Le manifeste de Mazzini

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles-François CHEVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous l’avons dit bien souvent, et nous ne saurions trop le répéter, ce que la révolution poursuit en attaquant Rome, ce n’est pas seulement le pouvoir temporel, garantie de l’indépendance du chef de l’Église, c’est surtout la papauté spirituelle elle-même, c’est le catholicisme, c’est le christianisme tout entier.

Nos adversaires eux-mêmes le déclarent de la manière la plus formelle. L’Opinion nationale l’avoue ; l’Avenir national le proclame ; et le Courrier français consacre de longs articles à développer cette pensée sous toutes ses faces. Que faut-il de plus sinon la déclaration expresse des chefs même de ce parti d’action dont les bandes révolutionnaires envahissent en ce moment les États du Saint-Siège et menacent Rome ? Or, nous avons déjà celle de Garibaldi faite en plein congrès de Genève, en termes d’une violence telle qu’aucun de nos lecteurs n’a pu l’oublier et qu’il serait superflu de la rappeler ici. Voici maintenant celle de Mazzini, qui vient de lancer un manifeste, publié d’abord en anglais, par la Revue de Westminster, et dont la Revue britannique donne la traduction française, mais en adoucissant certaines expressions et en supprimant plusieurs phrases qui choquaient par trop le sentiment chrétien même des protestants.

« Quand nous reprendrons Rome, dit Mazzini, CE SERA POUR DISSOUDRE LA PAPAUTÉ et pour proclamer, au bénéfice de l’humanité entière, l’inviolabilité de la conscience, que la réformation du seizième siècle n’a conquise que pour une fraction de l’Europe, et encore dans les limites de la Bible...

« Je me souviens d’avoir écrit et imprimé, il y a plus de trente ans, que la papauté et le catholicisme étaient deux lampes éteintes faute d’huile.

« J’entendais parler du dogme qui les faisait vivre.

« Le temps a confirmé mou jugement. À l’heure qu’il est, LA PAPAUTÉ EST UN CADAVRE QUE RIEN NE PEUT GALVANISER. C’EST LE MASQUE INANIMÉ D’UNE RELIGION.» 

Mazzini explique ensuite qu’il attaque non tels ou tels abus, tels ou tels actes des Papes, des cardinaux, des évêques ou des moines seulement, mais la doctrine chrétienne en elle-même, dans son essence, dans sa base constitutive.

« Depuis Innocent III, dit-il, c’est une décadence continue de la Papauté jusqu’à ce qu’elle soit tombée et devenue ce que nous la voyons : déshéritée de toute influence inspiratrice sur la civilisation ; impuissante négation de tout mouvement, de toute liberté, de tout développement dans la science ou la vie ; destituée de tout sentiment du devoir, de toute puissance de sacrifice, de toute foi dans sa propre destinée...

« La Papauté a perdu aujourd’hui tout fondement moral, son but, sa sanction, sa source d’action...

« Le dogme même que représentait autrefois l’Église n’inspire plus la foi ; il n’a plus le pouvoir d’unir ou de diriger le genre humain...

« Voilà pourquoi la Papauté expire. Et c’est un devoir de le proclamer sans réticences hypocrites, sans ambages, sans feindre de révérer toujours ce qu’on attaque, sans diviser le problème au lieu de le résoudre. L’avenir ne peut être pleinement révélé avant que le passé ne soit dûment enterré, et à prolonger le délai par faiblesse, nous risquons d’introduire la gangrène dans la plaie...

« Sans lien avec le ciel qui ne soit rompu, inutile à la terre qui s’apprête à saluer l’aurore d’un nouveau dogme, LA PAPAUTÉ N’À PLUS DE RAISON D’ÊTRE...

« C’est donc un devoir pour nous tous, qui avons à cœur d’édifier la Cité de l’avenir et de concourir au triomphe de la vérité, c’est un devoir de faire la guerre À LA PAPAUTÉ MÊME et non point seulement AU POUVOIR TEMPOREL, car ce pouvoir, IL N’Y AURAIT PAS MOYEN DE LE REFUSER AU REPRÉSENTANT RECONNU DE DIEU SUR LA TERRE. Nous devons démontrer que le dogme, base de l’institution, est devenu insuffisant, qu’il ne répond plus aux besoins moraux, aux aspirations, à la foi naissante de l’humanité.

« Ceux qui, aujourd’hui, attaquent le PRINCE de Rome, en faisant profession de vénérer le PAPE et d’être catholiques sincères, sont atteints et convaincus de tomber dans une contradiction flagrante ou dans l’hypocrisie.

« Ceux qui prétendent réduire le problème à l’établissement d’une Église libre dans l’État libre, sont ou influencés par une fâcheuse timidité ou dépourvus de toute conviction morale...

« Une fois que sera éteinte toute croyance à la vieille synthèse et établie la croyance à la synthèse nouvelle, l’État lui-même deviendra l’Église... »

Destruction complète de la « vieille synthèse », c’est-à-dire anéantissement non seulement du catholicisme, mais de tout christianisme, voilà donc le programme du chef de tous ceux qui attaquent aujourd’hui Rome par la plume ou par les armes.

Voyons maintenant quelle est la « synthèse nouvelle » ou la religion qui doit remplacer le christianisme et « s’incarner dans l’État devenu Église ».

Si le sujet n’était aussi grave, rien ne serait plus curieux et plus instructif à la fois que de suivre Joseph Mazzini à la recherche « d’une religion nouvelle ». Son embarras est extrême, il ne sait où la trouver, il avoue qu’elle est encore à naître ; mais comme il lui en faut une à tout prix, il prend bravement son parti, et donne naïvement ses propres idées comme « révélant aux nations un but commun et les fondements d’une religion nouvelle ».

« L’Italie, dit-il, est une religion. » Puis, à deux pages de là, exposant l’état de l’Italie, il conclut en ces termes : « Nous n’avons pas de religion, et nous avons mis une négation à la place. »

Plus loin, il parle « d’une conception du ciel, d’une théorie de la vie qui se fait jour ». Il ajoute : « On voit poindre l’aurore d’un dogme nouveau qui rétablira, par une plus large synthèse, le lien de la terre au ciel, qui engendrera une vie nouvelle et harmonique. »

Mais cette aurore étant fort nébuleuse, il se rabat bientôt sur la critique du catholicisme dont il travestit complètement la doctrine, afin de pouvoir supposer possibles un dogme plus élevé, des idées plus pures, une morale plus sublime.

Enfin, pensant avec raison que cela ne suffit pas, il fait du progrès un dogme, de ce dogme la règle « de la vie collective et continue de l’humanité », répète de nouveau à plusieurs reprises que « l’Italie est une religion ». Et c’est tout !

Voilà donc la « synthèse » qui vient remplacer le christianisme ! Ne trouvez-vous pas que c’est faire une religion nouvelle à peu de frais ?

Mais ne l’oublions pas, dans cette synthèse de l’avenir, « l’État lui-même deviendra l’Église ; il incarnera en lui un principe religieux et sera le représentant de la loi morale dans les diverses manifestations de la vie ». Ainsi la théorie moscovite, voilà le dernier mot de Mazzini et des apôtres de la liberté et de la démocratie. Nous comprenons maintenant pourquoi les journaux russes sont si sympathiques aux garibaldiens qui attaquent Rome, et pourquoi la Gazette de Moscou et le Journal de Saint-Pétersbourg reproduisent contre la Papauté les mêmes arguments que le chef du parti d’action d’Italie.

Prenons acte de ce fait inouï : on attaque le Pape à Rome sous le prétexte qu’il réunit le pouvoir temporel au pouvoir spirituel, et c’est précisément pour remettre ce double pouvoir aux mains de l’État et des souverains politiques. Où trouver une contradiction plus flagrante, une duplicité plus palpable ?

Le manifeste de Mazzini réserve bien d’autres surprises encore à ceux qui ne connaissent pas à fond cet étrange tribun, à la fois révolutionnaire et mystique. Il exalte au plus haut degré le spiritualisme et le sentiment religieux. Il fait une réfutation complète et extrêmement remarquable du matérialisme, qu’il nomme « une stupide et funeste négation de toute loi morale, du libre arbitre, de nos espérances les plus sacrées, de la vertu du sacrifice » ; et montre que l’Italie (cette Italie qui est une religion) se perd parce qu’elle est gangrenée de matérialisme. Il réfute succinctement, mais avec une grande puissance, le rationalisme et la science exclusive de la foi. Il « appelle de tous ses vœux une école qui respectera le passé sans lequel le futur serait impossible ; qui protestera contre la barbarie “intellectuelle” pour laquelle toute religion est mensonge, toute forme de civilisation, à présent éteinte, folie, tout grand Pape roi ou guerrier, un criminel ou un hypocrite ; qui révoquera la condamnation ainsi infligée par la présomption moderne à tous les travaux passés, etc., etc. »

Bien plus, il fait un magnifique éloge de cette papauté qu’il veut détruire, de « sa mission si GRANDE ET SI SAINTE, quoique disent aujourd’hui les fanatiques de la rébellion, en falsifiant l’histoire, et en la calomniant dans le passé, le cœur et l’esprit de l’humanité ». Il n’a pas assez d’admiration pour Grégoire VII et Innocent III.

« Ce dernier, dit-il, s’est efforcé de convertir en un fait d’organisme social la suprématie de la loi morale sur la force brutale des gouvernements temporels, la suprématie de l’esprit sur la matière, de Dieu sur César.

« C’était là, en effet, la vrai mission de la Papauté, le secret de sa puissance, de la complaisance et de la soumission dont l’humanité a fait preuve envers elle...

« Cette mission s’était incarnée dans un des plus grands hommes de l’Italie, grand par le génie, par la vertu, par une volonté de fer, dans Grégoire VII. »

« Oui, poursuit-il, la Papauté fut utile et sainte ; c’est moi qui vous le dit, car sans l’unité de la vie morale sous laquelle la Papauté nous a maintenus... nous ne serions pas prêts aujourd’hui à réaliser l’unité future ; sans le dogme de l’égalité des hommes dans le ciel, nous ne serions jamais arrivés à proclamer le dogme de l’égalité des hommes sur la terre. »

Eh bien ! M. Mazzini, à cette heure encore, c’est cette papauté seule qui, comme tête et cœur de l’Église et du catholicisme, maintient cette unité de la vie spirituelle et morale d’où sort l’unité terrestre et future ; c’est cette papauté seule qui sauvegarde les principes de la fraternité, de l’égalité et de la liberté humaines dont tous nos progrès sociaux, civils et politiques ne sont qu’une application ; c’est cette papauté seule qui accomplit « la suprématie de la loi morale sur la force brutale des gouvernements temporels, la suprématie de l’esprit sur la matière, de Dieu sur César ». C’est elle seule qui, poursuivant la grande mission de Grégoire VII et d’Innocent III, résiste à cette invasion du matérialisme, du rationalisme et de la science exclusive de la foi que vous flétrissez si bien vous-même. C’est elle seule qui repousse vos théories moscovites, attribuant à l’État le pouvoir spirituel, c’est-à-dire établissant la suprématie de la force brutale des gouvernements temporels sur la loi morale, la suprématie de la matière sur l’esprit, de César sur Dieu.

Selon vos propres paroles, « il n’y a donc pas moyen de refuser au représentant reconnu de Dieu sur la terre le pouvoir temporel », nécessaire à son indépendance.

 

 

 

Charles-François CHEVÉ.

 

Paru dans L’Écho de la France

en 1868.

 

 

 

 

 

 

 

 

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