Le problème juif en Europe centrale et orientale

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Roger de CRAON-POUSSY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a cinq lustres, je me trouvais à Vienne dans une société choisie.  Mon voisin de table était un monsieur d’un certain âge, courtois, bien mis, et qui ne se détachait guère du cadre dont nous étions entourés. Il parlait l’allemand avec le même accent délicieusement nasillard et mou que les autres commensaux, il baisait la main des dames avec la même galanterie et il murmurait son nom, lors des présentations, avec la même élégance que le faisait n’importe quel Autrichien des classes supérieures. Cette rencontre fut pour nous le début d’une amitié durable. Au bout d’un certain temps, j’appris, ce que son nom m’avait fait présumer, que mon ami descendait d’une famille de banquiers juifs fort connus. Cela se racontait sans méchanceté, mais comme l’ambiance viennoise est propice à la taquinerie, j’assistai un jour à une scène assez amusante : on raillait notre ami pour ses sentiments allemands hautement affichés, et lui de se fâcher pour de bon. « Vous n’êtes pas allemand », lui dit un de ses contradicteurs, très « noir‑jaune » (vieil Autrichien) de conviction. – « Si, je le suis, riposta l’autre, je parle allemand, j’ai été élevé dans le culte des poètes germaniques, je n’admire que Bismarck et le puissant Reich, son armée qui est la première du monde, son peuple qui est le plus laborieux et le plus entreprenant. » Alors, l’interlocuteur qui exécrait les Prussiens et qui avait voulu faire dire à l’israélite germanolâtre qu’il était autrichien et non pas allemand, répliqua avec colère : « Mais vous n’êtes pas allemand, voyons, vous êtes juif ! » Ce fut la panique. Tous les assistants se récrièrent et approuvèrent l’offensé qui s’exclama : « Que vient faire ma religion dans ce débat ? Elle importe autant que la couleur rousse de mes cheveux, que ma qualité de membre d’un club de tennis, que le fait pour moi de voter libéral ou de faire mes achats dans tel ou tel magasin ! D’ailleurs, je ne suis même pas juif de religion. Je suis un homme éclairé, je ne vais pas à la synagogue, je mange du porc, je n’assiste pas aux concerts de Grünfeld et je fais même de l’alpinisme en costume de Tyrolien. » La dispute aboutit à ces plaisanteries qui terminaient en Autriche toute discussion épineuse. Mais l’épisode me laissa rêveur. Pourquoi M. X... s’était-il défendu avec tant de véhémence contre le reproche d’appartenir à tel ou tel culte, tandis qu’aucun catholique, protestant, mennonite ou musulman n’aurait réagi de la sorte même s’il avait été du dernier froid avec son Église ? Pourquoi les convives jugèrent-ils sévèrement l’incongruité de l’agresseur, comme s’il avait rappelé à son adversaire quelque fâcheux secret de famille ?

Plus tard, on me raconta une anecdote qui fit le tour de la capitale danubienne. Un coiffeur philosémite, qui vivait largement de sa clientèle juive, entame une conversation avec un étranger de passage. « Les temps sont difficiles ! – C’est la faute aux Juifs. – Comment, vous pensez ça des israélites ! Vous ne les connaissez donc pas. Si vous saviez ! J’ai pour clients M. de Pollak, M. de Popper, M. de Bloch, l’un plus chic que l’autre, bons, charitables, généreux. – Ne vous échauffez donc pas tant pour les sémites, il me semble que vous êtes Juif vous-même. – Quoi, me faire cette insulte, dans ma propre boutique ? C’est le comble du toupet. Sortez, et que je ne vous revoie jamais ! »

L’exégèse de l’épisode que j’ai vécu et de l’historiette qui m’a été narrée révèle d’emblée le véritable fond du problème juif en Europe centrale et orientale, même à l’époque de l’assimilation officielle. L’inexistence du séparatisme juif était de pure convention, garantie par la lettre de la loi et par la tyrannie des lieux communs. Au fond de leur âme, les israélites avaient honte de se proclamer tels, et les « aryens » les plus philosémites ne voulaient pas être confondus avec les objets de leurs sympathies. La fiction du peuple élu complètement amalgamé avec les « peuples » ne trompait personne. Non, l’assimilation ne réussissait nullement, pas même en Autriche d’avant-guerre où les mauvaises langues expliquaient les omniprésentes initiales « F. J. I. » (François-Joseph Ier) par Für judische Interessen.

Des hommes clairvoyants se sont inquiétés d’une situation pareille ; ils ont vu venir les choses, un revirement fatal, et ont essayé d’aménager une solution aussi longtemps qu’une discussion du problème était encore possible. Deux grandes figures, à cet égard, méritent d’être nommées : un Autrichien de vieille souche, le docteur Karl Lueger, maire de Vienne, et un Juif, Theodor Herzl. Leur formule était presque identique, du moins dans son application. Le fondateur du sionisme voulait redonner aux Juifs leur sentiment national, et, par là, leur dignité ainsi que leur place bien définie dans le monde. Lueger désirait réduire l’influence prépondérante et malsaine que l’esprit juif exerçait sur une population avec laquelle il était absolument incompatible. La sincérité caractérisait le mouvement fondé par Herzl et l’antisémitisme du Bürgermeister de la capitale autrichienne. Pour l’un et pour l’autre, il s’agissait d’opérer une séparation à l’amiable et non pas de déchaîner une lutte sans merci.

Lueger avait coutume de dire, avec sa bonhomie habituelle : Lassts mir meine Juden in Ruh (Fichez la paix à mes juifs !). Il condamnait la violence et la cruauté, et il répondit, un jour, à un « pur » qui lui reprochait de fréquenter et d’apprécier tel israélite : « Celui-là n’est pas Juif ! – Comment ! il est Juif de père et de mère. – Wera Jud is, das bestimm’ I ! (C’est moi qui décide si quelqu’un est Juif). » La tragique aventure d’Israël aurait pris une autre tournure, si le point de vue humain et raisonnable de Lueger l’avait emporté. Mais, de part et d’autre, chacun s’est cramponné aux théories infaillibles, qui aux droits acquis, qui aux prétendus résultats de la science raciale.

L’évolution du problème juif en Autriche est typique pour toute l’Europe centrale et orientale ; elle a d’ailleurs influé de manière décisive sur tous ces pays qui ont coutume de chercher à Vienne leurs mots d’ordre. N’oublions pas qu’Adolf Hitler a trouvé dans l’atmosphère danubienne les germes de sa passion antijuive, et que l’ensemble des doctrines politiques racistes repose sur l’enseignement d’Autrichiens de naissance ou d’élection, d’Adolf Wahrmund, de Schönerer, de Guido List et du Juif polonais Ludwig Gumplowicz (qui mourut comme professeur à Gratz), d’hommes qui ont marqué de leur empreinte une Weltanschauung dont les Gobineau et les H. St. Chamberlain n’avaient tracé que les contours.

De Vienne, centre juif et antisémite, s’est propagé non seulement un courant d’idées, mais aussi une situation sociale qui l’explique. Depuis le Vormärz autrichien, les fils d’Israël affluaient de leurs ghettos polonais, tchèques et hongrois, pour se fixer dans la capitale des Habsbourg. Ils y trouvaient de hauts et puissants seigneurs d’extraction sémite, arrivés dès l’époque de Marie-Thérèse. Les Sonnenfels et les Daponte, les Wetzlar von Plankenstern, les Arnstein, les Pereira, les Eskeles, les Rothschild, les Henikstein et les Hofmannsthal incarnaient le succès juif, dans les lettres et dans la haute finance, dans la société et dans la politique. Les Carl von Bernbrunn et les Saphir annonçaient le monopole sémite dans le monde du théâtre et des journaux. La révolution de 1848 fut conduite par des juifs enthousiastes comme Adolf Fischhof, suspects comme Abraham Chaizes qui s’expatria plus tard en France. Après une courte période de « réaction », l’ère constitutionnelle apporta le triomphe complet du peuple élu.

Ses fils furent ministres, à l’exemple d’Unger, Glaser, Steinbach et Franz Klein. Ils peuplèrent les grandes écoles et dominèrent dans la haute banque, dans la presse et dans les lettres. À un certain moment, la Faculté de médecine de Vienne comptait 60 pour 100 de professeurs sémites ; les lycées étaient enjuivés à ce point que même le collège des Pères Bénédictins, dit des « Écossais », avait une majorité d’élèves juifs. Huit grandes banques, sur un total de dix, avaient des hommes de la race pour présider leur conseil d’administration. Tous les quotidiens importants, sauf le Vaterland, le Deutsches Volksblatt et plus tard la Reichspost, étaient gérés par des israélites. Tel était le cas de la Neue Freie Presse, du Neues Wiener Tageblatt, du Frendenblatt, de la Zeit, du Neues Wiener Journal, bref des organes qui comptaient et qui étaient lus à l’étranger. Dans les théâtres, directeurs, metteurs en scène et principaux acteurs appartenaient au même groupe ethnique que les écrivains arrivés, les gloires du barreau et les médecins en vogue. Vers 1905, un Juif baptisé, d’ailleurs musicien de génie, Gustav Mahler, était directeur de l’Opéra, le baron de Berger, fils de père juif, était à la tête du Burgtheater (équivalent de la Comédie-Française), un israélite hongrois au pseudonyme de Jarno commandait au Josephstadtertheater (Odéon), son compatriote Karezàg était installé au Wiedner-Theater (foyer de l’opérette d’où Lehar partit à la conquête du monde) et le pauvre Allemand de Transylvanie Müller-Guttenbrunn fit une pitoyable faillite au Kaiserjubiläumstheater quand il s’avisa, lui aryen suspect d’antisémitisme, de souiller de sa présence la scène autrichienne.

Vous alliez au concert : des juifs, à commencer par le pianiste Alfred Grünfeld et le quatuor Rosé. Vous passez au restaurant : les clients y sont juifs pour la plupart. Ils portent des toilettes splendides, des vêtements ultra-chics. Les ateliers de tailleurs et les grands magasins sont tenus uniquement par des juifs. Les bazars portent les noms de Rothberger, Neumann, Gerngross, Zwieback et Krupnik. Le pain quotidien vous est fourni par l’entreprise des frères Mendl. Vous devez aller à l’église ou au bal de la Cour, aux ambassades ou aux ministères, pour échapper à la hantise sémite. Et encore ! Le président du Conseil a une maîtresse juive qui dirige tout, et un chef de cabinet, fils de rabbin. Le ministre des Affaires étrangères se prévaut d’une goutte de sang sémite, et le chef du service de presse est venu d’un ghetto hongrois. Un israélite rédige les articles dont l’archiduc Rodolphe, la victime de Mayerling, se plaît à revendiquer la paternité ; un autre israélite jouit de l’insigne honneur de participer à la partie de cartes de Sa Majesté Impériale et Royale. Le souverain n’omet aucune occasion de confesser sa bienveillance envers « ses chers Juifs », ne serait-ce qu’à la Saint-Martin, où une députation des israélites de Presbourg apporte régulièrement, en guise d’hommage, des oies destinées à la table de la Cour. Les antisémites eux-mêmes se sont accoutumés au contact amical des gens de la race ennemie. L’abbé Sébastian Brunner, pamphlétaire virulent, ennemi des Juifs, qui maniait une plume cruelle, admirait et vénérait le prédicateur Veit, chanoine et prêtre exemplaire, ex-médecin, ex-israélite converti. Lueger conservait de nombreuses relations juives et l’on citait de lui une boutade fort significative : l’antisémitisme, disait-il, ne se développerait convenablement que le jour où il serait organisé par les Juifs. Mais ce phénomène s’est réalisé : un appelé Trebitsch, parent du traducteur allemand de Bernard Shaw, revendiqua l’honneur de mener une campagne contre les sémites, et un original écrivain, Otto Weininger, se donna la mort parce qu’il ne pouvait supporter son existence de juif taré des défauts de la race...

Mais tout cela n’est devenu sérieux qu’après la Grande Guerre. Vienne a souffert terriblement de ces quatre années sanglantes, mais elles ont singulièrement profité à des juifs dépourvus de scrupule. Les Castiglioni et les Bosel, les Kola et les Cyprut ont fait fortune en un clin d’œil. Un romancier juif, M. Neumann, a décrit avec infiniment de talent cette époque de la Sintflut, du déluge où tout périt, sauf des Noés ivres de leur succès et peu soucieux de couvrir leur honte. L’administration de la capitale fut confiée à des israélites, M. Breitner et feu le professeur Tandler qui, sous l’autorité débonnaire d’un maire décoratif, M. Seitz, organisaient non sans talent leurs rêves marxistes. Dans les coulisses, les influences juives s’exerçaient même sur le parti chrétien social ; il suffit de rappeler aux initiés les noms de Kunwald, de Grünberger et de Joseph Redlich, de MM. Winterstein, Hecht, Schüller et Fritz Mandl. N’insistons pas sur les arts et les lettres : à l’exception de Richard Strauss, aucun « aryen » n’a pu dépasser les frontières autrichiennes pour figurer comme représentant de sa patrie : Bruno Walter et Schönberg, Siegmund Freud et Steinach, Stefan Zweig et Franz Werfel ont pris, aux yeux du monde, la place qui aurait peut-être convenu davantage aux Srbik et Josef Nadler, aux Schaukal et Weinheber, dont les noms sont restés le secret de quelques étrangers, érudits ou critiques littéraires. Le pourcentage israélite dans les carrières libérales a pris des dimensions insoupçonnées ; il a fini par atteindre à Vienne 80 pour 100 des médecins et des avocats, 90 pour 100 des journalistes. Et cette statistique aurait probablement été dépassée par un recensement de certaines professions artisanales, des commerçants dans les grandes artères ou des dirigeants financiers. Curieux détail : toute une branche de courtiers, ceux du commerce en grains, a disparu après l’Anschluss, parce qu’elle ne comptait qu’un seul représentant aryen sur plus de cent intéressés !

La prédominance sémite ne fut pas l’effet d’une conspiration organisée, mais de l’insouciance et de l’incapacité, de la paresse et de la prodigalité des Autrichiens non juifs. Elle se développa selon la loi de la moindre résistance, faute de résistance ; elle se perpétua grâce à ce paradoxe que les juifs formaient à la fois une communauté, cohérente grâce à des liens invisibles et souvent inconscients, et un groupe dont chaque membre pouvait renier l’existence. L’israélite moyen était, selon les besoins, un chaînon d’un immense engrenage qui profitait des sympathies de ses coreligionnaires, et un Autrichien comme tous les autres, nanti de l’égalité légale.

D’innombrables motifs de mécontentement, d’envie, de jalousie, d’indignation et de réprobation ont fini par créer en Autriche un antisémitisme endémique qui n’attendait que son heure pour éclater avec force. Les « aryens » étaient tout simplement las de coudoyer partout des gens qui leur prenaient les situations et les influences, l’argent et les femmes, la renommée et même la couleur locale. En fin de compte, ces sentiments, couvés, nourris, excités pendant dix lustres, sont devenus plus forts que toutes les considérations contraires. On ne se souvient plus des bienfaiteurs israélites qui ont largement contribué à subventionner les institutions humanitaires, hôpitaux, crèches, écoles et préventoria. On passe sous silence les efforts accomplis par des juifs sincèrement assimilés, patriotes et attachés au même idéal que leurs concitoyens autochtones. On charge Israël de tous les méfaits et on l’expulse n’importe où, pourvu qu’il s’en aille. C’est à ce résultat qu’a conduit la politique aveugle pratiquée en Autriche. Plus de retenue, moins de connivences avec les marxistes, moins de mépris et de haine envers cette Église catholique dont ils implorent aujourd’hui la protection, moins d’engouement pour le germanisme et plus de loyauté envers une dynastie qu’ils ont lâchement trahie : cela aurait épargné à la majorité des Juifs un sort regrettable. Quant à la minorité des israélites d’Autriche, aux victimes innocentes d’une solidarité qu’ils n’ont pas cherchée dans la prospérité et que la fierté leur interdit de repousser dans le malheur, nous ne pouvons que nous incliner devant leur douleur d’expatriés, de déracinés malgré eux. Mais un mouvement populaire élémentaire ne sait pas distinguer et ne le veut point. L’Autriche devenue la Marche orientale allemande n’a plus de place, ni de justice, serait-ce pour de grands savants inoffensifs, pour d’anciens officiers ou même pour des prêtres catholiques d’origine sémite. Tout y est perdu pour le peuple d’Israël, tout, y compris l’honneur.

L’épilogue de l’épopée juive en Autriche est désolant. Toutefois les prétendues atrocités antijuives sont de pure invention. Il n’y eu ni viol, ni meurtres, ni pogroms généraux. Des excès, commis dans les magasins juifs par des maraudeurs de la guerre des races, ont été punis, quand on a pu découvrir les coupables. Mais il y a autre chose et pire. On a privé de toute chance de gagner leur vie des milliers d’intellectuels, sans égard à leur passé. Les anciens combattants, les décorés de la Grande Guerre, et même les grands mutilés ne jouissent d’aucune faveur. Les appartements juifs sont réquisitionnés, sans que l’on se soucie des contrats de location. Des familles honorables qui avaient occupé pendant des générations la même demeure ont été sommées de la quitter dans les cinq jours. On a organisé des chasses à l’homme, traquant tous les Juifs d’un quartier pour les transporter dans des camps de concentration. On a doté les israélites de signes distinctifs qui les signalent à la haine, à la risée et au mépris publics. Quoique la fameuse étoile jaune n’ait pas encore été rendue obligatoire, il y a, en attendant, des passeports spéciaux pour les impurs. Les ex-médecins doivent s’intituler : Judenpfleger (soigneurs de Juifs), les rares commerçants sémites autorisés sont obligés d’apposer à leur magasin une enseigne en hébreu. Des sanctions rigoureuses interdisent aux parias de fréquenter les restaurants, les cafés, les théâtres, les cinémas et même les jardins publics, les promenades, de s’asseoir dans les allées de la Ringstrasse, de prendre part aux ventes aux enchères, de disposer de leurs comptes en banque, d’habiter des maisons aryennes, de conduire ou de posséder des automobiles ou des motocyclettes. Défense aux juifs, bien entendu, d’avoir du personnel aryen féminin âgé de moins de quarante ans, de fréquenter les écoles de l’État, d’exercer n’importe quelle fonction, n’importe quel emploi et même, en principe, de tenir boutique. Ne prolongeons pas cette énumération. Disons plutôt ce qui leur reste permis : manger leurs économies, pourvu qu’elles ne soient pas grevées d’impôts et de taxes, rester casernés dans le gigantesque ghetto que l’on érige dans la Leopoldstadt, émigrer – sans emporter plus qu’un reste dérisoire de leur fortune, – s’ils réussissent à obtenir des visas étrangers, ou bien se donner la mort.

Bien des désespérés ont choisi cette ultime issue. Des 300 000 Juifs viennois, trois mille se sont suicidés. Il y avait parmi eux de hauts fonctionnaires de l’État, des professeurs de Faculté, des écrivains notoires, de grands industriels et de grandes dames dont le salon avait été le rendez-vous du meilleur monde. Ainsi ont péri le docteur Kunwald, l’éminence grise de feu Mgr Seipel, le spiritus rector de la Ligue contre l’appauvrissement et la mendicité, le baron P..., fils d’un pionnier de l’économie autrichienne d’avant-guerre, le docteur F... et sa femme, propriétaires d’une célèbre clinique, les directeurs politiques de la Neue Freie Presse, von Müller, et du Neues Wiener Tageblatt, Kuranda, l’historien Egon Friedell. À cette théorie, il convient d’ajouter la série de ceux qui ont succombé aux mauvais traitements subis en prison et dans les camps de concentration. Parlerai-je enfin de l’interdiction intimée aux anciens officiers de l’armée austro-hongroise, juifs ou demi-juifs, de porter l’uniforme ou de garder leurs sabres ? De la prescription qui force tous les hommes de faire précéder leur prénom d’Israël et les femmes de Sarah ? Tout cela est affreux, mais ne doit pas fausser le jugement de l’observateur impartial : le dénouement ne serait pas venu, ou bien il aurait été moins terrible, si une longue évolution antérieure ne l’avait rendu inévitable.

 

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Nous avons souligné que l’Autriche a toujours été un exemple soigneusement imité par les nations voisines. Ce qui s’est produit à Vienne se produit, avec un décalage de quelques années, à Budapest et à Prague. Les mêmes causes provoquent ici et là les mêmes effets. En Hongrie, les Juifs ont occupé, au cours du dix-neuvième siècle, une situation aussi brillante, sinon plus puissante, qu’en Autriche. Sous le régime libéral, ils sont ministres – Szterényi, Teleszky, Vazsonyi, Koranyi, – directeurs de grands journaux – Max Falk et Vészi du Pester Lloyd, – professeurs célèbres – l’historien Angyal, l’ethnologiste Vámbéry, – capitaines de l’industrie et de la haute finance – les barons Manfred Weiss, Kohner, Kornfeld, Goldberger de Buda, Guttmann (Deutsch de), Hatvany, Wodianer – et même... évêques, témoin Mgr Fráknoi, né Frankl. Des peintres – Lippay, – des compositeurs – Kálmán, Abram – et des écrivains juifs – Dóczi, plus tard Molnár, Bródy, Lengyel, Biró, Fodor, Mme Földes, représentent au delà des frontières magyares la civilisation hongroise. Dans les carrières de médecin, d’avocat, de journaliste, parmi le personnel des banques et des grandes usines, l’élément sémite prévaut sensiblement. Comme à Vienne, les juifs remplissent à Budapest restaurants de luxe et bars, salles de spectacle et champs de course ; ils suscitent l’envie, la haine et la colère populaires. Seulement, ils sont plus nombreux à se sentir attachés à leur pays ; leur patriotisme, quoique bruyant et de surface, les rattache solidement à la Hongrie. Avec la langue de leurs concitoyens, ils ont souvent adopté leurs mœurs, leurs préjugés et leur idéal. L’antisémitisme n’aurait pas gagné les milieux de la noblesse et de la bourgeoisie cultivée, il se serait arrêté aux limites des classes inférieures, s’il n’y avait pas eu Béla Kun.

Les six mois du règne de cet homme et de ses compagnons, ont effacé le souvenir de l’attitude des juifs « bien nés » qui ont valeureusement combattu sur les champs de bataille contre l’ennemi du dehors. La dictature communiste a déclenché la terreur blanche des Prónay et des Heijas. Depuis lors, le schisme entre Magyars et sémites était consommé. Leurs relations sociales furent rompues, les mariages mixtes se firent rares. On se méfia des juifs comme de complices possibles d’un nouveau tyran bolchevik. Le parti gouvernemental passa sous l’influence d’un antisémite convaincu, Gyula Gömbös ; l’aile totalitaire de la majorité, conduite par MM. Antal et Márton, la jeunesse, dont M. Rajniss et le comte D. Festetics représentent les idées, préconisent l’élimination des israélites. Depuis l’avènement des nationaux-socialistes en Allemagne, un véritable mouvement raciste reprend l’agitation des contre-révolutionnaires de 1919 et 1920. D’abord désunis, les adversaires des juifs, du capitalisme et de « l’Occident pourri » – tout cela revient au même – se désunissent sous les auspices d’un organisateur remarquable, le commandant Szalasi, et d’un parlementaire habile, M. Hubay. Lentement, ils font pénétrer leurs conceptions chez les mamelouks du ministère. L’évolution internationale aidant, ils imposent aux premiers ministres récalcitrants, à M. de Daranyi l’indécis et à M. d’Imrédy l’antisémite malgré lui, l’inauguration d’une politique calquée sur le modèle allemand. L’avance du racisme est continue, mais ininterrompue. Elle est exempte de chocs violents, non pas grâce aux adhérents du régime totalitaire, qui ont abandonné au dernier moment une demi-douzaine de tentatives putschistes, mais par suite de la vigilance de l’exécutif. Rien n’arrêtera pourtant cette marche où les deux Chambres se rapprochent du racisme intégral.

Après la débâcle de Béla Kun, et les pogroms une fois terminés, le numerus clausus voté pour les Facultés a été la première atteinte portée à l’égalité légale. Pendant deux lustres, il n’y en eut pas d’autre ; les restrictions aux dépens des étudiants israélites se sont même évaporées. Les carrières libérales ont continué à être submergées par une vague juive. Alors, pendant les années de faim, de 1931 à 1934, l’exaspération des prolétaires intellectuels magyars a furieusement augmenté. Avocats sans cause, médecins sans malades, écrivains sans éditeurs, étudiants sans avenir ont concentré leur colères et leurs convoitises sur les sémites qui se tiraient d’affaires toujours et partout. Les intellectuels mécontents formaient, avec les réfugiés magyars de Roumanie et de Slovaquie, antisémites eux aussi, le principal cadre de l’opposition raciste, désireuse de dictature. Ils constituaient une menace permanente contre la paix intérieure et l’ordre social, sans que l’on pût les combattre de manière efficace ; car, au fond de leur âme, les dirigeants étaient plutôt du côté de leurs frères affamés que des juifs que la loi obligeait à défendre. Prirent le parti des israélites, au nom de principes chrétiens ou humanitaires, des aristocrates comme les comtes Széchenyi et Apponyi, ou des intellectuels cossus, qui étaient les uns et les autres à l’abri de la misère. Mais le nombre se fit sentir ; l’« élite » libérale dut battre en retraite. À Pâques 1938, M. d’Imrédy amena les Chambres à voter la première loi antijuive, où le pourcentage des Juifs employés dans le commerce et dans l’industrie était fixé à 20 pour 100 et où la participation des sémites à la vie intellectuelle de la nation était étroitement limitée.

Cette solution provisoire ne plut à personne. Les Juifs y virent, non sans raison, le premier pas vers un but trop visible : le numerus nullus et l’éviction complète. Les antisémites crièrent à la trahison, accusèrent M. d’Imrédy d’être asservi aux ennemis de la race magyare et commencèrent à prêcher l’émeute ouverte. La main de Berlin trempa dans cette affaire, et poussa finalement le président du Conseil vers une impasse d’où il ne lui restait plus qu’un moyen pour sortir : une seconde loi antijuive. Le numerus clausus y est rabaissé à 6 pour 100 dans les carrières libérales, à 12 pour 100 dans l’économie privée. Nul ne sera plus toléré dans les services publics, s’il n’est pas aryen, voire touranien. Les Juifs n’auront plus accès à la Chambre Haute, ni à l’armée, ni à la magistrature. Ils garderont pourtant le droit de suffrage, voteront trente jours après les Magyars pour des députés de leur race ; ils auront des possibilités restreintes de subsister. Malgré une révision massive de naturalisations, le gros des israélites conservera sa nationalité hongroise. Enfin, l’excommunication prononcée contre les sémites ne touche que les juifs et les demi-juifs, les quarterons seront citoyens de plein droit. Mais dans le moment où M. d’Imrédy allait faire voter cette loi, on a découvert qu’il avait lui-même une arrière-grand-mère juive ! Il a dû démissionner le 15 février et a été remplacé, le 17, par le comte Teleki qui a exactement le même programme. Mais le gouvernement actuel ne semble pas devoir durer. Parions que, sous peu, lui succéderont des hommes plus énergiques, qui procureront au royaume de Saint Étienne la félicité d’une législation radicale définitive et, avec elle, la curée à tous les sémites.

Pour le moment, la situation des israélites de Hongrie n’est pas encore aussi noire qu’en Autriche. Ni moralement, ni matériellement. Ils ont des amis chrétiens, touraniens, qui ne craignent pas de protester contre des mesures inhumaines. L’administration ne sévit pas contre les innocents ; le caractère chevaleresque des Magyars épargne aux gens dignes de respect les humiliations superflues. La police disperse les jeunes manifestants qui se réunissent pour battre les juifs, pour saccager des magasins israélites ou pour conspuer des personnalités philosémites. Fonctionnaires et officiers juifs jouissent provisoirement d’un otium cum dignitate. L’élimination des proscrits se poursuit néanmoins sur un rythme accéléré. Elle se manifeste surtout dans la presse, dans les banques et les théâtres. En dépit de ses tendances, la Hongrie passe encore, aux yeux des juifs d’alentour, pour un paradis où ils s’efforcent de se glisser. À leur propre dam, car ils sont reconduits à la frontière dès qu’on les découvre, et à celui de leurs coreligionnaires, qui expient l’animosité vouée aux Hébreux de Slovaquie, de Pologne et de Roumanie.

 

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Aucune mesure policière n’effraie les juifs des pays que nous venons de nommer. Souvent la prison hongroise leur semble préférable au sort qu’ils ont enduré dans leur « patrie ». Il n’en a pas toujours été de même. Les israélites roumains, à dire vrai, ne sont pas accoutumés à une existence radieuse. Méprisés, honnis, méprisant et détestant les chrétiens, ils ont longtemps vécu, en Moldavie, en Valachie et en Bessarabie, dans des ghettos sordides, tirant des gains infimes soit de l’usure, soit du petit commerce. En Bukovine ex-autrichienne et en Transylvanie ex-hongroise, ils ont fourni une élite sociale qui s’est emparée de postes officiels dans la magistrature et l’administration, ou qui a donné des avocats, des médecins et des dirigeants de l’économie. Les hommes d’origine juive qui agissent à Bucarest dans les coulisses de la politique préfèrent, depuis toujours, ne pas trop afficher leur puissance. Ni eux, ni les banquiers et les grands avocats de la capitale, les directeurs de journaux et les industriels du pétrole, ni l’Esther de cet Assuérus qui gouverne à l’aide de maints Amans, ne cherchent la publicité et les honneurs officiels. Les antisémites roumains sont pourtant en nombre, et ils se prévalent d’une longue tradition. Sous des gouvernements libéraux, la Roumanie a refusé le droit de citoyen à ses juifs et ne l’a accordé que sous la pression des grandes puissances après le Congrès de Berlin. Vers 1910, le professeur Cuza a fondé à Jassy un mouvement raciste antijuif qui anticipe sur l’idéologie de Hitler. Après la guerre, Goga le poète se joint à lui, et il prêche la lutte contre les juifs, de même que l’éminent historien M. Nicolas Iorga ou que le maréchal Averesco, deux hommes d’État sans préjugés, imbus de civilisation occidentale. Puis, c’est Cornélius Codreano, avec son camp de l’Archange Michel, avec ses Gardes de Fer, et ce sont les vexations antijuives décrétées à la hâte par le gouvernement Goga.

Mais le gouvernement de Mgr Miron Christea reprend les mesures antijuives et les réalise avec plus de méthode. Le roi, qui établit sa dictature et qui fonde un système à parti unique, les adopte, malgré sa liaison avec une fille d’Israël. C’est que le programme antijuif correspond aux aspirations du peuple entier et à ses besoins.

On s’aperçoit vite qu’il en est de même en Slovaquie et en Pays Subcarpathique, dans les deux pays secondaires de la nouvelle Tchécoslovaquie. Il suffira ici de constater que l’un et l’autre sont farouchement antisémites, que l’on y maltraite les juifs, avec ou sans prétexte légal, que les israélites sont exclus des carrières libérales, frappés d’impôts spéciaux, privés en fait des droits politiques, aux applaudissements unanimes de la population ; que ces mêmes Juifs sont arriérés, crasseux et désagréables, qu’ils ont pratiqué pour la plupart l’usure et d’autres affaires suspectes et qu’ils ont joui de la protection tchèque, sous le règne d’Édouard Benès.

Mais pourquoi cette frénésie antisémite au pays même des grands amis d’Israël, de Masaryk et dudit Benès ? Là, nous nous retrouvons, mutatis mutandis, dans le climat de Vienne et de Budapest : ascension juive à l’époque parlementaire sous François-Joseph, assaut israélite donné aux carrières libérales. Notons cependant que la haute finance tchèque n’a jamais été enjuivée au même degré que celle de l’Autriche et de la Hongrie. Les grandes banques, avec la Zivnostenská Banka en tête, sont demeurées « aryennes ». Les israélites n’ont pas acquis de postes de commande dans les partis politiques. Des noms comme ceux du député républicain Stransky, israélite de Moravie, constituent l’exception : seuls les socialistes ont accepté des leaders sémites. Néanmoins, et peut-être à cause du peu d’ingérence juive, la haine de races ne fut guère ressentie par le peuple tchèque. Pendant près d’un siècle, les israélites furent détestés plutôt en tant qu’Allemands qu’à cause de leur race. Ils se faisaient, en effet, volontiers les champions du germanisme, pour ne citer que le docteur Schlesinger, chef des libéraux allemands de Bohême, le poète Moriz Hartmann, chantre du radicalisme teuton, ou l’historien Bretholz. Les Juifs de Prague maintenaient dans la capitale de saint Venceslas les droits du parler de Martin Luther. Mais ils se rangèrent du côté des nouveaux seigneurs, après la proclamation de la Tchécoslovaquie. Alors, et pour la première fois, les Juifs apparurent à l’avant-scène. Le moniteur de Masaryk et de M. Benès, la Prager Presse, fut uniquement rédigé par des israélites. Ceux-ci faisaient la pluie et le beau temps dans la littérature et au théâtre. Ils étendaient leur zone d’action dans l’économie – les frères Petschek – et contrôlaient la haute politique, à travers les accointances maçonniques du régime. Après l’avènement de M. Hitler, la fine fleur de l’émigration judéo-allemande s’installa à Prague, pour y semer la haine contre les nazis. M. Willy Haas, l’ex-directeur de la Literarische Welt, M. Wieland Herzfelde, l’ex-éditeur communiste du Malik-Verlag et M. Kisch, le « reporter endiablé », eurent une grande part dans cet empoisonnement des rapports germano-tchèques qui se solda par les évènements de 1938. Une réaction toujours croissante des politiciens tchèques, surtout des agrariens de M. Beran et des nationalistes bourgeois de feu Kramar, enrageaient de voir agir ces ennemis implacables du IIIe Reich, qui attiraient sur les Tchèques les foudres dirigées contre Israël. Pendant les trois dernières années, l’antisémitisme ne cessa de s’accroître. Il s’inspirait moins qu’en Autriche de motifs économiques ou instinctifs ; il partait plutôt des milieux intellectuels et politiques, mais, comme en Autriche, il n’attendait que son heure.

Cette heure a sonné en octobre 1938. M. Benès parti, tous les griefs, justifiés ou injustifiés, retombèrent sur les Juifs, instigateurs et fauteurs de la catastrophe, protégés du régime déchu, honnis des Allemands, maîtres de la seconde Tchécoslovaquie. Et voici que recommencent les actes du drame autrichien. La voix du peuple exige la mise hors la loi des israélites. Le gouvernement, d’abord désireux de sauvegarder les apparences et de ne pas indisposer les milieux juifs de la City, n’abolit pas l’égalité devant la loi ; mais les organisations nationales inscrivent sur leur programme, l’épuration de l’administration, du corps enseignant, des carrières libérales et de l’économie. Les fonctionnaires et les employés juifs sont congédiés, le boycottage du commerce israélite devient effectif ; les sémites disparaissent des postes officiels et des rédactions de journaux. Ceux qui n’ont pas droit au titre de citoyen sont expulsés ; les naturalisations seront révisées. M. Beran a adressé aux Juifs, « ayant bien mérité de la patrie », des paroles vaguement encourageantes, mais la fin sera la même qu’en Hongrie et en Autriche : l’exode forcé de tous les israélites, faute de moyens pour subsister en un pays devenu foncièrement hostile et inhospitalier.

 

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L’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie trialiste et la Roumanie comptent, ou comptaient avant l’offensive antijuive, 300 000 plus 550 000, plus 400 000, plus 900 000, soit au total un minimum de 2 100 000 israélites, auxquels il faut ajouter environ 400 000 personnes considérées comme juives par les législations racistes, bien que professant une religion autre que le judaïsme. Où trouver de la place pour ces deux millions et demi de juifs, dont le séjour dans leurs États d’origine ne saurait être que provisoire ? De troublant et de tragique, le problème devient insoluble, lorsque nous nous transportons en Pologne, où plus de trois millions et demi de Juifs sont également condamnés à l’émigration.

Les Sarmates n’avaient pas eu à faire l’expérience d’une association avec les sémites. La Pologne a été pendant cinq siècles la grande pépinière d’où les Juifs se propageaient vers l’Ouest et le Sud, en Allemagne, en Autriche, dans les pays tchèques, en Hongrie et en Roumanie. Ils formaient à peu près un dixième des habitants, et ce pourcentage est demeuré sans changements importants jusqu’aux temps présents. Ils y faisaient partie du paysage, traînant leurs lévites sur les routes embourbées, remplissant les petits bourgs de leur bavardage guttural et affairé, ainsi que d’une puanteur nauséabonde ; ils fournissaient aux nobles l’argent et les vins étrangers, aux paysans l’eau-de-vie indispensable ; ils étaient artisans et petits commerçants, banquiers et médecins, mais tous ces hommes actifs se faisaient un honneur et une gloire de nourrir les lumières d’Israël, les commentateurs et les interprètes des Saintes Écritures.

Les Juifs possédaient une large autonomie ; ils avaient leurs diètes (sejm zydowski), leurs propres autorités et leurs grandes et petites entrées à la Cour et chez les magnats. Malgré la séparation entre les indigènes chrétiens et les sémites, beaucoup de ces derniers, appartenant à la couche supérieure, se convertissaient au christianisme, épousaient des Polonaises et se fondaient avec le reste de la population. Ainsi, un ministre polono-lithuanien, juif baptisé vers la fin du quinzième siècle, lègue son sang à beaucoup de familles aristocratiques dont il est l’ancêtre par les femmes. La liste des juifs polonisés et admis dans les rangs da la noblesse est très longue. On retiendra parmi eux un maréchal de camp de Sa Majesté Très Chrétienne, le baron Jakubowski, pupille de Stanislas Leszczynski, puis les centaines de « frankistes » qu’un curieux personnage, l’aventurier Joseph Frank, a entraînés avec lui au sein de l’Église. Parmi ces frankistes et leurs descendants, on trouvera le grand compositeur Szymanowski, la femme d’Adam Mickiewicz, le leader nationaliste polonais Stronski. Les conversions n’ont pas cessé au cours du dix-neuvième siècle. Les barons Brunicki font un nouvel apport de sang sémite au grand monde polonais. Des israélites qui veulent, sincèrement ou par ambition, s’intégrer dans la nation polonaise, acceptent tous de demander le certificat de baptême, comme « billet d’entrée » ; ainsi firent le grand publiciste Klaczko et le critique le plus en vedette de l’époque symboliste W. Feldman.

La société polonaise, qui avait peu de scrupules racistes, admettait volontiers ces intrus ; elle les taquinait pendant un certain temps, mais bientôt les tares initiales s’oubliaient et les rejetons de juifs baptisés ignoraient leurs ascendances impures. Ce qui a donné lieu, ces temps derniers, à des surprises amusantes : des antisémites intransigeants ont soudain appris, grâce à des adversaires inventifs, qu’ils avaient des grands-parents israélites ! Et la galerie éclata de rire. Car, même de nos jours, le sentiment racial n’est pas aussi profond, aussi exaspéré en Pologne que dans quelques-uns des pays dont nous avons parlé. Néanmoins le « Paradisus Judaeorum », le pays qui accueillait si bien les juifs convertis et qui offrait une hospitalité très large aux israélites authentiques, la Pologne tolérante est à son tour devenue antisémite. Comment et pourquoi ?

Jusqu’au dix-neuvième siècle, Polonais et Juifs vivaient côte à côte, sans rivalités et sans aucun contact réciproque (sauf dans les hautes classes). Ceux-là faisaient leur métier de grands seigneurs, de terriens ou de paysans, ceux-ci étaient commerçants. Il existait une bourgeoisie des villes, qui était antisémite par esprit de concurrence, mais ces citadins, dans l’ensemble, ne comptaient pas. À l’époque du libéralisme, ces sentiments disparurent. Les israélites prirent part aux manifestations patriotiques polonaises et même à la guerre de 1830-1831 contre les Russes et à l’insurrection de 1863, puis à tous les soulèvements partiels contre le tsarisme. Ainsi se préservaient-ils de la haine des classes dirigeantes, car persécuter le Juif équivalait à se faire l’allié des « sotnies noires » russes. Au cours du dix-neuvième siècle, les israélites coexistaient donc avec les Polonais dans des conditions supportables. Les masses juives conservaient leur idiome yiddish, leurs mœurs, leurs croyances et leurs superstitions, leur costume et leur passion du gain, et l’élite juive se mêlait à la noblesse et à la bourgeoisie sarmates. De nombreuses alliances scellèrent cette promiscuité. Telle était du moins la situation en Pologne russe et en Galicie.

Les Kronenberg, les Bloch, les Natanson, les Epstein et les Wawelberg ont joué un rôle de premier plan dans la vie mondaine, dans les finances et dans la politique du « royaume ». À Cracovie et à Lvov, les convertis, à côté des israélites non baptisés, exerçaient une influence considérable. Le fameux ministre des Finances et président du Club parlementaire polonais, Léon Bilinski, était demi-juif ; son successeur Leo, maire de Cracovie, était également d’origine sémite, de même que le bourgmestre actuel de cette ville, M. Kaplicki. Évoquer la mémoire du ministre Rittner, du député Rosner ou du leader socialiste Diamand, c’est dire toute l’étendue de la puissance juive en Galicie autrichienne, où conservateurs, cléricaux, démocrates et marxistes se disputaient la faveur du peuple élu... et électeur. En Pologne prussienne, un antisémitisme agressif se développa pourtant de bonne heure. Là, les israélites avaient embrassé la cause du germanisme. Maximilian Harden, de son véritable nom Isidor Witkowski, le célèbre directeur de la Zukunft, et son frère Witting, oberbürgermeister de Poznan, étaient des Juifs de Posnanie, agents zélés de la politique bismarckienne. Les israélites s’attirèrent ainsi les courroux qui allaient aux germanisateurs. De la Pologne prussienne, ces sentiments gagnèrent les autres provinces sarmates. Roman Dmowski, qui vient de mourir, détestait les Juifs en tant que soldats des Hohenzollern et des hakatistes. C’est plus tard seulement qu’il découvrit les motifs raciaux de cette aversion. Avant la Grande Guerre, les « Panpolonais » de Dmowski étaient seuls à préconiser l’antisémitisme.

Cela ne change pas après la résurrection de l’indépendance polonaise. Les pogroms de Lvov ont des causes purement locales : l’attitude ambiguë des Juifs pendant le siège de cette ville par les Ruthènes. En général, l’association des deux éléments aryen et sémite ne laisse pas grand-chose à désirer. Le régime pilsudskiste a fait de son mieux pour maintenir cette harmonie. La constitution reconnaît aux Juifs la pleine égalité des droits et la chose ne reste pas lettre morte. La Pologne verra des ministres juifs : MM. Klarner, Reychman, Gliwic. Sa diplomatie est inondée d’israélites dont les uns, comme Askenazy, Sokal, Neuman, rendent des services appréciables, tandis que d’autres, tels MM. Mühlstein, Bader, provoquent par leur activité des jugements divers. Des Juifs entrent à l’Académie (2 sur 15 membres originaires, Lesmian et M. Kleiner), ils figurent même en bonne place dans l’armée (le général Mond). Mais somme toute, ils ne s’empressent pas au service de l’État, et les masses sémites restent dans une indifférence presque coupable. Par contre, à l’étranger, les Juifs ne cessent de dénoncer la Pologne « intolérante ». Les revendications allemandes, tchèques, ukrainiennes, lithuaniennes trouvent des avocats israélites exaspérés. En Pologne même, les intellectuels sémites ne se distinguent pas davantage par leur tact. Ils pestent contre l’armée, à un moment où tout le salut du pays repose sur elle. L’influence sémite se fait en outre remarquer dans l’enseignement, où elle fomente nettement des idées bolchevisantes. Enfin, tous les complots communistes se font avec le concours de conjurés, où une Kanarienfoglówna voisine avec un Cwybelfisz et ainsi de suite.

Les circonstances que nous venons d’énumérer n’auraient point suffi à déchaîner un mouvement antisémite redoutable, si elles n’avaient pas coïncidé avec une crise économique aiguë. Nulle part, en Europe, la misère des mauvaises années de 1931 à 1935 ne s’est fait sentir aussi fortement qu’en Pologne. Il faut avoir lu des livres comme La grippe sévit à Naprawa, de M. Kurek, pour comprendre le dénuement des paysans polonais qui les prédispose aux pires sauvageries, qui les incite à quitter leur sol et à se jeter sur les villes et leurs fausses richesses. Les agriculteurs demandent à travailler loin de leurs villages ; l’industrialisation du pays s’impose. Mais les chemins qui mènent vers l’artisanat, vers les emplois et vers les situations plus relevées, sont barrés par les juifs et leur progéniture. Paysans et fils de paysans s’insurgent contre les rivaux. Les victimes se défendent. Les passions se déclarent. Soudain, les deux camps savent qu’ils ne se combattent pas pour occuper les uns les postes des autres, mais parce qu’eux-mêmes sont les bons, les nobles, les vertueux, et que les autres, les pervers, les indignes s’arrogent des privilèges inadmissibles. Le fond même du litige a été magistralement exposé par le grand poète polonais, Karol Hubert Rostworowski : « Il n’y a pas d’entente possible, lorsque dans le même pays vivent deux peuples vivants. Vous ne leur enlèverez pas leurs aspirations, et vous ne leur donnerez pas de terres supplémentaires. L’un des deux doit s’en aller, ou le maître de céans ou l’hôte. »

Les deux peuples peuvent coexister sur le même territoire, soit si leurs aspirations ne se heurtent pas, soit s’ils ne se considèrent pas comme deux peuples différents. Mais au cours du lustre qui va de l’avènement de M. Hitler jusqu’en 1938, aryens et sémites de Pologne ont acquis une conscience très profonde de leurs divergences, de leur séparatisme national. Les uns ont découvert tous les péchés d’Israël, pour justifier un antagonisme tant économique qu’instinctif et biologique ; les autres cultivent la vieille haine contre le « goy », et trouvent dans leur détresse la preuve de leur supériorité. La situation est sans issue. L’assimilation appartient au passé ou à un avenir utopique. Fomenté du dehors, l’agitation antisémite par les nazis allemands, la résistance agressive des juifs par les Soviets, ce conflit dégénère en guerre civile économique, où l’infériorité numérique des juifs est compensée par leur plus grande puissance financière, par leurs accointances avec les partis de gauche et par un fait capital : la campagne n’intervient que fort peu dans une lutte qui se livre dans les villes et dans les bourgs, où le pourcentage sémite varie de 20 à 90 pour 100 ! À Varsovie, il est actuellement de 30 pour 100, à Lódz et à Lvov, d’un tiers de la population. Contre ces forteresses du judaïsme se dirige l’assaut des paysans, conduits par des intellectuels qui trouvent des alliés dans la petite bourgeoisie des villes.

Le gouvernement a longtemps combattu l’antisémitisme, puis il a laissé faire ; maintenant il le prend en main, pour éviter des éruptions trop dangereuses. À l’Ozon, au « camp » présidé sous les auspices du maréchal Smigly Rydz par le général Skwarczynski, on n’admet pas de juifs ; on permet aux jeunesses du parti de diriger le boycottage du commerce juif ; on s’attend enfin à des mesures législatives qui réduiront les droits de citoyen des israélites. L’initiative gouvernementale qui, avouons-le, envisage les intérêts juifs autant que possible, tend en premier lieu à des arrangements pour une émigration substantielle des israélites. Le colonel Beck collabore dans ce sens avec les dirigeants sionistes ; il a appuyé vivement l’action de M. Briscoe, député irlandais, et il insiste auprès du gouvernement britannique pour que l’immigration en Palestine ne soit pas arrêtée. De plus, la Pologne coopère à toutes les tentatives pour ouvrir d’autres foyers exotiques aux émigrés juifs.

Les autorités ecclésiastiques s’efforcent, pour leur part, de concilier leurs devoirs de Polonais avec la charité chrétienne. Le cardinal-primat, Mgr Hlond, a condamné dans une lettre pastorale les violences contre les juifs, mais comme le cardinal Kakowski, il a dû néanmoins insister sur le rôle des sémites dans toutes les actions antireligieuses et hostiles à l’ordre établi.

 

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Ainsi, dans tous les principaux foyers juifs de l’Europe centrale et orientale, origines et essor de l’antisémitisme se ressemblent étonnamment ; le point de départ et l’aboutissement demeurent presque identiques partout. L’assimilation y apparaît illusoire et chimérique ; les divergences entre la population « aryenne » et les Juifs reparaissent, tandis que les motifs allégués pour les justifier après coup ne sont que secondaires. Aborigènes et juifs obéissent chacun à leurs penchants innés, agissent selon la loi inscrite dans leur cœur. Rien ne prévaut contre cette force élémentaire. Il s’agit uniquement de la canaliser et de l’endiguer, pour qu’elle ne sévisse pas avec trop de cruauté. Une politique prévoyante aurait dû prévenir le mal en extirpant sa cause : la présence d’une population juive trop nombreuse et l’envahissement de certaines professions par les sémites. L’omission commise est irréparable ; nous devons maintenant circonscrire les dégâts.

Pour cela, toutes les idéologies doctrinaires sont à proscrire. La réalité politique condamne, du moins pour longtemps, la solution assimilatrice. Dans un siècle de nationalismes surexcités, des groupes importants combattus par le reste des habitants ne sauraient subsister sur une terre devenue ennemie. Justice ou non, raison ou non, les six millions de Juifs polonais et danubiens auront à changer de patrie. Que cela se fasse sans panique, sans effusion de sang, sans atrocités et sans bouleversement économique, et, si possible, en prenant égard à certains cas individuels. C’est tout ce que l’on peut. La seconde partie du problème : trouver des foyers nouveaux pour accueillir les émigrés, n’est pas de notre compétence. Il se peut qu’il reste insoluble. Mais alors l’avenir pour les Juifs en Europe centrale et en Pologne serait sombre.

Toujours est-il qu’on ne devra diriger aucune immigration massive vers les pays d’Europe occidentale où l’apparition de foules judéo-orientales créerait une atmosphère semblable à celle que les émigrés auront fuie. L’immigration collective et l’assimilation générale sont du domaine de cette folie dangereuse qui s’appelle l’égalité de tous les humains.

 

 

 

Roger de CRAON-POUSSY.

 

Paru dans La Revue universelle en mars 1939.

 

 

 

 

 

 

 

 

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