PENSÉE DE PÉGUY

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François CLOUTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Péguy est un symbole. »

CALVET.

 

L’ON parle beaucoup de Péguy. Pour le louer comme pour le critiquer. Il est une de ces personnalités originales et concentrés qu’il est de bon ton de connaître et de sembler apprécier. Mais la plupart de ces exégètes bénévoles, même en supposant qu’ils l’aient lu, le comprennent peu. Ils s’attachent le plus souvent à l’extérieur de sa pensée et n’ont guère entrevu que le rimeur étrange de Jeanne d’Arc ou le déroutant polémiste des Cahiers de la Quinzaine. C’est trahir Péguy que le connaître seulement à travers son œuvre, car il la déborde, il la dépasse. Il est un écrivain dont le plus grand mérite n’est pas d’avoir écrit mais d’avoir vécu. Ses livres ne sont que les jalons d’une belle aventure et ne prennent leur principale valeur que parce qu’ils expliquent une vie. Que reste-t-il de Rimbaud par exemple si l’on fait abstraction de l’homme ? un amas scatologique de vers obscurs. De même pour Péguy : l’homme est plus grand que l’œuvre.

Pour comprendre intégralement l’homme qu’il fut et qu’il est, pour discerner l’unité de sa pensée, il faut évoquer une vie d’homme, retracer les grandes ligues d’une carrière, souligner la genèse de sa pensée, mesurer la grandeur d’une mort qui couronne et magnifie toute son existence. Il faut l’étudier, selon le conseil de M. Barrès, « considéré comme une pensée héroïque ».

Péguy, c’est la recherche de la vérité, recherche qui tient de la conquête agissante, dynamique et qui se caractérise dans sa vie. Péguy, c’est une bouffée, un espoir spiritualiste dans le matérialisme d’une époque anémiée, une affirmation de foi en des temps incrédules. C’est ce qui donne toute sa valeur et son actualité à cette figure de notre monde contemporain.

 

 

– I –

 

Sa formation première, c’est au lycée Lakenal, à Paris, qu’il la puise. Après un échec aux examens, impulsif comme il sera toujours, Péguy abandonne ses études pour aller faire son service militaire. Décision qui influencera toute sa vie. Il revient séduit, enthousiasmé par la discipline de la vie de garnison, conservant des habitudes de vieux troupier, comme celle de marcher au pas. Mûri, par cette fugue dans la vie, il s’enferme de nouveau dans un collège, à Sainte-Barbe, où il trouve des camarades sur lesquels il ne tardera pas à s’imposer. Ensemble, ils ébauchent les gracieuses illusions de vingt ans et Péguy, rêvant de la régénération universelle et communiant forcément au courant idéologique de sa génération, se proclame tout d’un coup socialiste. Il rejetait un tiède catholicisme qu’il n’avait jamais bien compris pour une doctrine qu’il ne pénétrait pas mieux. Son socialisme, qui ignore la lutte des classes et qui oublie la révolution sanglante, se base sur la charité et l’amour. Élevé parmi les petits, dans un obscur quartier de la ville d’Orléans, il a vécu de la vie des pauvres. Tempérament tout d’un jet, Péguy se forge un monde pétri de bonté qui ne demande qu’à s’entendre. Une telle conception, se rapprochant sensiblement du socialisme de Tolstoï, était plus un état d’âme, un sentiment altruiste qu’une réalité réfléchie.

Dans la cour du lycée tranquille, Péguy jette, en paroles, les fondements d’une cité modèle, harmonieuse, d’une cité qui serait vraie sans compromis, qui serait vraie sans mésentente. Et ce socialiste symbolise ses aspirations dans un livre d’inspiration chrétienne, un immense et déconcertant poème sur Jeanne d’Arc. A-t-il changé de doctrine, s’étonnent ses prosélytes scandalisés ? Pas du tout. Jeanne lui a semblé la figure idéale, la force agissante qui combat le mal universel. Toujours sincère, il l’a découverte, il l’a chanté. D’ailleurs la dédicace de son essai affirme bien son socialisme :

 

        À toutes celles et à tous ceux qui auront vécu,

        À toutes celles et à tous ceux qui seront morts,

        Pour tâcher de porter remède au mal universel.

        Parmi eux :

        À toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

        À toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

        Pour l’établissement de la république socialiste universelle.

 

Peu après, Péguy passe sa licence ès lettres, et estimant sa formation désormais achevée, il se lance dans la vie. Il brûle d’agir, de concrétiser par des actes ses rêves de jeunesse. Son mariage lui permet d’investir quelques fonds, les seuls qu’il aura, dans la fondation d’une librairie socialiste. Bizarre librairie qui n’attire guère les clients mais qui regorge de visiteurs. Dans l’arrière-fond de sa boutique, Péguy s’environne d’un petit cénacle de fidèles et poursuit ses éternelles utopies. L’entreprise sur le point de faillir passe aux mains de quelques-uns de ses amis. Mais les nouveaux administrateurs ont une toute autre conception que la sienne du socialisme militant. Une rupture devait nécessairement se produire entre cet idéaliste et ces révolutionnaires. L’affaire Dreyfus en fut l’occasion.

Le procès représentait pour Péguy l’éternel conflit entre la raison d’État et l’esprit de justice. Et s’il combattait si péremptoirement, c’était pour sauvegarder cette même justice, base essentielle de sa cité harmonieuse, fondement de sa foi socialiste. Les adversaires de Dreyfus voulaient le sacrifier, coupable ou non, au salut de l’État. Péguy ripostait : « Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, suffit à déshonorer tout un peuple... Ce n’est pas seulement notre honneur que nous défendons, l’honneur de notre peuple dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants. »

Ce n’était donc pas une nouvelle doctrine mais des idées de toujours qu’il défendait. Quand Dreyfus accepta sa grâce du tribunal, Péguy ne classa pas l’affaire. Il continua à protester, tournant ses fougues contre Dreyfus lui-même parce qu’il n’avait su se dévouer pour la juste cause. Capable d’héroïsme, Péguy en exigeait chez les autres.

À la suite de cette affaire, il voulut se servir de son ancienne librairie pour lancer une revue périodique qui vulgariserait les grandes idées socialistes. Mais les nouveaux administrateurs lui rirent au nez, et Péguy dût bien s’apercevoir que son socialisme à lui était d’une autre essence que le leur.

 

 

– II –

 

Renié des uns, incompris des autres, refoulé de sa librairie, Péguy se retire et cherche à réaliser, seul, le rêve de sa vie : la publication d’un journal vrai. Il lance les Cahiers de la Quinzaine, avec des moyens insuffisants et des idées tout à fait paradoxales sur le journalisme. Ne se propose-t-il pas de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, bêtement la vérité bête, tristement la vérité triste ». C’est son seul programme.

C’est alors qu’il introduit le mot mysticisme dans ses écrits. Serait-ce une nouvelle doctrine ? Ce n’est que le prolongement de ses premières idées, une forme inédite pour qualifier des opinions toujours semblables. Le mysticisme de Péguy, c’est « le jaillissement, la fraîcheur, la nouveauté, la jeunesse, la sincérité, l’espérance, tout le meilleur d’une âme ou d’une idée, qui s’oppose au calcul, aux sagesses fanées, à l’économie sordide, à la prévoyance vaine, à l’expérience qui gâche tout, à la vieillesse qui jette sur toutes choses son regard désenchanté, aux sentiments tout faits, à la raison soi-disant raisonnable, à la rouerie, à la finesse, à la combinaison, à la politique enfin 1 ».

Daniel-Rops explique d’une façon un peu plus rigoureuse cette attitude d’âme à l’aide d’une comparaison scientifique avec la charge d’un accumulateur. « Sans charge (sans mystique) l’accumulateur (la doctrine) existe mais c’est comme s’il n’existait pas 2. » En somme, c’est, dans la savoureuse terminologie de Péguy, l’idéal, le principe spirituel qui soutient, permet et transcende une idée humaine. Et la mystique s’oppose à ce qu’il appelle la politique, élargissant jusqu’à l’infini le sens de ce mot. La politique, c’est « un système général de dégradation », où une doctrine pliée aux compromissions matérialistes perd sa valeur d’énergie, sa tension prégnante.

Cette antithèse, Péguy l’érige en système et au nom de la mystique, contre la politique, il mène tous ses combats et remplit ses cahiers de diatribes. Le récit de ces luttes, qui couvrent plus de quinze années de sa vie, nous livre le meilleur de sa pensée.

Péguy s’oppose avant tout au monde moderne. « Il me paraît incontestable que l’humanité présente est malade sérieusement, du mal d’être moderne. » Conflit de l’idéaliste et du matérialisme ambiant. Il accuse le siècle de placer l’homme, démiurge gonflé de la prééminence qu’il prête à sa raison, conscient de son écrasante force machinique, non plus en face de Dieu mais devant « une absence de Dieu ». Et il précise : « Le monde moderne avilit, il avilit la cité, il avilit l’homme, il avilit l’amour, il avilit la femme, il avilit la race, il avilit l’enfant, il avilit la nation, il avilit la famille, il avilit même ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, il avilit la mort. »

En politique, Péguy se proclame républicain mais il dénonce la démocratie majoritaire. En plus de combattre les compromis, les honteux avatars, le bas entregent de la politique parlementaire, cette « prostitution » organisée, il s’élève contre ce système qui porte atteinte à la personnalité humaine. Lui, qui n’a changé que pour s’affirmer davantage, se rappelle ses rêves de régénération universelle et blâme toute diminution de l’individu. Le suffrage universel ne peut être juste, pense-t-il. Comme si l’avis du plus grand nombre était nécessairement le meilleur. Le simple petit geste de glisser son bulletin de vote dans l’urne rabaisse l’homme et dans sa liberté propre et dans sa responsabilité. Réduit au commun dénominateur, il ne peut s’imposer à sa juste valeur quand il en aurait le devoir. « Des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée. » Et Péguy, comme un enfant boudeur, refusait d’aller voter ! La véritable égalité, croyait-il, c’est une égalité de devoirs qui mesure l’homme d’après une échelle qualitative et non une simple et béate égalité de droits. Comment s’étonner que Péguy se soit révélé un si ardent antagoniste de la démocratie qui s’opposait à ses conceptions les plus chères !

Son désintéressement ne pouvait pas accepter l’omnipotence du dieu-or. Sans doute ne condamne-t-il pas l’argent qui permet et sustente la vie. « L’argent n’est pas déshonorant, écrit-il, quand il est le salaire, et la rémunération, et la paye... Quand il est pauvrement gagné... » Il ne flétrit que l’argent qui devient le but, l’éternelle préoccupation, « l’argent devenu maître à la place de Dieu ». Et il décèle dans cette influence dorée l’un des prémonitoires les plus manifestes de la décadence progressive de la civilisation : « Ce n’est pas par hasard que le monde moderne d’une part est le monde de l’avarice et que, d’autre part, il est le monde du mécanisme, de l’intellectualisme, du déterminisme et du matérialisme. »

La conséquence inéluctable de ce bas monopole, c’est la misère, la hideuse misère qui constitue la base de tout le problème social. Et Péguy distingue une intéressante nuance entre misère et pauvreté. Il fixe la ligne de démarcation de ces deux stages d’un même mal, « cette limite économique au deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, et au-delà de qui la vie économique est assurée ». Daniel-Rops explique cette subtilité importante dans la philosophie de Péguy : « La misère est d’un degré au-dessous de la pauvreté, ce degré précis où effleure l’eau qui nous monte à la gorge. » C’est cette misère, et non la saine pauvreté, qui est un fléau, qui est le fléau. Elle nie la personnalité la plus intime de l’homme, elle nie l’amour, l’intelligence, tout ce qui donne du prix à la vie. Elle provoque chez l’individu, outre une déchéance matérielle, une déchéance morale, la pire de toutes. Cela, Péguy ne pouvait le pardonner.

Lui qui disait, dans une boutade de soldat « que le spirituel était constamment couché dans le lit de camp du temporel », connaissait la nécessité primordiale du charnel. « La simple misère humaine a une importance infinie », une importance qui met le salut même en jeu : « Celui qui manque trop du pain quotidien n’a plus aucun goût au pain éternel, au pain de Jésus-Christ. »

C’est contre cette misère si lourde de conséquences que Péguy proteste toute sa vie. Sa Jeanne d’Arc, dans le « Mystère de la Charité... », part pour lutter contre le mal universel dont elle se sent vaguement complice en restant passive. C’est aussi son attitude. Il ne faut pas se contenter de le considérer comme le contempteur béat d’un monde qui heurte ses idées préconçues ou qui lui refuse la fortune et les honneurs. Ses accusations, dans ce cas, le rabaisseraient et perdraient toute valeur. Péguy a le droit de clamer son message dans le chaos moderne parce que sa protestation origine aux sources de la vie. Il s’est frotté à l’éternel problème du mal et sa générosité lui a fait répondre : « Nous n’admettons pas qu’il y ait des hommes qui soient repoussés du seuil d’aucune cité. » Cette phrase exprime tout le fond de sa pensée et explique son socialisme, son dreyfusisme comme ses luttes contre le siècle. Ces différents aspects de sa pensée soulignent son attitude devant le problème qu’il s’était posé dès le début de sa vie. Il se cherchait. Le christianisme lui apportera une réponse qui l’apaisera sans le satisfaire complètement.

 

 

– III –

 

L’adhésion mitigée de Péguy au catholicisme n’est pas tant une conversion qu’un aboutissement logique, une évolution de sa pensée. C’est toujours le même Péguy. Et il le savait. N’avouait-il pas : « Notre socialisme était profondément apparenté au christianisme » ? Sa foi ne marquait donc pas un changement de plan mais une précision, une mise au point dans ses idées inchangées. Il a prié et il a compris. Il a compris que son aspiration vers le vrai, que son rêve de régénération universelle et son besoin de mysticisme, la religion chrétienne et la religion chrétienne seule, le concrétise. Par loyauté envers lui-même, il s’est livré.

Son ascension fut soutenue par deux influences qui sembleraient paradoxales : Bergson et Jeanne d’Arc. Péguy s’était toujours intéressé à la philosophie nouvelle de Bergson qui, rompant avec le scientisme étroit d’un Taine ou d’un Renan, prêchait une conception évolutive du monde à base de spiritualisme. L’empreinte bergsonienne débarrassa Péguy des attaches matérialistes et origina son concept de mysticisme. Jeanne est venue l’achever. Il n’a d’abord aperçu dans la pucelle qu’un symbole humain, l’action agissante contre le mal, mais à force de la chanter, il a compris la sainte. À ce moment, il était déjà chrétien. Il croyait sincèrement, bénévolement.

Pourquoi alors a-t-il toujours refusé de se joindre à l’orthodoxie catholique ? Comment expliquer son attitude réticente mais décidée ? On a voulu l’excuser en avançant des raisons familiales. Péguy, marié civilement, avec une non-catholique, devait pour se convertir complètement faire légitimer son mariage et baptiser ses enfants. Croyant sa femme opposée à cette solution, il aurait négligé de la lui proposer.

Il me semble qu’une explication aussi superficielle rabaisserait Péguy. S’il n’avait eu que ces empêchements matrimoniaux, le tenace gérant des Cahiers de la Quinzaine aurait pu passer outre. Mais il y avait plus que cela. Il y avait Péguy lui-même, Péguy qui ne pouvait se donner entièrement et qui en souffrait. « Je ne vais jamais à la messe, écrit-il, je ne pourrais jamais assister à la messe, au sacrifice, cela serait trop violent pour moi, je ne pourrais pas, je me trouverais mal. J’entre à l’église, dans une église, pour prier, mais c’est toujours avant l’heure de la messe. »

Étrange position. Quelques biographes de Péguy prétendent l’expliquer par sa conception du salut commun. Socialiste, dreyfusiste, mystique, il avait toujours cherché le salut de tous les hommes ; catholique, voilà que le dogme de l’enfer entravait ses efforts. L’hypothèse semble plausible. Sa vie, son œuvre l’expliquerait. Dans sa première Jeanne d’Arc, Péguy prête ce blasphème à Jeanne, troublée, tourmentée, comme lui, par le mal universel :

 

        Ou s’il faut pour sauver de la flamme éternelle

        Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance,

        Abandonner mon corps à la flamme éternelle,

        Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle !

 

Et cette singulière prière, formidablement contorsionnée, il la répète, mot pour mot, après sa conversion, dans le « Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc ».

Mais voilà que dans le même volume, Madame Gervaise, la confidente de Jeanne parlant de la souffrance finie et de la souffrance infinie, se rallie à l’opinion de l’Église sur l’enfer. Ailleurs, à l’occasion d’un cahier sur l’argent, Péguy lui-même expose ce dogme d’une façon toute orthodoxe : « L’enfer est hors de la communion (des saints), le purgatoire est dans la communion. »

Ne semble-t-il pas y avoir une antinomie évidente entre ces deux attitudes d’un même homme ? Que faut-il conclure, que peut-on conclure ? Que Péguy se cherchait, hésitant, se reprenant, tourmenté qu’il était par cet éternel problème du mal.

Peut-être aussi cet homme pour qui une rétractation était une diminution, un manque de fidélité à soi-même, cette fidélité « qui est tout de même l’essentiel », n’a pas voulu sembler revenir sur ses positions premières. Orgueil ? Pas, si l’on comprend tout Péguy. Quoi qu’il en soit, il a tenté ce tour de force : se sauver sans l’Église, sans les secours de l’Église. Sa religion se bornait à un pacte de confiance avec Dieu le père qu’il considérait comme un « abonné aux cahiers »... Ils s’arrangeaient tous deux, en copains, sans s’embarrasser de conventions ou du formalisme liturgique. Péguy croyait tout naturellement, tout bonnement, sans ratiociner sa foi. Il doutait un peu des exposés dogmatiques des théologiens et avouait préférer un seul Ave Maria à tout Saint Thomas ! Erreur sans doute, mais erreur qu’on ne peut imputer à la petitesse d’âme. « Je suis un pécheur » avouait-il et il ajoutait en sourdine, comme pour s’excuser, « mais il n’y a pas de péché dans mon œuvre. » Y a-t-il en effet un poète qui ait mieux chanté que lui la foi, l’espérance, « la petite fille espérance », la charité et, à travers tous ces thèmes, la grande figure qui communie à sa mystique : Jeanne d’Arc. Simple, génialement simple, il rappelle, par endroits, le plus pur saint François.

Péguy ne s’est pas converti entièrement – ses biographes peuvent subtiliser sur les circonstances de sa mort et tenter de faire croire à un tardif retour –, sa foi reste un acheminement. Mais il a fait beaucoup de bien et par son œuvre et par sa vie, accessible aux catholiques comme aux non-catholiques, n’étant ni entièrement l’un, ni complètement l’autre.

Pour terminer cette esquisse de la pensée vécue de Péguy, il convient d’évoquer deux images qui achèvent de fixer l’homme. Un Péguy torturé, fatigué, préoccupé, obsédé par la maladie d’un de ses enfants, qui décide un pèlerinage à Chartres. Tout comme jadis ! Emmitouflé dans une longue pèlerine noire, une barbe moyenâgeuse au menton, heureux de son évasion hors des contingences modernes, le pèlerin chemine, trois jours durant, marchant, priant, rêvant :

« Tout poudreux, tout crotté, la pluie entre les dents. » Enfin le sanctuaire ! C’est l’étrange prière du Mystère des Saints Innocents qui s’exhale de ses lèvres : « Je n’en puis plus, je n’y comprends plus rien, j’en ai par-dessus la tête, je ne veux plus rien savoir, ça ne me regarde pas. Prenez mes petits, je vous les donne... À vous de vous en occuper. Je n’ai pas le temps... prenez-les... »

L’autre scène, très brève, très évocatrice, éloquente dans la grandeur de sa simplicité : sa mort. Au premier appel, il endosse gaîment son uniforme, heureux de pouvoir défendre les « cités charnelles ». Il part. Une campagne rapide. Un soir de bataille, une balle l’abat :

« Couché dessus le sol à la face de Dieu. »

C’est tout ; c’est assez. Couronnement héroïque d’une vie tissée d’héroïsme quotidien.

Par sa mort, Péguy nous a laissé un exemple, nous a donné une leçon. Notre monde à nous reste encore son monde. Ses protestations sont actuelles parce que toujours nécessaires. C’est par son actualité même que « Péguy est un symbole », précurseur de cette jeunesse forte en rupture avec le matérialisme ambiant, initiateur de ces élans, de ces renouveaux de foi vécue. C’est en cela qu’il est un symbole, ce poète hanté d’un rêve sublime, auréolé de vérité et de sincérité, empanaché à jamais de spiritualisme et de mysticisme. Le comprendrons-nous assez ?

 

 

François CLOUTIER.

 

Paru dans Regards en 1941.

 

 

 

 

 

 



1 J. et J. Tharaud, « Notre cher Péguy », (Plon), T. I, p. 228.

2 Daniel-Rops, « Péguy », Plon, p. 110.

 

 

 

 

 

 

 

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