Diderot a-t-il une doctrine morale ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

J.-Roger CHARBONNEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans son Manuel de la littérature française, M. Brunetière, caractérisant la déformation de l’idéal classique et, par la même occasion, le XVIIIe siècle, a fort bien mis en relief la tendance nouvelle qui consiste à remplacer le point de vue strictement moral par le point de vue social, et à se demander à propos de toute chose (institution, loi, œuvre de l’esprit) : « Dans quelle mesure a-t-elle servi ou servira-t-elle les intérêts généraux ? En quoi a-t-elle contribué ou contribuera-t-elle au bien-être, au progrès de la collectivité ? » À ce sujet, il n’a pas eu de peine à juxtaposer plusieurs citations empruntées aux plus grands penseurs du XVIIIe siècle : dans ces franches et solennelles déclarations, l’âme de cette époque inquiète et originale, où évolua la mentalité française, nous livre sa profession de foi 1. Il apparaît nettement que ce qui préoccupe avant tout ces philosophes, ce n’est plus, comme chez un François de Sales 2 ou un Pascal, le lent et mystérieux travail du perfectionnement individuel, s’opérant dans les profondeurs de la conscience ; c’est l’ensemble des moyens par lesquels il est possible d’accroître la somme du bonheur public, en propageant les « lumières », en maintenant l’équilibre entre des droits ou des intérêts parfois contradictoires. Et c’est ainsi que, cessant d’être un art de parvenir à la vertu malgré tous les obstacles intérieurs et extérieurs, la morale devient un art social, ayant pour raison d’être et pour but de sauvegarder les conditions du développement normal et, même, du progrès continuel de l’humanité. Car, selon Condorcet qui exprime ici la croyance de tous les encyclopédistes, l’humanité, guidée par la raison qui est, elle-même, perfectible à l’infini, ne peut que progresser sans interruption. Quiconque, par sa conduite, s’opposerait à ce progrès intellectuel et conséquemment social – ou même s’abstiendrait d’y contribuer – mériterait réellement d’être regardé comme un être immoral, tout au moins (si cette épithète semble surannée et empreinte de je ne sais quel dogmatisme théologique) comme un être anormal et dangereux qui n’est pas digne de vivre au sein du monde civilisé.

Or, si pareille théorie se retrouve chez presque tous les philosophes du XVIIIe siècle et notamment chez les encyclopédistes, c’est surtout Diderot qui l’a faite sienne et qui l’a exposée avec son exubérance, sa verve, son éloquence et sa fougue habituelles. Voilà pourquoi nous voudrions brièvement étudier la doctrine morale de Diderot, tout en signalant, sans nous y appesantir, les points sur lesquels il ne s’accorde pas avec les plus illustres de ses contemporains, soit que, par excessive hardiesse, il les dépasse, soit qu’il se dresse en face d’eux comme un adversaire ; – et nous verrons que ce n’est qu’assez rarement, mais le plus souvent avec une entière franchise, qu’il prend cette dernière attitude. Ce sont, en effet, de simples nuances qui le distinguent de la plupart d’entre eux, au point de vue qui nous occupe. Et il n’y a guère que Jean-Jacques Rousseau qui, par sa nature, par son éducation, par toutes ses tendances, demeure absolument inconciliable... et irréconciliable avec l’auteur du Neveu de Rameau.

On connaît trop le caractère de Diderot pour qu’il nous paraisse utile d’y insister longuement. M. Lanson l’a analysé en quelques pages d’une rare finesse 3. C’était un homme bavard, débraillé, versatile, agité, étourdissant. Son esprit était en perpétuelle ébullition. Sa fécondité était inépuisable. Il lisait beaucoup et profitait de ses lectures. Mais ses réminiscences ou ses commentaires revêtaient spontanément une forme personnelle, – toujours captivante et colorée, avec, çà et là, d’étranges fautes de goût, de choquantes bizarreries. Sa curiosité ne se lassait point – et il amuse la nôtre. Remueur d’idées, bibliophile passionné, causeur plein de brio, il nous étonne par la force prodigieuse de son labeur sans cesse renouvelé, par le jaillissement de sa verve un peu épaisse, plutôt que par l’originalité de son énergie créatrice. On sent, à le lire et à le voir vivre, qu’il n’est esclave de rien, si ce n’est de son tempérament : tempérament fougueux, qui ne plie sous aucun joug, qui ne supporte même pas la moindre concession à une règle, dès lors que cette règle est pesante. Il se plaît à ébranler tout ce qui est traditionnel, par amour de la nouveauté, et aussi, par un secret besoin de sa nature robuste : cet athlète essaye ses muscles ! Derrière tout ce qui a duré et dure encore, il croit flairer un préjugé, le plus souvent religieux. Alors s’emporte aux pires excès sa fureur d’iconoclaste. Avec cela, il a de brusques éclairs prophétiques, des intuitions parfois profondes qui devancent la marche lente et rationnelle de la science. Mais, en dernière analyse, plutôt que comme un philosophe soucieux de coordonner, de creuser ses idées et de bâtir un système, il nous apparaît comme un causeur éblouissant et comme un polémiste très renseigné, quelquefois spirituel, habituellement éloquent, mais hanté par le désir de blesser les personnalités qui, selon lui, se cachent à l’ombre de certaines doctrines. Le « sensitif », extraordinairement vibrant, s’est borné à noter ses impressions successives, sans se piquer d’une ferme logique 4. Bien entendu, Diderot n’a pu s’empêcher de projeter, en quelque sorte, sa psychologie dans sa métaphysique ; on pense comme on est ! Mais, précisément, cette métaphysique, loin d’avoir été nettement arrêtée dès ses premiers ouvrages, a évolué d’une façon continuelle, – toujours dans le même sens ; et cette évolution, suivant avec rigueur une courbe fatale, n’a pas été celle d’une pensée qui s’enrichit ou se complète sans changer en son fond : elle a été celle d’un homme que les passions, les lectures, la réflexion, la vie, en un mot, ont singulièrement modifié et ont fait passer du spiritualisme déiste au matérialisme transformiste. J’ai brièvement indiqué les principales étapes de cette marche régulière dans mon Essai sur l’apologétique : je n’y reviendrai pas 5. Il importe seulement que l’on fasse attention aux étroits rapports qui unissent cette évolution métaphysique aux vicissitudes, aux métamorphoses, tout au moins (pour être indulgent) aux hésitations que nous découvrirons dans la doctrine morale de Diderot. Car il nous semble indéniable que cette doctrine n’a jamais été fixée d’une manière ferme ; à tel point que l’on peut se demander si, vraiment, elle existe en tant que doctrine. Bien plus : nous aurons à examiner si, non content d’avoir flotté entre l’une et l’autre, Diderot n’a pas eu, à certains moments, la paradoxale témérité d’occuper simultanément deux positions contradictoires, de soutenir avec une égale sympathie deux thèses entre lesquelles régnait une antinomie radicale. Ne s’est-il pas aperçu de cette incompatibilité ? N’a-t-il pas osé pencher d’un côté plutôt que de l’autre ? Avons-nous affaire à une gageure hardie ou à un cas de regrettable inconscience ? Voilà le problème que nous tenterons de résoudre.

Nous pouvons déjà prévoir que cet indépendant s’irritera contre toute morale ayant un fondement dogmatique, un caractère religieux, et que ce sensuel défendra avec âpreté, contre toute contrainte austère, les droits de l’Instinct naturel. Cependant, tout d’abord, comme Shaftesbury qu’il traduit, il estime que « l’athéisme laisse la probité sans appui », et que la « justice distributive » postule la survivance de l’âme. C’est bien là le Dieu « rémunérateur et vengeur » dont parle Voltaire. Aux yeux de Diderot, la morale suppose donc la croyance en l’immortalité de l’âme et en l’existence d’un juge souverain. Mais voici que, pour démontrer cette existence, il n’admet plus, dans les Pensées philosophiques (1746), que « les preuves tirées du monde physique » : sans doute, l’argument ontologique, les considérations sur l’idée du Parfait, le déroutent ou lui semblent trop vagues, trop abstraits ; il préfère discuter sur le premier moteur, les causes finales, etc. ; ce sont là, d’ailleurs, – nous l’avons indiqué à maintes reprises – les thèmes favoris du spiritualisme : l’apologétique officielle prétend déduire le créateur de la contemplation de l’univers. Il est probable, néanmoins, que cet élégant finalisme manquait de solidité, car, outre qu’il ne réussit pas à opérer beaucoup de sérieuses conversions, il n’eut pas la force de maintenir dans la foi les croyants un peu chancelants comme Diderot. En effet, Réaumur ayant guéri un aveugle de la cataracte, Diderot profita de cette occasion pour exposer, en 1749, sa théorie de la connaissance : dès cette époque, et surtout à partir de 1754, nous le voyons s’écarter de plus en plus du déisme, un peu nuageux, qu’il avait d’abord professé, pour adopter le déterminisme, le matérialisme et enfin, une sorte d’évolutionnisme qui lui est sans doute en partie inspiré par les ouvrages de Charles Bonnet, Benoît de Maillet, Robinet, etc. Alors, plus de Dieu rémunérateur et vengeur, plus de Providence, plus de causes finales : une adhésion sans réserves à l’hypothèse transformiste, une négation absolue de la liberté morale, considérée comme une flatteuse illusion que nourrit jalousement l’homme, dont, en réalité, les moindres actes sont, non seulement conditionnés et influencés, mais déterminés d’une manière fatale par l’hérédité, les passions, l’éducation, le milieu, le moment, etc. Bien entendu, comme tout transformiste qui rattache au matérialisme intégral ses idées sur l’évolution, Diderot ne voit plus dans la morale la traduction d’un « ordre » intérieur et particulier à la conscience (l’ordre de la justice, du bien, dont parle Platon), ni l’accomplissement d’une loi immanente et, en même temps, universelle qui requiert le libre concours de notre bonne volonté. Pour lui, la morale n’est même pas, comme pour certains philosophes contemporains, une science dont les éléments se groupent et se coordonnent peu à peu ; c’est une sorte d’institution artificielle dont il nous est assez facile d’étudier la genèse, afin de pouvoir ensuite la soumettre à une critique hardie.

À qui devons-nous cette institution, plus ou moins utile, mais évidemment surannée ? À la société. L’histoire de la société est exactement l’histoire de la formation ou des variations de la morale, ensemble plus ou moins cohérent de conventions hypocrites que chaque siècle, dogmatiquement, a façonnées et posées en principes, où s’expriment généralement les préjugés et les exigences intéressées des classes régnantes. On a inventé la morale pour domestiquer la liberté, pour réfréner les initiatives, pour étouffer les revendications de la justice. On l’a dressée, superbe et insolente, contre la nature que l’on a accablée de mépris et d’anathèmes. On a dit aux enfants : « soyez dociles », aux adolescents « soyez chastes », aux hommes mûrs « soyez dignes, soyez probes, soyez sincères, dans vos relations avec vos semblables » ; et, devant l’instinct qui cherchait à se satisfaire, devant le désir produit par le libre jeu des lois physiologiques, devant le plaisir résultant de l’harmonieux épanouissement de la vie organique, on a élevé la lourde barrière des scrupules, des remords, on a agité le fantôme du péché, des éternels châtiments. On a imaginé le respect de soi-même, vertu qui consiste, en somme, à ne pas gêner autrui, en se faisant trop large sa part des joies de l’existence. Tel a été le « plan » sur lequel la société a construit l’imposant édifice de la morale. Pure tartuferie ! À quoi bon toutes ces grimaces, toute cette comédie, tous ces sophismes ? La conclusion, le dénouement en sont connus d’avance : il s’agit de duper son voisin, en se réservant pour soi les jouissances multiples dont on a suggéré le dédain à sa trop crédule vertu ! Aussi, l’essentiel, c’est d’être bien assuré de son intention et de suivre son dessein, sans consulter aucun code moral, quand on croit bien faire. Il faut avoir confiance en la nature, qui est bonne ; il est téméraire et souvent criminel d’empêcher le développement de ses énergies, de ses tendances profondes 6. Que chacun persévère dans son être. Chacun de nous est un tout, une synthèse dont il convient de sauvegarder l’intégrité et l’originalité : « Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi : que tout aille d’ailleurs comme il pourra. » Aimons la vie, partout où elle se manifeste, et surtout quand elle palpite dans une personnalité curieuse, intense, réellement « typique » 7. De ce franc naturalisme sont évidemment exclues toutes les vertus chrétiennes et même stoïciennes. Plus d’humilité, plus d’abnégation, plus de résignation. Non seulement il n’est plus question d’obéir à une loi souveraine, mais il n’est plus nécessaire de se respecter soi-même : exorcisons le fantôme de la dignité individuelle, cette dignité fût-elle appuyée sur des raisons purement humaines et, si nous osons dire, « laïques » ! Quant à la religion, outre qu’elle est inutile comme fondement de la morale, elle est pernicieuse en son essence. Elle promet le paradis aux hommes vertueux : c’est une tentative de corruption ; cela va sans dire, nos bons apôtres n’hésitent pas ; ils « prêtent à Dieu à la petite semaine », sûrs d’être remboursés dans le ciel, au centuple. Ces usuriers, qui se drapent d’ailleurs en des attitudes de héros, préfèrent observer les rites, assister aux cérémonies, prononcer des paroles édifiantes et creuses, plutôt que de secourir leur prochain dans la misère : c’est beaucoup plus commode. En apparence, ils mènent une vie exemplaire : en réalité, ils ont l’art de donner au vice les dehors de l’austérité. Surtout, ils gardent en leur âme une haine ardente de tout ce qu’ils appellent : l’erreur ; et leur aveugle fanatisme engendre les guerres civiles et prépare les supplices de l’Inquisition. Une telle religion est dangereuse. Et de qui se réclame-t-elle ? D’un Dieu tellement caché que nous ne pouvons le découvrir à travers la trame serrée des phénomènes qui se conditionnent et se commandent l’un l’autre, selon des lois nécessaires et immuables ? Si, après notre mort, nous le rencontrons par hasard en un coin perdu de l’Infini, ce Dieu – roi fainéant comme les dieux d’Épicure – ne nous reprochera point d’avoir nié, par obstination coupable, ce que nous n’aurons pu constater : sa réalité, sa présence.

On le voit : Diderot répète Rabelais, en le dépassant. Car Rabelais – peut-être aussi hardi en son fond – était plus prudent, plus « opportuniste » dans sa forme : il n’eût jamais poussé si loin sa polémique – ou son invective ; et d’ailleurs, il n’alla jamais jusqu’à nier l’existence de Dieu, « ce souverain plasmateur ». Son naturalisme fut surtout celui d’un savant, tout pénétré de philosophie antique. Il ne lui donna pas, comme devait le faire Diderot, une allure systématiquement agressive. Saisissons bien aussi la différence qui, sur ce point, sépare Diderot de Jean-Jacques Rousseau : tous les deux, ils attribuent bien des torts à la Société ; l’œuvre entière de Rousseau n’a qu’un but : restaurer en nous « l’état de nature » ou de libre spontanéité que l’évolution sociale a fini par détruire. Mais, à notre avis, le principal grief que Rousseau adresse à cette société malfaisante, c’est d’avoir créé l’inégalité en créant les privilèges et la propriété. Sans doute, il l’accuse aussi d’avoir empoisonné notre bonheur de scrupules exagérés, et d’avoir emprisonné notre esprit dans les liens étroits des préjugés, des conventions, des faux principes, en superposant aux tendances innées tout un appareil de maximes dogmatiques dont la vanité n’a pas tardé à éclater au grand jour. Est-ce à dire qu’il s’attaque à la véritable morale, à celle qui fait de l’homme, non l’esclave de l’opinion, mais le serviteur du Devoir, à celle qui, sans être toujours un titre à l’estime publique, reste la seule garantie de la dignité et de la noblesse intérieures ? Pas le moins du monde. C’est que, à l’encontre de Diderot, il croit fermement en l’existence d’un Dieu qui est la fin suprême et le ressort caché de notre vie morale. Apologiste de la Providence, il s’incline devant la volonté supérieure et mystérieuse qui préside aux destinées des êtres et des choses. Quoiqu’il ait rejeté les dogmes, quoiqu’il ne reconnaisse dans les rites qu’un symbolisme variant avec les peuples, il a gardé, au plus profond de son âme grave et fervente sur laquelle le protestantisme a mis son empreinte, le sincère respect de toutes les manifestations de la Foi. La conscience n’est plus, pour lui, le produit de l’éducation sociale et morale, ou plutôt, la synthèse des préjugés qui, soigneusement cultivés en nous par la sourde coalition des intérêts rivaux des autres hommes, entravent le libre exercice de notre initiative ou la satisfaction immédiate de nos désirs. La conscience, pour lui, n’est autre chose que l’intuition, claire et sûre, de l’ordre moral dont chacun porte en soi l’esquisse indélébile 8. Et cet « ordre », dont l’accomplissement postule la coopération spontanée de toutes nos forces intérieures, finit par dépasser les limites étroites de l’humaine nature, pour trouver en Dieu, l’infinie perfection, son logique et nécessaire couronnement. Nous sommes à une bien grande distance des théories de Diderot ! Cependant, il faut ajouter à l’analyse que nous avons faite de ces théories quelques indications qui la complètent. Car ce naturalisme, qui marque, en quelque sorte, le point culminant de la doctrine morale de Diderot, l’étape à laquelle le philosophe s’est arrêté avec le plus de complaisance, s’allie bizarrement à des conclusions altruistes ; ou, pour mieux dire, ces conclusions altruistes, ces idées humanitaires s’y juxtaposent souvent avec une habileté qui n’est pas encore assez déliée, assez dissimulée pour qu’on ne puisse aisément apercevoir la grossièreté de la soudure.

En effet, Diderot ne s’en tient pas à l’apologie des « passions fortes » 9. Il ne peut s’empêcher de laisser tomber son regard sur « le prochain ». Nul de nous, ici-bas, n’est un être isolé : ses moindres actions ont une lointaine répercussion et engendrent des conséquences qui, parfois, se prolongent à l’infini. Les intérêts des hommes sont, en maintes occasions, contradictoires. Chacun s’arroge des droits qui peuvent risquer d’empiéter sur le domaine d’autrui. Il faut donc établir un art de vivre en société. Il faut que la morale, en se constituant, tienne compte de ces nécessités et franchisse le cercle étroit des prescriptions individuelles. La vertu ne saurait être une plante rare qui pousse en serre chaude. Elle n’est autre chose que l’état psychologique d’une âme montant vers la perfection. Or cette âme même est formée d’éléments multiples parmi lesquels on doit ranger les influences sociales (éducation, milieu, etc.). Diderot s’est donc vu contraint d’adapter son naturalisme à ces exigences. Déjà, dans l’Essai sur le mérite et la vertu (1745), nous constatons que, traduisant Shaftesbury, il déclare avec lui que le critérium des actes moraux ou immoraux, pour quiconque prétend s’en tenir aux lumières naturelles, sans invoquer aucun dogme théologique, doit être cherché dans l’opinion sociale. « Sont bons les actes qui excitent chez autrui l’admiration ; sont répréhensibles ou mauvais les actes qui causent de la réprobation ou du dégoût. » L’impression de notre prochain, ou son jugement sur nos actes (selon qu’on a affaire avec une personne plus ou moins instruite ou réfléchie), – voilà la pierre de touche de notre conduite. En d’autres passages du même livre, Diderot, qui est encore déiste, et dont la modération est à l’image de celle du philosophe anglais, proclame l’existence d’un Dieu-providence qui, à quelques nuances près, est le Dieu traditionnel du christianisme. Mais il est manifeste qu’à ses yeux, cette croyance n’est plus absolument nécessaire pour fonder une morale. D’ailleurs, à la fin de cet Essai, assez confus et assez mêlé, Diderot (traducteur de Shaftesbury, mais aussi disciple convaincu) écrit : « Nous avons estimé par voie d’addition et de soustraction toutes les circonstances qui augmentent ou diminuent la somme de nos plaisirs ; et, si rien ne s’est soustrait par sa nature et n’est échappé par inadvertance à cette arithmétique morale, nous pouvons nous flatter d’avoir donné à cet Essai toute l’évidence des choses géométriques 10. » Ces lignes ne semblent-elles pas écrites par un Bentham ? Aussi bien, Diderot confesse que, parmi ces plaisirs soigneusement dosés, calculés et hiérarchisés, ceux de l’esprit doivent occuper la place d’honneur ; ce sont les plaisirs intellectuels qui nous procurent la jouissance la plus raffinée et la plus durable ; ce sont également ceux qui nous méritent l’estime et la sympathie respectueuse d’autrui. – Mais n’est-il pas sophistique de poser en principe que cette arithmétique des plaisirs suffit à constituer une vraie morale ? Il reste toujours à résoudre cette grave question, entre autres difficultés que nous passerons sous silence : « L’homme, étant un animal social, n’a-t-il pas à remplir des devoirs à l’égard de la société ? Est-il absolument quitte, lorsqu’il s’est inquiété de l’opinion qu’autrui pouvait avoir sur ses actes ? N’est-il pas moralement obligé d’agir effectivement pour le bien de ses semblables ? » Voici ce que Diderot a répondu : Nous avons un penchant inné à l’altruisme, – ou, pour employer le style d’alors, à la bienfaisance. Fortifier cette inclination par l’habitude, la transformer en une sorte de manière d’être, de « coutume » (comme aurait dit Pascal) qui fasse apparaître, en chacun de nos actes, l’homme compatissant, serviable, dévoué, etc., telle sera donc notre ligne de conduite. « Ne pensez-vous pas qu’on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien ? – Je le pense. – Qu’on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ? – Assurément – Et que, dans un âge plus avancé, l’expérience nous ait convaincus qu’à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu’un coquin ? » 11 – Or, avant d’agir, l’honnête homme n’aura qu’à se rappeler ces principes : tout ce qui est utile à l’humanité – ou, comme on dira plus tard, chez les évolutionnistes, tout ce qui favorise le développement de l’espèce, est bien ; tout ce qui lui est nuisible est mal ; ce qui n’y concourt pas, ce qui n’y porte point tort, bref, ce qui ne fait ni bien ni mal à personne, demeure indifférent. – Il est donc permis de cultiver à l’ombre quelques vices discrets, pourvu que l’on ne gêne pas son voisin, pourvu que l’on ne scandalise aucune âme innocente. Bien plus : il est presque conseillé de goûter, une ou plusieurs fois, la sensation de l’ivresse, si l’on contribue ainsi à la prospérité du commerce et s’il est vrai qu’une légère ébriété rende facilement l’homme prolifique, en échauffant son sang et son désir 12. En somme, la bienfaisance, l’altruisme, c’est la synthèse de la morale.

C’est ici qu’éclate l’énorme contradiction qui existe dans la doctrine morale de Diderot. Nous nous bornerons à la signaler, sans entreprendre une réfutation détaillée dont il sera aisé de réunir ailleurs les éléments : nous voulons, en effet, garder à cette étude son caractère de critique historique. – Après avoir répété mille fois que la morale était une invention de la société, un art de duper les naïfs et d’écraser les faibles, et que chacun de nous devait, sans se préoccuper de ces maximes fallacieuses, épanouir pleinement son être, il proclame que la bienfaisance s’impose à nous comme la seule obligation, et que dans la philanthropie se réalise la forme supérieure de la vertu ! N’a-t-il donc pas compris qu’il y avait une antinomie radicale entre ces deux préceptes : suis l’impulsion de ta nature ; ne te refuse aucune jouissance ; c’est-à-dire, pour emprunter le langage de La Rochefoucauld, obéis à notre maître : l’amour-propre ; ne crains pas d’être égoïste ; – et, d’autre part : ne perds jamais de vue l’intérêt général, le bien de la collectivité ; qu’aucun de tes actes ne nuise au développement de l’espèce humaine ; bien plus : ne cesse pas de collaborer au progrès universel ; tu es responsable, en grande partie, du bonheur de tes semblables... N’a-t-il pas soupçonné que, presque nécessairement, le parfait naturaliste, l’homme qui s’abandonne à ses instincts et qui écoute uniquement les suggestions de l’égoïsme, ne peut être un véritable philanthrope ? – Car il est inexact de dire que l’instinct est spontanément orienté dans le même sens que les progrès de l’espèce. Il est inexact de dire que le plaisir accompagne, comme un signe caractéristique, tout acte favorable au développement général de cette espèce. Le plus souvent, l’instinct nous pousse à exercer telle ou telle fonction, indispensable à l’équilibre normal, à la santé de notre corps ; dans le concert des organes, dans la synthèse physiologique, dans l’être vivant, chaque instinct précède l’exercice de telle ou telle fonction, qu’il commande et à laquelle il est comme attaché. Et, si aucune cause extérieure ou intérieure ne vient le troubler brusquement dans son « processus » ordinaire, si toutes les conditions se réunissent qui sont capables d’en assurer l’harmonieuse sécurité, alors le plaisir en résulte et en sort, pareil au bouton qui fleurit à l’extrémité de la tige. Mais n’allons pas en conclure que ces actes organiques, vers lesquels nous incline l’appel secret de notre instinct, sont nécessairement conformes aux intérêts de l’espèce humaine, ou, pour être plus précis, de notre prochain. Ce serait là, à coup sur, un étrange sophisme qui romprait la chaîne des déductions logiques et qui, de plus, contredirait nettement l’observation des faits réels. En effet, tous ces actes, qui rentrent dans le plan synthétique de notre existence individuelle, ont pour raison d’être et pour fin la satisfaction de tel ou tel besoin. Or, parmi les besoins, il en est qui sont, en quelque façon, innés et qui sont liés à la conservation même de notre vie : par exemple, le besoin de manger, de dormir, pour réparer nos forces. Il en est d’autres qui sont « acquis » : par ce mot, nous désignons indistinctement ceux que l’on contracte, ceux que l’on « se crée » d’une manière voulue et consciente, et ceux que l’on fortifie par l’habitude, en les excitant sans cesse, alors que, tout d’abord, ils étaient comme assoupis : il est certain que la « civilisation », en augmentant le luxe et le confort, a engendré un bon nombre de besoins nouveaux ! Quoi qu’il en soit, innés ou acquis, ces besoins individuels sont parfois contraires aux intérêts de la collectivité. Dans chaque catégorie, prenons un exemple. Nous mangeons et nous buvons pour satisfaire notre faim et notre soif : s’ensuit-il que nous ayons le droit, ainsi que l’affirme Diderot, de nous laisser aller à une douce ivresse, sous prétexte que ces excès ne causent aucun dommage à autrui ? Pas le moins du monde. Car l’habitude de s’enivrer, de s’alcooliser ruine la santé ; elle anémie le cerveau, elle corrompt nos organes essentiels, elle conduit à la décrépitude, à l’abrutissement. Or, en se condamnant à une telle dégénérescence, l’homme ne fait-il qu’user de sa liberté, ne porte-t-il pas atteinte à l’espèce dont il fait partie ? Cette façon de se suicider est d’autant plus pernicieuse qu’elle est plus lente. Avant de mourir de congestion, d’épuisement ou de tuberculose, l’homme, qui s’est accoutumé à ce vice de l’ivrognerie, peut bien céder à un autre besoin, tout aussi naturel que le besoin de manger et de boire : celui de se reproduire. Or, presque fatalement, les enfants qu’il procréera, dans l’état alcoolique, naîtront avec des tares profondes qui les contraindront à traîner plus tard une existence de souffrance et de misère. Ainsi, par l’hérédité, se propageront à travers l’espèce les conséquences funestes de cette débauche individuelle. Donc, si l’on ne se règle pas sur l’observation d’une loi morale supérieure 13, l’exercice immodéré d’un instinct, la satisfaction d’un besoin naturel peuvent, en détériorant l’individu, nuire à l’espèce ; et, par suite, se trouve violé le grand précepte de la Bienfaisance. Cherchons d’autres cas, plus complexes. La propriété répond-elle à un instinct inné ou à un préjugé social ? Si l’on opte, comme nous, pour la première solution ; si l’on voit dans la propriété le prolongement logique de la personnalité, la garantie et la base de la famille, premier groupement naturel, et la « fin » de tout labeur non socialement rémunéré, qu’en conclura-t-on ? Que l’on a le droit de satisfaire aveuglément cet instinct de propriété en s’emparant des biens du voisin, pour élargir son domaine, ou en se servant de procédés frauduleux pour tromper ceux avec qui l’on négocie ? Nullement. C’est que mon droit a pour limites le droit d’autrui : à cette seule condition se réalise l’équilibre social. – À quoi bon distinguer entre l’égoïsme primitif, instinct qui dicte à la brute de conserver son être, et l’intérêt, fait de calculs odieux et injustes, que nous enseigne la vie en communauté ? Ce sont là deux formes, plus ou moins subtiles et raffinées, d’une même réalité. Qu’il soit impulsif ou savant, l’égoïsme sera difficilement conciliable avec la Bienfaisance, surtout si l’on reste sur les positions de Diderot. N’oublions pas que, d’une manière générale, il n’y a pas d’acte, si intime, si personnel soit-il, qui, par des ramifications cachées, ne retentisse finalement dans la société. Au nom de quel principe commandera-t-on, par conséquent, le sacrifice du vieil égoïsme aux intérêts de l’humanité, si l’on s’enferme dans le pur naturalisme ? Car la science ne connaît que la loi du plus fort : elle constate que, dans l’âpre lutte pour la vie, les mieux armés écrasent les plus faibles et qu’ainsi s’opère comme une sélection mécanique entre les êtres vivants. Est-ce là l’idéal qui a enchanté Diderot ? Non, sans doute, puisqu’à un moment donné, il a exalté la Bienfaisance. Mais alors, comment résoudre la contradiction que nous avons fait apparaître au sein de sa doctrine ? Comment faire accepter cette morale altruiste à l’être égoïste qui suit la spontanéité de son instinct ? Comment la légitimer à ses yeux ? Sur quel fondement l’appuyer ? Si l’on n’y parvient pas, mieux vaut adopter l’attitude très franche et presque cynique d’un Helvétius ou d’un d’Holbach qui, réduisant la morale à l’intérêt bien entendu et la conscience à une disposition organique héréditaire, ne prennent pas la peine d’ajouter à leurs déclarations quelques couplets émus sur la Bienfaisance. De nos jours, on essaiera de combler la lacune du système de Diderot ; à ce vague altruisme on substituera la morale de la solidarité, mieux construite et plus scientifique, en apparence. Ceux qui en ont été les défenseurs ont-ils bien prouvé l’obligation morale qui serait à la base de la solidarité, et ont-ils bien mis en lumière l’évidence de la dette que nous sommes censés avoir contractée envers la société ? N’ont-ils pas joué avec les mots : dette et devoir comme avec des synonymes ? Et, s’ils ont réussi à nous persuader et à nous édifier, par tous ces conseils, ont-ils pu nous démontrer que le dévouement à l’humanité s’imposât à nous en dehors de toute considération métaphysique, non pas simplement comme un beau geste ou une attitude honorable, mais comme un impérieux devoir ? Autant de questions que je me suis efforcé d’éclaircir dans une récente conférence qu’ont publiée les Annales 14. Mes lecteurs voudront bien s’y reporter. Plutôt que de revenir sur ce sujet, il est curieux de remarquer que l’évolution de la doctrine morale de Diderot présente le résumé, très condensé, de l’évolution même que devait décrire la morale anglaise, de Bentham à Spencer, en passant par S. Mill. Nous partons d’une arithmétique individuelle des plaisirs pour aboutir à une sorte d’ego-altruisme, encore un peu confus 15. Mais que cette analogie frappante ne fasse point croire à un absolu parallélisme ; car les dates sont loin de coïncider, Bentham lui-même étant postérieur à Diderot.

La contradiction que nous avons relevée dans la doctrine de Diderot s’explique par de multiples raisons. Son tempérament fougueux, sensuel, indépendant, le poussait à professer un naturalisme intégral et à se faire le champion des droits de l’instinct. D’autre part, avec tout son siècle, il se préoccupait du progrès social : comment aurait-il échappé à cette fièvre d’humanitarisme qui avait envahi l’âme de ses contemporains ? Il était donc tiraillé en deux sens opposés. Et puis, il faut l’avouer, ces incohérences sont relativement excusables chez un philosophe du XVIIIe siècle, que la faiblesse de l’apologétique officielle ne suffisait pas à maintenir dans une ferme orthodoxie, et qui contemplait, scandalisé d’abord, puis amusé et sceptique, les divagations des métaphysiciens, les querelles des théologiens lançant l’anathème, non seulement aux critiques hardis des Saintes Écritures, mais aux ecclésiastiques soucieux de ne pas abdiquer leur liberté d’esprit entre les mains de telle ou telle congrégation influente. En présence d’un tel désordre, le rationaliste, incapable d’accepter certaines formules manifestement surannées, de se plier à certaines concessions où il découvrait plutôt les exigences d’une politique rétrograde que le désir louable de sauvegarder la pureté du trésor dogmatique, se détachait des anciennes croyances, et, désormais sans point d’appui, essayait de se constituer un système original, en combinant tant bien que mal des éléments empruntés à diverses doctrines. Il n’arrivait pas du premier coup à fondre ensemble des idées assez disparates, sinon contradictoires ! En ce qui concerne plus spécialement la morale, reconnaissons qu’au XVIIIe siècle encore, les écrivains religieux, obstinément fidèles à la tradition suarézienne, représentaient la morale bien moins comme une « sublimation » intérieure de l’âme, s’opérant par le libre concours de notre volonté avec la grâce divine, que comme une légalité, faite de préceptes rigides et abstraits, et qui s’imposerait du dehors, à l’instar d’un code surnaturel, au chrétien docile et soumis 16. Erreur lourde ! Grosse faute de tactique ! Les esprits avisés devaient bientôt rejeter cette caricature de la morale ; car même ceux qui ne s’étaient pas ralliés à la méthode de Pascal 17 se refusaient à décorer d’un aussi beau nom ce mécanisme artificiel, conçu à l’image des institutions monarchiques, et qui ne prenait pas son point de départ dans les fécondes énergies de la conscience individuelle. Mais comme, à cette époque, toute la sève, toute la vie du christianisme semblaient enfermées dans tel ou tel système théologique qui prédominait dans l’enseignement ecclésiastique, les penseurs libres ne prenaient pas la patience de dissocier ces deux choses fort distinctes : la vertu morale d’une religion – et l’interprétation des textes sacrés – ; ils abandonnaient l’Église et, par la même occasion, la morale spiritualiste : les uns, s’étant débarrassés de l’écorce des dogmes, en conservaient l’essence ; par un démarquage volontaire ou non, ils aboutissaient au déisme voltairien ; les autres, plus téméraires, se lançaient dans l’inconnu, à la recherche d’un nouveau Credo, d’où ils déduiraient une morale mieux adaptée, selon eux, aux aspirations de l’âme moderne. Tel fut le cas de Diderot : dépassant le déisme, il atteignit le matérialisme évolutionniste, en fonction duquel il tâcha d’établir une science de la morale 18. Nous avons vu que son entreprise ne fut pas couronnée de succès, car il ne put concilier les droits de l’individu avec ceux de la société. Dans son œuvre, l’individu et la société se dressent l’un en face de lautre : un abîme les sépare, sur lequel aucun pont n’a été jeté. La Bienfaisance, dans ces conditions, ne peut être qu’une séduisante illusion. Aussi bien, nous sommes tentés de croire que, s’il voulut laisser une doctrine (ce qui peut paraître douteux), il ne souffrit pas des difficultés, des contradictions que nous avons signalées. Dans ses écrits sur le problème moral se reflète sa propre vie, intense, exubérante, dirigée par le sentiment... qui fut son seul maître de logique ! Étonnons-nous, après cela, qu’elle ait dessiné des courbes si capricieuses ! Cependant, Diderot n’aurait pas été mieux inspiré s’il avait essayé – ainsi qu’on l’a fait de nos jours – d’absorber l’individu dans la Société. Il est également blâmable de trop les isoler et de trop les confondre. Mieux vaut garder la vieille distinction entre « les devoirs envers soi-même » et les « devoirs envers autrui » : ainsi peuvent se développer parallèlement le lent travail du « perfectionnement » intérieur, destiné à élever notre dignité et notre valeur morales, – et la tâche sociale qui consiste à aider son prochain dans sa rude ascension vers le bonheur et le bien.

 

 

 

J.-Roger CHARBONNEL.

 

Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1905.

 

 

 

 



1 Manuel, p. 312 sq. Citations de Vauvenargues, Montesquieu, etc. On confie à la législation le soin de tout améliorer, hommes et choses !

2 Cf. la thèse si fouillée de M. Strowski sur St François de Sales.

3 Cf. Hist. de la litt. française, p. 780 et sq. Édition de 1898.

4 On fait trop d’honneur à Diderot quand on l’appelle philosophe. Au XVIIIe siècle, ce mot désignait tous ceux qui, combattant l’Église et les dogmes, cherchaient à extraire de leurs théories laïques des principes de réforme sociale. Aujourd’hui le sens de ce mot a bien changé ; appliquons-le à Kant, à Schopenhauer – ou à M.Bergson –, mais non à Diderot.

5 R. Charbonnel, Essai sur l’apol. litt., p. 109 sq. Paris, Picard.

6 Cf. Supplément au voyage de Bougainville : « Il existait un homme naturel, au dedans duquel on a introduit un homme artificiel... De là une guerre civile qui dure toute la vie. »

7 De là vient la sympathie de Diderot pour le caractère « très en dehors » du Neveu de Rameau. – Cf. aussi le dialogue : Est-il bon ? est-il méchant ?

8 Cf. mon Essai sur l’apol., p. 112 et sq. ; Lanson, Hist. de la litt., p. 774, 778, 779. Dans un de ses premiers volumes, l’Interprétation de la nature, Diderot semble, cependant, enclin à confesser, lui aussi, sa foi en la Providence. Il y déclare même, en une phrase très explicite, que c’est là, pour lui, le dogme essentiel de la métaphysique chrétienne. Mais, on le sait, Diderot n’est pas longtemps resté d’accord avec lui-même ! Quoi qu’en dise M. Génin, l’étude de ses principaux ouvrages montre que, comme l’indique Vacherot, sa philosophie est le naturalisme intégral.

9 Cf. notamment, le début des Pensées philosophiques, p. 199, édit. Brière-Naigeon, 1821.

10 Ibid., Essai sur le mérite et la vertu. I, p. 489.

11 Entretiens d’un philosophe avec la maréchale de *** (vers le milieu).

12 Cf. aussi Supplément au voyage de Bougainville : « On ne saurait croire combien l’idée de richesse particulière ou pratique, unie dans les têtes à l’idée de population, épure les mœurs sur ce point. » – Et il ajoute qu’il ne répugne pas à l’idée de la communauté des femmes s’il doit en résulter « un accroissement de population ».

13 « Inutile de recourir pour cela à une loi morale supérieure, nous répliquerait peut-être Didelot et nous répliquent certains de ses disciples. Il suffira d’observer la réalité avec des yeux clairvoyants et d’instituer une sorte de code expérimental d’hygiène, à la fois physique et morale. L’ivrogne se convertira en constatant les effets de son vice ; ou du moins, son propre exemple en détournera les autres. » – Touchante illusion ! Ne faut-il pas reconnaître, au contraire, que, pour nous en venir au cas qui nous occupe, l’immense majorité des alcooliques n’a pas conscience de sa dégénérescence, on ne vent pas se rendre compte des coups terribles que porte à la santé et à la beauté du corps la satisfaction automatique de ce « besoin acquis » ? L’hygiène, bien comprise, leur conseillerait la tempérance. Ils préfèrent les âpres, énervantes et passagères jouissances de l’alcoolisme au calme, un peu monotone, d’une bonne santé qui dure ! L’expérience est donc impuissante à les convaincre de leur erreur, si elle use de sa seule éloquence ! – Admettons, d’ailleurs, bien que cette hypothèse optimiste nous semble impliquer une naïveté étrange que la science à force de progresser et de se répandre dans les masses, à force de vulgariser la connaissance exacte de la portée physiologique de tout acte, à force aussi de délimiter les conséquences que cet acte est susceptible d’entraîner, supprime les scrupules, les doutes, les incertitudes et rende chaque individu capable de faire de son existence un ensemble harmonieusement ordonné, selon les lois d’une hygiène morale autant que sociale. – C’est là un rêve séduisant ! Mais, en attendant qu’il se réalise dans un avenir assez lointain, en attendant que tous les hommes participent ainsi aux lumières et aux bienfaits de la science, il faudra encore se contenter de la « morale supérieure », attaquée par Diderot, car nous ne trouvons pas ailleurs une meilleure sauvegarde de la dignité intérieure et de l’équilibre social. Nous cherchons, en effet, une morale, qui puisse être universelle, et non pas un élégant art de vivre qui serait réservé à quelques « dilettanti », à une élite plus ou moins nietzschéenne.

14 La morale de la solidarité et l’individualisme de Nietzche, Annales de phil. chrét.

15 Cf. le livre très complet de Guyau, sur la morale anglaise. Il est piquant et instructif de marquer les positions qu’ont occupées, par rapport au même problème, quelques prédécesseurs ou quelques contemporains de Diderot, en laissant de côté Vauvenargues et Jean-Jacques Rousseau qui sont au pôle opposé. Nous extrairons ces lignes du volume charmant et profond de M. J. Bourdeau, sur La Rochefoucauld : « ... Disciple de Hobbes et de La Rochefoucauld, le médecin anglais Mandeville (1670-1738) compte, avec son contemporain Swift, parmi les détracteurs les plus cyniques de l’espèce humaine. L’homme n’est qu’un égoïste essentiellement vil, doublé d’un hypocrite conscient et inconscient. L’intérêt personnel, voilà le secret de toute la terre. Considérant toutefois non la valeur morale de nos actes, mais leur utilité ou leur dommage, Mandeville cherche, ainsi que Bayle, l’origine des sociétés dans les besoins, les imperfections, les appétits de l’homme. Il justifie toutes les passions humaines : il salue l’orgueil, la sensualité, la paresse, la prodigalité, l’envie, l’avarice, comme les grands patrons du commerce, de l’industrie, de l’art et de la science, et fonde la civilisation sur les sept péchés capitaux. Le mal chez les individus conduit au bien, au progrès de l’espèce. – Helvétius, contrairement à Mandeville, distingue un amour-propre vertueux et un amour-propre vicieux. Les hommes lui apparaissent comme d’innocents égoïstes. S’irriter contre leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps. Tâchons seulement d’en tirer parti pour le bien général. » On le voit : Diderot n’est pas si avancé que ces derniers philosophes : il commence par des théories dignes de Mandeville et il continue par des théories qui font prévoir S. Mill et même H. Spencer. Mais comment concilier tout cela ?...

16 1. À ce propos, consulter les pénétrants articles de l’abbé Denis sur l’Église catholique, la Renaissance et le protestantisme. Y lire les sincères aveux de Montesquieu, jugeant les théologiens de son époque avec une pointe d’amertume, mais sans violence agressive.

17 Cf. Mon Essai, p. 56-72, l’excellent opuscule du P. Laberthonnière et les ouvrages si riches de M. V. Giraud.

18 À ce propos, dissipons l’équivoque entretenue soigneusement par des philosophes... ou des journalistes qui ne cessent de préconiser la « morale scientifique » et qui, comme M. Albert Bayet, semblent s’hypnotiser sur cette formule. Il ne faut pas regarder comme équivalentes ces deux expressions : la morale scientifique, et la science de la morale. La première ne signifie pas grand’chose. « En effet, dit excellemment M. Brunetière dans son livre « sur les chemins de la Croyance », n’est-ce pas ici le cas de se demander : qu’est-ce que la science ? J’ai sous les yeux un opuscule encore assez récent qui fait partie de la Bibliothèque internationale des sciences sociologiques et qui s’intitule : la morale basée sur la démographie. Je comprends ce que ces mots veulent dire. Je comprendrais également que l’on se proposât de fonder une morale sur les sciences biologiques, sur la zoologie, par exemple, ou sur la physiologie comparée. C’est ce que le docteur Élie Metchnikoff a tenté dernièrement. – Mais, déjà, qu’est-ce que pourrait bien être une morale fondée sur la chimie, voire organique, ou sur la géométrie à n + 1 dimensions ? Finissons-en avec cette plaisanterie. Il peut y avoir des savants qui s’occupent utilement de morale. On peut porter dans l’examen des questions morales ces habitudes de précision, de rigueur, de logique, dont on fait honneur à la « méthode scientifique ». On peut admettre enfin qu’il y ait une « science de la morale ». En effet, la morale comporte un ensemble de lois et, si l’on veut, de procédés pour atteindre, au prix d’efforts méritoires, une relative perfection. Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’il y ait une « morale scientifique » ou « fondée sur la science » ; ni que la connaissance de nos devoirs dépende, en quelque cas et dans quelque mesure que ce soit, de l’état de nos connaissances en microbiologie. « Cela est d’un autre ordre », comme disait Pascal.

Pour ruiner le caractère d’éternité que nous croyons découvrir nécessairement dans toute morale, on objecte les « variations » de cette morale. « On invoque la différence des temps, celle des races, la diversité des coutumes. On refait le chapitre de Montaigne, on commente, à la lumière de l’anthropologie, le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » ; on apporte à la discussion les usages des Indiens de l’Amazone ou des nègres de l’Afrique centrale. Et que croit-on avoir prouvé au bout de tout cela ? Que la morale varie d’âge en âge ? qu’elle se transforme ? et qu’elle se contredit ? Non ! mais on a prouvé tout simplement que son caractère d’éternité ne s’opposait pas plus à ses progrès que le caractère d’immutabilité des lois de la nature ne s’oppose à ceux de la science : en morale, ce n’est pas la loi qui change, mais l’application qu’il s’agit d’en faire à une situation nouvelle... C’est une mauvaise plaisanterie que de dire que, selon les temps et les lieux, les mêmes actions ont été diversement jugées : aucune morale n’a jamais fait l’apologie de l’adultère, ou du vol, ou du meurtre. Il y a mieux, et ceux qui parfois ont essayé de les excuser ne l’ont fait qu’au nom de l’utilité sociale, d’ailleurs mal entendue (ex. : la repopulation à tout prix, même par l’union libre). Il faut de plus nous souvenir qu’à aucune époque de l’histoire de l’humanité, la « civilisation » et les « lumières » – que ce soient celles de la science ou de la religion – n’ont été partout également répandues. Il y a toujours eu des « barbares » et on en trouverait encore parmi nous. Et ce qu’il faut surtout bien voir et bien entendre, c’est que, les hommes étant des hommes, c’est-à-dire de pauvres êtres, dont la conduite incertaine dépend moins de leur volonté que de l’impulsion de leurs instincts ou de la contagion de l’exemple, « l’histoire de leurs mœurs » est une chose, et la « morale » en est une autre, qui juge la première, bien loin de s’y soumettre ou de pouvoir s’y subordonner. »

Aussi bien, cette histoire des mœurs ne saurait être qu’une collection, plus ou moins bien ordonnée, de faits moraux, de belles et édifiantes actions, une sorte de recueil qui rappellerait les ouvrages de Plutarque. Mais, s’il est probable que ce recueil offrirait un très vif intérêt et serait capable d’inciter à la pratique de ce qui est généralement considéré comme bon et vertueux, d’où tirerait-il son autorité ? à quel titre prétendrait-il nous imposer une règle de vie ? Il serait pour nous tout au plus un conseiller ; il nous aiderait à démêler certains « cas » de conscience assez obscurs : mais il n’aurait nullement le droit de nous tracer, avec la rigueur d’un impératif catégorique, notre conduite. – Ce qui est frappant, ce qu’il suffit de constater, c’est que tous les détails, tous les faits et gestes constituant cette « histoire des mœurs », aboutissent à une conception partout identique de la morale, du moins en son fond : ce sont, pour ainsi dire, les éléments d’une grande et large esquisse, dont les traits essentiels ont une marque d’universalité. Tous les hommes parvenus à un certain degré de civilisation ou de culture s’accordent à nommer tels ou tels actes des « actes moraux », qu’ils distinguent des « actes mauvais ». Un secret instinct les pousse à admirer les uns, à mépriser ou à détester les autres. Pourquoi ? Parce qu’ils traduisent ainsi, en un langage dont la forme varie mais dont le sens persiste, les lois infaillibles que leur révèle et que leur dicte la conscience, intuition profonde de « l’ordre » du Bien. Nous revenons, par la force des choses, au domaine de la psychologie et de la métaphysique. Nous sommes obligés d’avouer que, s’il peut y avoir une science de la morale et des traités de morale pratique, nourris d’expériences précises et d’exemples authentiques, – il ne peut y avoir de morale purement scientifique : ne confondons pas des plans distincts. Le Bien n’est ni absolument ni nécessairement synonyme du Vrai.

 

 

 

 

 

 

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