Le courage français

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COPEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1906, nous étions déjà sous le coup d’une menace militaire allemande. Menace moins prochaine, moins tangible. Mais enfin, c’était une menace. Et le 1er janvier 1906 nous ne savions pas si cette année nouvelle serait une année de travail pacifique ou une année de violence guerrière et de destruction.

Péguy publiait alors un mince et dense « cahier », dans lequel il célébrait le courage français, « ce courage essentiellement fait de calme et de clarté, de non-épatement, ce courage classique, essentiellement fait de non-romantisme ». Il y contait l’anecdote bien connue de Louis de Gonzague jouant à la balle au chasseur avec ses camarades dans la cour du séminaire. L’un d’eux posa la question : « Si nous apprenions tout d’un coup, en ce moment même, que le jugement dernier aura lieu dans vingt-cinq minutes... qu’est-ce que vous feriez ? » Louis de Gonzague répond : « Je continuerais à jouer à la balle au chasseur. »

Il me paraît très opportun de donner aujourd’hui la parole à Péguy dans cette petite chronique. Nul ne saurait avoir plus d’autorité que ce grand mort :

« Il ne dépend pas de nous, dit-il, que l’évènement se déclenche : mais il dépend de nous d’y faire face. Mais pour y faire face nous n’avons ni à nous tendre, ni à nous altérer, ni à nous travailler particulièrement. Nous ne sommes point du gouvernement, nous sommes des petites gens de l’armée...

« Quand un peuple de culture est menacé d’une invasion militaire par un peuple barbare, ou par un gouvernement barbare qui a toujours fait marcher son peuple, quand un peuple libre est, dans ces conditions au moins, menacé d’une invasion militaire par un peuple de servitude, le peuple de culture, le peuple libre n’a qu’à préparer parfaitement sa mobilisation militaire nationale, et sa mobilisation une fois préparée, il n’a qu’à continuer le plus tranquillement du monde, le plus aisément et de son mieux son existence de culture et de liberté ; toute altération de cette existence par l’introduction de quelque élément de peur, d’appréhension, ou même d’attente, serait déjà une réussite, un essai, un commencement de cette invasion, militaire, barbare, et de servitude, littéralement une défaite, littéralement une conquête, une entrée dedans, puisque ce serait un commencement de barbarie et un commencement de servitude, la plus dangereuse des invasions, l’invasion qui entre en dedans, l’invasion de la vie intérieure...

« Pareillement, un simple citoyen, quand il a mis prête et quand il tient prête sa petite mobilisation individuelle, il n’a plus qu’à continuer de son mieux son petit trantrain de vie d’honnête homme ; car il n’y a rien de mieux au monde qu’une vie d’honnête homme ; il n’y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens. »

Voilà ce que nous disait Péguy il y a trente-quatre ans, quand il ne s’agissait que d’une alerte, que d’une préfiguration de guerre. Voilà ce qu’il nous redit aujourd’hui, sans qu’il y ait un mot à changer, et d’une voix d’autant plus pressante que nous sommes dans la guerre, et que nous avons tous besoin d’une admonition, que tous nous avons à faire appel à ce courage « qui ne consiste ni à ignorer ni à mépriser – mépriser, c’est-à-dire ne pas tenir compte du prix, mal estimer le prix – mais à savoir très exactement, et très exactement à n’avoir point peur et à continuer très exactement ».

Continuer dans le devoir quotidien, avec une attention, une sévérité accrue. Persévérer sans ostentation dans une vie d’honnête homme. Être honnête, non seulement de cœur, mais d’esprit. Ne pas perdre son temps, ne pas gaspiller ses forces, ne pas prétendre à faire ce qu’on est incapable de faire, à servir là où votre service n’est point requis, à aventurer votre jugement au delà de votre compétence. Et surtout – ô Parisien ! – ne pas bavarder, ne pas papoter, ne pas colporter les conversations mondaines et les renseignements de couloirs, ne pas critiquer sans trêve et sans mesure tout ce qui se fait, tout ce qui se dit : les hommes, les institutions, les mesures prises. Non que les uns et les autres soient toujours irréprochables. Mais parce que ces dérisions, ces restrictions, ces plaisanteries, ces finesses d’esprit, ces perpétuelles actions négatives finissent par amincir, par érailler le tissu d’une nation. Parce que chacun de nous, si éloigné qu’il soit des combats, de si mince poids que soit sa personne, fait partie d’un immense peuple en armes où tout est solidaire. La moindre défaillance de l’arrière mine la résistance de l’avant. La moindre fausse note de l’esprit civil lui vaut le mépris du soldat et prépare le divorce entre deux parties de la nation, celle qui se bat et celle qui ne se bat pas.

Pour bien se battre, ou – ce qui est encore plus difficile – pour bien supporter l’attente du combat et ne se relâcher en rien de sa vigilance, il faut rester bien convaincu que la patrie pour laquelle on se sacrifie mérite ce sacrifice. Or, la patrie vivante, c’est nous, c’est chacun de nous. C’est à chacun de nous individuellement qu’il appartient non seulement de ne pas laisser dépérir, mais d’augmenter chaque jour, pour ainsi dire à chaque heure, le coefficient de courage français, de valeur française qui sont la raison d’être de la valeur et du courage des soldats du front.

 

 

Jacques COPEAU.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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