Prix Nobel de Littérature : 

Sigrid Undset

 

(1883-1949)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis CHAIGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rien ne nous couche davantage, aujourd’hui où beaucoup de mots ont perdu de leur signification et de leur pouvoir, qu’un témoignage spirituel tout pénétré de réalité humaine. Celui de cette romancière norvégienne, notre contemporaine, disparue en 1949 à l’âge de 67 ans, en est une preuve.

Sigrid Undset fut contrainte de mener une obscure vie d’employée de bureau, en un temps où peu de femmes encore connaissaient ce destin. Elle partagea l’anarchie morale en laquelle sombrèrent beaucoup de ses compagnes. Elle crut pouvoir accomplir son existence loin du mariage et de la maternité. Puis elle fut épouse et mère, dut se séparer de son mari en des circonstances particulièrement tragiques, s’affirma comme une grande citoyenne, aux heures difficiles où se jouait le sort de nos pays, et montra l’exemple d’une grande catholique lorsqu’elle eut découvert que la femme parvient à sa plénitude, ici-bas, par le don de soi à un mari et à des enfants.

 

 

PARMI LES CONTES ET LES LÉGENDES

 

Sigrid Undset naquit le 20 mai 1883.

Elle appartenait à un milieu social très bourgeois et à une famille où l’art et l’histoire étaient à l’honneur.

Ce n’est pas en Norvège, pays dont elle allait devenir une des gloires, qu’elle naquit, mais au Danemark, dans la vaste maison de son grand-père maternel, à Kalundborg.

Son père, Ingval Undset, Norvégien de souche paysanne, était historien et archéologue, et il connut la célébrité, en 1881, peu avant la naissance de Sigrid, par un travail sur le commencement de l’âge de fer dans le Nord de l’Europe.

Élevé dans un climat intensément religieux, le père de Sigrid était devenu agnostique, mais il entourait le protestantisme d’un profond sentiment de vénération. Ses travaux le passionnaient et il avait l’illusion d’imaginer qu’ils devaient tout autant passionner autrui :

 

« Il ne lui vint jamais à l’esprit, remarquait un jour sa fille, qui l’admirait beaucoup, qu’une jeune femme et une toute petite fille pourraient ne pas trouver amusant d’entendre parler d’archéologie, le matin, à midi et le soir ! »

 

La mère de Sigrid, Charlotte Gyth, fille d’un légiste de Kalundborg, était danoise. Vive d’intelligence, assez versatile dans ses goûts, autoritaire, elle avait ce prestige de parler le français sans faute et elle ne dut point se priver de communiquer autour d’elle tout ce qu’elle savait de notre civilisation.

L’éducation qu’elle donna à ses enfants fut libre de toute influence religieuse. Si, plus tard, cette luthérienne se convertit au catholicisme, elle s’en tint à faire apprendre à Sigrid quelques prières et ne l’invita guère à la fréquentation de l’église.

Toute petite encore, à l’âge de deux ans, Sigrid vint, avec sa famille, se fixer en Norvège, à Oslo.

Débordante de bonheur dans l’atmosphère ouatée où elle vivait, elle prit ainsi la curiosité et le goût du passé, et il y eut, autour d’elle, de vieilles parentes et des servantes pour nimber de contes et de légendes les sévères données de l’histoire.

 

 

DANS LA PAUVRETÉ D’UN FOYER SANS CHEF

 

Le père de Sigrid mourut lorsque l’enfant n’avait encore que onze ans. On rencontrera dans ses romans – et notamment dans MADAME DOROTHÉE – ce drame des mères privées d’époux et d’enfants orphelins de père.

Elle a raconté elle-même, sans transposition, cette rupture brutale avec le meilleur de ses jeunes années, ce départ de l’être qu’elle chérissait le plus au monde. Cet évènement ne devait pas manquer d’avoir immédiatement, dans sa vie, de sérieuses répercussions.

Enfant précoce, elle manifestait alors des dons réels pour le dessin et pour la peinture. Il ne lui fut plus loisible d’envisager un abandon total à sa vocation. La directrice de l’école où elle fréquentait, Ragna Nielsen, proposa, devant la pauvreté du foyer sans chef, de garder la fillette, sans aucune rémunération, jusqu’à l’examen qui, en Norvège, correspond au baccalauréat français.

Il ne fut pas donné suite à cette offre, pour diverses raisons. Sigrid suivit alors les cours d’une école commerciale.

À dix-sept ans, elle deviendra employée de bureau.

En ses premières classes, on invitait les enfants à penser par eux-mêmes, mais Sigrid remarqua que si elle suivait de son mieux ce conseil, ses maîtres en étaient « désagréablement surpris ». Il fallait, en somme, penser comme eux. Ils dénonçaient la bigoterie, mais ils étaient « bigots » eux-mêmes, n’admettant pas la bonne foi et la sincérité de ceux dont la pensée s’opposait à la leur.

Son premier maître de religion était sympathique parce que très humain. « Mais pas plus humain que le plus noble modèle d’humanité » que l’enfant pouvait imaginer.

Au catéchisme de confirmation de l’école paroissiale et protestante d’Uranienborg, elle fut très choquée par le langage du pasteur, plus sévère à l’égard d’une servante abusée et flétrie qu’envers les femmes du monde égarées en des péchés élégants.

Nul ne lui enseigna la valeur positive et le réservoir d’énergie que peut être la virginité. Combien d’ailleurs de ses éducateurs songeaient à harmoniser leur vie et leur idéal ? Beaucoup s’étaient détachés du christianisme historique pour s’en tenir à une vague sentimentalité religieuse. Le Christ qu’ils honoraient et servaient n’était plus Dieu et homme, mais un fils d’ouvrier, parvenu à la perfection du type humain.

Sigrid adolescente se refusa, pour sa part, à rendre un culte à un homme, même supérieur.

 

« Je regardais comme prouvé (sans chercher aucune preuve) que le Jésus historique était un génie religieux dont les intuitions avaient fait franchir à l’idée de Dieu, parmi les hommes, plusieurs étapes dans le sens de l’évolution...

Mais je ne pensais pas qu’il pût être de quelque intérêt pour moi qu’un jeune Juif d’il y a dix-neuf siècles eût annoncé aux hommes la rémission des péchés, d’autant qu’il avait dit : « Qui me convaincra de péché ? » Il ne pouvait donc pas savoir d’expérience les sentiments que l’on éprouve lorsqu’on a fait à autrui quelque chose qu’on voudrait à tout prix n’avoir pas fait, ou bien lorsqu’on a trahi ses meilleures résolutions au point de ne pouvoir se pardonner. »

 

 

AMÈRE INITIATION À LA VIE

 

Cependant, la jeune fille, entrée au service d’une administration, subit une amère initiation à la vie.

Elle est, certes, une excellente secrétaire, s’imposant par son équilibre, son calme, sa ponctualité. Mais que surprend-elle, autour d’elle ? Des destins manqués, des jours de grisaille et de révolte, des élans d’idéalisme retombant dans une morne banalité, une impuissance, chez tant de jeunes compagnes, à se créer autre chose que des déceptions, alors qu’elles sentent, au fond d’elles-mêmes, des aspirations et des impulsions vers une vie d’accomplissement, de beauté et de grandeur.

Pour ces jeunes filles incroyantes, il n’est guère d’autres perspectives que le désespoir, la résignation fataliste ou les aventures sans issue d’un amour faux. Leur vraie vie, selon le mot de Rimbaud, est absente.

Sigrid Undset se libérera en écrivant. Elle compose de petits essais qu’elle lit à ses camarades. Celles-ci approuvent, admirent, encouragent.

La romancière future prend déjà conscience de sa valeur. Elle s’adonne, avec une application régulière et opiniâtre, à la formation qu’exigent les lois de son métier d’écrivain. Elle dévore des livres de littérature et d’histoire. Elle se pénètre de tout ce qui touche au moyen âge, aussi bien dans son pays que dans toute l’Europe.

Les lettres anglaises la fascinent. Il eût été remarquable d’ailleurs qu’entre tous les grands pays occidentaux, l’Angleterre ne l’eût pas intéressée, car elle exerce un attrait sur tous les Norvégiens tant soit peu cultivés.

Mais, après l’Angleterre, la France – dont, nous l’avons dit, sa mère parlait la langue – occupe une place privilégiée dans ses admirations.

La première œuvre un peu importante qu’elle écrit est un roman médiéval. L’éditeur à qui elle le présente le refuse. Il l’engage plutôt à peindre des aspects de la vie moderne.

Elle n’a qu’à regarder autour d’elle pour surprendre les visages et les scènes qui composeront MADAME MARTHE OULIE. Son héroïne ne vit que pour l’amour, mais tombe dans une grave infidélité dont elle prend d’ailleurs pleinement conscience.

Beaucoup de « féministes » n’étaient pas, à cette époque, tellement éloignées des conceptions de Mme Simone de Beauvoir, selon qui « on ment à la femme en exaltant la haute valeur de l’amour, du dévouement, du don de soi » et qui revendique pour ses sœurs une liberté, d’ailleurs très vague, dont ne manqueraient pas de profiter des tyrannies extérieures, elles, très précises.

Sigrid Undset fait paraître, un peu plus tard, L’ÂGE HEUREUX, et c’est alors qu’elle abandonne son poste de secrétaire et entreprend des voyages dont elle saura, dans la suite, tirer largement parti.

 

 

À TRAVERS L’EUROPE

 

Elle séjourna quelque temps en Allemagne. À Rome, où elle se dirigea ensuite, mêlant des aspirations d’écrivain et des rêves d’artiste peintre, elle fera connaissance avec Svarstad, l’homme qui deviendra son mari. On retrouvera beaucoup de ses expériences romaines dans un roman intitulé JENNY.

Mais Rome, pour cette protestante vacillante et en quête de certitudes, c’était tout ce qui représentait le fondement même et l’âme de l’Église catholique. Comment voyait-elle celle-ci ?

 

« Que l’Église catholique s’identifiât à l’Église fondée par le Christ, je ne l’avais jamais mis en doute. Pour moi, la question de l’autorité de l’Église catholique était exclusivement une question d’autorité du Christ.

Je n’avais jamais considéré l’histoire de la Réforme que comme l’histoire d’une Révolte contre le Christianisme, même si cette révolte était révolte de croyants et de chrétiens, animés d’une intention pieuse...

Les objections habituelles que j’avais entendues contre le catholicisme ne m’avaient jamais fait grande impression, bien que j’en eusse tiré une vague idée qu’il devait y avoir une raison à des préjugés si répandus contre l’Église. Et c’était exact. Deux raisons surtout :

l’une est notre répugnance à renoncer à nos fantaisies favorites que nous craignons de nous voir enlever par une Église enseignante ;

l’autre est le scandale qu’ont donné les mauvais catholiques à toute époque, ce qui n’est d’ailleurs que le sombre revers du dogme lumineux de la Communion des Saints. »

 

Après avoir publié JENNY, Sigrid Undset épouse civilement, à Anvers, le peintre Svarstad, qui était divorcé et avait trois enfants de son premier mariage.

Elle voyage alors dans cette Angleterre à laquelle la vouent de tendres attachements ; puis elle retourne à Rome où elle met au monde son premier enfant, une fille de santé fragile qui restera infirme et mourra prématurément. Ce sera l’une des croix les plus accablantes de sa vie, en même temps que le point de convergence de tout ce que sa sensibilité recelait de délicatesse et d’amour.

 

 

LUMIÈRES SUR LA VOCATION DE LA FEMME

 

La maternité impose à Sigrid Undset une évidence qu’elle mit longtemps à découvrir, à savoir qu’elle permet à la femme de connaître déjà une sorte de plénitude, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre spirituel : mère, elle devient elle-même en acceptant cette loi de nature :

 

« Bien que le fait d’être mère ne soit qu’un fait physique, ce fait physique signifie, dans la société humaine, qu’une femme ne peut devenir rien de mieux qu’une bonne mère et rien de pire qu’une mauvaise mère. »

 

Il était courageux et hardi d’articuler ces vérités devant les « féministes » scandinaves d’il y a quarante ans, époque où il était de bon ton de magnifier le rôle de la femme célibataire, aux dépens de celui de la mère et de l’épouse.

Et elle aboutit à cette autre constatation que le devoir pour les parents est de vivre de telle façon que les enfants puissent les honorer.

Son foyer fixé près d’Oslo, à Ski, Sigrid Undset, non chrétienne encore, ne cessera de militer contre l’individualisme de ses contemporains. Devant des étudiants, en 1914, elle affirmera que la civilisation entraîne plus d’obligations que de droits, et que la technique ne s’identifie pas avec la civilisation (la technique pouvant servir à détruire), et que les concepts moraux sont encore le plus précieux héritage de la culture : force, sagesse, justice, vérité, miséricorde, chasteté, tempérance, bravoure. Il n’y a pas d’autres bases possibles pour une société qui veut vivre.

Ainsi redressait-elle ses propres idées, après avoir caressé longtemps le rêve d’une vie libre, émancipée, sans devoirs.

PRINTEMPS, son roman de 1914, constitue tout entier, à l’encontre de ses premières œuvres, un éloge du foyer. Elle surprenait, en même temps, dans le sien, des failles qui en précipitèrent bientôt la ruine.

 

 

ATTIRANCE VERS LE CATHOLICISME

 

Elle ne possédait plus, nous l’avons vu, aucune foi depuis sa confirmation ; elle ne gardait qu’une sorte de religion humaniste toute personnelle et manifestait une réaction assez vive contre l’émiettement et l’incohérence des sectes protestantes.

Vers 1915, elle en est à considérer l’Église catholique comme une « reine vénérable et pittoresque » ; elle admire qu’elle possède une forme parfaitement discernable et accueillante aux exigences de l’intelligence humaine.

À la fin de la guerre de 1914-1918, elle souligne, dans un article, sans perdre de vue les taches de l’histoire de l’Église catholique, que cette histoire est comme un modèle, si l’on ose dire, du « destin » du divin placé entre des mains humaines :

 

« L’Église a été, ajoute-t-elle, porteuse des pensées qui ne peuvent pas mourir, que la majorité des hommes n’arrivent pas à réaliser dans leur vie, mais dont périodiquement ils découvrent qu’ils ne peuvent pas se passer. »

 

Fille de savant, très exigeante elle-même pour tout ce qui touche aux problèmes posés par la science, il ne lui échappe pas que les divinités à la mode – progrès, science, évolution – s’entourent d’une déconcertante vanité et que, par exemple, la doctrine évolutionniste, loin de résoudre le problème de la liberté humaine, impose à l’homme autant de dogmes à accepter aveuglément que le dogme de la création.

Il est évident, d’autre part, que Sigrid Undset s’est trouvée attirée vers ce qui, dans le catholicisme, confère à la maternité et au mariage une valeur éminente.

Le rôle de la Vierge Marie, par exemple, rehaussant la condition de la femme, lui est apparu comme particulièrement éclairant :

 

« Si l’on croit que Dieu nous a sauvés en prenant notre chair et notre sang, nous devons avoir, pour celle dans les entrailles de qui Il a bâti son corps d’homme, des sentiments qui ne ressemblent à aucun des sentiments que nous pouvons avoir pour nos semblables.

Nous devons avoir pour elle un respect, une tendresse, un cœur compatissant aux souffrances indicibles de sa vie terrestre, une joie de la place incomparable qu’elle occupe dans le royaume de Dieu.

Car s’il est vrai que le fils de Marie est à la fois vrai Dieu et vrai homme, alors le fils est fils et la mère est mère pour l’éternité, tout en étant, Lui, le Créateur, et elle, Sa créature.

Que le mot « culte » ait deux significations différentes quand nous parlons du culte rendu au Créateur et du culte rendu à la femme qu’Il a placée sur la terre comme une fleur, il n’y a pas un catholique qui n’en soit pleinement convaincu. »

 

Les vues de Sigrid Undset, à cet égard, rejoignent celles que sa contemporaine, l’Allemande Gertrude von le Fort, elle-même convertie, expose dans un précieux traité : LA FEMME ÉTERNELLE.

 

 

DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE 1

 

Lentement, le travail de la grâce s’achevait dans cette âme droite, qui allait à la seule vérité, de toute son âme :

 

« Que des gens s’obstinent à espérer qu’il est impossible de trouver une vérité absolue, cela vient de ce que nous nous imaginons que la vie perdrait alors tout son charme et que c’en serait fait de notre liberté s’il existait réellement une vérité, une seule vérité, qui mesurerait toutes les autres vérités, faute de quoi elles ne seraient pas vraies.

La plupart d’entre nous parfois ont bien trouvé insupportable que deux fois deux fassent toujours quatre... Tous éprouvent, au moins comme sentiment passager, la nostalgie d’un pays de rêve où deux et deux feraient exactement ce qu’au moment même ils désireraient.

Il est vrai que la liberté d’un pays de rêve est assez illusoire !... »

 

Sigrid, elle, avait la certitude que seule la vérité du Christ libère :

 

« En ce monde, nous ne pouvons avoir qu’une sorte de liberté, celle à laquelle pense Notre-Seigneur lorsqu’Il dit : La vérité vous fera libres.

Mais même après que l’on a reconnu cette vérité et que, dès lors, on est devenu libre, on ne peut conserver cette liberté qu’au prix d’une lutte ininterrompue contre les puissances dont on s’est dégagé.

Avant tout, il faut lutter contre la tentation de regarder en arrière et de soupirer après son vieux pays de rêve romanesque, où deux et deux peuvent faire n’importe quoi et où l’on décide soi-même ce qui doit être vrai. »

 

Instruite par Mgr Kjelstrup, Sigrid Undset fut reçue dans l’Église romaine, le 1er novembre 1924.

 

« Parce que je crois que Jésus-Christ est Dieu qui nous a créés, je crois qu’Il a fondé son Église telle que les hommes en ont besoin. Ce que Dieu m’a donné par son Église est difficile à exprimer par des mots. Il a dit lui-même qu’Il nous donne sa paix, mais que cette paix n’est pas celle que donne le monde, qu’elle est d’une autre sorte.

On peut la comparer peut-être à la paix qui règne dans les abîmes de l’océan. Tempête ou beau temps à la surface n’influent pas sur cette paix.

C’est l’expérience pratique que le Royaume de Dieu existe au dedans de nous, bien qu’encerclé par le moi inquiet d’un chacun, moitié réel et moitié illusion... »

 

Cette conversion qui, sans coup de foudre, marquait l’aboutissement, l’achèvement d’une évolution intérieure, ressentie dès l’enfance, fit un gros scandale en Norvège, où le protestantisme luthérien est religion d’État.

L’année suivante, Sigrid Undset retourna en Italie, vécut les fêtes de Pâques à Rome et sentit, dans une bouleversante émotion, la catholicité de l’Église et les splendeurs de la Communion des Saints.

 

« De soi, remarque-t-elle, le culte des saints, qu’on trouve dans l’Église dès ses origines, répond à une exigence qui paraît indéracinable en notre nature.

Nous voulons honorer des héros. À défaut de meilleurs, nous avons honoré des capitaines d’industrie et des gangsters, des sportsmen et des artistes, des étoiles de cinéma et des dictateurs. Nous devons mettre des gens sur un piédestal pour admirer en eux quelque chose de nous.

Dans les saints, il y a la réalisation des intentions de Dieu sur nous, lorsque – pour nous servir des mots de l’Offertoire de la messe – Il a merveilleusement créé notre nature et l’a restaurée plus merveilleusement encore. »

 

Son saint préféré était Thomas More, l’humaniste anglais qui mourut martyr.

Et Sigrid Undset observe encore que, jamais autant qu’aujourd’hui, il n’a été aussi facile de comprendre « que les mérites des saints sont une richesse pour toute l’Église ». Car,

 

« précisément, de nos jours, non seulement les catholiques, mais les chrétiens de toutes confessions et nuances expérimentent que la chrétienté entière doit payer pour ce dont chacun de nous, chrétiens, est redevable à Dieu et au prochain.

Aucune solidarité humaine n’est aussi absolue que la solidarité qui existe entre les cellules vivantes du Corps mystique du Christ. »

 

En franchissant le seuil de l’Église de Pierre, dont les disciplines recèlent une aimante et libératrice rigueur, elle ne peut pas ne pas être attentive à ce dilemme qui fait hésiter encore tant et tant d’intelligences : contrainte ou liberté de conscience.

Elle se donne à elle-même la réponse qui déjà lui dicte son choix :

 

« Ceux qui estiment le plus la liberté de conscience sont souvent les gens qui, à mon avis, auraient grand profit à ce qu’une main ferme guidât leur conscience. »

 

 

ARMÉE POUR LES HAUTS COMBATS

 

Un inaliénable bon sens aide beaucoup cette femme à discerner l’illusion et l’utopie partout où elles règnent.

Déjà, à la lumière des évènements de 1914-1918, n’avait-elle pas exactement observé que libéralisme, féminisme, nationalisme, socialisme, pacifisme, « tous ces grands rêves » ont « le tort de ne pas voir la nature humaine telle qu’elle est ».

Comme on l’a vue sur le plan spirituel, ainsi va-t-on la voir, sur le plan de la vie concrète, témoigner encore d’une lucidité de vision et de jugement qui demeure exemplaire.

La conversion de Sigrid Undset allait avoir, en effet, dans sa vie privée, des conséquences dramatiques.

Depuis 1919, la question religieuse créait, entre les époux, un abîme impossible à combler puisque, rappelons-le, le mari d’Undset était un divorcé dont l’épouse vivait encore. Celui-ci se fixa à Oslo, Sigrid à Lillehammer, dans une maison de paysans appelée Bjerkebekk, aménagée d’ailleurs avec un goût délicat. Cette séparation devint bientôt définitive.

C’est à Lillehammer qu’elle va écrire ses chefs-d’œuvre : CHRISTINE LAVRANSDATTER (Christine, fille de Laurent), et OLAF AUDUNSSOEN, qui nous donne une vision réaliste et mystique du destin du pécheur.

 

 

CHRISTINE LAVRANSDATTER

 

Ce roman se présente comme un triptyque : la couronne, la femme, la croix. Situé en plein moyen âge, exactement au XIVe siècle, il se propose, en toute évidence, de frapper les intelligences d’aujourd’hui, oublieuses du message chrétien et du but des vocations humaines, par l’exemple d’un temps où le surnaturel illuminait la vie quotidienne et où le sens du péché, s’il n’aidait pas toujours à éviter le péché, aidait du moins à racheter les égarements et à les faire servir à l’accomplissement d’existences qui, sans le surnaturel, eussent été à jamais défaites et condamnées.

Laurent qui, par bien des côtés, nous fait penser au père de Sigrid Undset, appartient à la noblesse paysanne. C’est un homme à la conscience honnête et droite, au cœur délicat, bienveillant et bon. Jeune, il s’était détourné, comme le jeune homme de l’Évangile, d’un appel mystique qui ne cessera, pendant longtemps, de retentir dans sa mémoire.

Sa fille Christine, qui a quinze ans au début du récit, a connu la douceur et la poésie d’une enfance harmonieuse. Sans doute sa mère manque-t-elle de gaieté, mais ses soins ont toujours été dévoués et généreux.

Quant au père, il a manifesté toutes les indulgences et toutes les faiblesses à l’égard de cette enfant tendrement chérie, dont les jours s’ajoutent aux jours pour parfaire une beauté qui deviendra éclatante. Elle est promise à un jeune paysan du voisinage, Simon Darre.

La COURONNE qui donne son titre au premier panneau du triptyque, est celle, « tressée de valérianes rouges », que, dans une vision en pleine forêt sauvage, la reine des nains a offerte à la jeune fille, en échange d’un cercle de fleurons d’or. Christine y attache peu d’importance. Son père, en revanche, est tout inquiet de ce signe, qu’il considère comme symbolique et prophétique.

Il se trouve, dans l’entourage de Christine, une personne maladroite pour lui laisser entendre qu’elle a mieux à faire que d’épouser un paysan. Et quand bientôt la tentation se présente à elle, sous l’aspect d’un jeune seigneur épris d’aventures, le chevalier Erlend, elle sacrifice à une passion, subite et folle, l’idéal de bonheur simple et tranquille, représenté par son promis.

Erlend est un errant, un instable, un inquiet. Elle ose tout pour lui et risque tout. Elle l’épouse, en attendant, selon le mot d’une parente, de « payer pour tout ce qu’elle s’est permis ».

Dans le second volume, intitulé LA FEMME, nous passons de la maison de Laurent à celle d’Erlend. Pour que nous y surprenions un même esprit chrétien, il faudra que nous attendions que Christine l’y introduise avec sa dévotion à saint Olav, patron national des Norvégiens. On la voit d’ailleurs se rendre au tombeau du saint, pieds nus, pour obtenir le pardon de ses fautes et, en particulier, celui de sa complicité dans le meurtre d’une femme qui fut l’amie d’Erlend.

Christine est une âme de bon vouloir, mais sa passion l’abuse et l’égare ; elle est capricieuse et versatile ; elle semble, la plupart du temps, dans ses démarches, guidée par la recherche d’un impossible bonheur terrestre.

Et cependant les désillusions et les épreuves se multiplient pour elle. Il faut qu’elle ne cesse de reconstruire, dans son foyer et autour de son foyer, ce qu’Erlend, par son incurie et son désordre, ne cesse lui-même de ruiner. Il faut qu’elle accepte les durs et parfois humiliants travaux qui détruisent sa beauté et accélèrent l’effacement de sa jeunesse. Il faut qu’elle prenne son parti de l’ingratitude et de l’abandon de ses amis d’autrefois, à l’exception de ce Simon à qui son père l’avait promise et qui, marié lui-même à la propre sœur de Christine, lui garde une affection toute pure et toute fraternelle. Il faut qu’elle accepte la loi de maternités répétées : elle a sept garçons dont elle est d’ailleurs fière. Il faut enfin qu’elle connaisse la douleur de voir jeté en prison cet Erlend à qui elle a souvent reproché ses erreurs et ses crimes, mais dont l’éloignement brutal lui prouve qu’elle l’aime toujours.

Le troisième volume s’appelle LA CROIX. Un jour, le frère d’Erlend, Gunnulf, moine au cœur de feu, explique à Christine ce qu’est le mystère de la Croix. La jeune femme en est effrayée, mais sa vocation est d’y conformer sa vie. Christine est une sœur de Violaine et de Sygne de Coufontaine, les héroïnes du théâtre de Claudel.

Les années passent. Erlend sort de prison. Le malheur a rapproché les deux époux, mais leur vie matérielle a profondément changé. Erlend a perdu ses biens. Ils connaissent la misère, se séparent un moment, puis se réconcilient.

Erlend bientôt mourra. Et la jeune femme devient alors vraiment chrétienne. Elle quitte sa ferme et va se fixer dans un couvent. Elle sait qu’elle n’est pas digne d’être mise au même rang que les religieuses dont elle partage l’existence. Elle se sent autrement proche des bandits en présence desquels elle se trouve un jour, au temps de la peste noire.

S’élevant alors aux sommets de la générosité, elle se sacrifie pour le salut d’un enfant pauvre, atteint de l’affreuse maladie. Et, à l’heure de la mort, elle découvre que, de la part de Dieu, tout, à son égard, fut amour :

 

« C’était un mystère qu’elle ne comprenait pas bien, mais dont elle était sûre. Dieu n’avait cessé de l’envelopper de son amour, sans même qu’elle s’en doutât, et malgré son obstination, malgré son esprit lourd et matériel, un peu de cet amour était demeuré en elle, avait agi comme le soleil qui féconde la terre.

Une fleur avait jailli que n’avait pu faner la passion charnelle, soit qu’elle eût été une brûlante flamme ou une tempête de furieuse colère.

Christine avait été la servante du Seigneur, une servante rétive, capricieuse, n’adorant que des lèvres dans ses prières, hypocrite au fond du cœur, paresseuse, négligente, impatiente sous la férule.

Pourtant Il l’avait gardée à son service, maintenant le pacte qu’il lui avait imposé à son insu. »

 

 

OLAF AUDUNSSOEN

 

Un autre grand cycle romanesque s’est ouvert, dans l’œuvre de Sigrid Undset, avec OLAF AUDUNSSOEN. Cette fois, c’est un nom d’homme qui impose son autorité à tout l’ouvrage.

Nous sommes toujours au moyen âge. Olav, un chrétien de Norvège, est encore tout pénétré d’un certain esprit barbare et païen. Il porte la responsabilité de deux meurtres. Il a notamment, en secret, fait disparaître un rival, l’Irlandais Teit qui a séduit Ingunn, sa femme, et lui a donné un fils, le petit Eirik.

Olav – comme le meurtrier de Crime et Châtiment, Raskolnikov, dont il peut être rapproché – est douloureusement partagé entre le besoin d’avouer son péché et de libérer ainsi sa conscience, et par la peur et la honte de révéler la cause de son crime, et, du même coup, le péché de sa femme

Les époux coupables ne connaissent guère le bonheur. Olav s’égare en des fautes nouvelles. Ingunn mourra épuisée par ses épreuves (dont la moins amère n’est pas la disparition de plusieurs enfants morts-nés), offrant sa vie pour réparer sa défaillance d’un moment.

Olav espère, à son chevet d’agonisante, pouvoir aboutir à des aveux ; il est retenu par la crainte du discrédit que ceux-ci jetteront sur le fils du péché. Et lorsque lui-même verra venir sa dernière heure, il s’en tiendra à tout révéler au prêtre, sans faire, comme l’usage alors le voulait, la confession publique de ses fautes. Ainsi le fils illégitime d’Ingunn, Eirik, ignorera qu’Olav n’était pas son père et que sa mère avait été coupable. Le domaine familial passera entre les mains d’une fille d’Olav, Cécilia. Eirik se retirera dans un monastère, où il sera victime de la peste.

Les personnages de ces deux romans, tout individualisés qu’ils soient, tout liés qu’ils apparaissent à leur époque, nous communiquent le sentiment d’être modernes.

 

 

AU TERME D’UNE VIE D’ÉPREUVES

 

Entre les deux guerres, Sigrid Undset combattit vigoureusement les idéologies totalitaires et polémiqua avec les luthériens et tous ceux qui donnaient à son adhésion au catholicisme un caractère sentimental et romantique. Elle s’appliqua à montrer à ses compatriotes que le christianisme s’était introduit en Norvège, comme une religion de liberté, opposée au paganisme scandinave, tout fataliste.

La guerre de 1939 mobilisa ses deux fils, Hans et Anders ; ce dernier sera tué lors d’un combat à Segefstadbro.

Sur la prière des autorités locales, elle partit de Lillehammer, à l’approche des Allemands, et se rendit d’abord en des régions moins menacées, puis en Suède.

Le 14 juillet 1940, avec son fils Hans, elle s’envola en avion vers Moscou et, de là, par la Sibérie et le Japon, elle gagna San Francisco, puis New York. Elle resta en Amérique, où sa parole et sa plume furent, au service de la cause des Alliés, passionnément agissantes, jusqu’en août 1945.

De retour en Norvège, Sigrid Undset mourut le 10 juin 1949. Elle fut inhumée à Mesnali, aux environs de Lillehammer, auprès de son fils et de sa fille.

La disparition de cette illustre catholique causa un deuil national en ce pays officiellement luthérien. Au Storting, la Chambre des députés norvégienne, le président M. Natvig Pederson prononça son éloge en ces termes :

 

« Le plus grand écrivain de Norvège, Sigrid Undset, vient de mourir. Par ses magnifiques descriptions du moyen âge norvégien, elle a créé des œuvres d’art classique qui resteront comme des chefs-d’œuvre de notre littérature... Elle a fait ainsi connaître son nom et celui de son pays dans le monde entier... »

 

Déjà, en 1929, l’œuvre de la romancière avait été récompensée par le prix Nobel de littérature. Ce prix, d’une valeur de 1.200.000 francs à cette époque, fut absorbé par des générosités.

 

« Sigrid Undset, rapporte le P. Alby 2, répondit à la gloire par deux gestes qui révèlent les profondeurs de son âme.

Elle alla d’abord déposer la couronne de laurier qu’elle avait reçue, sur l’autel de la sainte Vierge, en l’église Saint-Dominique d’Oslo.

Puis elle fit trois parts de la somme importante que ce prix lui apportait : l’une au profit de la caisse de retraites de la Société des Gens de lettres ; la seconde au profit des enfants anormaux que les familles gardent chez elles ; la troisième, pour aider les catholiques pauvres dans l’éducation religieuse de leurs enfants. Elle ne garda rien pour elle. »

 

 

UN MODÈLE DE FEMME

 

Je ne vois pas, pour ma part, de femme écrivain d’aujourd’hui qui, mieux que Sigrid Undset, nous ait restitué la femme éternelle et, en même temps, qui ait concilié ou réconcilié, selon le mot très juste d’un de ses introducteurs en France, le protestant Lucien Maury, « les exigences de l’esprit moderne et de l’immuable vocation féminine ».

Sigrid Undset, comme ses personnages féminins, n’a jamais hésité, ainsi qu’on s’est plu à le souligner souvent, à assumer toutes les responsabilités de son état de femme. Et cela, même en face de la souffrance, jamais vraiment désirée, jamais non plus refusée à son heure.

Elle apprend encore à ses pareilles la nécessité d’être puissamment armées d’avance contre les passions dévorantes, dévastatrices, capables d’aveugler leurs victimes et de les entraîner à l’oubli des plus impérieux devoirs.

Elle n’est pas éloignée de croire que la femme est destinée à être la conductrice du monde, à condition qu’elle garde le sens du mystère et le goût de ce voile discret dont parle Gertrude von le Fort, et une disposition, pour certains moments, à l’héroïque invisibilité.

En tout cas, elle a su être, par les exemples de sa vie, une de ces femmes pour notre temps. Les hommes seraient tentés de l’appeler « un grand homme », ce qui serait encore une façon de rendre à eux-mêmes un hommage. Saluons en elle une grande femme, rien qu’une femme.

 

 

Louis CHAIGNE.

 

Recueilli dans Convertis du XXe siècle,

3e volume, 1963.

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

A.H. WINSNES : Sigrid Undset (Aschehoug, Oslo, 1949) publié, en traduction française, par Desclée De Brouwer, en 1957.

GÉRARD BAUER : Les écrivains de la Norvège contemporaine (Écho de Paris, 10 septembre 1924).

R.P. LUTZ : Sigrid Undset (Nouvelles religieuses, collection de l’année 1925).

HENRI THIBAULT : Sigrid Undset (Astragale, supplément du « Guide du praticien », janvier 1950).

SIGRID UNDSET : Ma conversion au catholicisme (Études, mai 1950).

 

 

 

 

 

 



1 Les citations qui suivent, relatives à la conversion de Sigrid Undset, sont empruntées au récit publié dans la revue Études (mai 1950).

2 Un religieux dominicain qui la connut en Norvège.

 

 

 

 

 

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