Intuitions et contradictions politiques

de Chateaubriand

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges CATTAUI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Né il y a deux cents ans 1, la même année que Napoléon, Chateaubriand est mort il y a cent vingt ans, le 4 juillet 1848, à l’heure où l’insurrection déferlait à ses portes et où tombait le dernier roi capétien. Témoin de la Révolution, il avait vu s’écrouler l’Ancien Régime et l’Empire. Il avait été ambassadeur et ministre. Cependant, ayant vécu entre deux siècles, il se contenta, dit-on, d’être « la dupe de deux ou trois nobles idées : la liberté, la fidélité, l’honneur » ; mais est-on jamais dupe de ce qui est noble ? Son opposition à Bonaparte ne l’a pas empêché de rendre justice au génie de Napoléon ; légitimiste toujours frustré, il comprit que « les révolutions et les malheurs ont des résultats heureux quand on sait profiter des résultats de l’infortune ». On ne dira jamais assez la force, l’éclat, la justesse de ses écrits politiques, dont on sait qu’ils sont aujourd’hui le bréviaire d’un grand homme d’État. Il a montré combien « la haute intelligence des poètes, appliquée à la direction des affaires de ce monde, est supérieure au bon sens à courte vue des hommes qui se disent pratiques 2. » Il a joué en France un rôle politique plus important que n’ont fait, après lui, Lamartine, Hugo, Barrès, qui rêvèrent de l’imiter ; moins heureux cependant que Disraeli, il n’a pas eu, comme l’Anglais, une Souveraine attentive à ses suggestions, à ses vastes desseins. Il ne put qu’un instant « mener les Français par les songes »... Mais Sibyl et Conningsby ne valent pas les Mémoires d’outre-tombe et la Vie de Rancé.

Plus que ses ambassades à Berlin et à Londres, plus que sa participation au Congrès de Vérone, plus même que son rôle comme ministre des Affaires étrangères en 1823 et comme ambassadeur auprès du Saint-Siège en 1828, ce qui nous intéresse, ce sont ses écrits politiques : ses articles des Débats et du Conservateur, son essai De la Monarchie selon la Charte, ses vues prophétiques sur l’Avenir du monde. Si, dans l’existence intérieure, ce fut l’homme de tous les songes, dans les affaires politiques ce fut en revanche l’homme des réalités. Ce politique qu’on se représente trop souvent comme un « ultra-royaliste », un « conservateur attardé », fut, tout au contraire, un esprit puissant, aigu, délié, qui savait qu’on ne cloue pas le temps au passé. « Ne nous y trompons pas, disait-il dès 1824 : une ère nouvelle commence pour les nations. Sera-t-elle heureuse ? La Providence le sait. Quant à nous, il ne nous est donné que de nous préparer aux évènements de l’avenir, que de pressentir ce qui sera pour éviter les résistances inutiles. » En vérité, si Chateaubriand se fit, comme malgré lui, le défenseur de la légitimité monarchique, c’est qu’il trouvait en ce principe l’exercice de la plus haute vertu : l’honneur, qui élève un simple besoin à la dignité d’un sentiment, sorte de passive réparation que la nature a placée auprès d’une passion dévorante.

Dès 1815, n’avouait-il pas à Louis XVIII : « Puisque Votre Majesté pardonne à ma fidélité, je crois que la monarchie est finie. » Et l’on sait que le roi répondit : « Je suis de votre avis. » Mais il se vengea en disant : « Donnez-vous garde d’admettre un poète dans vos affaires : il perdra tout. Ces gens ne sont bons à rien. » Quelle figure complexe que celle de ce gentilhomme breton ! Défenseur chevaleresque de la monarchie, il est secrètement convaincu que l’avenir appartient à la république ; adversaire de Napoléon, il prononce sur l’empereur un des jugements les plus équitables de l’histoire ; précurseur du romantisme, il vénère les lettres et les arts du grand siècle ; restaurateur du christianisme, c’est une âme « naturellement païenne » ; il témoignera pourtant qu’en grandissant, sa conviction religieuse a dévoré ses autres convictions et qu’il n’est point ici-bas de chrétien plus croyant et d’homme plus incrédule que lui.

La seule explication cohérente qu’on puisse trouver à la mélancolie de ce grand désabusé, de ce Celte rêveur et morose, qui connaissait ses ruines, c’est qu’il continuait, avec une « persévérance triste, à poursuivre le bonheur » et à chercher la liberté ravie. Comme une colonne dans le désert, on sent qu’une « grande pensée s’élève par intervalle dans une âme que le temps et le malheur ont dévastée ». Est-ce à dire que de son action rien ne devait survivre ? Non pas, car Chateaubriand témoigna lui-même en 1828 : « La France sera libre et me devra sa liberté constitutionnelle presque entière. » C’est là ce qu’on ne saurait oublier. La véritable démocratie française doit à ce poète au moins autant qu’elle doit à Lamartine et à Hugo – également monarchistes en leur jeune âge. En fait, ce que nous estimons le plus en l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, ce sont ses réflexions sur la « morale des devoirs » opposée à la morale des intérêts matériels, c’est en un mot sa défense de la moralité politique contre l’opportunisme cynique des Talleyrand, des Fouché, des Metternich, des Villèle... et autres Turelures. Il proclamait : « C’est précisément le devoir qui est un fait, et l’intérêt une fiction. » « C’est la morale qui fait le crédit public. »

Ce qui fait mourir la morale chez les nations, aimait-il à dire, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n’est pas la violence mais la séduction, et par séduction j’entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Et il ajoutait que « la morale des intérêts » dont on voulait faire « la base du gouvernement » avait plus corrompu le peuple dans l’espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle. Il dénonçait en particulier les mots réalisme, positif, spécialité, système d’intérêts, qu’il appelait le « galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences ».

En 1810, s’il composa avec « le pouvoir impérial », c’est que, depuis le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, l’Europe monarchique et la vieille aristocratie française pouvaient enfin accepter « l’usurpateur ». Plus tard, quand l’empereur fut vaincu, le spectacle de la France envahie déchira trop le cœur de Chateaubriand « pour qu’il pût se réjouir de la perte de son ennemi ». Il montra cependant son ressentiment dans sa brochure De Buonaparte et des Bourbons. Ce ne fut que bien plus tard qu’il revint à plus d’équité et proclama son admiration pour le vainqueur d’Austerlitz. Bien que Louis XVIII eût dit que le pamphlet de Chateaubriand avait produit plus d’effet qu’une armée de 100 000 hommes, il ne devait guère montrer de reconnaissance envers l’auteur, qui allait ainsi connaître à son tour l’ingratitude des princes qu’il avait servis.

N’oublions jamais que, Breton, Chateaubriand appartenait à une race de « rebelles nés ». Ce qu’il avait été chercher jadis en Amérique, c’était « la liberté primitive ». Jeune homme il avait été nourri de Montesquieu et de Rousseau. Durant son exil à Londres, il avait connu ces « monarchistes » qui s’opposaient aux « absolutistes » ; il avait fréquenté les Mallet du Pan, les Lally-Tollendal, les Malouet, enfin celui qui devait devenir son grand ami : M. de Fontanes, esprit modéré, bien fait pour conseiller notre impétueux François-René, dont il reconnut d’emblée le génie. Ce fut alors seulement que Chateaubriand découvrit Dieu et se convertit.

Il allait bientôt écrire son Génie du christianisme. Fontanes l’introduira, dès son retour en France, dans le cercle de Joubert, de Molé, de Mme de Staël, de Benjamin Constant. Ainsi devait commencer son opposition à Napoléon. N’écrivait-il pas : « C’est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l’Empire. »

Jugeant que les Français n’aimaient la liberté que par boutade, mais étaient affolés d’égalité, Chateaubriand avait pris à la lettre le gouvernement représentatif. Ainsi que l’a fort bien souligné Martin-Chauffier, « Ce que son royalisme comportait d’agressif ne s’appliquait pas aux idées, mais aux hommes de gauche, dont la prétention lui paraissait exécrable, le rôle néfaste et l’influence sur le roi contraire aux intentions manifestées par la masse électorale. » Les variations de François-René étaient plus « apparentes que réelles » : il défendait toujours le roi, la charte, la représentation populaire, la religion, la liberté et l’honneur ; mais il était incapable de supporter la discipline d’un parti. Le calcul ne le guidait pas. Il avait nettement défini sa position : du moment que la majesté royale est infaillible, « tout découle d’un ministère responsable » ; et si les ministres sont responsables, « le roi doit donc les laisser agir d’après eux-mêmes, puisqu’on s’en prendra à eux seuls de l’évènement ». Le ministère doit par conséquent être issu de la majorité. C’était là, sans conteste, la conception rigoureuse de la monarchie parlementaire, telle qu’elle fonctionne en Grande-Bretagne : Le roi règne et ne gouverne pas. En 1817, Chateaubriand avait publié contre le cabinet Decazes un violent pamphlet : Du système politique suivi par le gouvernement. Enfin il avait fondé un organe, Le Conservateur, que soutenait le comte d’Artois et dont les collaborateurs se nommaient Bonald, Lamennais, Berryer, Sosthène de La Rochefoucauld, etc. Il apparaissait comme le chef du parti des « ultra-monarchistes », alors qu’en réalité notre honnête polémiste ne faisait que préparer, à son insu, la venue au pouvoir de celui qui allait se montrer son intraitable adversaire : Villèle. La pairie lui était devenue hostile en raison de ses opinions libérales. N’osait-il pas déclarer : « Dans la société, c’est toujours le grand nombre qui souffre. » N’osait-il pas également intervenir en faveur des Grecs opprimés ? Enfin, en 1819, il s’était élevé contre les mauvais Français qui donnaient pour motif de tranquillité au pays la « surveillance des armées étrangères ». « La jeune France » était passée tout entière de son côté. Il aimait à dire qu’il avait « restauré Dieu, le roi et les lettres ». Avec quelle morgue, cependant, les gens de Cour traitèrent ce hobereau, ce cadet de Bretagne, dont le double tort était d’être pauvre et d’être poète ! Aux jours absurdes de la Sainte-Alliance, où Metternich et Talleyrand paraissaient des oracles, c’était une tare pour un diplomate que d’être un grand écrivain. Chateaubriand, à Vienne et à Vérone comme à Paris, ne pouvait donc passer que pour un amateur en politique. Mais il avait fait la conquête du Tsar Alexandre et pensait qu’une alliance franco-russe pouvait dominer l’Europe. Il n’était pas mécontent de jouer ce tour à Metternich, en lequel il voyait un homme qui n’a d’empire que sur la faiblesse. Dans l’affaire de la guerre d’Espagne, Chateaubriand fit preuve d’une prodigieuse puissance d’effort et de volonté. Il sut imposer à Villèle et à l’Europe l’intervention française. Chateaubriand voulait refuser toute soumission à la Sainte-Alliance. Il comptait également écarter l’Angleterre. Et s’il raffermissait en Espagne le pouvoir des Bourbons, il espérait leur arracher l’indépendance des possessions espagnoles de l’Amérique latine. Il composait également des rapports remarquables contre la traite des nègres et la piraterie, car il y avait toujours un fond de libéralisme chez ce politique qui passait pour le chef des « ultra-royalistes ».

Chateaubriand n’avait pas bravé Bonaparte pour trembler devant M. Decazes. Sous la Restauration, il combattait en Decazes et en Villèle ceux qui menaient la monarchie à sa perte. C’est en vain qu’il cherchait à concilier son ressentiment et sa fidélité. Il ne voulait certes pas se séparer des trois principes qui faisaient la base de ses ouvrages : « La religion, la liberté et le trône légitime » ; mais il se rendait compte que le trône était défavorable à la liberté. Les attaques dont il fut l’objet de la part de la presse officielle après son renvoi intempestif du ministère lui permirent de reprendre son indépendance à l’égard du pouvoir. Partisan de la Charte, il attaqua le ministère Villèle, qui venait de rétablir la censure en 1824 ; or, sachant la mort du roi prochaine, il fonda son espoir sur l’avènement du comte d’Artois – qui allait être Charles X. Hélas ! si l’ordonnance de censure fut rapportée, le cabinet Villèle n’en fut pas moins consolidé sous le nouveau roi. L’absolutisme triomphait : la Constitution fut de nouveau violée. « Homme solitaire, indépendant de tout », Chateaubriand rejetait ce qui lui paraissait mauvais. La campagne qu’il entreprit devait aboutir à la chute de Villèle. En 1827, il présenta une liste « constitutionnelle » avec des royalistes alliés à des libéraux. Il crut sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l’opposition, s’immolant lui-même sur le bûcher de la monarchie. Si le souci de sa gloire et de sa fidélité le rattachait encore au trône légitime, son goût le portait vers l’intelligence, la jeunesse, le mouvement, la liberté. Il avait imploré Charles X de se séparer de ses ministres. Le roi fut sourd aux conseils du prophète. Chateaubriand aimait à dire : « La menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible. »

Voyant la monarchie à la Chambre et l’usurpation au Palais-Royal, il pouvait alors écrire : « Je ne suis point républicain, quoique je voie très bien que le monde va vers la république par l’incapacité des uns et par la supériorité des autres, et quoique mon esprit conçoive parfaitement cette espèce de liberté populaire inconnue des Anciens, qui nous arrive de force par le perfectionnement de la société. » Chateaubriand avait alors pour lui toute l’élite de la jeunesse romantique : Lamartine, Vigny, Béranger, Hugo, Lamennais... Il avait fondé la « Société des amis de la liberté de la presse ». Lorsque, le 2 décembre 1827, les constitutionnels l’emportèrent sur le gouvernement, Villèle se vit contraint de démissionner ; mais, écarté par le roi, Chateaubriand fut du moins représenté dans le nouveau cabinet Martignac par son ami La Ferronnays. Et, lorsque plus tard, on lui proposa l’Instruction publique ou la Marine, il refusa, estimant qu’il ne pouvait accepter que la présidence du Conseil ou les Affaires étrangères. Toutefois, quand on lui offrit l’ambassade de Rome, il accepta, et l’on sait que le rôle qu’il joua auprès du Saint-Siège ne fut pas négligeable ; mais, peut-être rêva-t-il un instant qu’on lui permettrait de former un nouveau ministère et qu’il lui serait aussi possible d’accomplir ses grands desseins et de sauver la monarchie. Il n’en fut rien, et cela vaut sans doute mieux pour la gloire de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, que le pouvoir aurait éloigné de sa méditation sur son passé, nous privant du plus personnel et du plus accompli de ses grands ouvrages littéraires. Aussitôt que Charles X eut appelé Polignac au pouvoir, Chateaubriand comprit que la monarchie allait à sa perte. Il démissionna.

La misère du peuple, l’injuste distribution de la propriété l’indignaient. Cependant, oubliant ses rancunes et demeurant fidèle à la légitimité, Chateaubriand fut opposé au « régime de transition » de Louis-Philippe ; il pouvait écrire : « Jamais défense ne fut plus légitime et plus héroïque que celle du peuple de Paris... D’affreux ministres ont souillé la couronne et ils ont soutenu la violation de la loi par le meurtre »... Plus tard, il ajoutera même : « Je ne crois pas au droit divin de la royauté et je crois à la puissance des révolutions et des faits »...

Il louait enfin « cette grande République... habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l’admission à tous les emplois, l’égalité de tous devant la loi, l’élection et la souveraineté populaire ». Courageusement, il envoya au roi-bourgeois sa démission de pair de France et de ministre d’État, acceptant d’être réduit à la gêne, lui qui, tant de fois, avait connu la pauvreté. Comme plus tard Péguy, il avait rêvé d’un roi de chevalerie et de grâce, non d’un roi négociateur.

Ses contemporains aveuglés ne pouvaient le juger équitablement. Au temps où il représentait la France auprès du Saint-Siège, Metternich avait dit : « Le jour où il a été renversé, il s’est jeté dans la faction révolutionnaire dont il est devenu l’âme. » C’était se montrer sourd aux avertissements de Cassandre. Je sais bien que, de nos jours, dans son beau livre, Martin-Chauffier n’a pas craint de souligner « d’incroyables contradictions entre ses actes et ses écrits » ; subtilement, il insinue que le caractère de Chateaubriand ne fut pas égal à son tempérament, ou plutôt qu’il ne possédait de caractère que « quand il était seul avec lui-même », le contact avec autrui aliénant « sa liberté et sa conscience, même ». Cela pourrait expliquer son attitude à l’égard de Napoléon et de Fouché. Dans un milieu défavorable – par exemple en face de Metternich –, il perdait tous ses moyens. Or les Autrichiens le savaient hostile aux traités de Vienne.

L’Enchanteur ne pouvait concevoir que de l’antipathie pour le régime bâtard du roi-bourgeois, Louis-Philippe n’étant à ses yeux qu’un usurpateur, fils d’un régicide. Après l’écroulement de la monarchie légitime, il s’écria : « Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés : il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. »

En 1831, Chateaubriand publia De la Restauration et de la monarchie élective, afin de défendre la branche aînée des Bourbons, un député nommé Baude ayant proposé à la Chambre de bannir Charles X et sa descendance. Au sujet de la Monarchie de Juillet, Chateaubriand déclarait dignement : « Je ne puis servir le gouvernement qui existe, parce que je crains qu’il ne puisse arriver à l’ordre que par l’oppression de la liberté, et qu’il me semble exposé, s’il veut maintenir la liberté, à tomber dans l’anarchie. » La proposition Baude ayant été aggravée par la menace de la peine de mort pour toute infraction, Chateaubriand – qui avait quitté la France pour s’installer à Genève – s’empressa courageusement de rentrer à Paris et d’y publier son pamphlet : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille. Il fut mis en prison pour avoir été le conseiller de la duchesse de Berry, dont il avait pourtant essayé de décourager la tentative aventureuse. En décembre 1832, il écrivit son Mémoire sur la captivité de Madame la duchesse de Berry, dont le succès fut immense. En 1833, il se rendit à Prague afin d’y revoir Charles X exilé. En pardonnant au prince qui l’avait méconnu, le poète faisait éclater sa grandeur d’âme. Il savait d’ailleurs que la branche d’Orléans serait chassée à son tour, la France étant républicaine.

Élève de Montesquieu, Chateaubriand professait la théorie du gouvernement mixte. Dans la brochure De la Restauration et de la monarchie élective, il écrivait avec une rare prescience de l’avenir : « La Monarchie de Juillet est dans une condition absolue de gloire ou de lois d’exception ; elle vit par la presse, et la presse la tue ; sans gloire elle sera dévorée par la liberté ; si elle attaque cette liberté, elle périra. Il ferait beau nous voir, après avoir chassé trois rois avec des barricades pour la liberté de la presse, élever de nouvelles barricades contre cette liberté ! Et pourtant que faire ? L’action redoublée des tribunaux et des lois suffira-t-elle pour contenir les écrivains ? » « ... Nous marchons à une révolution générale. Si la transformation qui s’opère suit sa pente et ne rencontre aucun obstacle, si la raison populaire continue son développement progressif, si l’éducation des classes intermédiaires ne souffre point d’interruption, les nations se nivelleront dans une égale liberté ; si cette transformation est arrêtée, les nations se nivelleront dans un égal despotisme. Ce despotisme durera peu, à cause de l’âge avancé des lumières, mais il sera rude, et une longue dissolution sociale le suivra... » « Il y a des personnes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l’Empire en une seule, à la première Restauration, à l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe : je ne suis pas si riche. »

Et Chateaubriand pouvait conclure dignement : « J’étais l’homme de la Restauration possible, de la Restauration avec toutes sortes de libertés. Cette Restauration m’a pris pour un ennemi ; elle s’est perdue : je dois subir son sort. Irai-je attacher quelques années qui me restent à une fortune nouvelle... (...) ? À la tête des jeunes générations je serais suspect, derrière elles, ce n’est pas ma place. Je sens très bien qu’aucune de mes facultés n’a vieilli ; mieux que jamais je comprends mon siècle ; je pénètre plus tardivement dans l’avenir que personne : mais la fatalité a prononcé ; finir sa vie à propos est une condition nécessaire de l’homme public. » Ne voulant ni « remonter le torrent des âges » ni s’y livrer aveuglément, Chateaubriand n’entendait pas « préserver la monarchie de la trame des siècles : l’univers change, disait-il, les principes nouveaux détruisent graduellement les anciens principes ; la démocratie tend à se substituer à l’aristocratie et à la royauté ». Il se gardait bien cependant de « prendre les idées révolutionnaires du temps pour les idées révolutionnaires des hommes ». Pour lui, l’essentiel était de distinguer « la lente conspiration des âges de la conspiration hâtive des intérêts et des systèmes ». Au temps de la guerre d’Espagne, il s’était donc efforcé d’arrêter « le mouvement factice qui, précipitant la société trop vite dans le sens de sa perte, l’empêcherait de prendre son niveau quand le monde se transformera en république ou en monarchie républicaine ». À la fin de ses Mémoires, Chateaubriand en vient à imaginer que, par une révolution chimérique, le descendant de saint Louis, Henri V, se ferait, en acceptant d’abdiquer les droits de ses aïeux, l’introducteur direct de la république. Il eût voulu voir les Capet disparaître ainsi d’une « façon digne de leur grandeur », qui fit la France puissante et civilisée.

Combien prophétiques étaient également les paroles de Chateaubriand sur les pays du Levant : « Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l’Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu’en sortira-t-il ? recevrons-nous le châtiment mérité d’avoir appris l’art moderne des armes à des peuples dont l’état social est fondé sur l’esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au-dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l’intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire.

« Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur, et des chemins de fer, par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d’un pacha ; tout cela n’est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l’Europe à l’époque de Charles Martel... » Quelle actualité donnent à ce texte les évènements récents !

Chateaubriand voyait dans la religion la source de la liberté. Lorsqu’il eut cessé de croire en la littérature, en l’art, en la politique, il demeura fidèle à la révélation du Christ. Il écrit : « Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s’éclaircir ; la liberté crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu’ici entravé dans ses clauses... » Il savait qu’une grande espérance allait se lever : « Loin d’être à son terme, la religion du Libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité. L’Évangile, sentence d’acquittement, n’a pas encore été lu à tous... » Il écrivit alors des pages prophétiques sur l’Avenir du monde : « Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise (...), ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes les sociétés ?... Sous quelle loi unique existerait cette société ?... Il ne resterait que de demander à la science de changer de planète. » Il rêvait de voir le clergé, « débarrassé de ses plantes parasites, entrer dans un régime constitutionnel et devenir même le soutien de nos institutions nouvelles ». Il souhaitait, il pressentait une Église régénérée, un christianisme social, libéral, politique et moral. Il était prêt à « descendre, le crucifix à la main, dans l’éternité ». Il bénissait le christianisme « qui a brisé les fers de l’esclavage ». Il prévoyait que des vaisseaux traverseraient les isthmes de Suez et de Panama. Il entrevoyait des chars qui se déploieraient sans chevaux. Il devinait le peuplement des solitudes américaines. Cependant, son dernier ouvrage politique, il le consacra au Congrès de Vérone, afin de justifier sa guerre d’Espagne. Chateaubriand fut toujours conscient de sa valeur, car il savait que « l’ambition dont on n’a pas la compétence est un crime ». Il fut donc « l’initiateur de sa propre épopée ».

Aux communistes, Chateaubriand disait : « L’égalité complète qui présuppose la soumission complète reproduirait la plus dure servitude : celle du corps et celle des âmes. » Il prévoyait la dictature et le despotisme d’un tel régime. Sachant qu’une ère nouvelle commençait pour les nations, il se demandait : « Sera-t-elle heureuse ? » Il concevait une politique « pondérée » par le balancement égal de la liberté et du pouvoir ; mais il notait que « si les Français sont démocratiquement amoureux du niveau », ils sont aussi « militairement inclinés vers la puissance » ; il estimait donc qu’il faut à la France un chef soucieux de l’honneur et de la gloire : « Quand il faut combattre un ennemi puissant, une volonté unique est nécessaire au salut de la patrie. » Il voyait le monde, entre l’Orient et l’Occident, « à travers le voile de deux cultures, de deux ordres de valeur ». De ses livres montent, a-t-on pu dire, « les chants alternés de deux mondes incompatibles ». Combien il est, par là, proche de nos soucis contemporains ! Il s’écriait, bien avant Valéry : « Sociétés depuis longtemps évanouies, combien d’autres vous ont succédé ! » Toute son œuvre apparaît alors comme un dialogue entre le passé et le futur, entre la mort et le destin. Si son imagination ardente l’a privé des plaisirs qu’il avait possédés, à la fin de sa vie il croit encore à tout ce qu’il a reconnu de beau. Il ne supportait pas la politique des abstractions et détestait ceux qui, comme Metternich, n’ont d’empire que sur la faiblesse. Plus génial qu’habile, il ignora toujours les intrigues qui se nouaient contre lui. Tout ce qu’il désirait, c’était que la France pût renaître « puissante et redoutable ». Et, par-dessus tout, il tenait à ses principes inébranlables. Sa conviction religieuse, en grandissant, avait dévoré toutes ses autres convictions. À ceux qui opposaient l’intérêt au devoir, comme une réalité à une chimère, Chateaubriand répondait : « C’est précisément le devoir qui est un fait et l’intérêt une fiction (...) Le devoir... établit l’ordre moral, la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance. » Bien qu’il fût hostile à l’Empire, Napoléon lui paraissait au-dessus de tout « quand la raison chez lui exécute les inspirations du poète ». Et s’il résistait au tyran, s’il maudissait son régime policier, s’il dénonçait même une postérité subornée trop souvent complice de quiconque a triomphé, il n’en avouait pas moins « l’embarras que cause à l’écrivain impartial une éclatante renommée : il l’écarte autant qu’il peut afin de mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l’instant le tableau ». N’est-ce pas cette gloire elle-même qui, chassant les ombres et les nuées, vient couronner la tempe nostalgique du vieil Enchanteur, de celui dont la voix – à travers Guérin, Rimbaud, Proust ou Malraux – a suscité depuis cent ans les inflexions les plus troublantes de la langue française ? Car sa prose, Claudel l’a dit, est « tout imprégnée jusqu’en ses dernières fibres, comme le bois moelleux et sec d’un stradivarius, par le son intelligible ». Et, tout en trahissant « son grand secret de mélancolie », en recourant sans cesse à « la fièvre de sa pensée », il a semé « à chaque pas de son vagabondage », des vues historiques, politiques et religieuses qui transfigurent notre vision du monde. « Dieu, disait-il, a livré son Fils aux clous de la Croix pour renouveler l’ordre de l’univers. » Avant de mourir, ce monarchiste acharné mais déçu avait enfin compris qu’il n’y a qu’une seule royauté légitime : celle qui n’est pas de ce monde.

 

 

Georges CATTAUI.

 

Paru dans La Table ronde en février 1968.

 

 

 

 

 



1 Le 4 septembre 1768.

2 Emmanuel des Essarts.

 

 

 

 

 

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