, lorsque, suivant l’habitude, un messager vient dire aux gens des villages montagnards : « On fait savoir qu’en Arles les blés vont être mûrs », Frédéric Mistral part aussi avec les moissonneurs, les « Cavots ». Il les écoute chanter sur la route, et son âme vibre chaque fois que les moissonneurs, avant de se mettre au travail, saluent, de leur faucille, le soleil levant.

Pendant cet hiver que Mistral passa à Maillane, la révolution éclata à Paris. La poussée libérale et romantique ébranla alors l’Europe. Les peuples opprimés faisaient entendre le cri de « Justice ! » D’autres, saluant dans les institutions démocratiques, la venue du bonheur éternel et le règne de la paix perpétuelle, modifiaient les formes de gouvernement. Et c’est ainsi qu’un soir d’hiver, on apprit, à Maillane, que le roi bourgeois Louis-Philippe était tombé sans que personne songeât à le ramasser. On lut les premières proclamations que signait Lamartine. Cela suffit à enthousiasmer le jeune bachelier qui avait appris par cœur les Méditations et qui entonna la « Marseillaise », cria : « Vive Marianne ! », envoya de mauvais vers aux feuilles locales :

 

          La liberté va rajeunir le monde :

          Guerre éternelle entre nous et les rois !

 

Mais, à l’automne de cette même année qui vit la révolution de Février et la fin de la bienfaisante monarchie de Juillet, Frédéric Mistral prit le chemin d’Aix-en-Provence pour y étudier le droit. Cela aussi est une tradition respectée, une tradition qui a la vie dure...

 

          Nos garçons, quand on ne sait qu’en faire,

          On les fait avocats, et vogue la galère !

 

Il partit ; mais il y eut, à Maillane, un cœur au moins qui fut torturé et ne se consola jamais. Ce fut le cœur de mademoiselle Louise. Mademoiselle Louise avait de grands yeux noirs et langoureux qui, à plusieurs reprises, avaient troublé le jeune homme, pas assez cependant pour entraîner un choix définitif et provoquer les serments qu’on dit éternels. C’est que Mistral – il l’a lui-même écrit – s’était formé un autre idéal : « Je m’étais imaginé que je rencontrerais, quelque part, une superbe campagnarde, portant comme une reine le costume arlésien, galopant sur sa cavale, un trident à la main... et qui, longtemps priée par mes chansons d’amour, se serait, un beau jour, laissé conduire à notre mas, pour y régner, comme ma mère, sur un peuple de pâtres et de laboureurs. »

Mademoiselle Louise était vraiment trop demoiselle. Et si, pendant trois ans, elle languit d’amour, demandant à Dieu, tous les soirs, de rendre Frédéric heureux, si elle écrivit à l’étudiant des lettres chaudes, capables de faire pleurer les pierres, qui s’achevaient, chaque fois, par un adieu désespéré, et n’étaient que l’écho d’un cœur abandonné, si, un jour, l’amoureuse fille au profil de médaille antique se fit nonne, la faute en est à cette femme idéale qui, peu à peu, se formait dans l’imagination de Mistral et que le monde entier saluerait bientôt : Mireille !

Le séjour de Mistral à Aix – ancienne capitale de la Provence qui conservait par son université, ses promenades, ses vieux hôtels et ses fontaines monumentales, les reflets de sa splendeur passée, – fut loin de nuire à la vocation du poète.

Contrairement à ce que prétend Lamartine, Mistral est venu à Aix de son plein gré, pour y étudier le droit écrit. Au contact des joyeux camarades, dans la compagnie de ses maîtres qui, pour la plupart, avaient le culte des vieilles coutumes de la Provence, parlaient la langue d’oc ou jouaient du tambourin, dans une société qui se pressait aux sermons donnés en provençal, qui utilisait, l’hiver, les chaises à porteurs, fêtait le carnaval avec frénésie et ne manquait aucun des jeux de la Fête-Dieu, l’étudiant fortifia sa vocation. Il y retrouva, comme par hasard, cet extraordinaire Anselme Mathieu qui avait couru toutes les toitures d’Avignon et qui, tel un trouvère, continuait à préférer l’étude des « lois d’amour » à celle du grec ou du code.

Déjà, le mouvement de la renaissance provençale prenait quelque ampleur. Roumanille, resté en Avignon, dirigeait et rédigeait un petit journal à la gloire de la langue d’oc. Le succès venait de couronner son premier recueil de vers : les Pâquerettes, et faisait de lui un chef qui réunissait, au rez-de-chaussée du journal, les trouvères de l’époque. Un volume avait même paru, tout plein de vers sonores...

Trois ans passèrent vite... Un soir d’été, en 1851, Frédéric rentra chez lui, un nouveau parchemin sous le bras. C’était l’heure du souper. Toute la famille était à table. Alors, debout devant les siens et devant les laboureurs, le jeune homme raconta ses derniers exploits et ses succès aux examens. Il était licencié. Il avait vingt et un ans. « Maintenant, lui dit son père, moi, j’ai fait mon devoir... C’est à toi de choisir la vie qui te convient ; je te laisse libre... » – « Grand merci ! » répondit Frédéric. « Et là même, a-t-il raconté, le pied sur le seuil du mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement, de relever, de raviver, en Provence, le sentiment de race que je voyais s’annihiler sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles ; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays ; troisièmement, de rendre la vogue au provençal, par l’afflux et la flamme de la divine poésie. »

Pour remplir une pareille mission, il fallait se mettre à l’œuvre sans tarder ; il fallait faire appel à tous les souvenirs d’enfance, rassembler tous les échos qui s’éveillaient à la voix des pâtres et des paysans. Mistral savait bien que, pour « rendre, comme il disait, la vogue au provençal », il fallait produire des chefs-d’œuvre. Et, c’est encore lui qui parle – « Un soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui suivaient, en chantant, la charrue dans la raie, j’entamai, gloire à Dieu ! le premier chant de Mireille. »

La créature idéale qu’il avait entrevue dans ses rêves, dont l’amour immatériel avait bercé son cœur, dont le sourire, que seul il voyait, était le soleil de sa jeunesse, dont il avait, depuis que son oreille s’était ouverte aux sons, entendu le nom poétique et doux, il allait pouvoir enfin la chanter et la présenter au monde. La maison où il avait grandi, l’homme que tous appelaient le maître, les moissonneurs, les jolies filles dont la coiffe blanche frissonnait dans les blés, dans les oliviers et les vignes, ce petit univers qui est la première et véritable patrie de tout homme : voilà ce qui servirait de cadre à l’immortel poème que Lamartine admirerait bientôt.

Il fallut sept ans au poète pour parfaire son œuvre. Sept ans de méditation et de travail dans la paix et le recueillement de Maillane. Tout ce qui ne tient pas à la Provence, tout ce qui n’entre pas dans le cercle que Mistral s’est tracé, tout ce qui pourrait l’éloigner du but fixé et dont il se rapproche chaque jour : tout cela passe sans troubler le poète, uniquement soucieux de nourrir et d’enrichir son inspiration aux sources mêmes de la vie.

À Paris, en 1851, un coup d’état audacieux donne le pouvoir au neveu du grand empereur, le prince Louis-Napoléon, et, un an plus tard, la France acclame le Second Empire. Mais la politique, surtout la politique libérale et révolutionnaire, qui enthousiasmait le collégien de 1848, a déjà dégoûté le poète. Dans le silence du mas et la paix des champs, l’artiste cisèle son œuvre et forge les rimes sonores. À la ferme, chacun vaque à sa besogne, et le père a défendu qu’on dérange Frédéric, libre de flâner et de rêver à sa guise.

Ce dernier continue de nourrir et d’enrichir son inspiration aux sources les meilleures. Il observe. Il écoute. Il interroge son fameux cousin Tourrette, fainéant qui arrivait avec la neige, s’en retournait avec le printemps et rêvait de devenir un jour compteur de morues à Marseille. Il interroge le voisin Xavier qui lui apprend, en provençal, les noms et les propriétés des plantes locales, le bûcheron Siboul, « habillé de velours », ou encore le « galant Jean », vieux pâtre des montagnes dont le cœur, chaque nuit, bondissait vers les étoiles, ses amies.

Parfois, poètes et prosateurs provençaux s’assemblaient sous la présidence de Roumanille, et Mistral était du nombre. Ils prirent ainsi l’habitude de se réunir chaque année à partir de 1852, date du congrès d’Arles. Le groupe avait son journal. Il annonçait l’éclatante pléiade mistralienne des bords du Rhône qu’on a rapprochée de l’autre pléiade : celle de Ronsard qui florit sur les rives de la Loire paresseuse. Et déjà brillaient à sa tête Mistral d’abord, qui sera le plus glorieux de tous, Roumanille, l’ancien surveillant du pensionnat Dupuy, et Théodore Aubanel, imprimeur du pape en Avignon, dont on célébrait, en 1929, le centenaire de naissance, Aubanel à l’âme religieuse, amoureux inconsolé de Zani, « gran maestro d’amore, » a-t-on dit, dont le cœur saigna toute la vie.

Pour tous ceux-là, jeunes, ardents, enthousiastes, pleins de foi, il n’existait qu’une mission à remplir, qu’un but à atteindre : la renaissance provençale par la fidélité à la tradition, source de toute renaissance. Et, un beau dimanche de printemps – le 21 mai 1854 – dans une humble salle d’auberge de Font-Ségugne, sept poètes étaient assemblés : Mistral, Roumanille, Aubanel, Anselme Mathieu, Brunet qui avait une face de Christ, fut capitaine de pompiers et mourut dans la misère, un paysan, Tavan, et Paul Ciéra. Mistral avait pris, dans un poème consacré à saint Anselme, le mot « félibre » qui désigna désormais tout poète provençal de langue d’oc, comme le félibrige désigna l’œuvre et l’association dont sainte Estelle, grande sainte de Provence, va être la patronne.

 

          Tous des amis, joyeux et libres,

          de la Provence tous épris,

          c’est nous qui sommes les félibres,

          les gais félibres provençaux !

 

Et, plus tard, Mistral dira : « Ce sont les félibres qui, cherchant dans l’histoire, les nobles souvenirs qui peuvent élever fraternellement les cœurs, prêchent le respect de toutes les patries... »

Le premier geste de ces éveilleurs, de ces sonneurs de clairon, fut de publier, à l’aurore de 1855, cet Almanach provençal, recueil de contes, de poèmes et de chansons, qui est resté célèbre. Mistral y écrivit lui-même des contes charmants qui ont été traduits en plusieurs langues.

 

          Ainsi le Félibrige, enfant de la Provence,

          réveillait en chantant le Midi endormi ;

          et des brins d’olivier que la Durance pousse

          il couronnait gaiement les joies et les souffrances

                      du peuple, son ami 1.

 

Mais, en 1855, l’année même où Mistral fit, avec Anselme Mathieu, le pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer – que Mireille aussi fera bientôt, touchante pèlerine d’amour – un matin de septembre, alors que le ciel était gris et bas, François Mistral, devenu aveugle, ayant plus de quatre-vingt-trois ans, reçut une dernière fois les sacrements et mourut. « Quel temps fait-il, Frédéric ? » demanda le maître – « Il pleut, mon père ! » – « Eh bien ! s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles. »

Ainsi meurent les justes, dans la paix et la sérénité, récompense d’une vie de labeur. Ainsi meurent les sages dont le regard embrassait le monde du seuil de leur maison. Ainsi, beaucoup plus tard, quand il sera, lui aussi, devenu octogénaire, mourra Frédéric Mistral. « C’est en riant qu’on meurt chez nous. »

L’année suivante, un poète de Paris, du nom d’Adolphe Dumas, se présente à Maillane, chez Frédéric Mistral. Il a pour mission de recueillir les chants populaires de Provence et il compte sur Mistral. Pour toute réponse, celui-ci lui chante alors l’aubade de Magali (abréviation de Marguerite), dont un laboureur, Jean Roussière, lui avait appris l’air. Cette chanson, – qu’il ne faut pas confondre avec celle dont Gounod a fait la musique – ravit le bon Dumas. Une amitié prenait ainsi naissance, et Mistral acheva la conquête du Parisien en lui lisant un extrait de Mireille à peine terminé.

Quelques semaines plus tard, avec un ami, le manuscrit de Mireille sous le bras, Frédéric Mistral partait pour Paris à la grâce de Dieu. C’est pendant ce séjour à Paris, en août 1856, que Mistral fut présenté à Lamartine par Adolphe Dumas qui donnait à la Gazette de France un ébouriffant éloge du jeune Provençal : « L’Académie française viendra, dans dix ans, consacrer une gloire de plus, quand tout le monde l’aura faite 2. »

Béni par Lamartine, Mistral rentra bien vite à Maillane pour mettre la dernière main à son poème. Et bientôt, il pouvait donner à sa mère un premier exemplaire de Mireille. Mais, ouvrant le livre, la douce mère du poète n’en put même pas commencer la lecture : « Un éclat de lumière, a-t-elle dit, pareil à une étoile, m’a éblouie sous le coup. » L’apparition de Mireille provoqua l’enthousiasme d’un bout de la France à l’autre. Et bientôt, « tout Paris pour Mireille eut les yeux de Vincent ».

On insista pour que Mistral refît le voyage de Paris où les acclamations des lettrés attendaient le jeune poète. Mistral se remit donc en route. Mais il passa par Nîmes où ses amis voulaient le fêter et où Mireille fut réellement baptisée.

Le voici à Nîmes avec Aubanel et Roumanille, à Nîmes qui garde des airs de reine dans la splendeur de ses ruines romaines et de ses marbres enveloppés de fleurs, où il suffit de monter au sommet de la tour Magne pour apercevoir, dans le lointain, quand le ciel est clair, Aigues-Mortes aux

 

          ... remparts percés de dix portes

          Qu’arma Philippe le Hardi.

 

L’évêque, Mgr Plantier, éloquent et parfait humaniste, dîne avec les félibres au collège de l’Assomption récemment fondé par le Père d’Alzon, et leur présente l’un de ses jeunes prêtres qui sera plus tard le cardinal de Cabrières et qui ouvrira, certain jour d’émeute, les portes de sa cathédrale aux vignerons du Midi. La grande salle de la mairie retentit des acclamations d’une foule que font vibrer le retour de la langue d’oc sur les lèvres de Mireille et la jeunesse éblouissante de Mistral. Et le poète-boulanger, le doux et vénérable Jean Reboul, dépose sur le front des trois amis une couronne de laurier, « nouée de rubans blancs à franges d’or ». « Mistral, tu vas à Paris... Souviens-toi qu’à Paris les escaliers sont de verre. N’oublie pas ta mère. N’oublie pas que c’est dans un mas de Maillane que tu as fait Mireille et que c’est cela qui te fait grand. »

Une semaine plus tard, le 17 mars 1859, Mistral est à Paris une seconde fois. Tous les salons littéraires s’ouvrent devant le jeune dieu que Lamartine et Mireille conduisent par la main. Un soir, dans le salon où l’auteur de Jocelyn avait, un an plus tôt, accueilli le poète de Maillane, devant tout ce que la capitale compte d’illustres écrivains, Lamartine lit à Mistral, de cette voix qui a fait vibrer la France, le célèbre Quarantième Entretien de son cours de littérature. Lamartine y raconte à sa façon, avec toutes les exagérations du romantisme alors triomphant, la première visite de Mistral. « Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec une sobre élégance, comme l’amant de Laure... C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois destiné à devenir... l’Homère de la Provence. »

Cette première fois, contrairement à ce qu’il écrivit, Lamartine n’avait pas invité Mistral à dîner ; ce n’était pas un soir printanier – mais on était au mois d’août – et le jeune Maillanais n’avait pas apporté son manuscrit chez le maître. Ce n’est que plus tard, lorsque Mistral fut rentré dans son village, le front déjà baigné de gloire, et lorsque la première édition de Mireille eût été mise en vente dans la librairie de Roumanille, au début de janvier 1859, que l’auteur des Harmonies lira en entier le poème provençal. Et alors seulement, après avoir cité tout le second chant de Mireille, il pourra écrire ces lignes sublimes, celles qu’il lit lui-même à Mistral, lors du second voyage à Paris, et que toute la France connaît le lendemain : « Oui, ton poème épique est un chef-d’œuvre... On dirait que, pendant la nuit, une île de l’archipel, une flottante Délos, s’est détachée de son groupe d’îles grecques ou ioniennes et qu’elle est venue s’annexer au continent de la Provence embaumée... Sois le bienvenu parmi les chantres de nos climats. Tu es d’un autre ciel et d’une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue, ton ciel ! Nous ne te demandons pas d’où tu viens, ni qui tu es : Tu Marcellus eris ! » Et la prose superbe s’achève ainsi : « Ô poète de Maillane, tu es l’aloès de la Provence3. Tu es grand de trois coudées en un jour, tu as fleuri à vingt-cinq ans, ton âme poétique parfume Avignon, Arles, Marseille, Toulon, Hyères et bientôt la France, mais, plus heureux que l’arbre d’Hyères, le parfum de ton livre ne s’évaporera pas en mille ans. »

L’heure de gloire avait sonné. Mais ce nouvel Homère, que Lamartine saluait ainsi en termes vibrants, en qui il regrettait, avec Barbey d’Aurevilly, de ne pas rencontrer un paysan illettré, un garçon de ferme en sabots, un pâtre timide, ce poète qui est déjà, suivant le mot de Marius André, « toute une race, toute une civilisation », en a vite assez des acclamations, des éloges et du bruit. « En voilà assez ! Il me tarde d’embrasser ma mère ! » Il reprend donc le chemin de Maillane, non sans avoir redit à Lamartine la reconnaissance dont son cœur déborde : « Oh ! monsieur de Lamartine, un seul nom me vient sur les lèvres en voulant vous écrire : mon père ! » Il lui explique ce qu’il éprouve : « Il me semble que ma gloire ne m’appartient pas ; plus que jamais je sens le besoin de me cacher, de me recueillir et de parler avec ma mère de l’immensité de vos dons. » Il ne sait trop comment élever sa reconnaissance à la hauteur des largesses de Lamartine. « Mais, poursuit-il, si humble et si petit que soit le grain de blé, lorsqu’il monte en épis vers la rosée du ciel, il peut encore faire honneur à la main qui l’a semé. »

Et presque au moment où le Quarantième Entretien est publié, la seconde édition de Mireille paraît avec le salut au « divin Lamartine ».

 

          Je te consacre Mireille.

          C’est mon cœur et mon âme,

          C’est la fleur de mes années,

          C’est un raisin de Crau

          Qu’avec toutes ses feuilles t’offre un paysan 4.

 

« La grande harpe du romantisme », comme l’a écrit Marius André, avait vibré pour Mireille. Lamartine, affirmant qu’il y a « une vertu dans le soleil », avait, en termes admirables, présenté Mistral au monde. Et, pour cela, il faut lui pardonner les exagérations dont son romantisme seul est la cause. Il faut pardonner à tous ceux qui, déçus de ne pas avoir trouvé en Mistral un paysan illettré, maintenaient la séparation entre l’art et la nature, suivant les conceptions d’une époque qui faisait des héros avec des criminels.

Il y a de l’art dans Mireille, un art admirable où l’on retrouve la concision d’Horace unie à l’ampleur du divin Homère. Mireille, ce n’est peut-être pas le chef-d’œuvre de Mistral qui va s’élever vers la perfection de la forme et la splendeur du rythme dans l’éblouissant Poème du Rhône ; mais Mireille est sûrement l’œuvre la plus populaire du poète, l’une des plus célèbres du dix-neuvième siècle. La musique de Gounod, en 1864, ajouta peu de chose au poème. Et Mireille demeure, sans aucun doute, l’un des plus grands poèmes pastoraux de tous les temps. « Je chante une jeune fille de Provence... Je veux qu’en gloire elle soit élevée comme une reine... Vous n’en avez plus vu d’aussi belle. Le gai soleil l’avait éclose ; et frais, ingénu, son visage, à fleur de joues, avait deux fossettes... Et folâtre et sémillante, et sauvage quelque peu ! »

Telle était la fille de Maître Ramon qui vivait au mas de Micocoules ; et elle avait quinze ans. Or, un soir, à l’heure du repas, le vieux vannier Ambroise et son fils Vincent, « beau gars des mieux découplés, aux joues assez brunes », à peine plus âgé que Mireille, demandent l’hospitalité de Maître Ramon. Les premières étoiles venaient tout juste de s’allumer quand l’amour s’empara du cœur des deux enfants. Vincent, qui avait beaucoup voyagé, raconta à sa compagne les merveilles que ses yeux avaient vues, et la parole du vannier charma la fille de Maître Ramon. « Je passerais, à l’entendre, mes veillées et ma vie. »

Quelques semaines plus tard, à l’époque de la cueillette des feuilles de mûriers pour les vers à soie, alors que « les mûriers sont pleins de jeunes filles », Mireille et Vincent se retrouvaient sur la même branche d’un arbre, devant un nid de mésanges bleues. Tout en parlant, ils cueillaient les feuilles. Et « les jolis doigts effilés de la fillette se rencontrèrent emmêlés avec les doigts brûlants de Vincent ». Le moment des aveux était venu... Mais, soudain, la branche casse... Voilà les amoureux par terre, serrés l’un contre l’autre. « Vincent ! Vincent ! je suis amoureuse de toi ! » Et alors commence un des plus beaux duos d’amour qu’il y ait en poésie. « Je t’aime, ô jeune fille enchanteresse, au point que si tu disais : je veux une étoile ! j’irais la prendre, et, dimanche, tu l’aurais pendue à ton cou... »

Une compagne de Mireille a vu la scène ; et, un jour suivant, au dépouillement des cocons – qui aurait peut-être son pendant, chez nous, dans l’épluchette de blé d’Inde – le secret est dévoilé. Mireille rougit. Elle voudrait aller se cacher dans un couvent de nonnes... Un éclat de rire lui répond, et c’est alors que la voix fraîche d’une des jeunes filles, Nore, chante l’immortelle aubade de Magali.

Mais la fille d’un riche ménager n’épouse pas un pauvre vannier qui court les chemins... Et puis, les soupirants ne manquent pas autour de la belle Mireille ; le berger Alari qui possède mille bêtes à laine et qui apporte à l’enfant un vase ciselé par lui ; Véran qui garde au pâturage cent cavales blanches et qui arrive fièrement « avec veste longue et blonde jetée sur l’épaule en guise de manteau » ; Ourrias enfin, le « toucheur de taureaux aux bras d’acier ».

Fidèle à Vincent, qui dut se battre contre Ourrias, Mireille refuse les offres... Et comme Maître Ramon a rejeté la demande du vannier, elle fait le serment d’amour : « Devant Dieu et Notre-Dame nul n’aura mon âme que lui ! » Elle brave la colère de son père et maître, et, désespérée, à l’heure où les étoiles commencent à pâlir, elle quitte la maison. Où va-t-elle ? Emportant ses petits trésors de jeune fille, elle va aux Saintes-Maries, là-bas, au-delà de la Camargue palustre, vers l’église fortifiée qui fait face à la mer bleue. C’est là qu’elle trouverait la réponse à l’appel de son cœur... « Notre-Dame d’amour, dites-moi ce que je dois faire. »

En route, elle rencontre un petit garçon qui lui apprend des légendes et lui fait passer le Rhône « tout resplendissant de reflets roses », que remontaient lentement des tartanes, voiles au vent. Pendant que les siens, en émoi, sont à sa poursuite, elle va, la douce pèlerine d’amour, courant parmi les roseaux, dans le soleil qui la brûle. Finalement, épuisée, chancelante, la tête bourdonnante, elle s’écrase sur le seuil de l’église, n’ayant plus que la force de murmurer une dernière prière : « Ô Saintes Maries qui pouvez en fleurs changer nos larmes, inclinez vite l’oreille vers ma douleur... Je suis une jouvencelle qui aime un jouvenceau, le beau Vincent... » Et alors, comme si elles venaient la chercher, les trois Saintes lumineuses, toutes blanches, d’une beauté divine, lui apparaissent et lui parlent. « Console-toi, pauvre Mireille ; nous sommes les Maries de Judée ; nous sommes les patronnes de l’esquif qu’entoure le fracas de la mer farouche... As-tu là-bas rencontré le bonheur ? » Et elles racontent à l’enfant évanouie le voyage légendaire qu’elles firent, dix-huit siècles plus tôt, des rives de Palestine aux côtes de Provence. Après la mort du Christ, elles étaient parties avec Lazare, avec Trophime et l’évêque Maximim, sur un « méchant navire sans voiles et sans rames ». Poussée par l’aquilon, sauvée de la tempête, la fragile nef atteignit enfin « une rive sans roche » : la terre de Provence.

Quand Mireille rouvre les yeux, ils sont tous là, ceux qu’elle aime : le père, la mère et Vincent, « le beau tresseur de corbeilles », qui crie son désespoir. « Je ne veux pas, je ne veux pas que tu meures, toi, la perle de la Provence, toi, le soleil de la jeunesse ! » Mais elle va mourir, mourir d’amour. Elle croit entendre des orgues qui chantent. Les Saintes viennent la prendre... « D’un pied léger, je monte déjà sur la nacelle. Adieu ! Adieu ! La mer, belle plaine agitée, est l’avenue du Paradis. » Et la foule des priants entonne le cantique : « Ô belles saintes, souveraines de la plaine d’amertume, vous comblez, quand il vous plaît, de poissons nos filets. Mais à la foule pécheresse, ô blanches fleurs de nos landes salées, si c’est la paix qu’il faut, de paix emplissez-la. »

Tel est, en résumé, ce poème de Mireille, œuvre naïve et sublime à la fois, magnifique émanation du génie équilibré de Mistral. Simplicité du sujet, richesse de la langue, éclat des images, couleur et vie, toutes ces qualités que le poète répandra à profusion dans ses œuvres subséquentes : Mireille nous les apporte, épopée de jeunesse et de fraîcheur, traduite depuis dans toutes les langues. Comme il faut avoir une belle âme pour écrire de semblables choses !

D’une page à l’autre de Mireille, nous voyons s’épanouir cet amour toujours ardent de Mistral pour sa Provence. L’a-t-il assez aimée cette terre ensoleillée et bénie,

 

          ô pays dont l’azur est strié de colombes !

 

C’est elle qu’il chante et qu’il chantera jusqu’à la fin de sa longue vie ; c’est sa langue millénaire, parlée jadis par toute l’Europe, qu’il recrée en termes étincelants, remettant à sa place le dialecte d’Arles, enrichi des autres dialectes locaux – « un peuple qui tient sa langue tient la clé qui le délivre des chaînes » – ; ce sont ses contes et ses légendes qu’il a recueillis et qu’il sauve de l’oubli en les semant d’un geste royal dans toutes les pages de Mireille comme il le fera dans ses autres ouvrages ; ce sont ses fêtes qu’il décrit, ses costumes et ses vieilles choses qu’il entoure d’affection en attendant de créer, en 1898, dans Arles la brune, ce splendide museon Arlaten qu’il dota, six ans après, de son prix Nobel. Et d’avance, il proclame ces mots qu’il fera graver sur sa tombe : Non mihi, Domine, sed nomini tuo et Provinciae nostrae da gloriam.

Déjà, unissant cette simplicité et cette grandeur qui caractérisent la poésie de Mireille, Mistral est l’homme sage qui a regardé autour de lui, qui ne recherche pas l’étrange et met dans son œuvre la beauté classique des sœurs de Mireille. Il s’est créé une langue qui tient à la fois du parler populaire, du langage des troubadours et de l’italien. Il est le poète qui appelle, et, sachant bien qu’il doit asseoir son œuvre de renaissance provençale sur des bases solides, il ne veut donner que des chefs-d’œuvre. Ce sont eux qui porteront sa langue et l’image de sa Provence aux quatre coins de l’univers. Mais cela n’ira pas sans peine.

Sept ans après Mireille – il est à remarquer que toutes les grandes œuvres de Mistral paraissent chacune à sept ans d’intervalle – le poète de Maillane offrait au public Calendal, l’un des trois plus grands poèmes épiques avec la Légende des Siècles et la Chute d’un Ange, affirme Pierre Lasserre. « Calendal » est un simple pêcheur d’anchois, un enfant de Cassis, qui conquit l’empire et la splendeur. Il aime l’éclatante Estérelle, princesse des Baux, dont le poète a fait l’allégorie de sa Provence. Le long récit, entrecoupé de légendes et d’éblouissants tableaux de fêtes, n’est que la lutte terrible entre Calendal et le cruel comte Sévéran qui se disputent la belle. Toute l’histoire de la Provence y est contée et ce poème est avant tout un éloquent plaidoyer contre la centralisation administrative et politique. L’accueil froid et réservé que reçut Calendal démontra qu’on ne comprenait pas encore l’idée du maître.

Parce que Mistral, représentant sa Provence sous les traits de la fée Estérelle, se fait bien sincèrement le champion du fédéralisme, seul capable, d’après lui, de conserver à chaque province ses coutumes, ses traditions et ses trésors, on l’accuse d’être un mauvais Français. Parce qu’il a écrit : « La petite patrie est bien avant la grande », parce que, comme tout intellectuel, tout artiste véritable, il est de son petit pays avant d’être du plus grand et du monde, comme Dante est de Florence, Goethe de Weimar et Shakespeare de sa campagne anglaise, on dit de lui qu’il trahit. Les années qui vont suivre, entre Calendal et 1884, seront les plus douloureuses de sa vie.

Mistral est en relations étroites avec le Catalan Balaguer qui dirige, en Espagne, le mouvement fédéraliste et il rêve un moment de diriger le même mouvement contre le Second Empire. Il réclame contre l’abus de la centralisation qui resta à la France lorsqu’ayant détruit l’armature sociale de l’Ancien Régime, la Révolution eût fait table rase. Subissant l’influence du mouvement des nationalités, qui demeure la plus frappante caractéristique du dix-neuvième siècle, ayant beaucoup étudié le Moyen Âge, Mistral veut relever le Midi rejeté dans l’ombre après le treizième siècle qui vit la sanglante guerre des Albigeois. Il va en Catalogne, y salue ses frères les Catalans. Il applaudit la révolution qui, en novembre 1868, mais pour peu de temps, triomphe du gouvernement d’Isabelle. Il croit encore au libéralisme, à la démocratie, au fédéralisme ; il a des ambitions politiques qui rejoignent les idées du gamin de 48. Mais, en 1870, c’est la guerre qui vient. La France paie chèrement son admiration pour la science et la philosophie allemandes, pour les sylphes romantiques qui lui cachaient les casques à pointe. Alors Mistral abandonne toutes ses idées. La France saigne. Pour l’aider à panser ses blessures, il ne s’occupe plus que d’en accroître le patrimoine en poursuivant la résurrection provençale sans y mêler la politique : enrichir le tout en enrichissant chaque partie du tout. La clarté revient dans son âme pour n’en plus sortir. Tout se résume pour lui, désormais, dans une lutte entre le christianisme et la révolution, et, sur un terrain plus étroit, dans la rivalité qui met aux prises le germanisme et la latinité.

Son choix est fait depuis longtemps. Il est, il restera catholique et latin. Il prêche la fédération des peuples latins et l’union des Français. Il voudrait rapprocher une Italie où règne l’incertitude, une Espagne en proie à l’anarchie, une France appauvrie par la défaite. Il sent que l’Italie incline vers l’Allemagne, oubliant l’aide qu’elle a reçue de la France pour faire son unité. Il a pensé que cette union se ferait entre la France et l’Italie, aux grandes fêtes d’Avignon pour le cinquième centenaire de la naissance de Pétrarque. Mais ses adversaires ne désarment pas. On proteste contre les fêtes d’Avignon qui ont lieu en juillet 1874. Hugo à Paris, Garibaldi, « l’Homme rouge », sur son rocher de Caprera, réclament Pétrarque comme un libre-penseur. Malgré les verres levés, en Avignon, à la santé des trois littératures : française, provençale et italienne, malgré l’hommage rendu à Mistral, « poétique incarnation du génie de la race latine », l’union n’est pas pour aujourd’hui. L’insulte s’en vient alors frapper le poète dans sa retraite de Maillane.

Un fort mouvement en faveur des langues romanes a commencé de l’autre côté du Rhin ; et l’on veut créer en Allemagne une université qui serait le centre des études romanes. Pour le bonhomme Michel, les Provençaux ne sont pas des Français. Et alors il est aisé de comprendre que les Allemands aient combattu en sourdine le programme de Mistral qui veut faire de Montpellier le centre des études romanes. Dans cette campagne entreprise contre Mistral et le félibrige, le germanisme trouve des alliés en France, même dans les milieux les plus sérieux de Paris, comme celui de la Revue des Deux Mondes. On accuse Mistral de séparatisme et on lui prête l’ambition de vouloir fédérer la Provence, l’Italie et la Catalogne. « C’est un blanc », dit-on. Mais lui, quoique peiné, refuse la polémique.

Il continue avec les siens, les plus près de son cœur et de son esprit, la propagande latine. Articles, conférences, banquets, fêtes éblouissantes : toute la Provence retentit de la forte voix des félibres.

Au lendemain de San Stefano, alors qu’aux marches orientales de l’Europe, une fière nation relevait la tête, Mistral tendait sa main loyale au poète roumain Alessandri qui serait bientôt ministre des Affaires étrangères de son pays, ambassadeur, et refuserait d’être roi. À ce Roumain qui disait : « Nous sommes fils de Rome et gentilshommes », Mistral cède sa place au concours du meilleur chant latin et il adresse à la Roumanie ce vibrant salut de l’âme :

 

          Après le long piétinement des Turcs et des Russes,

          on t’a vue ainsi renaître, ô Nation de Trajan,

          telle que l’astre clair qui sort de l’éclipse noire,

          avec la jeune sève des filles de quinze ans5.

 

À ceux qui l’accusent d’être mauvais Français, il dit : « Nous sommes de la grande France, franchement et loyalement... Car il est bon d’être nombre, il est beau de s’appeler les enfants de la France. » Du reste, quels vers admirables n’a-t-il pas consacrés à la France, en novembre 1870 :

 

          Seigneur, nous sommes tes enfants prodigues ;

          mais nous sommes

          tes vieux chrétiens...

          

          Seigneur, au nom de tant de mères

          qui pour leurs fils

          vont prier Dieu,

          et qui, ni l’an prochain hélas !

          ni l’autre année,

          ne les reverront...

          

          Seigneur, pour tant d’adversités,

          de massacrés,

          d’incendies ;

          pour tant de deuil sur notre France,

          pour tant d’affronts

          sur notre front...

          

          Seigneur, désarme ta justice !... 6

 

Et dans une autre circonstance, à la fête de sainte Estelle, patronne des félibres, il a résumé son idéal : « Nous ne pouvons pas tous vivre à Paris ou à Marseille. Nous ne pouvons pas tous avoir des places... Et si vous voulez que les paysans restent dans les villages et dans leurs chaumières... si vous voulez surtout qu’ils y trouvent ce plein contentement qu’ils appellent liberté, laissez-leur leur langage, nécessaire au milieu où ils vivent... Ô France, mère France, laisse donc à ta Provence, à ton charmant Midi, la langue mélodieuse en laquelle elle te dit : Ma Mère ! »

Finalement, c’est lui qui eut raison, lui dont la vie, comme l’œuvre, n’est qu’harmonie, mesure, calme et patience. La calomnie et l’injure s’arrêtèrent vaincues, et, en 1884, lors du quatrième centenaire de l’union de la Provence à la France, Paris acclamait, comme en 1859, celui qui avait pu écrire « Le tambour d’Arcole ».

Il n’avait du reste pas interrompu son travail. En 1876, il groupait quelques milliers de vers sous le titre Les Îles d’Or, une des œuvres lyriques, a-t-on écrit, « les plus parfaites et les plus pures de la littérature ». Sept ans plus tard, il publiait un conte en vers, débordant de philosophie ironique, Nerto, dont l’intrigue se déroule au temps de Benoît XIII, dans l’Avignon des Papes que Dante, injustement, avait appelée « la Babylone de l’Apocalypse », Nerto auquel l’Académie décernait son grand prix Vitet. Et, en 1886, Mistral achève la publication du Trésor du Félibrige, œuvre magistrale commencée huit ans plus tôt, dictionnaire de la langue d’oc dont la réputation est universelle. Le 6 janvier 1891, il fonde un journal provençal, L’Aioli, c’est-à-dire, le coulis de l’ail qu’on mangeait, paraît-il, au Banquet de Platon, l’ail que les soldats de Marengo et d’Austerlitz avaient toujours dans leurs sacs. L’Aioli vécut jusqu’en 1898, un an après l’apparition du chef-d’œuvre de Mistral : le Poème du Rhône, qui est l’aventure du prince d’Orange à barbiche blonde, parti à la recherche de la Nymphe, « belle et pure, claire et vague, que l’esprit conçoit et désire ». Le prince rencontra, sur le bateau de Maître Apian, l’Anglore, la jeune fille rêvée, qui ramassait des paillettes d’or sur les rives du Rhône. Mais, au retour de la foire de Beaucaire, une catastrophe engloutit le prince, la jeune fille, et la fortune de Maître Apian. En des vers uniques, étincelants, qui sonnent comme des fanfares, le poète a décrit l’incessant mouvement du Rhône, au temps où le bateau à vapeur n’avait pas encore remplacé les barques tirées par des chevaux. Il a dépeint la foire de Beaucaire où l’on vient de partout,

 

          de notre mer,

          des côtes barbaresques ou levantines

          et du Donant et de la Mer Majeure,

          ils ont gagné Beaucaire pour la foire.

          Et il y en a ! les uns portant la voile aiguë,

          latine la plupart, d’autres quadrangulaire :

          allèges d’Arles, et trois-mâts de Marseille,

          les tartanes de Gênes ou de Livourne,

          les brigantins d’Alep, les zalancelles

          de Malaga, de Naples et de Majorque,

          les goélettes anglaises ou du Havre de Grâce,

          les groins-de-porc d’Agde et de Cette

          et les trabacs noirs de l’Adriatique...

 

Il a chanté Avignon où vinrent les Papes et où, d’après la légende, le Pape retournera faire pénitence.

« Ce poème, raconte Mistral, je l’ai composé en me promenant, le soir, avec ma femme. » Ce fut le chef-d’œuvre non seulement de sa vieillesse, mais de sa vie. Quand il l’eut ainsi publié, à soixante-sept ans, il se recueillit.

Depuis son voyage en Catalogne, il n’était sorti qu’une fois de France pour aller passer deux mois en Italie, après l’apparition de son drame en vers : La Reine Jeanne. Et c’est là, un soir de mai 1891, à Venise, pendant que le Grand Canal s’emplissait de lumière, de rires et de sérénades, que Mistral apprit la mort de Roumanille... « Toi qui sais, ô Roumanille, tresser dans tes harmonies et les pleurs du peuple et les rires des jeunes filles et les fleurs du printemps. »

Quelques années plus tard, c’est Alphonse Daudet qui s’en allait, Daudet, le gai compagnon de tant d’équipées ; et le moulin de Fontvielle, d’où sont parties tant de lettres, pour faire leur tour du monde, redevint silencieux. « Une partie de moi, ma gaieté jeune est enterrée avec mon bel Alphonse ». Théodore Aubanel, lui, s’en était allé beaucoup plus tôt, sans avoir retrouvé la paix du cœur.

Sil ne va pas à l’étranger, Mistral, par contre, parcourt sa Provence en tous sens. Il ne manque aucune fête des Jeux Floraux, aucune réjouissance des félibres et promène, de Nîmes à Aix, d’Arles aux Saintes-Maries, sa belle tête à l’abondante chevelure débordant d’un feutre à larges bords, et sa voix de cristal. Avec les poètes du Gai-Savoir, il boit, chaque année, dans la coupe en argent ciselé que les Catalans avaient donnée à leurs frères de Provence.

 

          Coupe sainte et débordante,

          Verse-nous les espérances

          Et les rêves de ta jeunesse,

          Le souvenir du passé

          Et la foi dans l’an qui vient 7.

 

Il reste lui-même, pendant que les écoles se succèdent en littérature, et les systèmes en politique. Lui, il marche droit. Il sait où il va. Il a la sérénité des croyants. Il suit le conseil qu’il a jeté dans l’un de ses poèmes : « Bois ton rayon de soleil, et rends grâces ! Si la vie te paraît trop chétive, éblouis-toi les yeux aux astres de la nuit. » Dans sa retraite de Maillane, où l’épouse dévouée qu’il s’était, un jour, choisie et qu’Aubanel avait glorifiée dans un épithalame,

 

          – Belle jeune fille

          couronne par plaisir

          de tes baisers

          le front de ton ami.–

 

l’entoure d’affection et de soins, Mistral écrit ses souvenirs, publiés en 1906.

Il est le vrai « roi de la Provence », l’époux d’Estérelle dont il a relevé le trône. Il mène la vie simple, ordonnée, sobre et laborieuse qui prolonge ses jours. De partout, on vient le voir dans cette simple demeure de Maillane qui se blottit derrière une haie de laurier. Tous les jours, des visiteurs se présentent, comme s’il s’agissait d’un monument célèbre. Il a un bon mot et un bon sourire pour chacun.

Mais, quand c’est un ami qui vient, il le fait asseoir sur le banc de pierre, au soleil. Chaque soir, après avoir bien travaillé, il fait sa marche habituelle de trois milles, avec son chien noir « Pan-Perdu », et chacun salue l’illustre vieillard aux yeux petits et pleins de malice, à l’impériale toute blanche.

En 1909, un jour que le mistral soufflait avec force, des milliers de personnes envahissaient la vieille « place des Hommes », à Arles, pour le dévoilement de la statue du poète. L’admiration populaire avait voulu célébrer ainsi le cinquantenaire de Mireille. Ce fut une apothéose, au milieu d’une foule en délire. Lorsque son tour fut venu de parler, Mistral, tête découverte, cheveux au vent, ouvrit les bras, et, d’une voix que l’émotion et l’âge faisaient trembler, il se contenta de jeter à la foule, en guise de remerciement, les premiers vers de Mirielle : « Je chante une jeune fille de Provence... » Et c’est à cette occasion que le vénérable Pie X, du haut de la colline vaticane, bénit son « très cher et très illustre fils, Frédéric Mistral ».

Mais le poids des années alourdissait la démarche et courbait les épaules de Mistral. « Tout me dit que l’hiver est arrivé pour moi et qu’il faut sans retard, amassant mes olives, en offrir l’huile vierge à l’autel du bon Dieu. » Alors, sans rien perdre de sa sérénité, il couronne toute son œuvre en publiant, à quatre-vingt-trois ans, ses dernières poésies lyriques : Les Olivades. Même fraîcheur de la langue, même jeunesse printanière, enveloppée cette fois d’une vague tristesse, même amour pour cette Provence douce, claire et lumineuse, aux contours nuancés, harmonieuse de forme et de visage, fidélité du souvenir pour Magali : tout Mistral est là comme autrefois. Il regarde la mort en face et chante l’endroit qu’il a choisi pour le dernier sommeil : « Sous mes yeux, je vois l’enclos et la coupole blanche où, comme les colimaçons, je me tapirai à l’ombrette... Ça, c’est la tombe du Poète, Poète qui fit des chansons pour une belle Provençale qu’on appelle Mireille. C’est celui qu’on avait fait roi de Provence... C’est le tombeau d’un mage. »

Cette même année 1913, à la Sainte-Estelle, Mistral, une dernière fois, se joint aux félibres, dans la ville d’Aix. Et comme si le peuple sentait que c’était bien la dernière fois, il acclame plus frénétiquement que jamais le beau vieillard. Les étudiants traînent sa voiture dans la blanche poussière. « Les dieux, disent-ils, doivent être traînés par les hommes. »

Peu après, en septembre, revenant d’Espagne, le président de la République, Raymond Poincaré, s’arrête à Maillane, apportant au poète le salut et l’admiration de la France entière. « En venant saluer dans son humble village le poète provençal, qui ne l’a jamais quitté, vous témoignez très haut vos sympathies pour ce régionalisme dans lequel la France aura, j’en ai la foi, son rajeunissement. »

Puis c’est l’hiver, suivi d’un printemps en avance. Un jour de mars, Mistral est sorti tête nue. Il a pris froid. Le mal fait de rapides progrès. C’est la fin. Le 25 mars, quand la lumière pénètre dans sa chambre, il demande à sa servante dévouée, la Marie-du-Poète : « Quel jour sommes-nous ? » « Mercredi, Maître. » « Mercredi ? Alors, ce sera mercredi tout le jour. »

Oui, tout le jour qui n’aura ni soir ni matin. Il peut partir maintenant, le poète au nom ensoleillé. Il a chanté et aimé toute sa vie : aimé sa Provence, aimé la France, aimé les siens, aimé les hommes, aimé Dieu. Que son âme s’envole vers la Béatitude ! Sa vie a été suffisamment longue et harmonieuse. « Si quelqu’un a été heureux, disait-il, c’est bien moi. J’ai été heureux... et, si je le pouvais, je ne voudrais pas recommencer la vie... C’est que je crois à l’au-delà. »

L’horloge a sonné une heure, la vieille horloge qu’il grondait parfois quand elle s’arrêtait : « Voyons, toi qui es de la famille depuis si longtemps, toi qui as toujours exactement donné l’heure à mon père et aux miens, âme de la maison, tu ne vas pas maintenant te permettre des caprices... »

On n’entend plus la voix expirante, restes de cette voix qui fit frissonner Lamartine. Toute la force s’est réfugiée dans les yeux, pendant que la noble compagne de trente-huit ans de vie commune murmure à Mistral l’encouragement suprême :

« Les Saintes-Maries !... Les Saintes-Maries !... »

Oui, ce sont les Saintes, les grandes Saintes de Provence qui viennent le chercher dans leur nacelle éclatante. « Ô bonnes Saintes ! elles me font signe d’aller avec elles, que je n’ai rien à craindre, que leur barque au Paradis tout droit nous mènera 8. »

Il soupira trois fois ; et, les yeux grands ouverts sur l’Infini, l’âme bercée par les dernières prières, il entra dans l’Éternité.

 

 

 

Jean BRUCHÉSI, Rappels, 1941.

 

 

 

Bibliographie

 

La vie harmonieuse de Mistral, par Marius André, Plon, 1928.

Frédéric Mistral, par Pierre Lasserre, Payot, 1918.

Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux, (2 vol.) par Léon Daudet, Nouvelle Librairie Nationale, 1920-1926.

Études et milieux littéraires, par Léon Daudet, Grasset, 1927.

Les œuvres dans les hommes, par Léon Daudet, Nouvelle Librairie Nationale, 1922.

La Ronde de Nuit, par Léon Daudet, Grasset, 1928.

Barbarie et poésie, par Charles Maurras, Nouvelle Librairie Nationale, 1925.

L’Étang de Berre, par Charles Maurras, Champion, 1924.

L’Almanach Provençal.

Mémoires et Récits, par Frédéric Mistral, Plon, 1906.

Les œuvres complètes de Frédéric Mistral, chez Alphonse Lemerre.

 

 

 

Notes

 

1. Les Îles d’Or.

2. Il n’en fut rien ; Mistral n’entra pas à l’Académie.

3. L’aloès est une petite plante qui ne fleurit que tous les vingt-cinq ans.

4. Les Îles d’Or.

5. Les Îles d’Or.

6. Les Îles d’Or.

7. Les Îles d’Or.

8. Mireille.

 

 

 

 

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