Images de saint Bernard

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CE moine qui traverse en petit équipage les Alpes en plein hiver, tout juste accompagné de trois ou quatre frères semblables à lui, à le voir penserait-on qu’il est l’homme peut-être le plus célèbre de son siècle, celui dont la voix a le plus de portée ? Il est grand, fluet, d’apparence fragile ; son visage maigri par le jeûne et l’ascèse, a le teint gris de ceux qui souffrent gravement de l’estomac ; mais quand ses clairs yeux bleus se posent sur son interlocuteur, il est impossible à celui-ci de ne pas éprouver il ne sait quel sentiment fait de révérence, d’admiration, d’un peu de crainte, tant il est visible que la flamme du Saint Esprit luit dans ses prunelles. Cet homme est Bernard de Fontaines, abbé de Clairvaux, l’ami, le guide des princes, des rois, des papes mêmes, la vivante conscience de son siècle. Et dans les bourgs où il s’arrête des multitudes viennent entourer sa monture et baiser le bas de son manteau.

Il y a huit siècles donc, en terre occidentale, la personnalité la plus rayonnante, la plus efficace, était ce Français de Bourgogne, que l’appel silencieux du Maître avait fait moine, chef d’ordre, grand mystique, et futur saint. Aucun homme en son temps n’a marqué si profonde empreinte sur tous les aspects de la civilisation. La théologie lui a dû une orientation neuve ; à l’Église il a appris des façons nouvelles de prier. Dans les grands débats de la pensée, son avis a pesé lourd, au point qu’il a été déterminant ; l’art même a porté sa marque, austère, pure de ligne et d’une étonnante puissance de méditation. Dans la politique même la chose est plus étonnante : il est intervenu à la façon d’un arbitre. Rien n’a échappé à sa prise, où il lui semblait que les « affaires de Dieu » comme il disait, fussent en cause. On a rarement vu sur la terre pareil accord, en un seul être, entre les facultés de l’homme de prière, de l’homme de pensée et de l’homme d’action.

 

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Regardons ce beau jeune homme qui, sur la haute terrasse du château paternel médite interminablement. Il a vingt ans, toutes les routes de la vie s’ouvrent devant lui, faciles. Admirablement formé par sa sainte mère Aleth, il rayonne d’intelligence et de charme, de ce charme extrême que donnent une certaine modestie et une certaine fierté. Son père, le noble Tescelin, bien en cour à Dijon, pouvait lui obtenir toute charge ou fonction qu’il pourrait désirer. Guerrier, un commandement. Clerc, une chaire après de parfaites études. Moine, une riche abbaye. Rien de tout cela ne le retint.

Mais là-bas, dans la plaine humide de la Saône, le moutonnement sombre d’une forêt s’étale entre les champs, au bord des vignes. Là parmi les « cistels », les roseaux des marais, depuis quelques quinze ans, une petite équipe de moines tente une aventure extraordinaire. Celle des ermites de la Thébaïde, des premiers cénobites, au temps de S. Honorat ou de S. Martin. Ils font retour à la stricte observance de la règle de S. Benoît, dont se sont peut-être trop écartés leurs frères, trop heureux, de Cluny et d’ailleurs. Ils vivent dans la pauvreté la plus extrême, le bienheureux renoncement.

Et c’est pourquoi, au mois d’avril 1112, une jeune troupe est venue au seuil de la très humble abbaye de Cîteaux : « Que demandez-vous ? » a dit l’Abbé Étienne Harding, selon la formule rituelle. Et Bernard de Fontaines, au nom de tous, tombant à genoux, a répondu : « La miséricorde de Dieu et la vôtre. »

 

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Cinq ans à peine ont passé. Cîteaux qui jusqu’alors végétait, a paru recevoir un élan nouveau de l’arrivée de ce jeune renfort. En quelques mois tant de vocations y ont afflué que des fondations ont pu être faites ; elles se nomment La Ferté, Fontenay, Pontigny. La vogue des moines blancs se répand, inquiétante, irritant même les moines noirs qui, dans cette « réforme » voient une manière de censure portée sur leur conduite. Mais les plus hautes autorités du temps, qu’elles soient de l’Église ou de la politique, admirent ce courant d’austère ferveur qui entend ramener l’institution monachique à sa pureté originelle. Et Bernard, le jeune moine de Cîteaux, aux yeux de beaucoup semble incarner déjà cette pureté, cette intransigeance, cette vigueur toute neuve à servir Dieu en tout.

Aussi lorsque le Comte de Champagne, Thibault, sollicite l’honneur d’une fondation sur ses terres, l’homme qui paraît le plus qualifié pour la réussir est lui. Il a vingt-cinq ans tout au plus, ce chef, qui part avec une douzaine de moines, dans un coin très perdu de la Haute-Bourgogne, avec mission de bâtir un couvent et d’y attirer les âmes. Le lieu qu’il choisit se nommait le Val d’Absinthe ; mais il portait en son cœur la lumière qui luit dans les ténèbres ; il nommera la maison de Dieu : Clairvaux.

 

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Comme il est aisé de remplir un couvent quand Dieu lui-même parle par vos lèvres ! Pour attirer des âmes, Bernard se met en route, et en toute occasion il parle. Le succès est extraordinaire. « Il fait le désespoir des mères et des épouses, dit gentiment un de ses biographes, car là où il avait parlé, il n’y avait plus ni époux, ni fils, ils partaient tous pour Clairvaux. »

Éclectique, au reste, ce recrutement du Christ ! Une fois c’est tout un collège de chanoines-professeurs qu’il arrache à son école et emmène, avec maints élèves de surcroît. Une autre fois c’est le frère du roi de France, mais une autre, attaqué par des bandits de grand chemin, il s’adresse à eux d’une voix si persuasive que ces mauvais garçons mesurent l’ampleur de leurs crimes, et, tout repentant, suivent vers le val d’Absinthe leur saint guide. S’étonnera-t-on après, que Clairvaux, en quelques années, s’emplisse de moines par centaines, essaime dans la France entière et même en d’autres pays, que Cîteaux et tout l’Ordre blanc, bénéficient de ce rayonnant prestige, occupe dans la Chrétienté une place non pareille ? Aux quatre coins du monde chrétien, de Boquen en Bretagne, à Fontfroide en Languedoc, de Fountains en Angleterre à Alcobaça au Portugal, les hautes nefs d’un si beau gothique de la tradition cistercienne, disent encore l’influence des moines blancs, de ceux qui demeurent, dans la réalité de l’histoire, les fils de S. Bernard.

 

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Cette gloire a son revers. Cet homme si célèbre et si sage, l’Occident chrétien tout entier a bientôt les yeux tournés vers lui. Peut-il se dérober quand les plus hautes voix l’appellent, réclament ses conseils, attendent ses décisions ? Et c’est ainsi que, durant toute sa vie, ce moine, arraché au silence méditatif de sa cellule devra courir les routes du monde et s’engager dans les plus rudes combats.

Qu’il en souffre, la chose est sûre. « Je suis, murmure-t-il gentiment, comme un petit oiseau déplumé, sans cesse en vol loin de son nid... » Ce qu’il aimerait, ce serait la longue station dans l’église silencieuse, où l’âme s’exalte et se perd en Dieu ; ce serait l’Office où le chœur fraternel lance vers les voûtes les répons alternés ; ce serait la nocturne prière des Complies où la journée s’achève sur ce chant d’amour à la Sainte Vierge, le Salve Regina, auquel à ce qu’on assure il a ajouté la triple interpellation qui la termine : « O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria... » Mais, le Prophète le disait déjà : « Quand Dieu parle, qui peut résister ? » Et Bernard, à ce qu’il sait bien, malgré son humilité, être pour l’injonction divine, a obéi.

 

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Le Comte de Champagne a commis un crime, laissé faire devant lui un « Duel judiciaire » où la victime a eu les yeux crevés ; Bernard se dresse devant son suzerain comme Élie devant le roi coupable, et le contraint à accorder réparation. Le roi de France, Louis VII, piètre garçon dont le divorce avec Éléonore d’Aquitaine va coûter si cher au royaume, se comporte envers les biens et les droits de l’Église comme s’il en était le maître. Bernard apparaît en pleine cour, le morigène, lui fait sentir combien indigne est sa conduite et l’amène à résipiscence. Suger, puissant abbé de Saint-Denis, premier ministre du roi capétien, se comporte bien plus en richissime seigneur qu’en fils de Saint Benoît : Bernard encore vient lui faire la morale et l’on assiste à ce spectacle inattendu : un premier ministre qui se convertit !

L’autorité de cet homme mince et frêle est désormais connue de toute la Chrétienté. Partout on l’appelle en arbitre. Entre Louis VII et Thibault de Champagne, c’est lui qui règle un grave différent. De même entre Gênes et Pise, cités rivales de commerce qui sont sur le point d’en venir aux armes. Entre les Seigneurs allemands et les banquiers juifs, les premiers débiteurs, les seconds créanciers, et les premiers ayant une tendance déplorable à régler leurs dettes à coup de solides épées, c’est encore Bernard qui est l’arbitre. Mieux, lorsque l’Église elle-même se trouve déchirée, que deux papes rivaux se disputent la tiare et le siège de Saint Pierre, personne ne pouvant dire où est le droit, où est la justice, où est la vérité, c’est Bernard encore qui, d’Anaclet ou d’Innocent, est mandé pour dire lequel est celui sur qui l’Esprit Saint repose ; grâce à lui l’épreuve du Schisme prend fin.

 

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Et voici maintenant la page la plus célèbre peut-être de cette vie extraordinaire. La Semaine Sainte de 1146 voit affluer, sur la haute et sainte colline de Vézelay en Bourgogne, des foules humaines. Le bruit a couru que Bernard de Clairvaux y parlera, et cela a suffi pour y attirer l’affluence. Qu’a-t-il à dire ? Pourquoi sera-t-il là ? Comme toujours, parce que l’ordre lui en aura été donné d’en haut. Le Pape Eugène III l’a persuadé que son devoir était de venir haranguer les foules ; il obéit.

Il y a un demi-siècle que le Saint Tombeau a été repris, au prix de combien d’efforts et de sacrifices, par les Croisés de Godefroy de Bouillon. Une page de gloire insigne s’est ajoutée au grand livre de l’histoire chrétienne. Mais, depuis ce mois de juillet 1099, où Jérusalem redevient terre fidèle, le danger n’a pas cessé de croître alentour. La contre-offensive de l’Islam s’organise, elle a déjà marqué des points. Il faut absolument que la Chrétienté prenne conscience du péril, qu’elle envoie de nouveau une armée, pour empêcher que l’Arabe se réinstalle sur la sainte Sion. Mais désormais les chrétiens savent ce qu’est une Croisade : hasardeuse, ruineuse, et, au total, peu avantageuse pour la plupart. Qui ranimera le zèle, qui réveillera cette flamme qui charbonne ?

Et c’est, sur l’esplanade où l’on voit encore, de nos jours, une croix, Bernard, debout, face à l’immense foule, parlant, parlant, parlant, de toute son âme enthousiaste, et c’est l’élan derechef donné. À nouveau la vocation de Croisade qui se multiplie. Le second chapitre s’ouvre à cette épopée.

 

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Dans quel domaine donc, cet homme infatigable n’interviendra-t-il pas ? Le champ clos des idées le trouve aussi efficace que celui de la politique, et que ceux où chaque âme livre le combat pour Dieu. La personnalité à la mode, dans les cercles intellectuels de Paris, est Abélard. Celui-là même qu’un roman d’amour, dont un épisode fut scabreux, a rendu célèbre aux yeux de la postérité, l’était en son temps bien davantage par le rayonnement de son intelligence et l’acuité de sa dialectique. Lorsqu’il enseignait sur les flancs de la montagne Sainte-Geneviève, les étudiants s’assemblaient autour de lui par centaines, par milliers.

Qu’enseignait-il ? Une doctrine hérétique ! Pas à vrai dire. L’incroyance ? Nullement. C’était un bon chrétien. Mais cet homme de flamme, que dévorait la passion de la connaissance, avouait lui-même qu’il ne pouvait pas considérer un mystère sans essayer de le comprendre selon la raison. Appliquée aux mystères de la foi, l’intention pouvait leur être fort dommageable. Un « Cartésianiste » avant la lettre, un « moderniste » du XIIe siècle : quelque chose de ce genre. Assez, en tout cas, pour que de sages docteurs fussent sérieusement inquiets.

Et c’est alors, au Concile réuni à Sens, l’affrontement des deux hommes en qui s’incarnent deux conceptions opposées de la foi, du dogme, de l’adhésion spirituelle. D’un côté un dialecticien de premier ordre, qui argumente merveilleusement, qui discute, qui démontre. De l’autre, comme un bloc inentamable, le grand moine blanc qui ne fait que citer des dogmes, des canons, des versets de l’Écriture, affirmant simplement que la foi ne se discute pas, mais s’accepte et se reçoit dans l’humilité de l’âme. C’est assez : après quatre jours de joute, Abélard s’écroulera, vaincu.

 

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Lorsqu’en 1153, il y a huit siècles, le 20 août, dans ce couvent de Clairvaux qu’il avait tant aimé et où il avait voulu attendre la visite de l’Ange, Bernard de Fontaines fut mort, on vit, par toutes les routes qui montaient des plaines environnantes, accourir des foules. Chacun eut voulu le revoir, mort ; ne le pouvant, on demandait aux moines, ses frères, de présenter au moins le moulage de plâtre qu’on avait fait sur son masque mortuaire : son maigre visage y semblait sourire, d’une joie intérieure, de la plénitude du bonheur en Dieu.

L’Église entière avait pris le deuil. Le Pape avait pleuré en recevant la nouvelle. Dans maints couvents déjà les biographes étaient au travail pour laisser aux générations futures le récit de cette existence exemplaire. Les années ne s’écouleraient pas bien nombreuses avant que l’Autorité Suprême ne plaçât cet homme de Dieu sur les autels.

D’ailleurs le Seigneur lui-même ne manifestait-il pas sa puissance par l’intercession de son grand serviteur ? Des miracles éclataient sur sa tombe : un épileptique était guéri ; une mère ayant apporté un enfant paralysé le voyait se relever tout vigoureux, avec joie. Et tant et tant furent même ces miracles que la paix du couvent risqua d’en être troublée et que le nouvel abbé dut se rendre solennellement sur la tombe pour inviter le mort, au nom de la Sainte Obéissance, à ne plus manifester ainsi ses pouvoirs. Ce à quoi, très humblement, il se soumit.

 

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Tel était Bernard de Fontaines, saint de France. Sur la plaque de la place qui, à Dijon, conserve sa mémoire, on lit ce sous-titre : « Homme d’État ». Homme de Dieu aussi, a rappelé l’Église, dans ces cérémonies qui, tout au long de l’année 1953, ont rappelé son message et exalté son exemple. Dans ces deux mots rapprochés c’est toute la réalité historique du Moyen Âge qui se saisit dans sa plénitude, d’une époque où un homme désarmé pouvait être l’arbitre de l’Europe, simplement parce qu’il était un saint.

 

 

 

DANIEL-ROPS.

 

Paru dans Marie en mars-avril 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

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