LOUIS LE CARDONNEL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri CLOUARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est en Italie, entre les cyprès, que Louis Le Cardonnel aura vu passer sous le ciel ses plus blanches visions. Il vit là-bas, tout à tour à Assise, à Rome, à Figline. Que de couronnes sa poésie aura tressées à la Toscane, à l’Ombrie ! En 1920 encore, il a publié, comme une sorte de curriculum vitae, Du Rhône à l’Arno.

Il était parti de Valence-sur-Rhône, sa patrie, où il naquit le 25 février 1862. Les Valentinois se souviennent de l’avoir vu errer sous les arbres de leur mail, coiffé d’un vaste feutre et les cheveux provocants. Ce n’était point orgueil, mais retranchement et distraction rêveuse. Ne quitta-t-il pas un jour la maison paternelle pour aller vivre la vie de nature dans la plaine ? On retrouva ce jeune Saint-Jean-Baptiste occupé à cueillir des sauterelles, qu’il n’eut pas le temps de manger.

Plus tard, à Paris même, parmi les symbolistes à qui il mêla sa vingtième année, admirateur enthousiaste de Verlaine, Louis Le Cardonnel continua de s’isoler dans son inquiétude. Ses premières poésies datent de 1881, sa Muse marchait parallèlement au verlainisme ; oui, plutôt qu’une influence, c’est un parallélisme qu’il faut noter. Mystique, Le Cardonnel ne se débat contre aucune sensualité. S’il chante une âme « inassouvie à la fois et ravie », c’est bien l’Autre vie qui inspire ce chant. Elle est sa vraie patrie.

 

      ... Quand vous m’avez parlé, de cette voix meurtrie

      Où vibraient la souffrance et l’extase à la fois,

      Le deuil d’être exilé de la même patrie

      A frémi dans mon cœur comme dans votre voix.

 

      J’ai lu dans vos regards la brûlante pensée

      Qu’excepté le retour au Pays tout est vain ;

      Puis vous vous êtes tue, âme deux fois blessée,

      Par l’ennui de la terre et par l’amour divin.

 

Lorsque l’« amour divin » eût blessé pour jamais l’âme de Le Cardonnel, il entra au séminaire, fit ensuite une retraite de deux années, mais ne fut ordonné prêtre qu’à trente-quatre ans. Nommé vicaire dans sa province natale, ne le croyez pas en paix. On le vit tour à tour à Ligugé, à Pierrelatte, à Paris, en Italie, à Fribourg, nomade inlassable, sur le chemin de quel étrange pèlerinage ? Il ne paraît plus vouloir désormais quitter l’Italie. Mais, en Italie même, se fixera-t-il jamais ? Lui-même d’ailleurs se tourmente de son désir et en demande le secret à ses lointains aïeux d’Irlande :

 

      Oh ! qui dira la place, auprès des sanctuaires,

      Où vous dormez, héros des temps évanouis ?

      Vous êtes tous perdus en d’obscurs ossuaires,

      Vous dont le rêve ancien m’a fait tel que je suis.

      ........................................................................

      Je suis né dans Valence, aux mémoires romaines,

      Qui voit les monts bleuir dans ses horizons clairs.

 

      Mais j’hérite de vous, dans ces époques grises

      Où le doute affaiblit les cœurs les plus virils,

      L’âme d’un constructeur de mystiques églises,

      Le désir du voyage et l’attrait des exils.

 

Au reste, les parcelles d’âme celtique qu’accuse le poète font en lui bon ménage avec les aspects les plus nets de la force latine. Valence est orgueilleuse de ses vestiges romains ; dans son musée, dans sa cathédrale, dans le profil de ses femmes, Le Cardonnel retrouvait la pérennité de Rome et en prenait l’accent.

 

      Ô Valence au grand cœur.

      Si quelque gravité se marque dans ma voix,

      Si j’ai l’accent latin, Mère, je te le dois.

 

Le Cardonnel ne s’étonne donc nullement de se promener certains jours avec une âme de Renaissant et pareil, dans le printemps ombrien, à quelque figure de Piéro della Francesca.

Et c’est d’une âme profonde, savante, de catholique romain que s’élèvent les Carmina Sacra. Les Poèmes écrits de la vingtième à la quarantième année, et publiés en 1904, étaient d’un paganisme tendrement virgilien ; les Carmina Sacra parus en 1912, infiniment simples, déroulent des chapelets de pensées apaisées et heureuses qui contrastent avec les gémissements de Sagesse.

La critique peut faire de justes reproches à l’art de Louis Le Cardonnel, qui a ses faiblesses. Certaines habitudes endurcies prises chez les Parnassiens sont peut-être la cause de constructions trop proches d’une prose déclamée, de redondances d’hémistiches ou de systèmes conjonctifs trop faciles, d’adjectifs plus doux à prononcer qu’expressifs, et enfin de je ne sais quelle lenteur de l’idée à prendre corps dans les mots. Voilà ce qui peut arrêter parfois en plein élan les poèmes de Le Cardonnel ; mais j’oublie ces imperfections, en faveur de tant de limpide humilité et de cette harmonie antique et chrétienne où une âme fervente s’exalte de ce qui la pacifie...

Le danger était que Louis Le Cardonnel, prêtre, voulût tenter l’impossible, mettre dans ses vers ce qui n’est que forme ou ce qui n’est que dogme ; il a évité cette erreur.

S’il lui arrive de consacrer une homélie « à des époux » ou « à une Carmélite », il y met une simplicité fraternelle qui laisse transparaître l’émotion naturelle, le sentiment tout humain dans le religieux. Si ses amis disparus l’inspirent et lui disent « quelle douceur est au fond de la mort », n’en met-il pas moins au front de l’amitié sa couronne poétique ? Et voici pour la jeune morte, pleurée de son père et de sa mère :

 

      Ô la plus chaste fleur des guirlandes chrétiennes,

      Nulles vertus jamais n’effaceront les tiennes,

      Camilla, par nos mains couchée en ce tombeau :

      Aussi tu refleuris au printemps le plus beau.

      Toi, qu’un époux charmant n’aura pas couronnée,

      Comme toi virginal, des roses d’hyménée,

      La mort t’illuminant encor de sa pâleur,

      Doucement te mena vers un époux meilleur.

      Dans la divine paix tu ris, fille innocente,

      Et nous, près du foyer, nous te pleurons absente :

      Nous réchauffions notre âme à ta seule beauté,

      Et, puisque tu partis, rien ne nous est resté.

      Ah ! puissent nos deux corps tremblants bientôt descendre

      Vers ces lieux souterrains où la chair devient cendre ;

      Et notre âme emportée aux cieux où tu l’attends,

      Habiter près de toi les parvis éclatants !

      Mais, si le saint Pasteur, maître des destinées,

      Dans ce séjour d’exil attarde nos années,

      Si nous devons, courbés et traînant notre deuil,

      Te regretter longtemps, ô notre saint orgueil,

      Pense que nous t’avons préparée au baptême,

      Et qu’ainsi tu nous dois ta volupté suprême.

      Ne va pas, t’enivrant d’un bonheur oublieux :

      Du côté de la terre incline encor tes yeux.

      Visite-nous parfois, forme muette et blanche ;

      Que vers nous un visage, en souriant, se penche :

      Le tien, aux profondeurs du sommeil entrevu ;

      Presse un peu sur ton sein nos fronts, de ton bras nu.

      Apparais à ton père, apparais à ta mère !

      Ainsi tu nous rendras l’absence moins amère ;

      Et tu pourras, faisant moins lourds nos pas errants,

      Consoler, Camilla, tes douloureux parents.

 

Est-il possible d’aller plus avant dans l’union intime du poète avec le prêtre,

 

      Tous deux consolateurs et tous deux inspirés ?

 

Les harmonies intérieures de Louis Le Cardonnel ont été pourtant agitées de leur heure de trouble.

Sans doute y a-t-il des points tragiques de l’existence où l’homme, ayant atteint ses limites, ne renonce tout de même pas au désir ; alors, sous le coup de l’atroce mélancolie de n’être qu’un homme, il se tue, ou se soumet à un Dieu. C’est en l’un de ces points, à l’un de ces moments, que Louis Le Cardonnel écrivit jadis l’Attente mystique, son poème le plus poignant. Je dois reconnaître que j’avais tort et que, tout comme l’auteur de Sagesse, lui aussi a gémi. Je crois même qu’il faut marquer ici, exceptionnellement, la certitude d’une influence directe. Me trompé-je en écrivant que le disciple, en quelques-uns de ses tercets, s’égale au maître ?

 

      Ô mon Dieu, je reviens d’un long voyage amer,

      Où j’ai lassé mon cœur, et d’où je ne rapporte

      Que stériles regrets d’avoir tenté la mer...

 

      Enguirlandés de fleurs, les printemps passeront,

      Puis les étés ardents, puis les automnes graves :

      Mais, sans charmer mon âme, ils se succéderont.

 

      Abandonné, lié de toutes parts d’entraves,

      Sur le rivage mort où je suis exilé,

      Je n’apercevrai plus, partout, que mes épaves.

 

      Mon Dieu, venez remplir ce néant désolé !

 

      Je cherche vos desseins, ô Maître, avec angoisse,

      Me demandant toujours où vous me conduisez,

      Pareil à ce feuillage errant que le vent froisse.

 

      Ah ! qu’ils sont par moments terribles, vos baisers !

      Pour me posséder mieux, dans votre jalousie,

      Tous mes appuis anciens, vous les avez brisés.

 

      Quels supplices nouveaux trouverez-vous, quel fer

      Déchirera demain mon âme qui tressaille,

      Ô tyrannique amour, dont les soins coûtent cher !

 

      Plus d’un m’avait aimé, qui n’est pas revenu.

      Les sages, inquiets, de côté me regardent :

      Mon cœur est insulté quand je le mets à nu.

 

      Et seul je crois encore à vos desseins, qui tardent.

 

      Ceux qui vous ont trouvée et ne vous perdent pas,

      Ô beauté sans déclin, bonté toujours égale,

      Avant leur dernier souffle ont fini leurs combats.

 

      Toute chose m’apporte une mélancolie ;

      Sagesse, le chemin est tout frayé pour vous,

      Vous n’avez qu’à venir, et je vous en supplie.

      ............................................................................................

 

 

Cette Attente mystique ne pouvait être qu’une heure fugitive, un instant. D’ordinaire et dans tout le cours de Carmina Sacra, l’instant sublime étant tombé, le poète n’en comble point le vide par des feintes et ne songe pas à se forcer. Il confesse des peines moins rares, il s’applique à des êtres vivant en dehors de lui ; et son lyrisme se tempère alors d’intime compréhension, de subtilité persuasive, et presque de silences fervents : par exemple dans sa prière à la Vierge et pour une jeune veuve, dans son adieu à un jeune mort de quinze ans, dans son exhortation à un pécheur désabusé, dans son chant pour le temps pascal...

Aucune autre œuvre que celle-là ne ferait mieux comprendre quel peut être le champ poétique du catholicisme pour le commun des hommes, même incroyants. Je le vois comme un vaste champ du possible : terre invisible dont les parfums arrivent portés par les brises, vision d’une espérance, amour plus pur, découverte de l’inconnu encore humain... Aussi la poésie catholique confine-t-elle au grand symbolisme. Que Dante fût croyant ou qu’il ne crût à Dieu ni diable – ainsi que le pensent les positivistes –, il fallait malgré tout que Béatrice devînt une figure du Paradis ; l’imagination dévorante du poète courait au-delà de l’espace et du temps.

Prêtre, tendre humaniste et symboliste catholique, Louis Le Cardonnel élève d’humbles vies à la solitude supérieure de son rêve. La distraction essentielle qui est en lui, puisqu’il vit en réalité aux pays invisibles, s’accorde au chœur de nos soucis quotidiens, dans la ferveur d’une religion qui ne laisse point d’abîmes entre le ciel et la terre. La pensée tournée vers toutes les images du renoncement et de la mort, il va souriant et joyeux parmi les cyprès, drapé d’un vaste manteau, et toujours récitant des vers, qu’il martèle de son poing levé.

 

 

 

Henri CLOUARD.

 

Paru dans La Muse française en 1923.

 

 

 

 

 

 

 

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