Katherine Mansfield sous les feuilles mortes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Jacques et Marguerite Chenevière

 

La longue avenue descend du plateau vers le val de la Seine, en ligne droite ; une avenue de province, silencieuse et où le vent flâne. D’immenses platanes, presque dénudés par l’automne, sur un ciel gris de tourterelle, agitent encore des doigts de feu. À droite, en contre-bas, blanche et modeste, la gare du chemin de fer ressemble à un jouet. Des ménagères remontent, portant leur pain, leur pot à lait, une filoche pleine de légumes. Un petit âne gris tire une charrette vide. Tout cela est trop aimable, trop paisible, – trop heureux peut-être ? – déchirant à force de douceur.

Il en devait être exactement de même lorsque Katherine Mansfield arriva en ce lieu. Octobre allait vers son terme quand, poussée par l’invisible Euménide qui l’avait pourchassée de Londres à Sierre, et de Paris à Bandol et à Ospedaletto, elle s’en vint échouer en ce prieuré d’Avon où la guettait, par-delà les illusions de son attente, la décision de la suprême paix. C’est la dernière grille en bas de l’avenue, en oblique sur une très petite place irrégulière. Un marbre fixe, au montant du portail, le souvenir de cette ombre fugitive. Dans la cour en triangle, triste et vouée au vent du nord, un jet d’eau clapote et ses gouttelettes éclaboussent un miroir rond au sombre éclat.

« Un grand oiseau noir plane sur moi, avait-elle écrit, et j’ai si peur qu’il ne se pose. » C’est ici, au-dessus de ce long toit bas, de cette tranquille maison de brique et de pierre blanche que l’oiseau noir est venu décrire ses derniers orbes ; c’est ici qu’un soir d’hiver très doux – les roses fleurissaient encore, en même temps que les roses de Noël – il s’est posé.

Depuis bien des années, elle avait vécu sous sa menace. L’ombre était apparue dans son ciel le jour où l’enfant fraternel, à peine arrivé de leur île océanique, était tombé sur la terre d’Europe ; le front troué, à vingt ans. Depuis lors, la présence ne l’avait plus jamais quittée, pas plus qu’elle n’avait oublié de mettre sur sa gorge le tiki de jade, l’amulette polynésienne, que le jeune mort lui avait donnée. Et désormais, il y avait eu, au plus secret de son être, une mystérieuse fissure, celle-là même qu’au fond de leur cœur laissent voir toutes ses héroïnes ; si pleine, si féconde, si heureuse même en apparence que soit la vie, il reste toujours en elle la trace d’une essentielle injustice, d’une insurmontable malédiction.

Puis l’oiseau noir avait resserré son cercle ; la menace s’était faite plus personnelle, plus immédiatement redoutable. Alors avait commencé le grand combat, ce combat sans forme et sans limites de la maladie, où le combattant et le terrain sont un seul et même être, et dont nul ne mesure l’acharnement ni la misère qui ne l’a soi-même livré. Atteinte sans rémission dès 1917, – à vingt-neuf ans – Katherine n’avait pas tout de suite compris qu’il fallait désormais vivre avec son mal et que la seule chose raisonnable qu’elle eût à faire était d’apprivoiser cette ombre qui ne la quitterait plus. La peur de la mort, elle l’avait longtemps sentie en elle « grandissante, grandissante, devenant gigantesque... » et puis, soudain, un jour, elle avait cru qu’elle avait disparu, cette peur, que sa force avait pris le dessus. En face de la souffrance physique, elle s’était dit : « Que faut-il faire ? Il ne peut être question de ce qu’on appelle la transcender. II faut se soumettre. Ne résiste pas. Accueille-la. Laisse-toi submerger. Fais de la douleur une part de ta vie. » Mais ce que l’esprit discerne comme la seule route, il n’est pas facile d’y engager tout l’être, lorsque la jeunesse bat dans le corps avec le sang des artères et dans le cœur avec une espérance irraisonnée, lorsque surtout le monde cerne de tous ses prestiges une âme qui participe à tous ses secrets !

Avon, ce fut la dernière étape. On imagine mal Katherine parmi le cercle de théosophes qui occupait alors cette maison. À maints de ses amis cette fin a paru insolite et comme désaccordée. N’y faut-il pas voir un aveu, dont le sens est poignant ? Il est bien vrai que cette pauvre hérésie ne pouvait rien apporter de valable à cette âme d’exception. Faire soi-même sa chambre comme on accomplirait un rite ou cirer en commun le parquet du salon, ce ne pouvait être là que des caricatures du dépouillement dont elle avait découvert la vraie signification. Et pour qui avait trouvé dans l’art le moyen d’adhérer tout entière à la vie, de la transmuer en éternité, quelle médiocre réponse à ses exigences donnait cette doctrine si courte dans ses espérances et ses mystères !

Mais la vraie raison n’était pas là : le choix d’une femme s’exprime rarement par la logique. Au moment où ses forces matérielles lui échappaient si terriblement, où elle éprouvait jusqu’à la nausée l’inanité de tout soin, médical ou autre, il s’était trouvé une doctrine qui lui avait dit, redit, répété jusqu’à l’absurde, que le corps n’est jamais malade que des maladies de l’âme, qu’un effort intérieur suffit pour revivre, et qu’il n’est point de fatalité mortelle qui ne cède devant la volonté de l’esprit. Son esprit, à elle, son âme, comme elle les savait indestructibles ! Elle tint le pari, parce qu’elle voulait vivre.

Ainsi ce qu’il y avait toujours eu en elle de plus haut et de plus exigeant, son aspiration vers le dépouillement absolu et la complète pureté, rejoignait-il, sous des apparences apocryphes, le vœu humble et profond de son instinct. Mais chez des êtres que Dieu a marqués d’un signe, la portée des actes dépasse toujours l’intention qui les fait accomplir. Des pauvres moyens de perfection qu’on lui propose, Katherine Mansfield tire l’occasion de franchir la suprême étape. Ce renoncement dont elle avait rêvé, cet assentiment total qu’elle savait nécessaire, c’est ici, dans l’entourage austère du Brotherhood, qu’elle y atteint. Évoquant l’image qu’il garda d’elle, son mari, John Middleton Murry, écrit : « Le dernier atome de sédiment, les derniers vestiges de dégradation terrestre s’étaient évanouis pour toujours » de son être déjà consacré par la mort.

Pathétique affrontement entre la volonté spirituelle qui discerne le but et tend au consentement, et cette autre volonté issue de la chair souffrante, tout entière dressée, elle, vers le refus, n’était-ce pas ce combat dont son œuvre avait établi secrètement le commentaire ? Il cessait à Avon, dans cet escalier où l’hémoptysie mortelle la saisit, le 9 janvier 1928 ; et il trouva alors sa résolution définitive parce que là, en dépit des plus décevantes apparences, elle avait perdu sa vie pour la sauver.

 

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Lorsque l’on considère un portrait de Katherine Mansfield, une impression s’impose à l’esprit, que tous ceux qui l’ont connue nous confirment ; cette enfant fragile avait quelque chose en soi d’invincible, d’inentamé. Sous la frange sombre des cheveux bas, le visage restait harmonieux, sans laisser voir aucun des stigmates de la maladie, et le teint, jusqu’aux derniers jours, conserva cette coloration pâle et crémeuse qui fut comparée à l’intérieur d’un coquillage. Quelle force, quelle attention presque insoutenable dans le regard ! Cet être-là aura fait face à la vie, n’aura jamais tenté de se dérober à sa prise, si cruelle qu’elle fût, et il est clair que si les puissances de la nuit ont pu anéantir le support sans cesse menacé de cette âme, l’âme, elle, n’a jamais cédé.

Il y avait en elle un amour de la vie, une ardeur à se jeter dans son sein pour la posséder toute, qui bouleverse, si l’on songe à cette mort si prématurée. « La vie chaude, ardente, vivante – m’y enraciner – apprendre, désirer, savoir, sentir, penser, – voilà ce que je veux. Rien de moins. » Cette aspiration passionnée se devine au dessin savoureux des lèvres, à l’on ne sait quoi de tendu et de pathétique qui se lit dans l’ovale aigu du visage, dans l’énergie du menton. Aucun de ses récits qui n’en porte le témoignage, aucun qui ne recèle, dans la simplicité du trait, le plus tumultueux amour. « Oh ! terre, belle, inoubliable terre ! écrivait-elle encore dans une de ses dernières lettres. Hier je voyais les feuilles tomber doucement, gentiment, en averses, d’arbres frêles, dorés sur le ciel bleu... » Ce devait être son suprême automne ; elle l’aimait, elle le découvrait comme si c’était encore son premier.

Mais ce n’est pas seulement cette passion qui donne à son œuvre, malgré son ton merveilleusement retenu, la résonance émouvante que nous lui savons. Ce chant de confiance et d’espoir se nuance d’une mélodie à la basse, d’un contre-chant sans cesse douloureux. Pour aimer pleinement la vie, il faut en saisir à la fois la splendeur et la misère, et ce combat entre la santé et la maladie, entre la mort et l’existence, qui s’est poursuivi en elle des années durant, il n’était que la transposition dans son âme d’une autre lutte, d’un dialogue non moins tragique.

Oui, la vie était belle, merveilleuse, exaltante, et cependant, en même temps, rebutante et désespérée. « Un mélange incompréhensible de misère et de grandeur. » Ce conflit latent qui, depuis les origines de la pensée, a fourni à la poésie son thème le plus poignant, personne ne l’a mieux senti que les artistes malades, parce que chez eux il correspond à une donnée vitale, qu’ils y sont engagés par tout leur être et tout leur sang. Encore même Katherine eût-elle été tentée de vouloir l’oublier, que l’autre face, la face obscure de la splendeur du monde, se fût rappelée à sa mémoire, par telle oppression à la poitrine, par tel crachement de sang toujours possible. Ainsi ce qu’on peut dire sa philosophie, si le mot ne paraît point trop sec et trop pédant, est-il si relié à son expérience quotidienne qu’un échange perpétuel s’opère et se renouvelle : sa vie entière passe dans son œuvre, mais cette œuvre elle-même donne à sa vie sa véritable signification.

En face du drame qu’elle discernait dans le monde et dans son être, que fallait-il faire ? Puisqu’il n’était pas possible qu’il n’y eût point de laideur sur la terre, qu’il n’y eût pas, comme elle aimait à dire « la limace sous la feuille », quelle solution trouver ? Ce fut certainement l’expérience poétique, au sens plein du terme, qui la guida. Depuis son extrême jeunesse, elle avait su que, pour posséder le monde, il fallait se donner à lui, s’identifier à lui. Sa merveilleuse sensibilité l’y avait aisément poussée. « Sentir comme un oiseau, comme une fleur, même comme pourrait sentir une pomme lorsqu’on passe devant un étalage de pommes » ; mettre entre soi et le monde créé le moins d’écran possible, et, quand il s’agissait des êtres, renoncer même à toutes les précautions d’usage, à l’ironie, à l’analyse, pour se faire toute participante ; c’est cela qui avait été sa loi d’artiste.

Ainsi se trouva-t-elle amenée à découvrir cette loi, plus grande encore, qu’un autre poète, Rainer Maria Rilke, avait, de son côté, formulée en quelques mots inoubliables : « car il nous faut consentir... » Aimer la vie, toute la vie, se donner à elle sans réserves, voilà le seul commandement valable non seulement pour l’artiste, mais pour tout être qui vit sur terre. Et puisque la douleur fait partie de la vie, l’accepter elle aussi, et accepter encore la mort, la souillure, le désespoir et la trahison. Magnifier tout cela en le recueillant en soi, pour le faire devenir flamme. C’est cela vivre : la seule faute est de ne pas accepter la vie telle qu’elle est !

Quand on songe à ce que chaque jour de cette existence menacée devait contenir d’inquiétude et de souffrance, il est impossible de ne pas entendre sans avoir le cœur serré ces sortes de brèves prières qui émaillent le journal et les lettres. « Oh, vie ! accepte-moi, – rends-moi digne, – apprends-moi ! ». Mais, soyons-en sûrs, cette offrande portait en soi sa récompense. L’impression si forte que nous donne Katherine Mansfield d’avoir vaincu la mort, d’appartenir à la catégorie si rare de ceux dont nous pensons qu’ils sont sauvés, a cette origine dans la consécration que la vie pleinement acceptée ne manque jamais de donner à un être, qu’il soit un artiste ou un saint.

« Ma secrète croyance – mon credo le plus profond et qui me fait vivre – est que, bien que la vie soit méprisable et laide, et que les gens soient très souvent vils, cruels et bas, néanmoins, il y a derrière tout cela quelque chose qui, si j’étais assez grande pour le comprendre, rendrait tout, absolument tout, d’une beauté indescriptible. » Au Prieuré d’Avon, dans l’extrême du renoncement et de l’acceptation, c’était cela qu’elle était venue chercher, l’explication lumineuse de ce monde dont nous ne connaissons encore que l’opaque approximation.

Alors, que pouvaient faire les apparences équivoques sous lesquelles elle crut trouver son espérance ? Aujourd’hui, les hôtes agités que Katherine Mansfield y connut ont déserté ces lieux ; livrée à d’autres présences aussi indiscrètes, la maison ne rappelle plus en rien ce caravansérail digne de Tiflis ou de l’Afghanistan où ses dernières semaines se passèrent « comme dans un tourbillon ». Dans le silence du parc, on la retrouve : les futaies rougeoyantes vont se mêler aux lourdes frondaisons de la forêt prochaine ; il y a un tapis vert, un petit bassin assez baroque, et des charmilles mal coupées. Il n’y manque même pas à ce paysage, pour qu’il la rappelle entière, telle ou telle de ces fausses notes qui sont de la vie, qui achèvent en dissonances, par exemple, Félicité ou la Garden Party ; car les bâtiments récents sont affreux et le Paradou, ce pavillon où elle venait se faire son thé de cinq heures, tout bois brun et plâtre nu, semble oublié d’une quelconque exposition universelle. Qu’importait ? Dans ces ultimes semaines où l’espérance et l’assentiment se mêlaient si pathétiquement en son âme, Katherine n’était plus liée ni aux êtres ni aux choses ; elle n’écrivait plus de nouvelles, et à son amour de la vie se mêlait, visible dans ses dernières lettres, un détachement surnaturel. N’en doutons pas : elle s’était approchée du Secret.

 

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Saisir la vie dans sa totalité, participer à elle de tout son être : comment accomplir cet effort, le seul qui importe pour un vivant ? Le mérite exceptionnel de Katherine Mansfield, – ou, selon le terme exact dont usa Odette Lenoël, sa vocation – fut de ne demander à nul truc, à nul artifice, la clé du secret. Des défauts que Charles Maurras dénonçait dans la littérature féminine, elle ne montre aucun ; pas un instant, chez elle, on n’a l’impression que les dés sont pipés. Elle eut la vocation de la vérité, et c’est en l’accomplissant, avec un héroïsme de tous les instants, qu’en fin de compte elle s’accomplit elle-même. « Si je pouvais pousser un seul cri vers Dieu, écrivait-elle quinze jours avant de mourir, ce serait : je veux être RÉELLE. » Ici encore l’exigence de l’artiste et celle de la conscience s’identifient. Être réelle, pour Katherine Mansfield, c’était vivre vrai et penser vrai.

« Je crois à quelque chose, disons que je crois à la vérité. C’est une très grande chose, en nous et hors de nous. Il faut que nous la découvrions. C’est là le rôle des artistes, devenir vrais par la découverte de la vérité, ou bien, c’est peut-être le contraire : la vérité a une telle importance que lorsqu’on en découvre un petit bout, on oublie tout le reste et soi-même par-dessus le marché. » Quel homme, quelle femme, et surtout quel artiste, n’aurait envie de répéter un tel credo ? La certitude qu’en allant jusqu’à l’extrême de sa propre réalité, on atteint à la vérité même de la vie ; si nous ne l’admettons pas, alors la vie n’a rigoureusement aucun sens et l’art n’est plus qu’une recherche plus ou moins habile de la sensation. Ce goût de cendre que laisse toute œuvre qui n’est point conditionnée par cette nécessité du vrai, la page la plus triste, la plus douloureuse de Katherine Mansfield en est indemne. Aux pires moments, sa consolation restait là : « La vérité ne peut pas nous trahir. Tout le reste nous abandonne. » Est-il besoin de dire à quel point une telle conviction est riche de la plus authentique qualité spirituelle ? On voit assez quel Évangile elle rejoint.

Le mot qui caractérise le mieux l’attitude de Katherine Mansfield est celui-ci qu’elle utilisa souvent : la pureté. Elle aura été de ces êtres privilégiés que les souillures de la vie ne semblent pas pouvoir atteindre et qui traversent les pires marécages sans qu’aucune trace de boue ne se voie sur eux. John Middleton Murry parle de cette limpidité particulière, une « limpidité de cristal », du verre à travers lequel elle regardait le monde. C’est plus encore qu’il faut dire : elle était elle-même ce cristal, elle était elle-même toute transparence, et elle savait bien que c’était au prix de cette transparence qu’elle atteindrait au but poursuivi. « Mon Dieu, rends-moi limpide comme le cristal pour que la lumière brille à travers moi ! ». Celle qui était capable de murmurer une telle prière n’était-elle point par avance exaucée ?

Humainement, humblement, cette recherche de la vérité et ce désir de la pureté intégrale ont été les ressorts de son existence, ce qui l’a menée sur la voie du dépouillement progressif et de l’assentiment au destin. Littérairement, ces ressorts se sont manifestés dans un effort constant vers une plus complète exigence. Ses lettres, son journal, mieux encore son carnet de notes nous la montrent passionnément vouée au travail, à tout ce que le métier littéraire nécessite de servitudes et d’abnégation. « Serai-je capable d’exprimer un jour mon amour du travail ? Mon désir de devenir un meilleur écrivain ? Mon vœu fervent d’un labeur consciencieux ? De dire cette passion que j’éprouve ? » Ce don total de l’être à la volonté créatrice, qui illumine la vie si peu poétique du gros Flaubert, Katherine Mansfield l’a formulé avec une foi d’autant plus impérieuse qu’elle le sentait, pour elle, spirituellement indispensable, métaphysiquement nécessaire. Se réaliser par l’œuvre d’art, donner, comme elle disait, « le cœur de la note », elle l’avait compris, c’était son unique moyen, à elle, de vaincre l’ultime silence, de se trouver en se perdant.

Ainsi sa correspondance et son journal sont-ils pleins d’affirmations exaltées sur l’art, sa signification, sa puissance miraculeuse. De son amour du travail, elle aimait à dire qu’il lui tenait lieu de religion. « La vie sans l’art, je me suiciderais. Par conséquent l’art est plus important que la vie. » Une telle phrase semblerait blasphématoire si l’on ne savait de quelle expérience personnelle elle est l’expression ! À vrai dire, l’art a été pour Katherine Mansfield le moyen d’atteindre à la vie, parce que, dans le domaine de la matière, la vie, cruellement, défaillait sous sa main. Il a été pour elle une sorte d’opération magique pour éterniser l’instant et pour glorifier les humbles réalités humaines. C’est tout le contraire de l’esthétisme, qui perd le contact avec le vrai : c’est une tentative extrême pour rédimer la misère de vivre par la vérité et la sincérité. Le miracle, c’est qu’en quelques instants elle y soit parvenue.

Elle ne se trompait pas elle-même sur le caractère quasi sacramentel qu’elle assignait à la création artistique. « Nous sommes des prêtres, en somme, s’écriait-elle. J’ai beau faire des erreurs, trembler, tomber en route, j’ai foi dans un étrange amour. » Et elle est allée jusqu’à dire : « Je crois que si les artistes étaient vraiment honnêtes, consciencieux, ils sauveraient le monde. » Comment ? Par la loyauté absolue et symétrique envers la vie et envers l’art. Quand un être pousse à un si haut degré le besoin du salut et la connaissance exacte de la méthode, est-il exagéré de dire que déjà ce salut devait être en son âme et que ses yeux, même à son insu, étaient ouverts ?

Il y a dans une de ses lettres une page très mystérieuse où elle laisse entendre que, par-delà un effort de l’intelligence et de la sensibilité, une autre réalité se faisait présente en elle, qu’elle portait dans son cœur le pressentiment d’une vérité ultime, d’une définitive pureté. « Il me semble que ce qu’il faut viser à faire, c’est travailler avec l’esprit et l’âme ensemble. Par âme, j’entends cette chose qui rend l’esprit réellement important. Je me la représente toujours ainsi. Mon esprit est un instrument très compliqué et très habile. Mais l’intérieur en est obscur. Il sait travailler dans l’obscurité et rejeter toutes sortes de choses. Mais derrière cet instrument, telle une très douce et persistante lumière se trouve l’âme. Et c’est seulement lorsque l’âme irradie l’esprit que ce que l’on fait compte vraiment... Ce à quoi je vise est cet état où je sens que mon âme et mon esprit sont unis. C’est affreusement difficile à atteindre. »

Je ne sais si jamais fut mieux rendue l’attente, sans cesse insatisfaite et cependant exaltante, qui habite le cœur de tout véritable artiste à l’instant où, dans la création qui naît de lui, il pressent la trace d’une réalité autre qu’esthétique, qu’il se sent en quelque sorte mandaté par le surnaturel : et je ne sais si jamais un être vécut qui, en poursuivant seulement dans toute sa sincérité sa propre exigence, allât plus loin dans la découverte de la connaissance ineffable, un être qui, davantage, donnât l’impression d’avoir été conduit.

 

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Le cimetière d’Avon où Katherine Mansfield repose est installé en bordure de la forêt, et la masse fauve des grands arbres domine le mur qui fait face à sa tombe. Cette sensation de paix agreste lui convient. Dans le ciel d’un gris-bleu le vent d’ouest pousse lentement de lourds nuages. Des feuilles mortes tournoient, et, sur la dalle grise, une main fervente a posé des chrysanthèmes mauves qui sont encore tout frais.

Sur la sobre pierre sans sculpture, il n’y a pas de croix. Deux noms, deux dates, puis, en dessous une citation shakespearienne. On ne peut s’empêcher d’être triste devant cette absence trop significative ; on esquisse sur cette tombe le signe éludé. Sans doute a-t-on exécuté ici sa volonté manifeste : peut-être fut-ce au prix du sacrifice d’une autre, plus secrète, et dont elle-même ne savait pas tout à fait le mot.

Elle avait assurément, à maintes ·reprises, donné de son athéisme une expression catégorique – trop catégorique, qui le sait ? Elle avait qualifié d’absurde la croyance en un Dieu personnel. « Non, il n’y a pas de Dieu. Cela est étrange. Ce matin j’ai voulu dire Dieu vous garde ou le Ciel nous aide. Alors j’ai pensé aux Dieux, mais ce ne sont que des statues de marbre au nez cassé. » Faut-il les prendre comme les seuls témoignages valables, ces mots de négation ? Quel croyant aussi n’a éprouvé parfois, et plus souvent qu’il n’ose se le dire, de tels moments d’absence ? Et le vide que laissait en elle un semblable refus, elle n’a pu le cacher : « Non, pas de Dieu personnel, ou autre semblable absurdité. Beaucoup plus vraisemblablement le choix désespéré de l’âme. »

Était-ce donc le choix désespéré de son âme qui, au moment où son frère était mort, lui avait dicté l’acte de foi qu’on lit dans son journal ? « Je crois à l’immortalité parce qu’il n’est pas ici et que j’aspire à le rejoindre... Ma chère âme, je sais que tu es là, et je vis avec toi et j’écrirai pour toi. Les autres sont près de moi, mais ils ne sont pas étroitement avec moi. À toi seul j’appartiens comme tu m’appartiens ! » Texte admirable dont Odette Lenoël – cette jeune morte dont le souvenir s’associe à celui de Katherine, – m’a dit un jour qu’elle le récitait comme une prière.

Et si ces mots-là étaient vraiment nés du désespoir, en avait-il été de même de tant de phrases qui jalonnent son œuvre confidentielle, et où s’exprime, indéniable, une ferveur religieuse ? L’enfant qui s’était sentie soulevée d’ardeur mystique en assistant à un office de minuit, la jeune fille qui « rendait grâce à Dieu pour le monde merveilleux et admirable », celle qui, plus tard « avait envie de prier comme le vieux père Tolstoï », celle surtout qui avait si profondément communié en esprit à la mort de Jésus, tous ces serments-là étaient-ils vains, ne criaient-ils que des mots de désespoir ?

« Je sens toujours dans mes mains l’empreinte des clous, l’agonie de Jésus. Il n’est sûrement pas mort, et tous ceux que nous aimons et que nous avons perdus sont certainement près de nous... » Non, d’autres mots ne peuvent abolir de tels actes de foi, d’autres mots ni le silence.

Et puis, il y a autre chose : il y a le sûr message de cette vie et de cette œuvre, cet effort que nous avons repéré vers le dépouillement, le renoncement, l’assentiment, vers la vérité et la pureté. À tant de phrases où Katherine Mansfield semble ne formuler qu’une loi esthétique ou une règle personnelle d’existence, on a l’impression qu’un seul mot répond : « Je suis la voie, la vérité, la vie. » Elle pouvait méconnaître, sous les apparences des religions établies, le Dieu sans nom dont elle avait faim et soif, et dont si souvent elle avait exprimé la certitude de la Présence, mais ce n’est ni solliciter les textes ni abuser de la suprême miséricorde, que d’espérer qu’à ses questions maladroites, à ses imprécations blasphématoires, la voix aura répondu, la voix de Celui qui n’a pas besoin qu’on lui parle pour entendre, et à qui le secret des cœurs appartient.

L’inscription shakespearienne sur la dalle grise dit : « But I tell you, My Lord fool, out of this nettle danger, we pluck this flower : Safety. » Hors des liens de la terre, hors des orties qui sans cesse nous brûlent, avait-elle su trouver la sûreté, ce que nous voudrions nommer ln certitude ? Le dernier mot de son journal est si chargé de paix qu’on en demeure persuadé. « Tout est bien ! ». Entendons-y l’écho de cette prière qui clôt nos joies et nos peines : « In manus tuas, domine, commendo spiritum meum », car il est un point d’abandon et de confiance envers la vie où l’on ne peut atteindre sans recevoir sur soi, alors même qu’on ne l’a pas cherchée, l’ordination du Dieu vivant.

Et d’ailleurs, au sein même de sa révolte et de son blasphème, Katherine Mansfield n’avait-elle pas, elle-même, découvert la route inconnue qui mène à la « sûreté » définitive ?

« Il n’y a ni Dieu, ni ciel, ni secours d’aucune sorte, sauf l’Amour. Peut-être l’amour peut-il tout faire. J’ai fait de l’amour toute ma religion. Qui a dit cela ? C’est admirable. »

Devant cette tombe où désormais repose cette présence, nous relisons ces mots si riches de certitude. Non, ce n’était pas une « idole de marbre au nez cassé » qui lui aurait jamais donné la vraie réponse : Dieu est amour.

 

1945.

 

 

DANIEL-ROPS, Des images de grandeur, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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