La Sainte Vierge d’Hostyn

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Bohdan CHUDOBA   1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ANDRÉ Maurois a déjà écrit un essai dans le quel il nous décrit comment il lui fut possible de jeter un coup d’œil dans un livre de l’histoire qu’il appelait l’histoire possible, c’est-à-dire celle qui se développerait si tel ou tel évènement prenait une autre ampleur ou une autre direction. Un tel essai, sans doute intéressant, offre à l’écrivain l’occasion de déployer son imagination jusqu’à l’infini. Or, une étude non moins intéressante – et même toute réelle, – serait celle qui éclairerait ces traits de l’histoire humaine qui, d’ordinaire, sont négligés ou tout simplement omis. Chaque édifice et chaque paysage prennent une autre figure si nous les envisageons d’un angle inaccoutumé. Et pourtant, ces vues sont aussi réelles que les aspects courants. La façade de la cathédrale de Saint-Pierre, comme nous la connaissons d’après d’innombrables images, ne pourra pas exister sans ses murs latéraux ou sans son abside que nous ne voyons sur aucune carte populaire.

Le XIIIe siècle de l’ère chrétienne illustre très justement une telle époque historique, observable d’un angle inhabituel, et quand même non moins réel que celui dont l’envisagent le plus souvent les peintures historiques de ce siècle. Presque tous les historiens qui jusqu’ici l’ont scruté, l’ont fait de l’Atlantique. Et il faut avouer que le XIIIe siècle, sous cet angle-là, prend une ampleur vraiment imposante ; il ressemble aux façades monumentales des cathédrales, que l’on bâtissait alors, au triple portail jaillissant en des statues de saints et de héros, en la verrerie colorée des rosaces gothiques et en toute la splendeur de pierre des pinaches et des gargouilles. Devant les façades des cathédrales se déroulent les drames magnifiques sur l’homme, sur son Sauveur et aussi sur son séducteur l’Antéchrist ; ces drames s’étaient développés à partir des scènes liturgiques organisées, à l’origine, à l’intérieur des cathédrales, devant l’autel principal, comme complément de la liturgie. Parmi les personnes qui assistaient à ces jeux devant le portail, nous apercevons les représentants de divers états, lesquels, chacun à sa manière, enrichissaient la vie contemporaine. Nous y apercevons les artisans et marchands cossus, comme aussi les puissants de ce monde, dont l’opulence et l’influence contribuèrent fortement à la construction des temples. Nous y voyons les disciples et les maîtres des hautes écoles, qui cultivèrent leur savoir et leur sagesse sans perdre de vue la vérité révélée telle qu’on la leur prêchait de la chaire spirituelle. Nous y voyons même les jongleurs, qui, dans leurs farces, n’oubliaient pas que l’espoir chrétien est la seule vraie source de la gaieté.

Mais dans cette vue sur le XIIIe siècle, il est vrai, il entre aussi quelques traits négatifs. Mais aucun d’eux ne resta – par la grâce de Dieu – sans une certaine résonance dans l’œuvre humaine. L’avarice injuste des marchands fortunés éveilla la conscience et l’amour de François, fils du riche entrepreneur Bernadone d’Assise. Et la doctrine spécieuse des cathares, aboutissant à la dépravation contre nature, motiva l’enthousiasme d’un jeune compagnon de l’évêque espagnol d’Osma : c’est lui qui commença à bâtir la règle prédicatrice qui réussit non seulement à vaincre la déraison des cathares, mais aussi à élever l’instruction des peuples vers la sagesse d’un ordre parfaitement logique.

Mais il ne s’agit plus de ce coup d’œil connu sur le XIIe siècle ; il s’agit d’une vue tout à fait différente, d’une vue de l’est, dans laquelle l’Europe chrétienne nous apparaît comme un édifice incomplété, aucunement assuré, mais bien ouvert au vent destructeur qui souffle des steppes asiatiques. Et un tel vent ne tarda pas à venir. Il survint avec une vitesse étonnante, justement au milieu du siècle où de nombreuses cathédrales furent en chantier, où saint Thomas d’Aquin n’avait pas encore achevé sa somme principale, où Duns Scot n’avait pas encore inauguré son enseignement et où Dante n’était pas même encore né. Et malgré cela, sous les attaques de ce vent, l’Europe ne s’écroula pas : elle ne fit que vaciller. Qui la sauva ? Les historiens n’en savent presque rien. Mais le peuple tchèque, dans le cœur même de l’Europe, en garde une tradition, qui lui est très chère.

Les Tchèques sont un peuple slave, et les Slaves – ensemble avec les Grecs – constituaient une barrière pour l’Europe contre l’Asie païenne et islamique, mais une barrière dressée à peine au-dessus des fondements et très imparfaite. Les Slaves occidentaux, les Polonais, et aussi les Hongrois établis au milieu de la région slave, n’étaient chrétiens que depuis à peine 300 ans. Et leur structure politique n’avait qu’une très courte et faible tradition. La Bohème, la Pologne et la Hongrie se rapprochaient du monde occidental justement par leurs monarchies féodales. Les Serbes et les Bulgares vécurent dans des luttes incessantes contre les empereurs romains orientaux de Constantinople, et leur vie politique indépendante reposait plus ou moins sur les succès des croisés occidentaux qui, en 1204, conquirent Constantinople. Et quant aux Slaves orientaux, ils ignoraient jusqu’à la notion de l’ordre, et se plaisaient dans leurs querelles. Leur plus grand centre, Kiev, avait cessé déjà depuis le Xe siècle de dominer les centres de moindre importance, comme Novgorod, Galicie, Vladimur-Suzdal et Rjazan. En plus, les diverses tribus asiatiques nomades, surtout les Cumans, morcelèrent cette région par leurs incursions.

Dans ces conditions naquit subitement, dans le cœur même de l’Asie, une puissance dont le créateur fut un seul homme, le génial guerrier Temoudjine, qui accepta le titre de Djingis-Khan, c’est-à-dire le souverain envoyé du ciel. Depuis 1206, ce chef autoritaire des tribus mongoliennes avait entrepris la conquête. Il s’était tourné, naturellement, contre l’Orient, contre la Chine du Nord, qui fut appelée par des sources imprécises et très rares Cathay, et qui entretenait, à l’époque des relations tendues avec la Chine proprement dite, dominée par la dynastie Sung. Mais bientôt après cette conquête, au printemps 1219, ses hordes obliquèrent vers l’ouest. Elles dévastèrent d’abord l’État de Chwarezm des Turcs musulmans, qui s’étendait à l’est de la mer Caspienne, là où est aujourd’hui la Perse. Ensuite une division, conduite par le chef Subotaj, pénétra à travers le Caucase jusqu’au fleuve Volga, où elle livra une petite bataille, en 1223, contre les Slaves orientaux. C’était le premier contact des Mongols avec le monde slave, mais aussi avec l’Europe chrétienne. C’était le premier avertissement.

Mais le coup principal ne fut assené que 10 ans après la mort de Djingis-Khan, dont l’immense empire, loin de se disloquer, agrandit ses possessions à la ronde. En 1237, Batu, le petit-fils de Djingis-Khan et neveu du khan installé, Ogotaj, avec Subotaj pour conseiller militaire, entreprit une expédition vers l’ouest à travers la Volga. Il dévasta les principautés de Rjazan et de Vladimir, se retira pour un temps vers la basse Volga et le Don ; en 1240, il démarra directement vers Kiev.

Et voici le cœur de notre histoire. Si tout le nord de la Chine était tombé aux pieds des Mongols – plus tard, sous le règne de Koublay-Khan, toute la Chine devait devenir leur proie – et si le puissant État de Chawrezm avait été réduit en poussière et cendre, quel espoir de défense pouvaient garder les Slaves dispersés, et aussi toute l’Europe chrétienne ? Un seul espoir : l’aide de la Mère de Dieu.

La protection de la Vierge Marie contre les attaques des païens et musulmans barbares, voilà une idée qui, surtout chez les chrétiens orientaux, était depuis longtemps familière. L’hymne la plus célèbre de la liturgie grecque, akathistos hymnos, composée probablement par l’évêque de Constantinople, Serge, à l’honneur de la Vierge Marie Protectrice contre les islamiques, n’était-elle pas composée déjà dans la première moitié du VIIe siècle ? D’ailleurs, il ne serait pas sans intérêt de retracer les origines de cette idée traditionnelle. Et aussi maintenant, face à face avec la rage mongole, les habitants de l’Europe orientale se réfugiaient en Elle, qui retient la main menaçante de son Fils.

Il n’y avait pas de raisons pourquoi l’invasion mongole ne devait pas pénétrer jusqu’à l’Atlantique et soumettre toute l’Europe, comme elle avait pénétré à l’est jusqu’à la mer Jaune et comme elle avait conquis le Cathay. Après la dévastation de Kiev et après le massacre de sa population, Batu divisa son armée en deux colonnes. La première prit la route de la Hongrie, détruisit l’armée du roi Hongrois, Bela IV, et bifurqua vers l’Adriatique et vers Vienne. La deuxième pénétra en Pologne, écrasa la fleur de la chevalerie polonaise près de la ville silésienne de Lehnice, et s’introduisit par la Porte de Moravie, entre les Karpates et les Yesseniks, dans le royaume de Bohème. Jusqu’ici tout allait à merveille pour les Mongols, et il semblait déjà que la culture chrétienne fût condamnée à la mort. Certes, il y avait assez de découragés. Mais il y en avait aussi pour persévérer dans la prière. Et soudain se produisit une tournure inattendue. Et même une double tournure.

D’abord, à Klostenburg, à l’ouest de Vienne, après avoir cerné la capitale, les Mongols reçurent la nouvelle de la mort subite de leur grand khan Ogotaj. Et peu après, ce qui est encore plus frappant, la colonne, qui avait si vite pénétré à travers la Pologne, et à qui toute la chevalerie polonaise, encore renforcée par l’Allemagne, n’avait point fait obstacle, s’arrêta subitement dans la Porte de Moravie.

Dans ce défilé large et commode, qui ne pouvait être défendu que par une grande armée, se dresse dans la partie sud-est le mont Hostyn, un des derniers contreforts des Beskides Karpatiennes. C’est là que la population de la contrée se réfugiait non seulement dans l’espoir que les côtes les protégeraient contre les assauts violents de la cavalerie mongole, mais aussi que la Mère de Dieu les protégerait. Et cette fois-ci l’aide arriva, une aide décisive. Jusqu’aujourd’hui, on peut voir de loin la coupole brillante du temple qui se dresse sur le sommet d’Hostyn. Et jusqu’aujourd’hui, malgré toutes les menaces et tous les obstacles de la police communiste, les chrétiens de tous les pays tchèques y font des pèlerinages pour s’appuyer spirituellement sur leur Mère et pour boire à la source miraculeuse qui, dans ce temps-là, au printemps de l’année 1241, commença à jaillir sous le sommet de la montagne, quand les assiégés manquèrent d’eau.

La Vierge Marie d’Hostyn est représentée comme la Reine, Reine du monde chrétien, qui ne laisse pas périr son peuple malgré toutes les épreuves. Elle tient dans ses bras l’Enfant-Dieu, qui, dans sa petite main, tient un faisceau d’éclairs. Ce symbole tout à fait extraordinaire, que l’on ne trouve nulle part ailleurs dans tout le rite marial, nous représente le souvenir des évènements d’Hostyn. Le vaste camp des Mongols, établi au pied de la montagne, ne fut pas détruit par la main humaine ou par l’épée, niais par le feu du ciel, sous la forme d’un orage qui s’abattit pendant la nuit et anéantit ce fier corps militaire. Quelques restes de cette armée errèrent encore dans la région. Une part fut détruite par un chef militaire tchèque, Jaroslav de Sternberk, près de la ville d’Olomouc. La jonction des deux colonnes de l’expédition mongole ne put donc s’opérer, pour une raison très simple : une colonne avait cessé d’exister, détruite par la foudre sur les côtes d’Hostyn. Sans doute, non seulement la mort d’Ogotaj, mais aussi ce désastre força Batu et Subotaj de rebrousser chemin en Asie.

La Vierge-Protectrice avec l’Enfant qui tient un faisceau d’éclairs – quel symbole ! Souvenons-nous que quelques éléments des révélations mariales se répètent. La source jaillissante et miraculeuse n’est qu’un de ces traits communs. Et le feu du ciel, qui nous annonce la mort de l’Antéchrist ? N’est-ce pas aussi un symbole du pouvoir intercesseur de Notre-Dame, qui pourrait se répéter si ses enfants ne tombent pas dans le découragement ?

 

 

 

 

Bohdan CHUDOBA.

 

Traduit du tchèque par Boris Celovsky.

 

Paru dans la revue Marie en mai-juin 1952.

 

 

 

 

 

 



1 Dr. Bohdan Chudoba, jeune historien tchèque, professeur au Iona College, New Rochelle, N.-Y., aux États-Unis, auteur de l’histoire de la nation tchèque (Jindy a nyni) et d’autres œuvres historiques (The Meaning of Civilization, P. J. Kennedy, New-York, 1951 ; Spain and the Empire, University of Chicago Press 1952.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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