De Jésus-Christ et de sa vie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François-René de CHATEAUBRIAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers le temps de l’apparition du Rédempteur sur la terre, les nations étaient dans l’attente de quelque personnage fameux. « Une ancienne et constante opinion, dit Suétone, était répandue dans l’Orient, qu’un homme s’élèverait de la Judée et obtiendrait l’empire universel1. » Tacite raconte le même fait presque dans les mêmes mots. Selon cet historien, « la plupart des Juifs étaient convaincus, d’après un oracle conservé dans les anciens livres de leurs prêtres, que dans ce temps-là (le temps de Vespasien), l’Orient prévaudrait, et que quelqu’un, sorti de Judée, régnerait sur le monde2 ».

Josèphe, parlant de la ruine de Jérusalem, rapporte que les Juifs furent principalement poussés à la révolte contre les Romains par une obscure prophétie qui leur annonçait que vers cette époque un homme s’élèverait parmi eux, et soumettrait l’univers3.

Le Nouveau Testament offre aussi des traces de cette espérance répandue dans Israël : la foule qui court au désert demande à saint Jean-Baptiste s’il est le grand Messie, le Christ de Dieu, depuis longtemps attendu : les disciples d’Emmaüs sont saisis de tristesse lorsqu’ils reconnaissent que Jean n’est pas l’homme qui doit racheter Israël.

Les soixante-dix semaines de Daniel, ou les quatre cent quatre-vingt-dix ans depuis la reconstruction du Temple, étaient accomplis. Enfin Origène, après avoir rapporté ces traditions des Juifs, ajoute « qu’un grand nombre d’entre eux avouèrent Jésus-Christ pour le libérateur promis par les prophètes ».

Cependant le ciel prépare les voies du Fils de l’Homme. Les nations, longtemps désunies de moeurs, de gouvernement, de langage, entretenaient des inimitiés héréditaires ; tout à coup le bruit des armes cesse, et les peuples, réconciliés ou vaincus, viennent se perdre dans le peuple romain.

D’un côté, la religion et les moeurs sont parvenues à ce degré de corruption qui produit de force un changement dans les affaires humaines ; de l’autre, les dogmes de l’unité d’un Dieu et de l’immortalité de l’âme commencent à se répandre : ainsi les chemins s’ouvrent à la doctrine évangélique, qu’une langue universelle va servir à propager.

Cet empire romain se compose de nations, les unes sauvages, les autres policées, la plupart infiniment malheureuses : la simplicité du Christ pour les premières, ses vertus morales pour les secondes ; pour toutes, sa miséricorde et sa charité, sont des moyens de salut que le ciel ménage. Et ces moyens sont si efficaces. que, deux siècles après le Messie, Tertullien disait aux juges de Rome : « Nous ne sommes que d’hier, et nous remplissons tout, vos cités, vos îles, vos forteresses, vos colonies, vos tribus, vos décuries, vos conseils, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples »  ; Sola relinquimus templa4.

À la grandeur des préparations naturelles s’unit l’éclat des prodiges : les vraies oracles, depuis longtemps muets dans Jérusalem, recouvrent la voix, et les fausses sibylles se taisent. Une nouvelle étoile se montre dans l’Orient, Gabriel descend vers Marie, et un choeur d’esprits bienheureux chante au haut du ciel, pendant la nuit : Gloire à Dieu, paix aux hommes ! Tout à coup le bruit se répand que le Sauveur a vu le jour dans la Judée : il n’est point né dans la pourpre, mais dans l’asile de l’indigence ; il n’a point été annoncé aux grands et aux superbes, mais les anges l’ont révélé aux petits et aux simples ; il n’a pas réuni autour de son berceau les heureux du monde, mais les infortunés ; et par ce premier acte de sa vie il s’est déclaré de préférence le Dieu des misérables.

Arrêtons-nous ici pour faire une réflexion. Nous voyons depuis le commencement des siècles, les rois, les héros, les hommes éclatants, devenir les dieux des nations. Mais voici que le fils d’un charpentier dans un petit coin de la Judée, est un modèle de douleurs et de misère : il est flétri publiquement par un supplice ; il choisit ses disciples dans les rangs les moins élevés de la société ; il ne prêche que sacrifices, que renoncement aux pompes du monde, au plaisir, au pouvoir : il préfère l’esclave au maître, le pauvre au riche, le lépreux à l’homme sain ; tout qui ce pleure, tout ce qui a des plaies, tout ce qui est abandonné du monde fait ses délices : la puissance, la fortune et le bonheur sont au contraire menacés par lui. Il renverse les notions communes de la morale ; il établit des relations nouvelles entre les hommes, un nouveau droit des gens, une nouvelle foi publique : il élève ainsi sa divinité, triomphe de la religion des césars, s’assied sur leur trône, et parvient à subjuguer la terre. Non, quand la voix du monde entier s’élèverait contre Jésus-Christ, quand toutes les lumières de la philosophie se réuniraient contre ses dogmes, jamais on ne nous persuadera qu’une religion fondée sur une pareille base soit une religion humaine. Celui qui a pu faire adorer une croix, celui qui a offert pour objet de culte aux hommes l’humanité souffrante, la vertu persécutée, celui-là, nous le jurons, ne saurait être qu’un Dieu.

Jésus-Christ apparaît au milieu des hommes, plein de grâce et de vérité ; l’autorité et la douceur de sa parole entraînent. Il vient pour être le plus malheureux des mortels, et tous ses prodiges sont pour les misérables. Ses miracles, dit Bossuet, tiennent plus de la bonté que de la puissance. Pour inculquer ses préceptes, il choisit l’apologue ou la parabole, qui se grave aisément dans l’esprit des peuples. C’est en marchant dans les campagnes qu’il donne ses leçons. En voyant les fleurs d’un champ, il exhorte ses disciples à espérer dans la Providence, qui supporte les faibles plantes et nourrit les petits oiseaux ; en apercevant les fruits de la terre, il instruit à juger l’homme par ses oeuvres. On lui apporte un enfant, et il recommande l’innocence ; se trouvant au milieu des bergers, il se donne à lui-même le titre de pasteur des âmes, et se représente rapportant sur ses épaules la brebis égarée. Au printemps, il s’assied sur une montagne, et tire des objets environnants de quoi instruire la foule assise à ses pieds. Du spectacle même de cette foule pauvre et malheureuse, il fait naître ses béatitudes : Bienheureux ceux qui pleurent ; bienheureux ceux qui ont faim et soif, etc. Ceux qui observent ses préceptes et ceux qui les méprisent sont comparés à deux hommes qui bâtissent deux maisons, l’une sur le roc, l’autre sur un sable mouvant : selon quelques interprètes, il montrait, en parlant ainsi, un hameau florissant sur une colline, et au bas de cette colline des cabanes détruites par une inondation5. Quand il demande de l’eau à la femme de Samarie, il lui peint sa doctrine sous la belle image d’une source d’eau vive.

Les plus violents ennemis de Jésus-Christ n’ont jamais osé attaquer sa personne. Celse, Julien, Volusien6, avouent ses miracles, et Porphyre raconte que les oracles mêmes des païens l’appelaient un homme illustre par sa piété7. Tibère avait voulu le mettre au rang des dieux8 ; selon Lampridius, Adrien lui avait élevé des temples, et Alexandre Sévère le révérait avec les images des âmes saintes, entre Orphée et Abraham9. Pline a rendu un illustre témoignage à l’innocence de ces premiers chrétiens qui suivaient de près les exemples du Rédempteur. Il n’y a point de philosophie de l’antiquité à qui l’on n’ait reproché quelques vices : les patriarches mêmes ont eu des faiblesses ; le Christ seul est sans tache : c’est la plus brillante copie de cette beauté souveraine qui réside sur le trône des cieux. Pur et sacré comme le tabernacle du Seigneur, ne respirant que l’amour de Dieu et des hommes, infiniment supérieur à la vaine gloire du monde, il poursuivait, à travers les douleurs, la grande affaire de notre salut, forçant les hommes, par l’ascendant de ses vertus, à embrasser sa doctrine et à imiter une vie qu’ils étaient contraints d’admirer.

Son caractère était aimable, ouvert et tendre, sa charité sans bornes. L’Apôtre nous en donne une idée en deux mots : Il allait faisant le bien. Sa résignation à la volonté de Dieu éclate dans tous les moments de sa vie ; il aimait, il connaissait l’amitié : l’homme qu’il tira du tombeau, Lazare, était son ami ; ce fut pour le plus grand sentiment de la vie qu’il fit son plus grand miracle. L’amour de la patrie trouva chez lui un modèle : « Jérusalem ! Jérusalem ! s’écriait-il, en pensant au jugement qui menaçait cette cité coupable, j’ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes ; mais tu ne l’as pas voulu ! » Du haut d’une colline, jetant les yeux sur cette ville condamnée, pour ses crimes, à une horrible destruction, il ne put retenir ses larmes : « Il vit la cité, dit l’Apôtre, et il pleura ! » Sa tolérance ne fut pas moins remarquable quand ses disciples le prièrent de faire descendre le feu sur un village de Samaritains qui lui avait refusé l’hospitalité. Il répondit avec indignation : Vous ne savez pas ce que vous demandez !

Si le Fils de l’Homme était sorti du ciel avec toute sa force, il eut eu sans doute peu de peine à pratiquer tant de vertus, à supporter tant de maux ; mais c’est ici la gloire du mystère : le Christ ressentait des douleurs ; son coeur se brisait comme celui d’un homme ; il ne donna jamais aucun signe de colère que contre la dureté de l’âme et l’insensibilité. Il répétait éternellement : Aimez-vous les uns les autres. Mon père, s’écriait-il sous le fer des bourreaux, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Prêt à quitter ses disciples bien aimés, il fondit tout à coup en larmes ; il ressentit les terreurs du tombeau et les angoisses de la croix : une sueur de sang coula le long de ses joues divines ; il se plaignit que son Père l’avait abandonné. Lorsque l’ange lui présenta le calice, il dit : Ô mon Père ! fais que ce calice passe loin de moi ; cependant, si je dois le boire, que ta volonté soit faite. Ce fut alors que ce mot, où respire la sublimité de la douleur, échappa à sa bouche : Mon âme est triste jusqu’à la mort. Ah ! si la morale la plus pure et le coeur le plus tendre, si une vie passée à combattre l’erreur et à soulager les maux des hommes, sont les attributs de la divinité, qui peut nier celle de Jésus-Christ ? Modèle de toutes vertus, l’amitié le voit endormi dans le sein de saint Jean, ou léguant sa mère à ce disciple ; la charité l’admire dans le jugement de la femme adultère : partout la pitié le trouve bénissant les pleurs de l’infortuné ; dans son amour pour les enfants, son innocence et sa candeur se décèlent ; la force de son âme brille au milieu des tourments de la croix, et son dernier soupir est un soupir de miséricorde.

 

 

François-René de CHATEAUBRIAND,
Le Génie du christianisme, 1801.

 

 

 

1. Percrebuerat Oriente toto vetus et constans opinio esse in fatis ut eo tempore Judaea profecti rerum potirentur. (Suét., in Vespas., c. IV.) (N.d.A.)

2. Pluribus persuasio inerat antiquis sacerdotum litteris contineri eo ipso tempore fore ut valesceret Oriens, profectique Judaea rerum potirentur. (Tacit., Hist., lib. V, c. XIII.) (N.d.A.)

3. Josèphe, De Bell. Judaic., p. 183. (N.d.A.)

4. Tertull., Apologet., cap. XXXVII. (N.d.A.)

5. Fortin., On the Truth of the Christ. Relig., p. 218. (N.d.A.)

6. Orig., Cont. Cels., I. II ; Jul., Ap. Cyril., liv. VI ; Aug., Ep. III, IV, t. II. (N.d.A.)

7. Eusèbe, Dem. III, ev. 3. (N.d.A.)

8. Tert., Apologet. (N.d.A.)

9. Lamp., in Alex. Sev., cap. IV et XXXI. (N.d.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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