Padre Pio

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les foules sans nombre et sans nom, sans race, qui roulent confusément et se précipitent vers les lieux saints comme les fleuves descendent vers la mer, ces armées de pèlerins traînant avec eux leurs blessés et portant le même bagage de supplications et d’espérances, qui se rendent en tumulte au couvent d’Annaya, on peut les voir, les mêmes, en marche vers un autre asile, vers San Giovanni Rotondo et sa montagne où un jour apparut saint Michel, prince des archanges. C’est la brûlante cohorte des irrassasiés, la caravane égarée et mourant de soif qui chemine à travers le désert du siècle, mais sans la colonne de nuées qui guidait les compagnons de Moïse, les foules d’aujourd’hui, tourmentées par le vide de leur âme, mendiantes de ciel et parties à la recherche de l’infini dont on les a dépossédées. Ce sont les mêmes foules poussées par la même souffrance et par le même désir. Mais ici, elles ne vont pas se prosterner sur une tombe, elles vont interroger un vivant comme on va quêter la fraîcheur d’une source ou l’infaillibilité d’un oracle.

Comme le Père Charbel, le Padre Pio n’a aucune nouveauté à répandre, aucun message spécial à publier, mais tandis que l’autre est le silence, lui, il est la parole. Il est l’écho du Verbe éternel, le distributeur de l’inépuisable Amour. De la multitude, il tire les âmes une à une, il les écoute ou plutôt il les devine, il les essuie, les panse, les ravive ; il en fait le miroir bien poli capable de réfléchir la lumière de Dieu.

Depuis la mort du saint curé d’Ars, on dit du Padre Pio qu’il est le plus grand de nos confesseurs.

Pour attirer à lui la troupe aveugle, pour l’orienter vers ce pôle de salut, la Providence a posé sur lui les signes les plus nombreux et les plus éclatants qu’on n’ait jamais vus ; elle l’en a pourvu avec une profusion si singulière qu’il en est lui-même accablé. Il accepte ces dons avec courage, sans les avoir cherchés, sans en tirer gloire. Il les porte comme un fardeau très lourd dont on a chargé ses épaules et qu’il ne peut rejeter parce qu’il doit se montrer de loin comme le phare dans le naufrage.

Il craint beaucoup qu’on ne se méprenne sur ses prodiges, qu’on lui en attribue le mérite, alors qu’il n’est pas la cause mais le moyen, pas le maître, mais le serviteur. Avec insistance, il sépare ce qui est divin sur lui, de lui-même qui n’est qu’un homme. Toute son ambition c’est d’obéir. Il n’a rien à inventer, rien à découvrir, presque rien à faire que d’être là où Dieu le place et de Le laisser parler par sa bouche.

Quel mystère que celui de la prédestination des élus ! Tout d’abord rien ne les distingue du commun des hommes ; pour nous comme pour eux-mêmes, le sceau qui les désigne reste encore inaperçu. Il faut bien qu’il en soit ainsi ; sinon dès le départ la course serait arrêtée, l’élan serait entravé par les louanges ; le sujet aurait conscience de ses dons avant d’avoir assez d’humilité pour les supporter et pour les employer en loyal service.

Le futur Padre Pio, de son vrai nom François Forgione, est d’abord un enfant comme tous les autres, un peu moins doué peut-être pour les compétitions, moins habile pour les manœuvres profitables, moins perméable à la science utilitaire et à l’instruction profane. En somme, comme on le dit autour de lui, c’est un garçon inutile.

De surcroît il est né 1 dans la petite ville de Pietrelcina, province de Benevente, d’une famille si pauvre que le père décide de s’expatrier en Amérique pour subvenir à ses frais d’études. Il est de santé fragile, sujet à de brusques accès de fièvre et menacé de tuberculose. Enfin, sa vocation même, sincère certes, pourrait n’être, en fin de compte, que celle d’un respectable et médiocre religieux.

Et voici que, tout à coup, la volonté de Dieu s’abat comme la foudre sur sa créature minuscule, la tire de la foule anonyme et lui crie : « C’est toi le disciple bien-aimé, le serviteur très complaisamment choisi pour que ma puissance se révèle et pour que mes miracles s’accomplissent. » Privilège stupéfiant et terrible ! Le bénéficiaire se rend compte que son trésor lui est seulement prêté, que ce qu’il possède sans l’avoir voulu peut lui être ôté sans qu’il le retienne.

« Si Jésus se manifeste à vous, dit-il, remerciez. S’il se dérobe, remerciez. » Il dit encore : « En ce monde, nul de nous ne mérite rien. C’est le Seigneur qui est assez aimable, dans son infinie bonté, pour nous combler de ses grâces parce qu’il nous pardonne tout. »

Son rôle consiste à déchiffrer et à transmettre, sans les discuter, le geste sublime et la décision prise dans la profondeur de Dieu. L’ordre qu’il reçoit est impératif. Il doit supporter ce poids de gloire qui lui vient du ciel et il craint de ployer sous la charge. Le saint dont nous implorons l’assistance a lui-même besoin de nous. Il nous demande de prier pour lui.

Au moment voulu, et après des années de vertu banale, survient l’avertissement solennel.

Le jeune homme est en vacances dans sa famille. Le vendredi 20 septembre 1915, alors que la paroisse commémore les stigmates de saint François d’Assise, sa mère, inquiète de son absence, se dirige vers la hutte de paille où il se repose. Elle l’aperçoit debout, battant l’air de ses mains comme si elles étaient brûlées. Elle ne comprend pas et il se tait, mais la connaissance de son destin lui est désormais révélée. Des stigmates, restés invisibles, il n’a encore que la souffrance. Il garde le secret pour lui. Il ne le confie qu’à son confesseur, qui est l’oreille de Dieu.

Dieu le sait, les anges aussi et, parmi eux, le Mauvais, qui ne s’y est pas trompé, et a compris qu’un chevalier venait d’être armé pour lui tenir tête. Il prend les devants et, sur-le-champ, commence la série de ses persécutions. Il lui apparaîtra pour le tourmenter sous les formes les plus hideuses ou les plus imprévues, une fois sous celle d’un chien noir aux yeux féroces, un autre soir sous celle d’un moine engageant qui l’exhorte à quitter la vie religieuse. Padre Pio lui ordonne de crier avec lui : « Vive Jésus ! » Alors le simulateur s’échappe et disparaît. Le saint ne redoute pas ces embûches. « Mon poing broiera l’enfer », dira-t-il.

François a d’abord pris quelques leçons chez des prêtres de sa ville natale, puis il a été envoyé à l’école préparatoire des Franciscains. En 1902, il est entré au Monastère des Capucins de Morone pour une année de noviciat ; il est resté quatre ans à San Elia a Pianisi et a été ordonné prêtre le 10 août 1910 dans la cathédrale de Benevente.

Depuis trente-sept ans, il est moine à San Giovanni Rotondo, à douze kilomètres de la cité épiscopale de Foggia où se trouve l’église dédiée à Santa Maria delle Grazzie. Comme Annaya, c’est un lieu haut. Adossé au flanc du mont Gargan, couvert de chênes et de pins à son sommet, ceinturé d’oliviers à sa base, il regarde à ses pieds la plaine fertile et les vignobles.

C’est là que, le 20 septembre 1918, trois ans après l’avertissement secret, en ce même jour de la fête des Stigmates, il reçoit explicitement les insignes de sa mission et les armoiries de sa noblesse. Il est frappé à la ressemblance du Christ, afin qu’il devienne, comme saint François, « son gonfalonier ». Il venait de dire sa messe et s’était agenouillé pour l’action de grâces. Les moines entendirent soudain un grand cri ; ils accoururent et virent le Padre gisant sur les dalles. Avec précaution, ils l’emportèrent dans sa cellule, soutenant sa tête douloureuse. C’en est fait désormais ; il porte pour toujours imprimées dans sa chair les glorieuses blessures de la Passion. Les cinq rayons du Crucifié tombant sur lui ont percé ses mains et ses pieds des clous du Calvaire, ont ouvert son côté sous le coup de lance du centurion.

Étrange phénomène. Les croyants s’inclinent et adorent. L’Église ne s’étonne pas mais elle attend. Les avocats de la science surviennent avec leurs appareils, leurs calculs, leurs soupçons, leurs préjugés.

Le Père Provincial a envoyé des photographies à Rome. Il a constaté que les stigmates de Padre Pio n’étaient pas de simples traces superficielles, mais des plaies réelles, perforées, qu’on peut « voir en transparence un objet quelconque à travers les trous de ses mains ». Des médecins l’examinent à maintes reprises : le docteur Luigi Romanelli, de Barletta, cinq fois, de 1917 à 1919, puis le professeur Amigo Bignami, professeur de pathologie à l’Université de Rome, en juillet 1919, puis le docteur Festa, éminent praticien romain, seul en octobre 1919, puis assisté du docteur Romanelli en juillet 1920, puis en 1925.

Ils observent et mesurent les blessures : circulaires, de deux centimètres de diamètre au centre de la paume, de même dimension sur le dos de la main, de même forme et de même nature sur le coup de pied et la plante des pieds ; sur le côté, en forme de croix renversée, de quatre centimètres dans les deux sens, de huit millimètres de largeur, et toutes les plaies saignent sans interruption.

Le docteur Bignami, incroyant et soupçonneux, applique un onguent sur les cicatrices et un cachet sur le linge qui les recouvre. La plaie défie les remèdes. Que conclure ? Puisqu’il écarte d’avance le surnaturel, il range le cas dans la catégorie des « nécroses du derme et de l’épiderme ».

Les docteurs Festa et Romanelli n’ont pas de peine à faire remarquer les contradictions significatives dans le rapport de leur confrère. « Le professeur romain, disent-ils, observe scrupuleusement Padre Pio ; il ne trouve en lui aucun symptôme qui puisse lui faire admettre une maladie psychique ou nerveuse. Il décrit même en détail le caractère du sujet, le trouve parfaitement normal. Et, contre toute attente, il classe les lésions dans la catégorie des lésions nécro-biotiques autosuggestives. »

Comment admettre des lésions d’origine nerveuse chez un sujet dont le système nerveux n’est pas atteint ? Comment comprendre que ces étranges blessures aient résisté aux traitements puis, abandonnées ensuite sans traitement, lavées à l’eau ordinaire et au savon de pire qualité, constamment au contact de gants de laine et de mouchoirs, n’aient jamais fait de complications ?

« Toute lésion bien soignée doit guérir, mal soignée elle s’aggrave. » Celles-ci sont exactement dans le même état depuis trente-sept ans. En conclusion de leurs enquêtes, les docteurs Festa et Romanelli ont déclaré que ces stigmates qui possèdent de surcroît la propriété d’émettre constamment du sang frais et d’une bonne odeur, placés aux endroits du corps qui correspondent aux plaies sacrées de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne peuvent s’expliquer scientifiquement, étant contraires aux lois de la nature, et ne constituent une énigme que pour ceux qui ne savent pas s’élever des mystères de la nature aux mystères de la Foi.

Les stigmates ne sont pas les seuls privilèges qui offrent le Padre Pio à l’émerveillement général. Il entasse, il accumule les prodiges avec une profusion déconcertante.

On a maintes fois relevé chez lui le don de prophétie. Il lui arrive de prédire la guérison d’un malade, le sexe d’un enfant à naître. Il répond parfois à des questions naïves et pressantes concernant le sort d’un défunt : « Il est sauvé », affirme-t-il, ou bien, il se tait, soit par ignorance, soit pour ne pas alarmer le quémandeur.

Durant la dernière guerre, il sut d’avance que San Giovanni serait épargné, mais que Gênes subirait un bombardement, et il annonça que l’Italie serait la première nation belligérante à solliciter un armistice.

Le docteur Sanguinetti raconte qu’un soir de janvier 1936, alors qu’il se tenait avec deux autres laïcs dans la cellule du Padre Pio, celui-ci leur demanda tout à coup de s’agenouiller avec lui et de prier pour une âme prête à se présenter devant le tribunal de Dieu. Ensuite il dit : « Savez-vous pour qui vous avez prié ? C’est pour le roi d’Angleterre. » Or, d’après les nouvelles des journaux, le souverain n’était atteint que d’un refroidissement léger et sans gravité.

Le même soir, le Père Aurelio fut témoin d’une manifestation des plus étranges. Alors qu’il était en train d’écrire, dans une chambre voisine, il entendit frapper à sa porte. Il ouvrit et le Padre Pio entra. « Prions, dit celui-ci, pour une âme qui est sur le point de comparaître devant le tribunal de Dieu. » Les deux capucins prièrent ensemble et Padre Pio s’en alla.

Le lendemain de cette double prédiction, les journaux du matin annoncèrent la mort de Georges V, roi d’Angleterre.

Lors de la première visite qu’il fit au capucin, le docteur Romanelli, de Barletta, fut frappé par un parfum violent dont il ne put tout d’abord déceler l’origine. Il eut bientôt l’explication du phénomène : « Le sang qui suinte des stigmates du Padre Pio, déclare-t-il, dégage un parfum caractéristique, et le garde, même coagulé ou séché sur un vêtement. C’est contraire à toutes les propriétés naturelles du sang, mais qu’on le veuille ou non, c’est un fait d’expérience. » Cette odeur très suave a été perçue par de multiples témoins, soit en présence du saint homme, soit même de loin, lorsque Padre Pio manifeste de quelque façon sa sollicitude. Dans le même moment où ils pensent à lui ou invoquent son intervention, des croyants et quelquefois des inconnus ou des agnostiques se sentent tout à coup enveloppés de cette pénétrante exhalaison de violette, de rose et d’encens 2.

Le phénomène, pour être insolite, n’est pas absolument inédit. On a constaté que du corps des bienheureux, vivants ou morts, se dégageaient quelquefois des arômes qui expriment, d’une certaine manière, la bonne odeur de leurs vertus, l’« odeur de sainteté ». Ainsi des stigmates de saint François d’Assise. Quand mourut sainte Thérèse d’Avila, l’eau avec laquelle on lava son corps demeura parfumée ; pendant neuf mois un parfum mystérieux s’exhala de sa tombe et, quand on en exhuma son corps, une huile odoriférante coulait de ses membres. Ce miracle fut examiné avec soin au procès de canonisation et les examinateurs en conclurent que rien ne pouvait l’expliquer naturellement.

Dans le cas du Padre Pio, c’est souvent pour lui une manière de manifester son assistance, soit qu’il participe invisiblement à une réunion amicale, soit, comme dans un cas qui a été rapporté, qu’il oblige une pauvre ramasseuse de châtaignes à se retourner pour voir le précipice dans lequel elle allait tomber.

Plus surprenant, plus invraisemblable encore apparaît le don de bilocation. C’est, comme chacun le sait, la faculté d’être à deux endroits en même temps. À première vue, rien qui rebute davantage la logique, rien qui contredise avec plus d’insolence les lois les mieux établies de la nature. Pourtant, peut-on d’avance assigner des bornes à la puissance de Dieu, peut-on donner des limites aux possibilités du miracle ? Le bienheureux Martin de Porres, qui jouissait de cette faveur impressionnante, en proposait une explication des plus décisives : « Puisque le Christ, disait-il, a multiplié les pains et les poissons, ne pouvait-il également me multiplier ? »

Le Padre Pio semble avoir la permission, quand il le faut, de se rendre invisible, ou d’apparaître simultanément en divers endroits, si c’est nécessaire.

Autant il fait preuve de patience et de douceur envers les coupables de bonne volonté, autant il montre peu d’égards pour les orgueilleux qui tranchent du personnage et se livrent à des prétentions arrogantes. On raconte qu’un acteur, venu de Foggia avec quelques membres de sa troupe, se présenta au couvent d’une manière fort cavalière. « Où est Padre Pio, déclara-t-il avec fracas. Qu’il se dépêche de me convertir », et tous les compères de rire aux éclats. Il se rend à l’église. On lui dit que Padre Pio est à la sacristie. Il y va. Mais pas plus de Padre Pio dans la sacristie qu’à l’église, dans sa cellule, dans le parloir et dans le jardin. Impossible de le découvrir. En fin de compte, le matamore découragé s’en va. Sa voiture à peine disparue, les fidèles se trouvent en face du Padre.

« Où donc étiez-vous, mon Père ? On vous a cherché partout ?

– J’étais là, mes enfants. Je suis passé trois ou quatre fois devant vous, mais vous ne m’avez pas vu ! »

Une des formes les plus fréquentes de sa bilocation, c’est celle de la voix. À de grandes distances parfois, il arrive que des pénitents, revenus de San Giovanni Rotondo, des amis réunis en son honneur, reconnaissent soudain avec saisissement le timbre familier du Padre qui, subitement, au cours de la journée ou encore la nuit dans le sommeil, leur annonce une nouvelle importante, leur prodigue des conseils, leur adresse des reproches ou des encouragements.

Sans quitter sa cellule de San Giovanni, on voit le Padre Pio à Marone, assistant aux obsèques d’un habitant, aux îles Hawaï où il visite une prison, à Rome, durant les cérémonies de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Pie XI, à qui le bruit de cette visite inattendue est parvenu, fait appeler don Orionte, homme de bien :

« Est-il possible, lui demande-t-il, que le Padre Pio soit venu à Rome ?

– Je l’ai vu sur le tombeau de Pie X.

– Puisque vous me l’assurez, je le crois. »

À Gênes, une jeune fille de la famille Devoto adresse au Padre Pio des prières pour la guérison de sa mère, en passe d’être amputée d’une jambe. Tout à coup, il lui apparaît dans l’encadrement de la porte. « Attendez neuf jours », déclare-t-il. Le dixième jour, en effet, contre toute attente, les chirurgiens, dont on a refusé l’intervention, constatent avec stupéfaction que le membre est cicatrisé et que la malade est hors de danger.

À San Martino in Pensilis, des membres du Tiers-Ordre de Saint François sont assemblés chez l’un d’eux, le commissaire de police Trombetta. Son fils Jean, âgé de 5 ans, court tout à coup vers sa mère en criant :

« Maman, le Padre Pio est là.

– Où donc ? dit la mère. Où ?

– Là, dit l’enfant, là, en suivant du doigt un être invisible pour les autres, et qui se déplace. Maintenant, il est parti. »

L’histoire fut racontée au héros de cette scène étrange :

« Dites, Padre Pio. Était-ce vraiment vous ?

– Et qui voulez-vous que ce soit ? » répondit-il avec impatience.

Mais voici, parmi beaucoup d’autres, deux aventures particulièrement sensationnelles, bien connues en Italie, et telles que les rapporte, d’après leurs acteurs, le Révérend Charles Mortimer Carty :

La première se place aux environs du couvent, au cours de la récente guerre. Le Padre avait prédit que San Giovanni ne serait pas bombardé. « Or, les Américains avaient établi une base aérienne à Bari, située à soixante-quinze milles de là environ. Il y avait encore des Allemands dans le voisinage et l’officier américain commandant la place de Bari avait eu vent d’un dépôt de munitions à proximité de San Giovanni Rotondo. Il rassembla ses officiers pour organiser un raid auquel il prendrait part lui-même, dans l’avion de tête. C’était un protestant. Quand ils approchèrent de San Giovanni, le commandant crut voir dans les airs la silhouette d’un moine qui agitait violemment les bras comme pour le chasser. Il en fut si stupéfait qu’il ordonna à sa formation de rebrousser chemin après avoir jeté les bombes dans son champ où elles ne causèrent aucun dommage. De retour à la base, on lui demanda comment l’expédition s’était passée, il ne put que répéter ce qu’il avait vu. Un officier italien lui signala qu’il y avait à San Giovanni un moine que l’on considérait comme un saint, c’était probablement lui qu’avait vu le commandant. Ils décidèrent de se rendre tous deux au couvent. Quand l’Américain vit Padre Pio sortir de la sacristie, il reconnut immédiatement celui qu’il avait vu planant dans le ciel devant son avion. »

La seconde histoire se déroule beaucoup plus loin :

« Mgr Damiani, vicaire général du diocèse de Salto, en Uruguay, ami du Padre, lui disait, à San Giovanni, en 1930 :

– Je voudrais bien mourir ici pour que vous m’assistiez à mes derniers moments.

– Non, vous mourrez en Uruguay.

– Viendrez-vous m’assister ?

– Bien sûr !

« Au cours de ce même voyage, un matin, Mgr Damiani eut une petite crise cardiaque. Il envoya aussitôt chercher son ami. Mais, comme celui-ci confessait, il ne se rendit pas à son appel. Quand il remonta, vers midi, le prélat le gronda doucement :

– Capucin, pourquoi n’êtes-vous pas venu quand je vous ai envoyé chercher ? J’aurais pu mourir...

Mais le Padre, avec un sourire :

– Homme de peu de foi. Ne vous ai-je pas dit que vous trépasseriez en Uruguay ? »

Et voici la fin de l’histoire, narrée en 1949 par le Révérend Antonio Maria Barbieri, archevêque de Montevideo.

« En 1942, la veille des noces d’argent sacerdotales de l’évêque Amfredo Viola, de Salto, qui rassemblaient dans l’archevêché le délégué apostolique et cinq prélats, je fus réveillé, à minuit, par un coup frappé à ma porte. J’entrouvris ; je vis passer un capucin et j’entendis une voix me souffler : « Allez dans la chambre de Mgr Damiani ; il se meurt. »

« J’enfilai ma soutane, réveillai quelques prêtres et nous nous rendîmes chez Monseigneur. Sur sa table de nuit il y avait une feuille de papier griffonnée de sa main : « Padre Pio est venu ». (L’archevêque montra la pièce.) Quand je vis Padre Pio, je lui demandai : « Était-ce vous le capucin que j’ai vu la nuit où Mgr Damiani est mort ? » Padre Pio sembla embarrassé, alors qu’il eût été si facile de répondre : « Non. » Comme j’insistais et qu’il gardait le silence, je me mis à rire en disant : « Je comprends. » Alors Padre Pio hocha la tête : « Oui, vous avez compris. »

Dans beaucoup de villes et de villages d’Italie, des « groupes de prière » se réunissent chez une personne qui affirme être en contact avec le Padre, en entendre la voix, en recevoir des conseils par divers moyens. À Campi, à mi-distance de Prato et de Florence, habite l’une de ces dames médiatrices, Mme M. S. Voici, d’après M. Roberto de Monticelli 3, un exemple de la façon dont son rôle peut s’exercer :

« Un jour, en 1950, cette femme accompagne, avec d’autres pèlerins, à San Giovanni Rotondo, un militant bien connu du parti communiste de Prato, un certain Giovanni Bardazzi. Ce dernier, en rêve, avait entendu le Padre Pio – chose plutôt insolite pour un fervent communiste – qui lui criait : « Giovanni, viens chez moi ! Je t’attends. » G. Bardazzi se rendait à sa demande, d’autant plus que sa femme et son fils l’en pressaient, étant eux-mêmes croyants. Il entre dans la petite église et s’agenouille pour se confesser. Mais il fut congédié : son âme n’était pas prête. Là-dessus Mme M. S. a un entretien avec le Padre et défend la cause du visiteur, qui était décidé, dit-elle, à changer sa vie, à retourner dans le giron de l’Église. Le Padre Pio l’écoute, pensif, puis il soupire : « Figliola (petite fille), est-ce que c’est moi qui m’en charge, ou est-ce que c’est toi ? » (Il dit : « Je m’en charge », comme d’un fardeau pesant.) Et comme l’autre fait signe de se ranger à sa volonté : « Bien. Dis à tes amis qu’ils ne fassent pas attention à toi. »

« Tout se déroule comme dans un récit évangélique. La femme répète aux pèlerins les paroles du moine. Et voici donc, comme ils se préparaient à prendre leur repas, que Mme M. S. tombe dans un sommeil profond qui dure trois heures. « Pendant mon sommeil, dit-elle, j’ai entendu un cri et senti une odeur de soufre. Le mal qui habitait Giovanni passait à travers moi et je le sentais libéré. »

« Le fait est que G. Bardazzi est devenu dès ce jour un des plus actifs « fils spirituels » du Padre Pio. Il avait un florissant commerce de tissus. « Vends tout, Giova », lui dit la voix qui venait du couvent. Il a tout vendu, a acheté une auto et fait le chauffeur. Ainsi, deux ou trois fois par mois, il put traverser l’Italie pour rejoindre Gargano et, chaque fois, il amène avec lui quelque vieux camarade du parti. Deux sur trois, affirme-t-il, à leur retour déchirent leur carte, « et pas pour des motifs politiques, tu sais ! » disent-ils.

Stigmates, effluves odoriférants, prémonitions, apparitions et auditions à distance, ce sont là des attributs bien singuliers capables de forcer l’attention des foules et de fasciner irrésistiblement les regards.

Ce serait pourtant peu de chose et il n’y aurait pas lieu de nous y arrêter, s’il ne s’agissait là que de phénomènes insolites, d’énigmes malicieuses posées aux physiciens et aux psychologues pour les dérouter. En vérité, il y a sous ces symptômes une richesse essentielle dont ils ne sont que l’affirmation et le témoignage. Ce don capital, c’est la puissance, et la puissance animée par l’amour. Chez les apôtres, le trésor des grâces n’était pas un insigne décoratif, ni un bien destiné à la consommation personnelle, mais une force mise au service de la charité. Ceux qui approchent Padre Pio ne s’en retournent pas éblouis, mais soulagés et meilleurs.

Les guérisons d’apparences miraculeuses qu’on lui doit sont en si grand nombre qu’on ne peut songer à en établir une liste complète. Il agit sur les affections les plus diverses : maladies du cœur, pneumonies, tuberculose, enflure des membres, cécité absolue, fractures, diabète chronique, abcès et calculs des reins, méningite, poliomyélite et paralysie infantile. Le plus souvent c’est à la suite d’une visite implorante dont le saint homme connaît d’avance le motif. Il reçoit la mère ou le père avec bonté : « Allez, vous trouverez le malade déjà solide. » « Soyez heureux, la Madone delle Grazzie s’en charge. » Souvent le malade est hors de danger à l’instant même ; quelquefois un délai lui est fixé :

« Attendez deux mois » ou « votre enfant sera guéri quand sonneront les cloches de Pâques ».

Il arrive que Padre Pio se manifeste au chevet du lit, accompagné de son indéfinissable parfum, ou qu’il apparaisse en rêve et pose la main sur le membre lésé. Le petit Bruno Menienca, de Pérouse, à l’article de la mort, le petit Gianfranco Cuccoli atteint de péritonite aiguë, sont subitement guéris par la simple application de sa photographie. Voici le récit pathétique, fait par Mme M., de Milan, à M. Monticelli 4.

« Je ne savais que faire. Tout le monde criait... Je tenais mon enfant dans mes bras, et j’étais comme folle... C’était il y a deux ans, le 12 juillet. Je me souviens d’un soleil brûlant, des fenêtres ouvertes. Dehors, on criait et, dans la cour, on entendait des voix épouvantées. Le sang qui coulait de la tête de mon enfant tombait en étoiles rouges sur le plancher. J’entrai dans la salle de bains et je mis la tête du petit sous le robinet. Je hurlais intérieurement car j’étais incapable de proférer un son. Je me souviens de ces hurlements muets, pendant que la porcelaine du lavabo se maculait de rouge. Je n’arrive pas à comprendre comment le petit a pu ainsi tomber de la fenêtre du premier étage... Au pavillon de la Polyclinique, le docteur Zonda, après avoir fait la radio, secouait la tête. Le professeur Fasiani arriva et lui dit : « Il n’y a que Celui-là. Si Lui le veut... » J’avais compris. Mais je n’arrivais pas à prier. Paolo resta inconscient durant trois jours.

« Il y avait, dans notre chambre à l’hôpital, une dame de la Spezzia, avec un enfant de six mois qui portait déjà la mort en sa tête : le début d’une tumeur au cerveau. Ce fut elle qui me glissa une photo du Padre Pio en me murmurant quelque chose d’incompréhensible. Je mis la photo sous l’oreiller de Paolo. Quand, au cours de la nuit, je sentis un fort parfum de rose, je crus que l’infirmière en apportait dans la chambre et je lui fis des reproches à cause de l’enfant moribond, mais elle fit signe que non : « Il n’y a pas de roses, dit-elle... Je ne sens pas ce parfum. » À ce moment, je vis mon enfant s’agiter dans son lit, glisser une main sous l’oreiller et saisir l’image. Ce qu’il en fit, s’il l’a passée sur son front, je serais incapable de le dire. J’étais agenouillée près du lit et je mordais le revers du drap pour ne pas crier. La nuit qui suivit, je vis le Padre Pio, contre le mur de la chambre, comme s’il était en train d’en traverser l’épaisseur. À côté de lui, il y avait un ange armé d’un glaive, et tous deux souriaient... À l’aube, pour la première fois depuis trois jours, Paolo me reconnut : « Maman, où sommes-nous ? » me dit-il. »

Il faut bien se borner. Terminons l’énumération par deux cas choisis parmi les plus fameux.

Le premier concerne une petite fille, Gemma Di Giorgi, aveugle-née à cause d’une anomalie déclarée formellement incurable : ses yeux n’ont pas de pupille. Voici la relation bouleversante du miracle d’après l’abbé Gambino, de Ribera, sa ville natale :

« L’enfant vivait dans le silence et les ténèbres sous le regard de ses inconsolables parents et sous la protection de sa grand-mère qui était sa préférée et qui, seule, continuait à prier et à espérer, avec une foi digne des grandes époques.

« Quand la science s’avère impuissante, il arrive que le prodige fait tomber les barrières et tourne les lois naturelles. Gemma a sept ans. Sa grand-mère, en juin 1947, le cœur lourd, emmène l’enfant à San-Giovanni. Toutes deux assistent à la messe de l’aube. Dans le silence des cœurs qui palpitent, à la fin de l’office, une douce voix, soudain, appelle l’enfant : « Gemma, viens ici. » L’enfant aveugle, perdue, invisible dans la foule, tremble, soupire, mais la forte main de sa grand-mère la guide jusqu’au Padre. Un millier de personnes suivent la scène, enviant Gemma, qui est la première à s’approcher du saint.

– Il faut faire ta Première Communion, n’est-ce pas ?

– Oui, Père, bégaie la petite.

« Alors, sur-le-champ, il la confesse et lui touche paternellement les paupières. Elle s’agenouille à la Sainte Table sous les yeux de la grand-mère bouleversée. Quelques instants plus tard :

– As-tu demandé une grâce, Gemmuccia ?

– Non, j’ai tout à fait oublié, nonnina.

– Ô Padre, soupire alors la grand-mère, nous sommes venues de si loin...

« Le bon Père a encore de douces paroles, de tendres caresses :

– Que la Vierge te bénisse, Gemma. Sois bien sage...

« Alors, l’enfant, comme sortant d’une longue léthargie, se sent soudain inondée d’une vie nouvelle ; son front, son visage s’éclairent ; ses yeux morts bougent, captent la lumière. Gemma n’est plus aveugle. Elle a un cri d’émotion. Elle voit. Elle voit le bon Padre, sa chère grand-mère, la foule impressionnée, la belle statue de la Vierge sur l’autel, entourée de lumières et de fleurs. L’enfant sans pupilles « qui ne pourra jamais voir », elle n’a pas de pupilles, mais elle voit. »

Voici maintenant la seconde histoire, aussi merveilleuse que la première. Elles ont en commun le caractère miraculeux par excellence. Il ne s’agit pas, en effet, de simples guérisons de troubles fonctionnels, ni même de corrections ou de réfections anatomiques (tels les cas de soudures osseuses spontanées, observés à Lourdes), il s’agit de l’acquisition ou du rétablissement d’une fonction sans l’organe.

« C’était un jeune laboureur qui avait été engagé, avec son camarade Genarro, pour faire sauter des roches qui encombraient le jardin du monastère. Chaque matin, avant de se rendre au travail, Giovanni passait par la sacristie demander la bénédiction du Padre et lui baiser la main.

« Trois jours avant l’accident que nous allons conter, le Padre avait embrassé Giovanni en lui disant : « Courage ! Ne t’inquiète pas. »

« Le 14 février 1949, même jeu. Giovanni se demandait ce que cela pouvait signifier. La réponse ne tarda guère ; quelques minutes à peine s’étant écoulées, une charge de dynamite lui explosait en pleine figure.

« Le P. Rafaelle donna les premiers soins avant l’arrivée du médecin. L’œil droit avait été pulvérisé, l’orbite vidée.

« On le transporta en hâte à l’hôpital de Foggia ; Giovanni ne pouvait garder beaucoup d’espoir, vu que son œil gauche, après plusieurs semaines de traitement, était toujours criblé d’éclats.

« Mais laissons la parole à Giovanni : « Une nuit, alors que je me reposais dans mon lit d’hôpital, Padre Pio me tapota le côté droit de la tête, et peu de jours après, je voyais de l’œil droit. M’en avait-on fabriqué un autre puisque les médecins attestent que l’orbite ne contenait plus d’organe ?

« Aussitôt qu’on me le permit, j’allai au monastère. C’était le samedi saint, je souhaitai « Joyeuses Pâques » à mon bienfaiteur et lui exprimai ma gratitude pour son salutaire et retentissant soufflet !

« Il se mit à rire : « Tiens, Giovanni, en voilà un autre ! »  et il m’effleura la joue gauche. Il ajouta : « Plaisanterie à part, remercions Dieu que tu n’aies pas été tué ! »

« Croyable ou non, Giovanni voit parfaitement des deux yeux ; sans lunettes ; son visage ne porte aucune marque de cicatrices 5. »

Pourquoi le miracle ? Quel est son sens ?

C’est d’abord le témoignage de la compassion. Regardons agir le Christ, dans l’Évangile. Cette mère qui tend vers lui son enfant malade, ce paralytique que nul ne conduit, cet aveugle qui demande à voir, cette femme qui montre son frère mort, tout ce troupeau de souffrants et de misérables, comment résister à leurs supplications quand on porte à la fois le cœur humain le plus sensible et l’infinie puissance d’un Dieu ?

À travers son disciple, Jésus manifeste la même pitié. Il met en pratique la charité qu’il enseigne : « Aimez votre prochain comme vous-même », du même coup, il donne la preuve éclatante de la toute-puissance de Dieu.

Ainsi l’apôtre vient aux hommes pour les guérir. Dans leur corps, bien sûr, et plus encore dans leur âme. Certes, comme dit lui-même le Padre Pio, le corps a son importance, il est notre frère âne, « et s’il tombe, qui nous portera ? » Mais, d’autre part, à quoi bon être porté si l’on ne sait se conduire et si l’on prend les mauvais sentiers ?

Le souci majeur, le souci constant de Padre Pio, c’est celui des âmes.

Chaque jour, la foule envahit l’église pour assister à son office. Des hommes, des femmes, se pressent dans la sacristie, assiègent le confessionnal, forment au dehors une file si longue qu’un service d’ordre est parfois nécessaire pour l’endiguer. Ils viennent de tous les points de l’Italie, de France, de Belgique, d’ailleurs. Ils attendent depuis cinq heures, parfois depuis deux heures du matin, la messe du Padre Pio. Quelle messe !

« Non, elle est impossible à décrire. Seul un ange s’y risquerait. Nous autres, pauvres créatures humaines, n’avons que nos balbutiements pour traduire l’ineffable.

« Le Christ habite Padre Pio, et Padre Pio épouse l’incarnation du Christ. Cette relation est la source de miracles stupéfiants, à faire pâlir l’époque de saint François. Si Padre Pio n’était pas modelé sur le Christ, comment expliquer les souffrances que reflète son visage, les contractions de son corps, ses efforts pour se relever de ses génuflexions comme si le poids de la croix l’écrasait ? Et que dire de ses extases prolongées, et de ce ravissement qui l’emporte loin du monde chaotique ? Je le vois incliner la tête, sourire d’un beau sourire lumineux et soudain il éclate, ses larmes ruissellent sur les manches de son aube. N’aimeriez-vous pas, aussi, retenant vos pleurs, courir vers lui, l’étreindre, comme saint Jean étreignit l’Ami divin 6 ? »

Durant deux heures, la foule à genoux, clouée au sol, muette et comme atterrée, suit les mouvements du célébrant. À l’Orate Fratres, ses regards se fixent sur ses mains rougies, d’où coulent des gouttelettes de sang. « Extatique persuasion qui change les Thomas incrédules, les athées en fervents catholiques... On se lève, les yeux humides pour l’accompagner jusqu’à la sacristie. On baise sa main avant que le gant ne l’ait recouverte. Et il sourit, de ce sourire inoubliable, à tous ceux qu’il a guéris, qu’il a comblés. »

 

Padre Pio ne prêche pas, n’écrit pas. Il veut être uniquement confesseur et médecin des âmes. Et les cures morales qu’il opère sont si prodigieuses qu’une foule nombreuse ne cesse de le solliciter. Certains jours, il passe dix-huit heures au confessionnal et il en sort rompu de fatigue.

Il y a là des gens de tous les milieux sociaux et de toutes les conditions : des ouvriers et des paysans, des industriels, des fonctionnaires, des médecins, des savants, parfois de hauts dignitaires de l’armée, de la politique, de la cour, chacun apportant le sac de ses soucis personnels, de ses misères, de ses craintes. Il les accueille tous avec les mêmes égards, sans distinction de situations et de fortunes ; il ne leur demande que la sincérité et l’humilité.

Autant il se montre indulgent, patient, presque tendre, pour les plus grands coupables lorsqu’ils font preuve d’un vrai repentir et d’un total abandon, autant il se fait sévère pour les satisfaits qui semblent faire moins de cas de leurs fautes que de leurs vertus. Il pardonne plus volontiers à un pécheur mal informé ou surpris par la tentation qu’à un catholique fidèle à la dévotion formelle mais qui en trahit l’esprit dans son comportement.

Il sait ouvrir les bras à l’homme de bien qui s’ignore, encourager les bonnes volontés, leur conseiller doucement la fermeté et la prudence, il sait aussi, quand il le faut, admonester sans ménagement les endurcis. D’un ton tranchant, il interrompt ceux qui cherchent de mauvaises excuses : « J’ai parlé ! »

Pour pénitence, il donne des prières assez courtes, à répéter pendant des semaines ou même des mois, pour entraîner à l’oraison quotidienne et convaincre de l’importance du péché commis. Il n’accorde l’absolution que moyennant un ferme propos, parfois il exige un délai de probation. Enfin, il lui arrive même, dans certains cas, de renvoyer sans l’entendre le pénitent mal préparé et de fermer le guichet avant qu’il ait ouvert la bouche.

C’est qu’il possède au plus haut degré le pouvoir de déchiffrer le secret des âmes : don gratuit, sorte de double vue dont il fait usage comme d’un sixième sens. Le volumineux courrier qu’il reçoit chaque jour n’a pas besoin d’être dépouillé en détail. Un coup d’œil lui suffit : il lit le contenu à travers l’enveloppe et, délibérément, jette au panier les lettres qui ne méritent pas de réponse.

Ce saint homme qui n’abrite en lui aucune ombre de malveillance ne se prive pas de rire à l’occasion et ne manque pas d’un certain humour. On m’a conté l’anecdote suivante :

Durant un temps, le Saint Père se montra fort hésitant sur le cas de Padre Pio que certains lui présentaient comme un faux mystique, un simulateur qui troublait l’ordre du couvent. Il fit appeler un dignitaire de l’Église, particulièrement défiant à l’égard du Padre : « Voilà, lui dit-il, les rapports que je reçois sur un religieux de votre ordre. D’autre part, j’entends parler à son propos de guérisons miraculeuses, de conversions, d’une foule animée d’une ardente piété en procession vers sa montagne. Le cas mérite d’être examiné avec plus d’attention et une égale prudence dans l’affirmation et dans la négation. Le mieux est que vous alliez vous-même, incognito, faire une enquête, voir de vos yeux, entendre de vos oreilles, et que vous partiez dès demain. »

Devant cet ordre, il n’y avait qu’à s’incliner. Voilà le monsignor en route, accompagné d’un de ses subalternes, tous deux déguisés en inoffensifs représentants de commerce, veston gris, chapeau mou. Tout en voyageant, ils se demandent avec inquiétude comment ils gagneront, de la gare de Foggia, le couvent inaccessible, à douze kilomètres de là.

Descendus du train, ils voient un paysan s’avancer vers eux, le fouet autour du cou, et, cérémonieusement, les saluer : « Messieurs, je suis envoyé pour vous conduire au couvent de San Giovanni. »

Les deux hommes étonnés, s’exclament :

« Vous devez certainement faire erreur. Nous n’avons retenu aucune voiture.

– Je ne fais pas erreur. D’ailleurs, il n’y a pas d’autres voyageurs descendus et vous répondez très exactement au portrait qu’on m’a fait de vous. Veuillez monter, je vous prie, ma voiture vous attend. »

L’éminence et son compagnon se décident, montent et, cahin-caha, à travers les sentiers défoncés, accomplissent une demi-journée de charrette.

À l’entrée du couvent, le Padre Pio en personne les attend. Il s’avance au-devant d’eux, les fait entrer.

Et, au moment où le prélat passe la porte, le Padre Pio, qui tutoie tout le monde, lui tape familièrement sur l’épaule :

« Tout de même, le petit capuchon t’allait mieux ! »

 

Un jour, l’abbé Benoît, secrétaire général de l’Institut catholique de Lille, vint voir le Padre Pio et le pria de signer quelques images. Le Padre Pio lui demanda son bréviaire, le feuilleta et inscrivit quelques mots sur une page blanche. Quand il le lui rendit, l’abbé Benoît resta confondu. Dans ces quelques lignes il recevait la solution d’un problème moral dont il n’avait pas parlé et qui le tourmentait depuis fort longtemps.

On imagine sans peine à quelles entreprises salutaires est appliqué ce don singulier.

Le Padre Pio connaît le pénitent mieux que le pénitent ne se connaît lui-même ; il pénètre jusqu’au fond de sa conscience avant qu’il se soit déclaré ; il sait d’avance dans quelles dispositions il vient à lui et s’il s’agit d’un homme sincère ou d’un simple curieux.

Devant un regard aussi pénétrant, il est vain de prétendre dissimuler. Rien n’échappe à sa vigilance. Dans la foule anonyme, il arrive au Padre de désigner quelqu’un du doigt : « Toi, tu n’es pas une mauvaise fille, mais tu es trop menteuse ! » Ou bien il reprend avec une bonhomie un peu rude la bonne mère qui lui demande de protéger son enfant :

« Combien de fois allez-vous donc me répéter la même chose ?

– Mais, Padre, c’est la première fois.

– La première fois ? Depuis cinq ans, vous me le demandez de loin tous les jours. »

Une autre fois, il reçoit une jeune tertiaire de Saint François qui l’a choisi pour directeur de conscience. Elle va au bal malgré la règle, mais elle s’est confessée ailleurs pour ne pas avoir à le lui avouer :

– Vas-tu tous les matins à la messe ? dit le Padre.

– Non, pas tous les matins. Parce que j’ai peur de traverser la place de l’Église.

Et le Padre de répliquer : « Et le soir, tu n’as donc pas peur de traverser la même place pour aller danser ? »

Parfois, il n’interroge même pas le visiteur. Le duc d’Ancône, de la famille royale, venu un jour se confesser, s’entend dire :

« Pas besoin. Je connais tous vos péchés, je vais vous les dire. »

Le plus souvent, il pose de brèves questions qui laissent entendre clairement qu’il connaît ce qu’on lui tient caché. À une dame du monde, qui tremble à l’idée d’étaler tous ses désordres et qui tâche de retenir le plus honteux, il fait lui-même l’énumération de ses fautes :

« Il n’en reste qu’une, ajoute-t-il, mais celle-là c’est à vous de la dénoncer. »

La pénitente s’embarrasse, se trouble, cherche encore à donner le change. Il faut bien enfin qu’elle s’exécute, pour recevoir l’absolution.

Le Padre Pio ne se tient pas à distance, comme un juge à l’égard d’un accusé. Il épouse toutes les souffrances, même les plus abjectes. Il rencontre des âmes si endurcies, si ténébreuses qu’il a peine à en soutenir le spectacle. On l’a vu baigné de sueur, pleurant des larmes de sang, prêt à défaillir et forcé d’interrompre un moment son martyre de compassion.

Mais il retourne à l’adversaire, il provoque celui qui cherche à s’enfuir, il aborde un inconnu, l’accroche, le mène à son tribunal comme un prisonnier :

« Et vous, qui êtes-vous ? N’avez-vous rien à regretter ? N’avez-vous pas à vous humilier et à demander miséricorde ? Je vois le blasphème sur vos lèvres. Quand finirez-vous de mener cette abominable vie ? »

Un charme inexplicable opère sur les âmes, les retourne et les oblige à se rendre à merci. C’est un conquérant qui prend possession d’un royaume infecté, qui en chasse les démons, qui plante de vive force l’étendard de Dieu. Les conversions se multiplient, dans les conditions les plus extraordinaires. Souvent, il suffit d’un simple regard du Padre pour que l’âme longtemps fermée s’épanouisse, que les larmes montent aux yeux, que l’infidèle tombe à genoux. L’histoire se répète en cent exemplaires. Un mécréant invétéré, un franc-maçon, un mangeur de prêtres, comme Luigi Mercurio, un spirite comme Frederico Abresch, vont voir le Padre sans intention bien définie. À son approche, un étrange mouvement se produit en eux. Ils se sentent obligés de s’agenouiller et de baiser sa soutane. « On eût dit, rapporte l’un d’eux, qu’une main puissante m’avait saisi par les épaules. »

L’écrivain matérialiste Pitigrilli, perdu dans la foule, s’entend désigner par le Padre : « Priez, mes frères, priez ardemment pour l’un d’entre vous qui en a grand besoin. Un jour, je vous le dis, il s’approchera de la Sainte Table et beaucoup qui sont aujourd’hui dans l’erreur y seront attirés par lui. »

Quand le pécheur ne vient pas à lui, il va le chercher. Un ingénieur de Bologne est tourmenté la nuit, durant huit ans, par un visage de moine, jusqu’au jour où il le reconnaît à San Giovanni Rotondo, et se convertit. Le professeur Checcacci, de Gênes, spécialiste des religions comparées, reçoit en rêve des sommations successives : « Venez me voir... Si vous ne pouvez venir, écrivez-moi. » Il finit par céder, se sent tenu d’entrer à l’église, de prier et, subitement, la grande lumière se fait en lui.

On croirait parfois assister à un combat singulier, à la chasse acharnée d’un gibier qui se dérobe, se défend, se retourne, cherche à mordre, à la capture finale, au triomphe du veneur qui n’apporte pas 1a mort mais la grande paix. Laissons le R. P. Mortimer Carty conter tout au long la conversion du docteur Saltamerenda, directeur de l’Institut biothérapique de Gênes, ouvertement athée et épicurien.

« Un jour, lors d’une réunion chez Mario Cavalière – fils spirituel de Padre Pio – une grande photographie du Moine attira ses regards. Une bizarre sensation le prit à la gorge. Mario Cavalière ne fut pas sans remarquer son trouble et lui prêta une monographie qu’il accepta, restant sceptique. Mais quoi ! deux jours ne s’étaient pas écoulés qu’un désir effréné le jeta dans un taxi pour se faire conduire à San Giovanni. Dès qu’il fut en ce lieu d’élection, une lutte étrange se livra en lui : « Pourquoi suis-je là ? Qu’est-ce que je viens faire ? » Bref, il se trouva, suivant la foule, à genoux devant le Capucin et bredouilla une requête pour un de ses parents malade.

« Il est béni », répondit sèchement le saint, qui tout aussitôt après ajouta :

« Dites-moi, mon fils, pensez-vous parfois à votre malheureuse âme ?

– Certainement, mon Père, ou je ne pourrais vivre !

– Et quel est le but de votre vie ?

– La prorogation de l’espèce, s’entendit bredouiller Saltamerenda.

– Misérable !... s’écria le prêtre. Ne voyez-vous pas que vous perdez votre âme ?

« Après un silence, il plaça une main sur la bouche de l’homme : « Allez ! » fit-il.

« Le contact de cette main avec ses lèvres causa au médecin un profond malaise. Il ne se tenait pas pour battu. Il voulait revoir le moine, s’expliquer avec lui.

« Dans le courant de l’après-midi, il retourna à la sacristie. Padre Pio, par-dessus un groupe d’hommes et de femmes lui cria : « Génois, tu as la figure sale. Tu habites près de la mer et tu ne sais pas te laver. » Et après une pause : « Un navire solide, mais sans pilote ! »

« Littéralement pantois, Ezio essaya de s’approcher du Père, mais celui-ci le chassa. Il erra dans la campagne, comme un chien battu, mais entêté d’amour jusqu’à ce que Fra Francesco, passant par là, l’eût réconforté, ramené par la main à la cellule de Padre Pio. Ils frappèrent, la porte s’ouvrit, un parfum de violette envahit le corridor.

– Que voulez-vous ? Ne me faites pas perdre mon temps. Descendez, je vous rejoindrai au confessionnal.

« Saltamerenda tient cette confession, coupée de sanglots, pour le plus beau moment de sa vie. Elle se termine par ce dialogue :

– Mon fils, vous avez maintenant pétri un pain merveilleux.

– Que dois-je faire ?

– Coupez-le en tranches et distribuez-le aux affamés. Vous servirez ainsi le Seigneur. Et je serai toujours avec vous. »

 

*

*   *

 

En vérité, sommes-nous encore sur la terre ? Il faut bien admettre de tels prodiges, puisqu’ils sont mille fois confirmés et par les témoins les plus vénérables 7, mais comment ne pas en être étourdi ? Un être humain a-t-il jamais connu de tels privilèges ? A-t-on jamais vu, depuis le temps des Apôtres, tant de pouvoirs accumulés entre les mains d’un seul homme ?

Il commande aux éléments, fait tomber la pluie et l’arrête, il guérit les incurables, il détourne la guerre des cités ; une déconcertante ubiquité lui permet d’envelopper de loin ceux qu’il protège, d’investir leurs pensées et leurs songes, de manifester sensiblement, par la forme et par la voix, une sorte de présence réelle et d’assistance universelle. Que penser d’une semblable délégation d’autorité par le ciel, d’une telle concentration de grâces, d’une faveur si miraculeuse qu’elle fait de ce mortel presque le frère et l’égal des anges ?

Si nous posions la question au Padre Pio, nul doute qu’il nous répondrait : « En tout état de cause, mes mérites n’y sont pour rien. Je n’ai rien demandé pour moi. J’obéis. Seigneur, votre serviteur vous écoute. Faites de moi ce qu’il vous plaira 8. »

 

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR,

Signes et messages pour notre temps,

Buchet/Chastel, 1958.

 

 

 

 

 



1  Le 25 mai 1887.

2  L’odeur d’acide phénique s’observe dans le cas d’un conseil négatif, d’une décision à abandonner.

3  Enquête pour un hebdomadaire italien. 1955.

4  Article cité.

5  Ch. Mortimer Carty, Padre Pio le stigmatisé, Éditions de la Colombe.

6  Ch. Mortimer Carty, op. cit.

7  S.S. le Pape Benoît XV, à Mgr Damiani, vicaire général de Salto (Uruguay) : « Le Père Pio est vraiment un homme extraordinaire, un de ces hommes que Dieu envoie de temps en temps pour convertir les hommes. »

8  Outre les sources italiennes, principalement : Alberto Del Fante : Du doute à la foi. – Padre Pio de Pietrelcina : Pour l’Histoire. – Dr Georgio Festa : Mystère de science et lumière de foi. – Consulter l’ouvrage du R.P. Mortimer Carty, Padre Pio le stigmatisé, traduit de l’anglais par Simone Saint-Clair (Édit. de la Colombe imprimatur), auquel nous nous sommes souvent référé.

 

 

 

 

 

 

 

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