Louis-Claude de Saint-Martin,

prophète de l’espérance

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quoique mort en 1803, celui-là appartient à mon domaine1, et je serais désolé qu’il m’échappât. C’est que les siècles, n’en déplaise aux fanatiques de la chronologie, n’ont pas tous nécessairement cent ans et leur première année ne se termine pas toujours par le chiffre un. À n’en pas douter, le XIXe siècle est né en 1789, avec la Révolution Française et l’Histoire contemporaine. Mais il y a d’autres raisons à mon choix, plus impératives. Ce grand homme est une des meilleures têtes philosophiques de chez nous. Et je n’entends pas par là un être à systèmes, échafaudeur d’abstractions comme nous n’en avons jamais manqué en France, mais un penseur authentique qui creuse jusqu’aux réalités profondes, en pompe le suc nourricier, en écoute battre le coeur. En ce sens, il peut être comparé à Pascal et en certains points il l’égale.

Claude de Saint-Martin est une source. Il rassemble dans son creuset et concentre pour notre usage les filets souterrains d’une onde cachée qui nous vient des quatre horizons depuis l’origine du monde. La connaissance qu’il propage descend des principes et monte de l’observation des choses. Elle domine sans l’exclure la science moderne par l’amour, et lui redonne son sens en l’obligeant à garder sa place. Elle surmonte les philosophies par l’humilité : ne cherchant pas à fonder une vérité humaine, elle enseigne les voies qui conduisent à celle de Dieu.

Immense doctrine, dont notre héros n’est pas l’inventeur, mais le distributeur génial ; inspiration qui marque d’un signe incomparable le front de tous les mystiques : penseurs, artistes ou poètes et qui établit entre eux la secrète alliance des prédestinés. On en trouve ailleurs, chez Joseph de Maistre, Ballanche, Bonald ou Fabre d’Olivet des fragments présentés parfois d’une manière plus brillante mais jamais avec un sens plus complet et plus intime de l’unité.

Qu’une telle lumière ait pu être maintenue pendant deux siècles sous le boisseau, c’est une gageure, et l’une des preuves les plus convaincantes de l’extrême délabrement des âmes contemporaines ou du moins de leurs conducteurs patentés, radicalement imperméables à toute rosée qui vient d’en-haut. Claude de Saint-Martin, on peut le dire, s’est bien un peu prêté à cette ignorance du commun. Ce n’est pas un auteur badin et son genre d’« esprit » n’est pas celui de Voltaire. Il y a dans ses pages quelque chose d’escarpé qui tient à la nature du sujet, et une singularité de vocabulaire qui est à la fois coquetterie d’original et pudeur du croyant qui veut écarter du temple les regards frivoles.

Je ne sais ce qu’il faut penser des loges qui se réclament de son nom. Il importe peu pour le moment. Claude de Saint-Martin n’a pas caché sa répugnance à l’esprit maçonnique, trop porté aux « voies extérieures » quand il n’est pas charrié par des courants politiques et utilitaires. C’est par deux illuminés, il est vrai, que le jeune lieutenant au régiment de Foix, alors en garnison à Bordeaux, est entré dans le sanctuaire de la religion. Élu-Cohen à la Loge de la Bienfaisance, disciple et secrétaire du Kabbaliste Martinez de Pasquallis en 1768, ordonné Réau-Croix en 1772, il adopte durant un temps les pratiques de la magie cérémonielle, trace des cercles et des pentacles, récite des formules, capte des fluides et recherche à grand effort les visions et les communications sensibles. Le nom de Philosophe Inconnu qui lui est resté, je crois bien qu’il l’a d’abord attribué au mystérieux esprit qui lui a soufflé à l’oreille son premier ouvrage.

Toutefois, il ne s’est jamais complu dans ces chemins pleins d’embûches que fréquentent les voleurs de feu. Il ne tardera pas à s’en évader pour emprunter la voie royale qui conduit à Dieu par le perfectionnement intérieur. Trop de détours et de calculs lui sont suspects, « Faut-il donc tant de choses, s’étonnait-il déjà devant son maître, pour prier Dieu ? » et plus tard il remarquera avec finesse que c’est ce qui n’est pas droit qui a besoin d’être adroit. Dans une lettre à Vuillermoz datée du 4 Juillet 1790 il demande à être définitivement rayé de la maçonnerie « dont les règles deviennent pour lui chaque jour plus incompatibles avec sa manière d’être et la simplicité de sa manière ». « Mon esprit, ajoute-t-il (et c’est un témoignage décisif) n’y a jamais été inscrit ; or ce n’est pas être lié que de ne l’être qu’en figure. »

Dans l’étoffe d’un grand homme chacun se taille un manteau selon sa carrure. Ce n’est pas la faute du Philosophe Inconnu s’il a servi à vêtir des infirmes et des nabots. Sauf Joseph de Maistre qui lui rend justice et le déclare « le plus insigne, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes », je le vois généralement trahi par des primaires, et je n’en excepte point Balzac, malgré ses hommages qui, non content de reproduire littéralement et sans nommer ses sources plusieurs chapitres de Saint-Martin dans Séraphita2 a incliné sa doctrine dans le sens le plus favorable à ses dispositions épicuriennes et à son désir d’émancipation des contraintes religieuses.

Ce qui a particulièrement nui à la réputation de Claude de Saint-Martin, c’est que par malheur cet ennemi déclaré des athées et des matérialistes de l’Encyclopédie n’a trouvé que peu de crédit auprès des ministres de l’Église. On ne peut nier ses diatribes contre une partie du clergé. Reste à savoir si les petits prêtres qui se sont sentis visés par ses charges ont le droit de confondre leur cause avec celle de la chrétienté. Quand je les vois ranger un Saint-Martin, un Léon Bloy ou un Bernanos parmi les adversaires de l’Église, je demande à savoir si ce sont les adversaires de ses fautes ou de ses vertus. C’est, je crois toute la question. Dans le premier cas, leurs victimes sont mal fondées à récriminer ; elles ne défendent que leur amour-propre. J’ose ajouter qu’elles le font aux dépens des intérêts de la foi. S’il a existé dans l’Église, comme il est historiquement prouvé, des éléments égarés ou impurs, son souci élémentaire doit être de s’en apercevoir et de s’en délivrer, sous peine d’ajouter au péché l’imposture et de protéger en son sein le germe de la corruption3.

On peut m’objecter que l’offensive menée contre les mauvais bergers, si légitime qu’elle apparaisse, cache en fait un désir sournois d’ébranler les bases de l’édifice chrétien tout entier. C’est peut-être le cas d’un Molière, par exemple, quand il écrit Tartuffe. Je ne discerne guère cette malignité chez un Saint-Martin. Qu’il ait exagéré le nombre et la noirceur des coupables ne condamne à tout prendre que sa capacité d’observateur. Cela n’engage ni la sincérité de sa foi ni la valeur de sa doctrine.

L’œuvre de Claude de Saint-Martin, presque inaperçue de son vivant, prend une importance capitale à notre époque qui répète la sienne en plus vaste et en plus tragique. Époque de soudaine et redoutable mutation, propice à tous les égarements. Le monde occidental, en proie au délire de la puissance, se berce du fol espoir d’assurer le bonheur de l’homme par son triomphe sur la matière. Il tente cette expérience impie, ce forfait prodigieux qu’il soutiendra pendant deux siècles, de supporter sans le secours de Dieu tout le poids de sa destinée. Il commence sans le savoir à forger dans ses ténèbres les nouvelles idoles qui s’apprêtent à le dévorer.

À cet assaut luciférien qui soulève contre l’esprit du Christ tous les appétits de la chair et toutes les ruses de l’intelligence, le clergé d’alors n’oppose qu’une faible barrière. Dirigées par des cartésiens et des juristes, ses troupes régulières, engourdies par plusieurs siècles de sécurité, tournant désespérément les yeux vers le secours des autorités temporelles, se laissaient doucement pousser sur le terrain de la preuve par neuf et de la discussion politique que les rationalistes avaient fort habilement choisi pour les enliser.

À défaut des saints docteurs qui lui ont manqué, Dieu, une fois de plus, a suscité pour sa défense quelques hommes de bonne volonté, francs-tireurs parfois imparfaitement équipés, qui ont suppléé par leur zèle à la médiocrité et à la tiédeur des gens d’Église. Ils ont maintenu la lutte sur les sommets. Ils ont sauvegardé, au milieu des ruines, les puissances d’amour qui rendent possibles les redressements.

Je ne doute pas, pour ma part, que Rousseau, malgré ses faiblesses, soit l’un de ceux-là. Ni Voltaire, ni Grimm, ni Diderot ne s’y sont trompés. Ils ont combattu en lui l’indigne mais fidèle serviteur du Christ. Claude de Saint-Martin, généreusement porté vers ce frère impur, lui rend justice sans descendre à son niveau. « Il vise trop bas », déclare-t-il.

 

 

 

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À la différence des apôtres de la plèbe, comme Jean-Jacques ou comme Grignion de Montfort, Claude de Saint-Martin est un aristocrate de la pensée. Cet « homme de désir », ce « bien-aimé » comme dirait Daniel, ce « spirituel » comme dirait saint Paul, ne s’adresse pas au troupeau sordide, mais au petit nombre des élus qui ont des oreilles pour entendre. Il ne peut se résoudre à jeter son cœur aux pourceaux « qui ne l’auraient pris que pour l’ensevelir dans leurs ignorances, dans leurs faiblesses et dans leurs souillures ». Sans mépriser les « hommes du torrent », il ne parvient pas à vivre dans leur climat. Il sent, dit-il, que « leurs maux et surtout les pouvoirs de leurs volontés corrompues sont au-dessus de ses moyens de victoire ».

Est-ce par ce qu’il n’a reçu « de corps qu’en projet », cet être aérien, presque angélisé, ne se trouve à l’aise que sur les cimes. Le monde, ses tribulations et ses délices ne l’atteignent pas. Ils ne sont pas, dit-il, « du même âge ». Mais pour les délicats qu’il rencontre, ses distances mêmes sont des séductions. Il leur offre une figure charmante, une distinction pleine d’élégance, des yeux « doublés d’âmes » et ce je ne sais quoi dans la voix qui porte le cœur sur les lèvres. Son besoin de tendresse idéalisée trouve son aliment naturel dans de chastes liaisons avec des femmes d’esprit supérieur. Nul n’a placé plus haut les exigences de la véritable amitié. « Il y a, écrit-il, deux êtres au monde en présence desquels Dieu m’a aimé. Aussi quoique l’un de ces deux êtres soit une femme (ma B.), j’ai pu les aimer tous deux aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence de Dieu ; et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer si l’on veut que les amitiés soient durables. » « L’unité, dit-il encore, ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. Ce n’est qu’après qu’elle est faite que nous nous trouvons naturellement les frères les uns des autres. »

L’air subtil qui convient à cette nature impalpable, c’est le Christianisme éternel, mais « élevé, dit Joseph de Maistre, aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine ». Cette doctrine séraphique inquiète moins par le mélange ou par les nuées que par l’excès même de sa spiritualité. Elle semble parfois n’être proférée que pour des êtres privés de matière. Pour Saint-Martin comme pour tous les grands mystiques, la destination de l’homme n’est rien moins que le retour à l’unité, l’union à Dieu par l’amour et l’immolation parfaite, la rédemption de l’Univers, dont nous sommes les gouverneurs et les répondants. Il ne cesse de s’insurger contre le désordre mortel qui confond toujours par paresse et facilité le but et les moyens, l’esprit et la lettre, la substance et l’enveloppe. Nul repos qui permette d’oublier le terme : nos joies même les plus divines ne nous sont pas envoyées comme des dons gratuits mais pour nous aider " à aller plus loin » et « à monter ». « Tous ceux de nos instants qui ne sont pas pour Dieu sont contre Dieu. »

 

 

 

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Éminemment salutaire en tous temps, une telle exigence l’est plus encore aux époques de tarissement, où le formalisme tend à l’emporter sur la foi. Claude de Saint-Martin l’impose avec une intransigeance catégorique qui risque de lui attirer bien des ennuis. Mais « la timidité est aussi une souillure. » Les querelles les plus graves en apparence que l’on soulève à son sujet ne mordent guère sur les fondements de sa pensée : elles peuvent presque toujours être imputées à des équivoques de langage.

Ainsi du surprenant parallèle qu’il établit quelque part entre le catholicisme et le christianisme. Ce qu’on a pris là en général pour une opposition m’apparaît bien plutôt, dans son esprit, comme un prolongement, un épanouissement, et sauf nuances à discuter, un « développement » dans le sens très orthodoxe que Newman donne à cette parole.

Le « christianisme » – si l’on adopte un instant ses définitions personnelles – c’est le catholicisme accompli, « l’esprit même de Jésus-Christ dans sa plénitude ». Le « catholicisme » en est la voie.

Un jour, quand il aura touché le but grâce aux règles et aux disciplines de l’Église, le vieil homme, qui sera devenu l’homme nouveau, n’aura plus besoin d’autorités, ni d’institutions. Il verra Dieu « à découvert », du sein de son être, sans le secours des formes et des formules, dans l’évidence et l’universelle clarté. L’Église sera alors la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, d’où les temples ont disparu. Mais sans doute, le temps lui-même aura cessé4.

Je ne crois pas du tout me livrer ici à une interprétation tendancieuse. Saint-Martin à maintes reprises s’enflamme pour les bienfaits des sacrements et des cérémonies de l’Église. Il trouve dans ces « demeures sacrées », un pouvoir invisible qui porte en soi un caractère efficace et salutaire et qui l’imprime sur tous les êtres qui pénètrent dans ces enceintes. « La prière y purifie continuellement l’atmosphère et l’on participe à sa pureté dès que l’on approche de ses influences. » Les âmes les plus fortes « ont toujours dans ce culte des profits à faire. Aussi gare à ceux qui ne sont que les instruments de son abolition, mais gare encore plus à ceux qui en sont les causes. »

Si le « christianisme » comme il l’entend, est le « lieu et le terme de toute religion », il tient le catholicisme non seulement pour la meilleure, mais pour la « seule religion véritable ». Mais dans sa hâte de voir « l’esprit prendre la place de toute chose », il arrive à cet impatient de brûler les étapes. Contre le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, il semble prêt à condamner le relatif au nom de l’absolu, l’Église militante au nom de celle qui triomphe dans sa glorieuse éternité.

Sans doute, « l’homme de désir » se laisse-t-il ainsi emporter un peu trop loin par la hardiesse de son vol. Ce sont là les extravagances de l’amour. Je ne puis m’empêcher de croire que ces voyageurs de l’azur ont un noble rôle à remplir ; ils donnent des ailes aux cœurs de plomb, qui sommeillent dans l’imparfait et qui pourraient en venir à se contenter de la terre.

Le but de l’existence est très haut ; le point de départ, infiniment bas, c’est l’homme tel qu’il apparaît aujourd’hui dans sa misère incommensurable. Écoutons, après Pascal, parler Claude de Saint-Martin :

« La douleur, l’ignorance, la crainte, voilà ce que nous rencontrons à tous les pas dans notre ténébreuse enceinte, voilà quels sont tous les points du cercle étroit dans lequel une force que nous ne pouvons vaincre nous tient renfermés.

« Tous les éléments sont déchaînés contre nous : à peine ont-ils produit notre forme corporelle qu’ils travaillent tous à la dissoudre en rappelant continuellement à eux les principes de vie qu’ils nous ont donnés. Nous n’existons que pour nous défendre contre leurs assauts et nous sommes comme des infirmes abandonnés et réduits à panser continuellement nos blessures. Il n’y a pour nos corps que deux états : le dépérissement ou la mort ; s’ils ne s’altèrent, ils sont dans le néant...

« Portons-nous les yeux sur l’homme invisible ? Incertains sur les temps qui ont précédé notre Être, sur ceux qui le doivent suivre et sur notre Être lui-même, tant que nous n’en sentons pas les rapports, nous errons au milieu d’un sombre désert, dont l’entrée et l’issue semblent également fuir devant nous. Si des éclairs brillants et passagers sillonnent quelquefois dans nos ténèbres, ils ne font que nous les rendre plus affreuses, ou nous avilir davantage en nous laissant apercevoir ce que nous avons perdu, et encore, s’ils y pénètrent, ce n’est qu’environnés de vapeurs nébuleuses et incertaines, parce que nos sens n’en pourraient soutenir l’éclat, s’ils se montraient à découvert. Enfin, l’homme est, par rapport aux impressions de la vie supérieure, comme le ver qui ne peut soutenir l’air de notre atmosphère. »

On reconnaît à ces accents l’angoisse qui trouble les cerveaux modernes en face d’un monde fêlé, en apparence absurde et incompréhensible, « d’une région, comme dit Saint-Martin, où rien n’accomplit sa loi ». Sentiment accablant qui risque de conduire au désespoir et à la folie quand il n’est pas équilibré par son complément nécessaire, par son envers lumineux : le sentiment de l’admiration. Que nous contemplions en effet, comme nous y invitait autrefois Platon, l’échantillon immortel logé en chacune de nos âmes, qui nous fait admirer les choses dans leur perfection idéale, telles qu’elles devraient être, telles qu’elles sont encore quelque part dans ce royaume vers lequel nous soupirons avec toute la nature gémissante, alors l’angoisse, au lieu d’être une chape de ténèbre, devient l’ouverture même qui nous conduit à l’évidence et à l’espoir. Nous comprenons par elle le mot de l’énigme : « l’homme n’est pas dans les mesures qui lui sont propres ; il est évidemment dans une altération... C’est un roi coupable, livré au pouvoir de tous ses sujets qu’il a entraînés lui-même au désordre et à l’anarchie par l’injustice de son gouvernement. »

Le Philosophe Inconnu rejoint ici magnifiquement Pascal : (« Le Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde... ») et saint Paul qui parle d’ajouter ce qui manque aux souffrances de la Passion. « La vraie Parole, écrit-il, est universellement dans l’angoisse ; aussi nous ne pouvons rien recevoir ni opérer que dans l’angoisse... Le cœur de l’Homme est choisi pour être le dépositaire de l’angoisse de Dieu. Si la parole de l’angoisse n’entre pas en nous, nous ne pourrons rien comprendre aux angoisses de l’universalité des choses et nous ne pourrons pas leur servir de consolateur. »

De la confrontation des extrêmes, du contraste accusé entre les deux états : la présente défiguration et le lointain modèle dont elle reste cependant l’image, naît en nous « la faim divine », le « désir », germe par lequel tout peut renaître et tout peut être racheté5.

Tout équilibre détruit tend de toutes ses forces à se rétablir : c’est la certitude généreuse qui apparaît partout et pour tous les yeux et qui comble notre penseur d’un bonheur anticipé. Elle est inscrite dans les lois mêmes de la nature aveugle, dans les vases communicants et dans le nivellement progressif des terrains, dans la chute des corps et dans leur dissolution, et elle traduit partout le plan secourable de la Providence. L’équilibre total, ce sera l’Unité, dont le désir, commun à toutes les créatures, se laisse encore deviner sous ses formes les plus aberrantes. Qu’est-ce donc, en effet, que l’appétit de possession, de la chair ou de l’esprit, qui s’appelle ici l’avarice ou l’amour, ailleurs la guerre, le larcin ou la magie, sinon l’espoir monstrueux de réaliser à son profit cette unité par absorption et par conquête, depuis le fauve qui dévore jusqu’au tyran qui opprime, depuis l’orateur qui cherche à convaincre jusqu’à l’artiste qui cherche à séduire ? Tentative toujours vaine et toujours punie, parce qu’elle répète le péché originel et essaye de ravir à Dieu son privilège de centre : les adversaires restent face à face sans pouvoir se joindre, le seul point de rencontre étant la soumission commune à la volonté de Dieu.

Le désir, dit Claude de Saint-Martin, suppose la séparation de deux substances analogues qui ont besoin d’être réunies. L’attrait divin qui se fait sentir dans l’âme humaine a pour but d’établir « l’équilibre entre Dieu et elle ». Mouvement réciproque, comme celui de l’aimant et du fer. « La sagesse, disait Grignion de Montfort, a besoin de l’homme pour être heureuse. » Dans le même sens, on peut parler du désir de Dieu, « comme nous blessé d’amour »6, de sa souffrance d’être séparé de notre âme, de sa « compassion ».

 

 

 

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À considérer la distance infinie à franchir et l’infirmité de notre marche, nous risquons de tomber dans l’abattement et dans la langueur. Avons-nous des ailes pour voler jusqu’aux étoiles ? Un coeur assez pur, une intelligence assez vaste pour donner asile au Seigneur ? La tâche nous paraîtrait impossible si nous n’avions, en effet, d’autre recours qu’à nous-mêmes, si Dieu ne s’avançait en silence au-devant des âmes et ne faisait seul le chemin presque tout entier. C’est la grande vérité consolante, cette sollicitude de Dieu mille fois plus incompréhensible encore que sa puissance. Partout Saint-Martin nous montre avec un persévérant enthousiasme la miséricorde agissante qui ne quitte jamais la main du pécheur. « Celui qui se lèvera du matin pour la chercher, dit le Livre de la Sagesse, n’aura pas beaucoup de peine car il la trouvera assise à sa porte. » Le Philosophe nous voit non seulement accueillis, mais « poursuivis » par la Lumière et la Parole.

« Que ton cœur se dilate, s’écrie-t-il. Tu cherches Dieu ; il te cherche encore davantage, et il t’a toujours cherché le premier. Tu le pries : sois confiant dans le succès de ta prière. Quand même tu serais assez faible pour mal prier, n’y aurait-il pas l’Amour qui prierait pour toi ? »

L’extrême bienveillance, l’extrême patience de Dieu, pour un esprit sain et pour une conscience claire, sont des évidences toujours confirmées par l’observation des choses. « Dieu est amour », voilà le premier acte de foi sur lequel repose la philosophie de Saint-Martin, et qui fait de lui le prophète de l’Espérance. Ses puissances sont sans bornes, dit-il, « elles peuvent tout, excepté ce qui contrarie l’Amour ». Car telle est, en effet, son essence et sa destinée que « si nous pouvions connaître l’immensité de cet amour, il n’y aurait plus rien en Dieu qui nous fût caché ».

Ainsi « la vie divine cherche continuellement à briser la porte de nos ténèbres et à entrer en nous pour nous apporter des plans de restauration. Elle y vient en frémissant, en pleurant, en nous suppliant, pour ainsi dire, de vouloir bien concourir avec elle à cette grande œuvre ». Tout est magnifiquement ordonné par elle en vue de notre salut : il n’y manque que notre consentement. Et d’abord, n’a-t-elle pas placé, au sein même des âmes les plus obscures, le regard capable de distinguer la vérité ? « Comment l’Agent suprême7 aurait-il pu exiger que nous crussions en lui et à toutes ses merveilles, si nous n’avions pas, par notre essence, tous les moyens nécessaires pour le découvrir ? »

Dieu a semé en nous le germe de la connaissance divine. Il le nourrit complaisamment en lui servant du dehors tout ce qui peut aider à sa croissance. Tout ce qui frappe nos sens et notre raison, tous les phénomènes de notre milieu, tous les accidents de notre histoire individuelle sont disposés avec une science infinie en vue de notre instruction et de notre fin, selon cette admirable économie qui fera dire plus tard à Léon Bloy : « Tout ce qui arrivé est adorable. » L’homme est ainsi placé parmi « les baumes les plus salutaires ». « Tout travaille à sa guérison avec sagesse et dans une progression conforme aux divers états par où il doit passer... Le rafraîchissement se fait petit avec les petits, et porte le soin et l’amour jusqu’à se faire enfant avec nous... Le Seigneur est une infinie progression de mystères : il a des clartés et des lumières pour tous les âges. »

À tous les pas, l’Éternelle Vérité nous donne les moyens de nous assurer de son existence « et cela, non pas sur le témoignage et la simple assertion des hommes, ni des ministres mêmes de la vérité » : l’univers entier, terrestre et céleste, les sciences de tous genres, les langues, les mythes et les traditions universelles des peuples, autant de dépositions directes, positives, irréfutables, qui rendront témoignages à ces assurances fondamentales.

Il faut que tout concoure à notre résurrection : « Il faut que l’univers entier me purifie, il faut que je sois mêlé à toutes ses terres, lavé dans toutes ses eaux et séché par tous ses feux. »

Ces vues profondes de Claude de Saint-Martin permettent de situer, vis-à-vis de la science moderne, infidèle à sa mission rédemptrice et telle qu’on l’enseigne publiquement aujourd’hui, un mode de connaissance plus intérieur et plus complet, une sagesse « dont la source, dit l’Ecclésiastique, est la parole de Dieu et dont les voies sont ses commandements ». On aurait tort de s’imaginer que cette science traditionnelle, que cet ars magna dont le Philosophe Inconnu renouvelle les prescriptions se distingue par la négligence ou par le mépris de la méthode expérimentale. Tout aussi réaliste que les hommes de notre siècle, Claude de Saint-Martin accorde une grande importance à l’observation de la nature. L’angle sous lequel il la considère est seulement moins étroit.

L’accumulation des découvertes, en effet, si méticuleuse et si poussée qu’on la suppose, ne peut en aucune mesure tenir lieu de l’intelligence des choses, pas plus que la vision précise d’un texte ne suffirait à quelqu’un qui ne sait pas lire. Pour comprendre, il faut une autre faculté que le regard. « À peu ou rien ne sert, disait déjà saint Bonaventure, le miroir proposé du dehors, si le miroir de l’âme n’est pas purifié et bien poli. »

Qu’est-ce à dire, sinon que la valeur de la connaissance tient à la disposition fondamentale de l’âme. C’est là que les distinctions apparaissent. Le savant matérialiste qui se borne à enregistrer les processus physico-chimiques agit en vertu d’un parti pris qui lui fait exclure de son champ de vision les réalités spirituelles. Il considère l’univers à la façon d’une montre qui aurait construit et ajusté ses rouages et qui, d’elle-même, se serait mise en mouvement. Au juste, il n’atteint que le mécanisme des choses et ne le fait jouer que pour son profit.

Tout autre est l’attitude de la haute science. Pour elle, l’observation des faits n’a d’intérêt véritable que si elle se prolonge au-delà du concret et si elle sert de canal et de moyen à la connaissance des principes. Elle pose comme des axiomes évidents que le monde n’est pas absurde, que les êtres ne naissent pas uniquement pour mourir, que les choses ont un sens, ce qui signifie à la fois une raison d’être et une destinée ; que ces fins particulières sont visiblement orientées, font partie d’un plan universel, ce qui suppose une cause première de même nature que l’intelligence, enfin, que cette cause suprême, raisonnablement, ne peut vouloir le mal, sous peine de dissocier son ouvrage et de se contredire elle-même, et que toutes ses impulsions sont des efforts d’amour, comme le dit Saint-Martin, en vue d’aider la créature dans la recherche d’un bonheur que nous sentons invinciblement lié au rapprochement et à l’unité.

Ni l’observation extérieure, ni la contemplation des mystiques ne conduisent isolément à la connaissance intégrale, mais ces deux efforts conjugués s’équilibrent comme les deux ailes dans le vol. Une fois posée l’hypothèse du divin, elle se vérifie magnifiquement et tout devient lumineux pour l’explication du monde. « Quand une seule fois on a voulu chercher Dieu on le trouve partout », écrit Novalis.

 

 

 

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Ainsi « l’homme ne peut porter son regard autour de lui sans apercevoir les images les plus expressives de toutes les vérités qui lui sont nécessaires ». Toutes les formes du monde sensible ne sont que des signes et des avertissements éloquents, échos du Verbe éternel, qui lui révèlent les lois de son être et le terme qui lui est assigné. Les éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu dans leurs multiples combinaisons, le comportement des animaux et des plantes, les dispositions du corps humain et les institutions sociales, les figures géométriques, les accords musicaux, la grammaire, les nombres, autant d’expressions concordantes d’une Sagesse infinie qui répercute à tous les étages et confirme par des correspondances sans nombre la Parole révélée par les Écritures et gravée au plus profond et au plus obscur de notre être.

La clef des analogies, maniée par Claude de Saint-Martin avec une extraordinaire dextérité, le fait entrer dans les mystères de la nature et lui livre des notions capitales qu’il expose dans une langue un peu secrète et dont nous ne pouvons donner ici que quelques exemples.

Cherchant au-delà du « comment » le « pourquoi » des choses, il rencontre la loi fondamentale du ternaire, c’est-à-dire des trois causes nécessaires à l’existence de chaque être individuel et à celle de l’univers temporel dans son ensemble. La première cause, intérieure, c’est le germe ou principe immatériel, c’est le schéma du chêne en puissance dans ce gland que j’ai sous les yeux, avant lui dans la cellule qui l’engendra, antérieur même à toute forme, et portant en lui comme le plan de la maison dans le cerveau de l’architecte, son impulsion, son orientation et sa fin. La seconde cause, extérieure et opposée, c’est la matière, terre, air, lumière et chaleur, qui résiste par sa masse et son inertie. Mais la lutte établie entre ces deux puissances risquerait de conduire à des actes nuls, informes ou incertains si une troisième cause, intelligente, sorte de déléguée de la Puissance suprême, n’intervenait pour les soumettre, les équilibrer, les diriger et les conduire au succès, de sorte que nous puissions enfin nous rendre compte de l’ordre qui règne dans l’univers.

En similitude (non en égalité) avec les corps matériels, l’homme est composé de deux êtres : le sensible et l’intelligent. Ces deux causes se combattent et ne feraient « que l’agiter et l’abîmer dans la plus fâcheuse incertitude, si elles n’étaient dirigée par une troisième cause, supérieure, active et intelligente » que nous pouvons appeler la volonté ; seule survivante de nos anciens privilèges, elle échappe aux contraintes des causes temporelles et garde la liberté du choix, « soit qu’elle accomplisse la volonté du Seigneur, en participant à son action, soit qu’elle tombe dans l’esclavage des "forts", c’est-à-dire de ses passions et de ses ignorances. »

Entre de multiples corollaires de ce principe étonnamment fertile retenons encore ce point de vue de Saint-Martin, violemment opposé à celui des matérialistes : comme l’escargot secrète du dedans sa coquille, c’est toujours l’esprit qui modèle son enveloppe extérieure, et qui guide ses transformations successives en les conditionnant à son dessein8. Applicable à tout organisme vivant, cette loi peut s’étendre à l’Église elle-même, corps mystique du Christ, dont les formes apparentes, y compris l’expression du dogme, comme le montrera Newman, se développent et croissent, à la manière d’un végétal, sans porter atteinte à l’intangible vérité de son essence.

 

 

 

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Mais cessons de considérer pour un instant les enseignements de la nature, et tournons les yeux vers la mythologie : à travers les déformations ridicules que lui a fait subir l’ignorance, nous entendons le même rappel insistant des fondamentales vérités. Au moyen de cette langue universelle, qui parle par des symboles et des hiéroglyphes, la tradition primitive a peint « nos origines, notre fin, la loi qui conduit à notre terme, les causes qui nous en tiennent éloignés, enfin la Science de l’Homme, inséparablement liée à celle du Premier de tous les Principes. »

Dans Alcyonée, le géant qui secourut les dieux révoltés contre Jupiter et fut jeté par Minerve hors du globe de la terre, nous reconnaissons l’ancien Prévaricateur. Les crimes successifs de l’humanité sont personnifiés par Prométhée (le Voyant avant) qui ravit le feu du ciel, par Épimothée (le Voyant après) qui ouvrit la boîte de Pandore, par Ixion dont le supplice est l’image fidèle de l’homme précipité aux extrémités de la circonférence autour de laquelle il circule sans remonter au centre et où il ne rencontre que des ennemis implacables et furieux.

Les Danaïdes, pour être devenues indociles à leurs maîtres, sont réduites à verser une eau intarissable dans des vaisseaux qui n’ont pas de fonds. Mais voici, dessinés sur cette fresque opulente, à côté des châtiments consécutifs à la faute, les traits de l’amour divin qui travaille sans relâche au relèvement du pécheur : l’Égide de Minerve couvre les favoris du Tout-Puissant d’une protection impénétrable ; voici les Guides de lumière envoyés pour notre salut : Orphée, qui fixe la roue d’Ixion ; Hercule dont les immenses travaux annoncent le grand Modèle dont il est la figure anticipée. Qu’est-ce encore que le caducée séparant par son axe les deux serpents enlacés sinon Mercure, élément médian du ternaire, qui maintient l’équilibre entre l’eau et le feu, et les empêche de se surmonter.

 

 

 

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Passant des fictions du paganisme à la tradition des Hébreux et scrutant plus loin que Bossuet les intentions de la Providence, Claude de Saint-Martin annonce l’exégèse biblique de Léon Bloy et son symbolisme de l’histoire. Il voit, comme lui, dans les évènements du passé, des révélations permanentes que Dieu nous presse de méditer pour y saisir les enseignements et les espérances qu’il a déposés pour notre secours. Entre tous les peuples de la terre, les Juifs, spécialement choisis comme nation-témoin, nous présentent dans leurs fastes un abrégé saisissant de l’humanité en marche, allant de chutes en relèvements vers le but qui lui est assigné et qui n’est autre que le retour à la lumière, la réintégration dans la patrie primitive dont la violence et l’égoïsme séparateur l’ont exilée.

À chaque étape de la longue route ardue, Dieu donne à l’homme une loi nouvelle pour accélérer son avancement. Il le tire des ténèbres où l’a précipité le péché d’Adam et le place sous le ministère de la nature ; du ministère de la nature, il le fait passer sous le ministère de la justice ; du ministère de la justice sous le ministère de la prière et de la grâce. Et, chaque fois, l’action divine, entravée par l’aveuglement acharné de sa créature, est obligée de « recommencer » l’homme, jusqu’au Jugement dernier et la Fin des Temps, où le cercle entier sera parcouru, et l’oeuvre accomplie sans retour.

Dans cette grandiose perspective de la Rédemption, ouverte dès le Péché originel, Claude de Saint-Martin nous fait entrevoir le rôle miséricordieux de toutes choses, la nécessité salutaire de la Matière, du Temps et de la Souffrance.

La révolte ignominieuse de l’Homme contre son Dieu a causé une déchirure infinie, une mortelle séparation dont nous portons encore la blessure insupportable. Adam glorieux ne subissait ni le Temps ni la Matière, et les élus, au Jugement, jouiront à nouveau de cet affranchissement bienheureux. La Matière et le Temps ont surgi de la faute comme les murs d’une prison, avec toutes les limitations qui nous réduisent, les contraintes qui nous étouffent, les obscurités et les douleurs qui menacent de nous accabler. Mais voilà que les obstacles mêmes, en vertu de cette étonnante économie, sont aussi des instruments de libération. Les peines que Dieu nous inflige sont des châtiments amoureux.

En tout état de cause, la déchéance, accomplie en éternité, aurait dû rester éternelle et, livrés à nos propres forces, nous n’avions aucune espérance de rachat. Dieu nous donne la Matière comme un lieu d’exil, mais qui permet l’occasion de l’épreuve, de l’effort d’humilité et de sacrifice propre à retrancher de nous ce qui nous nuit. Et il nous donne le Temps, que Saint-Martin appelle, d’un mot admirable, « la monnaie de l’Éternité ». Par sa loi, « les justices divines peuvent s’accomplir »... les épreuves et les inspirations graduées nous acheminent à la perfection, « l’extrême action perverse, elle-même, finit par se briser et par se détruire ». La Patience de Dieu consent à attendre. Elle nous fait crédit, nous « remet » nos dettes et nous offre ainsi le moyen de nous acquitter. « Toutes les épines qu’il nous fait sentir détachent à chaque froissement un pli de notre ancienne robe9. »

Si tous les objets, tous les êtres, toutes les puissances de la nature sont ainsi destinés à manifester pour nous, de quelque manière, « un rayon des facultés divines », nos semblables sont chargés de la même tâche à un degré plus éminent. En un sens, on peut dire que tous les hommes sont des « élus » ; « cependant, quelques-uns d’entre eux sont appelés à cette œuvre par une détermination plus positive et ont à opérer des faits plus vastes et plus considérables ». En conséquence, ils sont doués de forces plus grandes et de privilèges plus étendus. Dépositaires des « vertus » premières que l’homme a laissé périr, ces « agents » sont placés près de nous par la grande bonté de Dieu comme des « images vivantes » de lui-même, comme des modèles assez « virtuels » pour nous porter à Lui ressembler.

Ainsi les Prophètes ont annoncé aux Rois et aux Peuples le sort qu’ils devaient attendre s’ils venaient à s’écarter de la Loi ; et parmi eux, le juste Élie fut l’objet de dons prodigieux « parce qu’il tenait plus qu’aucun autre à l’Être qui a tout produit et parce qu’il participait à la force du Principe de toutes choses ».

Plus haut encore dans la hiérarchie secourable, planant au-dessus du monde sensible, les « agents purs et intermédiaires » que, dans un langage plus commun nous nommons des Anges, tendent à nous seconder et à nous défendre. « Grâce à eux, nous pouvons nous élever avec une sécurité et une vérité lumineuse jusqu’à cette Unité universelle qui les domine et qui les vivifie tous. »

Enfin, Claude de Saint-Martin a donné à Marie la place unique qui lui revient dans le plan de la Providence. Il a bien compris son double rôle de Médiatrice et de Mère des Fidèles. Il écrit, dans son style toujours sibyllin :

« Demandons que l’Esprit Saint prie en nous le Père au nom du Réparateur. La Femme pure implorera pour nous cette faveur. Pourquoi négligerons-nous les secours de la Femme pure ? » Et il insiste ailleurs sur la nécessité de faire renaître en notre âme « une éternelle Vierge dans qui puisse s’incorporer le Fils de l’Homme avec ses vertus et ses puissances ».

Nous voici montés de proche en proche dans cette échelle des signes dont saint Bonaventure nous invite à gravir les degrés jusqu’à la cime ineffable où ne peut atteindre que le silence de l’adoration. On s’est souvent trompé sur les intentions avérées de Claude de Saint-Martin parce qu’on a fait de son œuvre une lecture précipitée. Comme bon nombre de ses frères, ce grand mystique ignore le langage des théologiens et il invente sans scrupule des vocables qui les effarouchent. Il parle quelquefois d’« émanation » et certains en concluent sans autre examen qu’il s’engouffre jusqu’à la perdition dans les abîmes du panthéisme, alors qu’il ne cesse d’affirmer avec énergie et dans toutes les occasions qu’il rencontre la distance et la supériorité infinies qui séparent le Dieu Tout-Puissant de ses inutiles créatures. Pour savoir ce qu’il pense du Christ, de sa nature et de sa mission, il n’est que d’avoir recours aux textes mêmes du Philosophe Inconnu, où il est traité de Celui qu’il appelle tour à tour l’Agent Suprême, le Réparateur, ou le « Libérateur invisible qui ne se repose jamais ». On verra que, non seulement il en fait l’Unique Voie du Salut, le Chef irremplaçable et la Tête de toute initiation, mais qu’il lui conserve expressément le caractère divin sous lequel il est adoré dans l’Eucharistie.

« Les Héros, les Demi-Dieux, les Agents célèbres, écrit-il, dont les traditions historiques et fabuleuses nous présentent sans cesse la correspondance avec la Terre, n’ont été chacun dépositaires que de quelques vertus particulières. L’un en a manifesté la force par la grandeur de ses entreprises et par ses immenses travaux. L’autre en a manifesté la justice par la punition des malfaiteurs et par l’asservissement des rebelles. D’autres, enfin, en ont manifesté la bonté, la bienfaisance, par les sciences et les secours qu’ils ont apportés aux malheureux, et par les douceurs qu’ils ont fait goûter aux hommes de paix. Et même on peut dire de ces Agents, sans excepter ceux dont il est parlé dans les Traditions des Hébreux, qu’ils ne montraient à l’homme que des vertus isolées, temporaires et passagères, et que, par conséquent, ils ne lui donnaient point une idée parfaite de son Être, ni des droits qui sont attachés à sa nature...

« Il fallait une autre Victime pour apprendre à l’homme que pour atteindre le but essentiel des sacrifices, il ne suffisait pas de mourir corporellement comme les béliers et les taureaux, sans aucune participation de l’esprit qui leur est refusé par la nature ; qu’il ne suffisait pas même de mourir corporellement comme les prophètes immolés par les injustices et les passions des peuples auxquels ils annonçaient la vérité, puisqu’ils croyaient, sans manquer à leur mission, pouvoir se soustraire à la violence comme Élie, lorsqu’ils en avaient la facilité.

« Mais elle devait lui apprendre qu’il fallait entrer de son propre mouvement, avec sa pleine science et une entière sérénité, dans cette immolation de son être physique et animal..., qu’il fallait voler à la mort comme à une conquête qui lui assurait la possession de ses propres domaines et le faisait sortir du rang des criminels et des esclaves.

« Tel fut le secret sublime que le Réparateur vint révéler aux mortels, tel fut le jour lumineux qu’il leur fit découvrir dans leur âme en s’immolant volontairement pour eux, en se laissant saisir par ceux-là mêmes qu’il venait de renverser par le souffle de sa parole, et en priant pour ceux qui donnaient la mort à son corps ; et ce fut l’effusion de son sang qui compléta toutes ces merveilles parce qu’en se plongeant dans l’abîme de notre ténébreuse région le Réparateur suivit toutes les lois de transposition qui la gouvernent et qui la composent... »

Quant à la nature de ce « Régénérateur universel » qui « a donné ses sueurs et sa vie même pour nous faire connaître sensiblement les vérités sublimes et pour nous arracher à la mort », Claude de Saint-Martin pose comme proposition évidente que « nous ne pouvions pas être rétablis dans l’état que nous avions perdu par un Être qui aurait été notre égal ». « Si la Vertu divine ne s’était pas donnée elle-même, jamais l’homme n’en aurait pu recouvrer la connaissance. »

Et voici l’affirmation catégorique qui répond victorieusement aux soupçons formés contre une foi qui s’avère délibérément et incontestablement chrétienne :

« Il n’est pas étonnant que, conformément à toutes les révélations antérieures, celle-ci nous soit parvenue par un homme, puisqu’elle avait l’homme pour objet ; mais ce qui la distingue éminemment de toutes les autres, c’est qu’elle a été prêchée, prouvée et accomplie tout entière par un homme-Dieu et dans un Dieu-homme. »

La suréminence du Guide divin entraîne pour celui qui cherche sa route l’exclusivité de son choix : « Quoique nous ne puissions répéter que dans une mesure limitée, à l’égard de nos semblables, cette œuvre immense que le Réparateur a opérée sur la famille humaine tout entière, c’est néanmoins par son esprit seul que nous pouvons en exercer la portion qui nous est réservée... » « Sa mission est la seule sur laquelle puissent être modelées toutes les vraies missions. Toutes celles qui s’éloignent de l’esprit du Réparateur sont fausses de ce chef. »

 

 

 

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Est-il possible d’imaginer, de la part du Tout-Puissant, une sollicitude plus attentive, un don plus ruisselant, un plus magnanime abandon. Depuis le balbutiement des choses jusqu’à la parole flamboyante du Verbe lui-même, une longue chaîne de miséricordes est tendue dans l’univers et nous n’avons qu’à suivre ses anneaux pour circuler en sûreté dans le labyrinthe. « Dieu est doux et bienfaisant dans tous les points de son immensité. »

Et pourtant, cette profusion d’oracles jaillis du sein de la nature, coulant en mille ruisseaux de la bouche des prophètes, sonnant comme de mystérieuses fanfares à tous les versets des Écritures, à tous les instants sacrés de la vie du Christ, tout cet immense effort d’un Dieu d’amour, penché sur sa créature tombée, peut être inutile et vain comme la semence égarée dans l’aridité d’un désert. Parce que l’homme est requis de prêter librement son concours à la grâce, à la manière de Marie répondant à l’interrogation du Saint-Esprit : « Je suis la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon votre Volonté. »

Mais qui donc acquiesce en nous, monte à la rencontre de l’appel ? Qui accepte ainsi la soumission et l’alliance ? Qui subjugue la rébellion de l’orgueil, qui est capable de vaincre la chair et de la prosterner aux pieds de l’Esprit, sinon l’Esprit lui-même qui fait en nous sa demeure ? « Ne savez-vous pas, dit saint Paul, que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (Cor. III, 16.)

Le mot par lequel on résout toutes les énigmes, c’est l’hôte mystérieux qui le prononce, c’est l’« Être infini, toujours actif », caché au plus profond de nos abîmes, qui agit en nous et pour nous, avec une mesure, une sagesse et une force qu’aucune expression humaine ne saurait égaler. Aucun témoin n’est valide sans l’assentiment de ce Juge irrévocable et direct, toute autorité se récuse si elle ne porte sa marque et son sceau. Quels que soient les avantages des livres traditionnels, sans en excepter les Livres hébreux, ils ne peuvent tenir lieu de la vérité originelle qui les déborde en les inspirant et dont ils sont moins les « preuves " que les figures.

Ce n’est point là arrogance de la raison déchaînée, présomption du libre examen. Bien au contraire, c’est obéissance à la même Parole, immanente et transcendante à la fois, qui parle partout le même langage, et qui ne se contredit jamais. Mais si Dieu n’a pas d’abord ouvert nos esprits, toute révélation reste pour nous lettre morte. C’est un fait incontestable que le même texte sacré varie de clarté selon le regard qui s’y pose. « Voulez-vous ne juger que sur les mots et sur le cadre les endroits élevés de l’Écriture sainte, vous n’y verrez qu’obscurité, désordre et confusion. Voulez-vous les examiner avec plus de soin et en solliciter l’intelligence en vous élevant en même temps que vous demandez qu’on vous élève, vous y trouverez des rapports vastes et imposants. »

Ainsi parle Claude de Saint-Martin, et Joseph Malègue dans le même sens : « Toutes les obscurités de l’Écriture et toutes ses clartés tomberont ensemble, s’entraînant l’une l’autre sur un versant ou sur un autre, selon le côté où sera ton cœur. » La foi est bien un assentiment aux vérités révélées, mais elle est conditionnée par une voyance du surnaturel qui dépasse de beaucoup la portée de notre raison. La Parole même de Dieu ne nous suffit pas si Dieu ne nous en donne pas l’intelligence. « Dieu seul, dit Claude de Saint-Martin, peut faire comprendre Dieu. »

Et voilà bien la faveur suprême, ce don de la sagesse opéré par la Sagesse elle-même. Ainsi tout notre effort personnel se ramènerait, en fin de compte, à se tenir en disposition d’accueil, à être aimantés pour la grâce, à faire en sorte, par nos prévenances, que Dieu soit séduit.

On convient, certes, qu’un tel abandon, conseillé et pratiqué par tous les mystiques, n’est pas sans périls. Il doit s’entourer de précautions et de vigilance ; il implique des méthodes prudentes et préservatrices, en un mot, un art de vivre, que Claude de Saint-Martin n’a pas ignoré.

Cette ascèse est d’abord une tension qui se traduit par la prière. Encore faut-il savoir prier. Réduits à nos seules lumières, nous ne parvenons pas même à distinguer la nature de nos vrais besoins. Aussi, la seule prière, selon Saint-Martin, consisterait à « ne pas empêcher de prier en nous Celui qui ne peut cesser de prier pour nous ». Toutes les chances alors nous sont offertes, tous les espoirs nous sont promis. « Qu’est-ce qui te sera refusé, si celui qui accorde est le même que celui qui demande ?"

Laisser l’accès libre, ne pas contrarier les projets insondables que Dieu a sur nous, supprimer les obstacles qui nous séparent du Vrai Soleil, c’est se purger de toutes ses souillures, « laisser évaporer ces eaux diverses qui sont les préjugés, les ignorances, les passions ». Alors tous les hommes « retrouveraient en eux le même sel ». Le mal vient d’ordinaire de ce que, par orgueil ou par impatience, « on veut se mettre à la place de Dieu ».

« Heureuses les âmes qui s’humilient devant la vérité et qui supportent en paix la lenteur de la rosée salutaire. » « Ne me laisse pas faire le bien que je veux, adjure Saint-Martin, et fais-moi faire le bien que je ne veux pas. » Et, dans le même sens, tel mot du Philosophe Inconnu devance la formule célèbre de Léon Bloy10 qui, sans doute, ignorait son précurseur : « La seule science, écrit-il, qu’il y aurait à étudier, serait de devenir sans péché, car si l’homme en était là, il se pourrait qu’il manifestât naturellement toutes les sciences et toutes les lumières. »

Toutefois, gardons-nous bien de penser que notre philosophe s’enchaîne à des voluptés toutes passives et attende, pour s’en repaître, la manne qui lui vient du ciel. La vie contemplative n’est que l’antichambre de l’action. Vaine sagesse que celle qui dort inemployée. « Le savant n’est rien devant Dieu ; il ne prise et ne récompense que l’ouvrier. » Toute l’œuvre tient en ces quatre temps : « Purifie-toi, demande, reçois, agis. » Encore il semble bien, pour Saint-Martin, qu’agir c’est un peu la même chose que demander, et que l’effort collabore avec la prière pour préparer la couche où viendra s’étendre l’Intelligence. « Voulez-vous comprendre ce que l’Écriture enseigne ? Commencez par faire ce que l’Écriture ordonne. »

C’est qu’en effet les temps sont venus, où Dieu ayant épuisé les effets de sa grâce va passer « aux œuvres vives » et prendre en main, contre les rebelles, la verge de fer. Nous allons connaître le troisième âge, celui de la pénitence et de la purification par les larmes que la Vierge Sainte va prédire à la Salette et à Fatima. Que les bons serviteurs se détournent donc des livres, « ces fenêtres du temple » qui ne font que montrer les choses sans avoir le pouvoir de les donner. « Les hommes sont tombés si bas dans un tel état de langueur et de nonchalance, qu’il ne suffit plus de les amorcer ; il faut les tirer de force comme des charrues pesantes, il faut imiter le Réparateur qui était la voie ; et il n’a point fait de livres mais il a monté en haut sur la croix afin d’attirer et de tirer tout à lui. »

Claude de Saint-Martin, pressentant la pernicieuse avalanche du papier et sa terrible influence sur la perdition des âmes, appelle de ses vœux ardents « une nouvelle plaie " pour que tous les écrits des hommes non régénérés se trouvent à l’instant rongés des vers, consumés par les flammes ou transformés en poussière. « Je n’en excepte pas les miens, confesse-t-il, quoiqu’ils ne soient pas contre l’esprit : mais j’aurais l’espoir que l’esprit en prendrait la place ; et mon désir est que l’esprit prenne la place de tout. »

Il n’y a plus désormais que des « œuvres imposantes » qui puissent réveiller la terre de son assoupissement. « Voilà pourquoi, dit-il, je vous ai tant engagés à vous jeter dans la voie des œuvres, si toutefois vous vous y sentez appelés. Sinon, priez au moins pour que le Maître envoie des ouvriers. "

En ces heures crépusculaires qui précèdent la grande aurore du Jugement, il ne faut pas laisser s’endormir en nous la sentinelle vigilante. Nous allons être environnés de grands secours et de grands périls. Il paraîtra des prophètes d’erreur et de mensonge, capables de séduire, s’il se peut, les Élus eux-mêmes. « Je les vois, dit Claude de Saint-Martin, accomplir des œuvres merveilleuses, je les vois annoncer des évènements qui arrivent ; je les vois, comme Élie, faire tomber le feu du ciel. » Depuis que nous sommes assujettis au péché, le péché se sert de nous aussi bien que la Sagesse. L’Ennemi étend son empire, lance à l’assaut de nouvelles cohortes. « Il faudra donc que l’homme creuse plus profond en lui-même pour y trouver de nouveaux signes. »

Ces signes ne nous feront pas défaut. À côté du danger, naîtra toujours l’assistance. Si l’inondation progresse, Dieu exhaussera les barrages, et si les eaux envahissent la terre il fournira encore au juste un refuge en construisant pour lui une nouvelle arche. Ceux-là nous trompent qui flattent notre orgueil et notre paresse et qui nous persuadent que nous ne sommes pas tombés. « Ainsi nous cherchons à nous imposer à nos semblables et nous continuons à vouloir passer pour des dieux. Nous nous immolons les uns aux autres au lieu de nous ressusciter. » Claude de Saint-Martin ne se fera pas le complice de ces adulateurs.

Sans cesse, il nous ramène à l’aveu de notre néant. Serrés dans les bandelettes du péché, il nous faut les délier douloureusement une à une et faire apparaître au jour la corruption. Comment pourrions-nous guérir, si nous refusions d’abord de reconnaître nos maux ? « Comment le médecin viendra-t-il si on ne l’appelle ? » Dieu, qui ne se laisse jamais vaincre par la force ouverte, se laisse attendrir par l’humilité. Encore n’est-il jamais disponible. « L’esprit souffle où il veut, quand il veut, sans que nous sachions d’où il vient et où il va... et malgré tous nos soins, le Prince peut-être ne jugera pas à propos de nous honorer d’un regard. »

Toutefois, Dieu n’oublie jamais la « convention primitive qu’il a bien voulu faire avec l’homme ». Le pacte d’alliance, si souvent transgressé par le vassal, le Maître y reste fidèle, parce qu’il est amour. Quoi qu’il en soit des résultats apparents, pourvu que nos intentions soient droites « s’il n’opère pas sensiblement, il opère infailliblement » et prépare en secret sa récompense. Chez Claude de Saint-Martin le conflit du pessimisme et de l’optimisme se résout toujours par un cri de joie et d’espérance : « Qui me renversera désormais ? Un signe créateur a été gravé sur moi. Il a rétabli ma primitive Alliance avec le foyer divin. Il me fait participer à sa chaleur, à son éternelle impassivité. »

Entre les attributs divers qui composent la gloire de Dieu, il est des âmes douces qui contemplent la bonté avec plus d’émotion, que la puissance et que l’espoir du pardon exaltent davantage que la menace du châtiment. Une telle préférence n’est pas interdite aux hommes si elle se garde à distance de la faiblesse et de la facilité. Dieu pourrait-il reprocher cet esprit d’enfance à ceux qu’il a nommés les Fils du Seigneur ?

Ce même trait de caractère a quelquefois induit en erreur ceux qui ont porté jugement sur notre héros, parce qu’ils ont confondu chez lui cette confiance avec la présomption. La même inclination qui lui fait sentir la souveraine indulgence du Juge pour tous les hommes, lui fait croire en effet à une protection singulière et à une spéciale complaisance à son égard qu’il exprime avec une candide ingénuité. Si, dès l’abord, il a été détourné de la carrière militaire, c’est sans nul doute que la Providence avait déjà des vues sur lui, et par la suite, il la voit sans cesse « occupée à le ménager ». Il traversera sans presque s’en apercevoir la mêlée révolutionnaire. Durant toute la journée du 10 juin, il erre dans Paris sans éprouver ni crainte ni danger. Il a la consolation intime de porter avec lui « son lieu de repos » et d’en étendre le bienfait sur son voisinage.

Une conviction si vigoureuse pourrait être le fait d’une immense et d’une folle fatuité. Mais comment l’accorder avec cette humilité profonde dont nous trouvons tant de preuves dans sa vie et dans ses ouvrages ? C’est le même homme, en effet, qui non content de prémunir ses lecteurs contre « leur propre contemplation » et contre « l’œil de leurs semblables » et de leur mettre sans cesse sous les yeux « leur titre ignominieux d’Ecce Homo », n’a pour principale prétention, dit-il, que de persuader aux autres qu’« il n’est qu’un pécheur pour qui Dieu a des bontés infinies » ?

Dans une lettre intime à Vuillermoz, son condisciple lyonnais au temps de Martinez de Pasquallis, il écrit : « Je vous renouvelle mes supplications pour que vous m’aidiez à chasser de moi ce qui peut y nuire (à cette paix dont parle saint Paul). Éclairez-moi sur les défauts de mon cœur, sur les erreurs de mes ouvrages et de mon esprit. J’aime le bien, j’aime le vrai, Dieu le sait ; et pour mon propre intérêt, je n’hésiterai jamais une minute à laisser de côté tout ce qu’on m’indiquera de nuisible à l’attrait que je sens pour la lumière et pour la vertu. »

Serait-il vrai qu’un pécheur de bonne volonté, un « bon pécheur » comme dirait Péguy, ne puisse être en même temps un « bien-aimé » choisi par Dieu pour l’exécution de ses hauts desseins ? L’histoire religieuse nous donne mainte preuve du contraire. Notre philosophe n’est pas un saint, mais c’est un « homme de désir ». Il se compare très modestement aux sons de l’orgue subordonnés à l’air qui les anime, et quand le souffle cesse d’agir en lui, il n’a plus par lui-même ni science ni action. « Les mêmes personnes, écrit-il dans son journal, sont quelquefois révoltées contre mon orgueil et dans l’admiration de ma modestie. Si ces personnes s’élevaient un peu plus haut, peut-être ne seraient-elles pas embarrassées sur mon compte car ce que je sens est plus beau que l’orgueil. »

Quel est ce sentiment supérieur à l’orgueil, et d’un ordre si totalement différent quoiqu’il puisse en revêtir les apparences, sinon l’assurance inaltérable d’un cœur pur tout entier abandonné, qui n’attend rien de la louange des hommes, mais qui se repose avec confiance sur sa bonne volonté et sur les grâces de la Providence. « La paix passe par moi, s’écrie-t-il, et je la trouve partout à mes côtés. »

Paix enthousiaste et communicative. L’œuvre du doux penseur ouvre à nos âmes des espérances infinies. Il nous montre l’univers entier entraîné dans la régénération croissante de l’humanité, à mesure que l’homme s’engage sur les traces du Christ ; la matière perdant progressivement de sa résistance et l’esprit rompant l’équilibre et faisant éclater le monde dont les lambeaux sont dévorés par le feu. Quant au juste, il s’achemine à travers les épreuves et les sacrifices, vers le renouvellement de toutes choses, la paix définitive, l’amour enfin comblé, l’union et l’harmonie retrouvés dans le sein du Père.

« Qu’une guerre universelle embrase donc mon être ! Que les astres passagers qui l’éclairent perdent leur lumière, que les cieux et la terre qui me composent soient retournés comme un vêtement, qu’il se forme en moi de nouveaux cieux et une nouvelle terre ! Et que du sein des débris de cet ancien univers, je voie s’élever dans les airs le signe de l’éternelle alliance et l’étendard du Triomphateur dans sa gloire ! »

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR,

Prophètes du XIXe siècle,
La Colombe, 1954.

 

 

 

 

 

1. C’est-à-dire aux « prophètes du XIXe siècle », titre du livre de Raymond Christoflour, lequel comprend également des études sur Joseph de Maistre, Lacuria, Blanc de Saint-Bonnet, Gratry et Hello. (Note du webmestre.)

2. Comparer par exemple le chap. XXX de Séraphita avec l’Homme de Désir, de Claude de Saint-Martin. (Le rapprochement a été fait par Ph. Bertault : Introduction au Traité de la Prière, Boivin éd., 1942. (Note de l’auteur.)

3. « Les ministres de la religion qui n’ont pas rempli leur poste, écrit Cl. de Saint-Martin, seront plus menacés que quiconque de la justice du Seigneur. Oui l’Église est établie malgré ces dommages, mais elle déposera contre les ministres infidèles... » C’est le « cri de l’amour outragé ». Il rejoint la sentence d’Innocent III à l’ouverture d’un conclave : « Toute la corruption du peuple vient d’abord du clergé », et la page magnifique et douloureuse de Gratry que nous ne pouvons nous empêcher de citer : « Quels terribles moments de l’histoire que ceux où un grand nombre de chrétiens et de prêtres du Christ s’affadissent, s’éteignent, cessent de comprendre et d’espérer, retombent, avec leur étrange caractère qui ne peut s’effacer, retombent du ciel sur le vieux monde qu’ils devaient transformer et emporter au ciel ! Oh c’est alors que les hommes s’irritent et foulent aux pieds, dans leur fureur, ces flambeaux renversés et ce sel affadi ; Chrétiens, soyons donc sur nos gardes ! Prêtres du Christ, soyez attentifs ! Et sachons discerner si nous sommes frappés comme prophètes ou comme sel affadi ! » (Comm. de l’Év. de St-Matth, I, 79.) [Note de l’auteur.]

4. C’est exactement l’expression et la pensée de Madame de Sévigné : « Il est facile, écrit-elle, d’être catholique ; ce qui est difficile, c’est d’être chrétien. » Les définitions accordées, quels horizons ouvre cette distinction ! D’un côté la dévotion aisée, qui n’adopte que les cérémonies ; de l’autre, la religion d’effort, de sacrifice, de charité. (Note de l’auteur.)

5. « On atteint toujours Jérusalem, pourvu qu’on le désire », (Louis Artus, Le Vin de ta Vigne).

6 Saint Jean de la Croix.

7 Le Christ.

8 Pour Peter Deunov (Le Grand Frère), l’esprit a le pouvoir de fondre et de modeler l’homme à son feu comme de la cire.

9 Cf. la Parabole du Figuier stérile (Luc XIII, 6 à 9) : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint pour y chercher du fruit et il n’en trouva point. Alors il dit au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier, et je n’en trouve point. Coupe-le : pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? Le vigneron lui répondit : Seigneur, laisse-le encore cette année (la 4e, nombre de la manifestation), je creuserai tout autour et j’y mettrai du fumier. Peut-être à l’avenir donnera-t-il du fruit ; sinon, tu le couperas. »

Baudelaire, qui a compris tant de choses, a bien vu que le temps était un don royal :

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues,
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or.

10 « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. »

 

 

 

 

 

 

 

 

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