Menace à l’est

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « La pire menace qui pèse aujourd’hui sur l’Europe est celle de l’orientalisation. » Cette phrase que le général Franco a prononcée dans une interview récente, comme elle est lourde de sens et de vérité ! Depuis que la conjonction des deux dictateurs rivaux a jeté l’Europe dans une redoutable inconnue, nombreux sont ceux qui sentent rôder autour de nous une menace dont la violence hitlérienne n’est encore qu’un aspect, peut-être pas le pire, une menace presque indéfinissable tant elle se laisse mal concevoir par nos esprits, mais une menace dont nous devinons que l’accomplissement consacrerait la fin de nos plus véritables valeurs. Qu’elle prenne l’aspect d’une attaque militaire, qu’elle se manifeste par des convulsions intérieures, cette menace n’en est pas moins identique, en sa substance, à celles que l’Europe a dû affronter au cours des siècles et dont elle a si souvent triomphé.

C’est une longue histoire que celle-là. Vagues d’invasion ou hérésies conquérantes, régimes oppresseurs ou gnoses dissolvantes, à combien de reprises, nous autres, gens d’occident, n’avons-nous pas dû faire front, pour que subsistât sur notre « petit cap », ce par quoi notre minime continent s’oppose à la massive Asie ? Les pires circonstances ne furent pas celles où la force brutale était seule en jeu ; Attila n’apportait guère avec soi que des appétits dévorants. Mais si la Perse avait triomphé à Marathon et à Salamine, un des éléments fondamentaux de notre esprit eût été détruit dans sa racine ; si Hannibal avait vaincu définitivement les légions, la cité ne serait point ce que Rome nous a appris à concevoir en elle ; si le marteau de guerre d’un petit chef français n’avait arrêté le croissant à Poitiers, mille ans de christianisme futur, et Chartres et Notre-Dame, se fussent évanouis dans les possibles de l’histoire.

La menace orientale se présente aujourd’hui sous la double apparence de ces redoutables synthèses : la force y servirait l’erreur. Les armées – on vient de le voir en Pologne – précéderaient les commissaires et les propagandistes ; la conquête des lieux et des biens se parachèverait par une autre conquête, à laquelle la violence sanglante ouvrirait les voies. On se persuadait trop aisément, en France, que le communisme russe avait décidément opté ; il s’enfermait dans ses larges frontières, se durcissait dans une autocratie calquée sur celle des Tzars, se bornait à contenir le jaune en Orient, bref, avait oublié l’Occident. Nous oublions, nous, que cet aspect russe de la politique du Kremlin n’était pas le seul : qu’un autre demeurait sans cesse prêt à lui être substitué, l’aspect révolutionnaire. L’un n’est pas séparable de l’autre, et tous les gains si aisément réalisés depuis deux mois par Moscou ont exactement autant de sens si l’on veut les interpréter du point de vue russe que du point de vue révolutionnaire ; ils entrent aussi bien dans une politique strictement russe renouvelée de Pierre et de Catherine que dans une intention de subversion européenne à laquelle de telles conquêtes assurent une admirable option. C’est cela exactement qu’il faut discerner dans le plus secret de nos périls, dans cette formule pénétrante de Franco.

 

 

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Demain l’Allemagne sera vaincue. Ébranlée, disloquée, en proie à toutes les forces que la dictature hitlérienne tient mal comprimées, ne sera-t-elle pas un champ d’action facile offert aux propagandes bolchevistes ? Et si cela est évité, il n’en demeurera pas moins que, au nord, sur la Baltique, au sud sur les Carpathes, une poussée a été opérée qui se fera lourdement sentir, que des positions sont prises en des lieux où l’histoire n’avait jamais vu les soldats du Tzar.

C’est en cela que tient la véritable trahison d’Hitler. Il y avait une certaine grandeur dans son anticommunisme ; il prétendait représenter l’Occident. Dans l’effort même qu’il accomplissait, si inadmissibles que fussent les moyens, il y avait une intention que nous pouvions comprendre. Mais en soumettant sa doctrine aux nécessités et à l’opportunisme d’un coup de dés diplomatique, il a trahi non seulement sa propre doctrine, mais une tradition qui le dépasse. Ce n’est pas pour rien que les barons baltes rapatriés de force abandonnent des biens que les Chevaliers Teutoniques avaient conquis de haute lutte : c’est pour hausser le reniement à la taille d’un symbole historique. Qu’il y ait toujours eu, en Allemagne, un courant souterrain qui poussait à trahir l’Europe aux bénéfices de l’Orient, il est certain. Nos Mérovingiens, nos Capétiens ont trouvé devant eux à plusieurs reprises slaves et germains unis. Il était profondément allemand ce Hohenstaufen, émigré en Sicile, à demi musulman, Frédéric II, qui donnait à l’élan glorieux de la croisade l’étrange aboutissement d’un marché de gré à gré avec l’Islam. Et combien de fois la pensée allemande n’est-elle pas allée chercher en Orient des raisons de s’insurger contre cet Occident auquel elle se sentait mal fixée ? Nietzsche aussi, en un sens, cet anti-oriental, présage et préfigure les hommes du régime de la force.

Ce à quoi Hitler a ouvert les écluses, c’est plus, c’est autre chose qu’une puissance politique et même qu’une doctrine sociale et économique. Le bolchevisme est la synthèse d’une certaine conception philosophique, le marxisme, avec un ensemble de données beaucoup moins définissables qui participent à ce qu’il y a de plus obscur dans l’âme russe. Que le marxisme soit vrai ou faux, qu’il soit conforme à l’explication des phénomènes économiques contemporains, qu’il puisse réaliser l’optimum des conditions de vie humaine, ce sont là des points dont on peut discuter : on est sur un terrain où l’on peut se battre. Mais l’autre élément du bolchevisme russe ne peut pas se discuter ; il se refuse par une simple réaction de défense, comme notre corps se défend contre les poisons par des vomissements. Entre ce fond proprement oriental et nous, il n’y a même pas de terrain de contact possible parce qu’il n’y a, à proprement parler, rien qui soit du même ordre, à la même échelle. Au sens fort et étymologique du terme, il s’agit là d’un monstre.

Toute l’histoire de la Russie est pétrie de cette influence monstrueuse : le sadisme oriental des Assyriens se retrouve à travers Ivan le Terrible, Pierre le Grand, l’Okrana, le Guépéou ; le profond antagonisme de cet esprit oriental avec toutes formes raisonnables et stables de la société se retrouve dans l’autocratisme et dans son homologue : le nihilisme. Il n’est pas jusqu’à certaines tendances touchantes de la spiritualité russe qui ne soient marquées de cette anarchie intérieure, le Raskol, le Doukhoborisme, le Tolstoïsme. Ne disons pas qu’il n’y ait pas là un ordre, le sens de ce mot devrait être d’abord défini ; mais que l’ordre qui résulte de ces tendances nous est totalement contraire, qu’il nie ce par quoi nous sommes.

Qu’est l’Europe, sinon la synthèse de trois éléments, l’un et l’autre surgis des bords de la Méditerranée, et qui s’harmonisent en nous ? Là où ils ont pénétré, sans qu’on en puisse douter, il y a Europe ; 1à où la pénétration a été plus difficile, plus incertaine, l’Europe hésite (la Hongrie est plus européenne, en ce sens que l’Allemagne) ; là où ces éléments manquent, l’Europe fait défaut. Chacune des étapes parcourues nous a fait acquérir un lot de valeurs différentes ; à la Grèce nous devons les hiérarchies de l’intelligence, à Rome celle de la raison appliquée à la loi, au christianisme celles du cœur. Toutes les trois représentent à la fois une morale et une hiérarchie. On peut remettre en question cette morale et cette hiérarchie, c’est entendu, mais on ne peut pas faire qu’elles ne soient à la base de ce que nous désignons aujourd’hui par Européen. Il peut y avoir demain une autre Europe, c’est concevable, mais elle ne serait plus ce qui, historiquement, depuis plus de deux mille ans a été désigné par ce mot.

 

 

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Nous commençons à savoir davantage ce qu’on peut entendre par la menace d’orientalisation. Elle tient essentiellement dans le refus, dans la subversion de cet ordre et de cette hiérarchie. Ce n’est pas céder à une facile intention polémique que de dire que le communisme nie la morale ; c’est s’en tenir à une stricte constatation. Le dessein révolutionnaire annihile toute morale ; la Révolution est la morale elle-même ; elle la dévore comme elle dévore tout. Quand Lénine, après Brest-Litovsk, s’entendit reprocher d’avoir failli à l’honneur, il répondit avec l’orgueil du vrai révolutionnaire : « Si vous n’êtes pas capable de ramper sur le ventre, dans la boue, pour la Révolution, vous n’êtes pas des révolutionnaires mais des vessies gonflées par le vent. » L’honneur dans l’abjection ! On ne peut nier la sombre grandeur de cette attitude ; mais on ne songerait pas plus à nier qu’elle est exactement antithétique à tout ce qui constitue nos bases.

Une même subversion s’opère dans les hiérarchies. Celles de l’intelligence sont subverties par la soumission de l’esprit aux décisions du pouvoir et de la masse. Celles de la loi par ce monstrueux déséquilibre entre l’État et l’homme, qui aboutit à tenir pour légitimes les pires voltes-faces des propagandes. Celles du cœur, par le déchaînement de la violence, devenue l’ultima ratio.

En disant que nos hiérarchies sont subverties, je ne veux pas sous-entendre qu’elles sont toutes valables et que les formes sous lesquelles elles se manifestent dans notre société soient toutes acceptables aux yeux de la justice. Mais il est de fait que nos sociétés dites bourgeoises protègent mieux, quoi qu’on en dise, un certain minimum de ces valeurs morales, de ces hiérarchies que le régime oppresseur où s’allie le fanatisme slave avec l’idéologie marxiste. Quand nous disons que l’Occident est menacé, nous ne voulons pas dire qu’il est parfait. Mais il reste qu’il est à la fois notre sauvegarde et cette nef sur laquelle nous sommes embarqués. Une conception exacte de l’équité étaie puissamment ici notre instinct de conservation.

Allons plus loin. Admettons même qu’il y ait dans cette vaste et monstrueuse expérience telle partie de l’œuvre qui donne à notre esprit d’équité plus de satisfaction que l’homologue, chez nous ; que par exemple cette amitié communautaire qui fut celle des premiers chrétiens se retrouve dans le terrible coude à coude bolchevique. Ce ne serait pas une raison pour que nous renoncions à combattre la menace elle-même ; parce que la façon dont elle établirait ce qui, dans son système, peut être valable, entraînerait une destruction radicale de valeurs encore plus précieuses. Au Moyen Âge, l’Église catholique connut cette tentation du mieux ; sous les Albigeois il y avait aussi des hommes respectables, des purs, qui par leur seul présence, jugeaient les excès de richesse du haut-clergé chrétien. Pourtant l’Église a bien fait de combattre cette menace. Cette menace orientale qui portait avec soi les ferments des pires désagrégations.

Cet exemple est hautement instructif. Quand saint Dominique vint combattre l’hérésie, que fit-il ? Il invita les chrétiens à se dépouiller de leurs richesses, à aller prêcher, pauvres et mendiants. Aux armes des hérétiques, dans ce qu’elles avaient de solide, il opposait une solidité accrue. Cet exemple vaut pour nous. L’orientalisation menace à la fois notre morale et nos hiérarchies. Il ne suffira pas de lui résister les armes à la main. Il faudra aussi approfondir les bases de cette morale et de cette hiérarchie, pour les rendre plus incontestables. Il faudra que dans un Occident rédimé, tout ce qui porte atteinte aux valeurs exactes qui nous viennent de la Grèce, de Rome et du Christ soit combattu et que l’ordre auquel nous tenons n’oublie pas que sa meilleure justification est l’équité. Il ne servirait à rien de combattre la menace ténébreuse en défendant des positions déjà compromises : c’est au-delà qu’il faut regarder, au-delà de ses erreurs, – et des nôtres.

 

 

 

 

DANIEL-ROPS.

 

Paru dans La Relève en 1940.

 

 

 

 

 

 

 

 

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