Le Moyen Âge, époque mariale

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN des aspects les plus nouveaux de la religion médiévale, et non des moins caractéristiques, est l’importance énorme qu’y prend le culte de la Mère du Christ, de Marie. Il ne s’agit pas, comme on l’a prétendu, d’une invention de ce temps, dont certains ont dénoncé la « mariolâtrie ». Née dès les origines de l’Église, la dévotion à la Vierge n’avait pas cessé de grandir au cours des siècles, notamment en Orient, où l’attitude outrageante de Nestorius envers cette sainte figure avait entraîné pour elle, par contre coup, un grand accroissement de ferveur. Mais, à partir du XIe siècle, c’est, en Occident, vers la Mère de Jésus, un élan d’une violence étonnante, un véritable courant d’amour. Pourquoi ? Pour la même raison encore qu’on donnait au culte des saints le développement qu’on a vu et qui accentuait le côté humain du Christ : le désir, pour l’homme, d’avoir, entre la majesté redoutable de Dieu et lui, des intermédiaires, des médiateurs ; auprès du Fils, qui pourrait mieux intercéder que la Mère ? Le culte de Marie est, en tout cas, étroitement associé à celui de Jésus : « Toute louange de la Mère appartient au Fils » dit S. Bernard, et Conrad de Saxe : « Pour louer Notre-Seigneur, il n’est rien de mieux que de louer sa très glorieuse et très douce Mère. »

C’est d’ordinaire à l’action de S. Bernard et aux enseignements de S. Bonaventure, et aux prédications des ordres mendiants qu’on attache ce grand courant de ferveur marial. Mais, en fait, il n’est guère de personnalités spirituelles de ces trois siècles qui n’aient travaillé à le renforcer, à le répandre. C’est tour à tour S. Anselme, son disciple Eadmer, les maîtres de l’abbaye de Saint-Victor à Paris, Richard et Adam, les prémontrés Philippe de Bonne Espérance et le Bienheureux Hermann Joseph, et S. François, et S. Dominique et maints autres qu’il faudrait citer pour rendre à chacun son dû. Mais si l’on veut saisir sur le vif les sentiments des XIIe et XIIIe siècles envers la Vierge, c’est aux sermons de S. Bernard qu’il faut avoir recours, ou au Miroir de la Bienheureuse Vierge Marie de Conrad de Saxe ou encore à cette véritable « Somme » mariale où, en douze livres, Richard de Saint-Laurent écrivit Les louanges de la Bienheureuse Vierge Marie.

C’est l’époque où les antiennes Salve Regina et Alma Redemptoris Mater sont composées en l’honneur de Marie, la première peut-être par l’évêque du Puy Adhémar de Monteil, l’animateur de la première croisade (et l’on sait que les Croisés la chantèrent en entrant dans Jérusalem), l’autre par un moine de Reichenau, Hermann Contract. C’est l’époque où les Cisterciens étendent partout l’usage, emprunté à la chevalerie et à l’amour courtois, d’appeler Marie « Notre-Dame ». C’est l’époque où jongleurs et ménestrels récitent et chantent les miracles qu’on lui attribue, notamment celui du bon Théophile. C’est l’époque surtout où l’Ave Maria commence à se répandre dans le peuple chrétien et où bientôt va naître le Rosaire. C’est le moment encore, – et l’on ne saurait tout dire en cette matière, – où la fête de l’Immaculée Conception, admise en Irlande dès le IXe siècle, gagne au XIe l’Angleterre et de là se répand partout en Europe ; où celle de la Conception de la Vierge est instaurée par le chapitre général des Franciscains en 1263.

Marie, Mère du Christ, est aimée d’un amour qui ne ressemble à nul autre, comme une mère à qui l’on cache ses peines, comme à une avocate qui plaidera en haut lieu la cause des pécheurs, et même presque comme une surnaturelle amante ; n’est-elle pas celle que le franciscain Jacques de Milan, dans l’Aiguillon d’amour, appelle « la ravisseuse des cœurs » ? On recherche dans l’Ancien Testament les figures qui prophétisent la sienne ; on médite – Eva, Ave, – le mystère qui fait que la faute de la première femme ait été rachetée par le moyen d’une autre femme. On chante ses allégresses, mais aussi ses angoisses, et près de la Marie joyeuse de la Nativité on regarde, debout, la Vierge des sept douleurs, la mère du Stabat.

Évidemment, cette ferveur se traduit dans l’art en pages admirables. Innombrables sont les églises qui portent le vocable de la Vierge : autour de la « Notre-Dame » de Paris, sept autres « Notre-Dame » dessinent comme les pétales d’une fleur. Aux sculptures des porches, aux tympans, la Vierge Mère apparaît de plus en plus fréquemment, d’abord avec son fils, puis seule, et même « en majesté », attitude jadis réservée au Christ. Les artistes rivalisent pour évoquer ses traits avec une grâce exquise.

Ainsi, en occupant dans la religion la place éminente que nous lui voyons, le culte de la Vierge donne au Christianisme une nuance de tendresse unique, irremplaçable : il est un des fleurons du Moyen Âge.

 

 

DANIEL-ROPS.

 

Paru dans la revue Marie en juillet-août 1952.

 

 

 

 

 

 

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