La Russie et l’expansion du christianisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

J. DANZAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’immense pays qui s’étend de la Mer Baltique à l’Océan Pacifique, le christianisme subit, depuis quelques années, l’un des plus rudes assauts qui aient été livrés à la religion de la Croix. La chrétienté d’Occident ne peut s’en désintéresser. Mais l’élan de sympathie fraternelle est parfois entravé par une certaine incompréhension du sens de la lutte qui met aux prises, là-bas, la branche la plus importante de la chrétienté orientale avec des forces hostiles très différentes, très variées, et d’une importance inégale. L’enjeu de cette lutte, c’est peut-être l’avenir de tout l’Orient chrétien, non seulement Parce qu’il s’agit de la population russe, chrétienne depuis mille ans et comptant une centaine de millions d’âmes, mais aussi parce que la Russie était de fait, depuis la chute de Byzance, le centre réel de la chrétienté orientale et son avant-garde en face de l’Asie musulmane, bouddhiste ou païenne.

Avouons tout de suite que dans les milieux catholiques cette situation n’est pas toujours assez bien comprise. Il arrive d’entendre exprimer d’étranges opinions sur l’Église russe, dont il n’y aurait pas à regretter la disparition, qui n’aurait eu d’autre force réelle que le fanatisme schismatique, qui n’aurait même pas su se préserver de l’intrusion de pratiques superstitieuses, voire d’éléments suspects dérivant des anciens cultes païens hérités des vieilles tribus slaves au finnoises, etc. Des opinions de ce genre sont à rejeter non seulement parce qu’elles blessent l’esprit de charité fraternelle, mais aussi parce qu’elles indiquent une réelle incompréhension du rôle dévolu à la Russie dans l’expansion du christianisme sur un territoire cinq fois plus vaste que l’Europe. Qu’au cours de ce gigantesque effort il y ait eu à charrier des scories et d’inévitables déchets, nul ne saurait le nier. Il n’en a pas moins résulté la christianisation d’immenses régions où n’avaient jamais plané les aigles romaines, et dont la population se nombre par des chiffres jamais atteints par l’empire romain. Un monde chrétien nouveau a été créé, qui s’oppose au monde latin moins par suite de divergences dogmatiques que pour des raisons historiques. Ce vaste édifice a été construit avec des matériaux de provenances différentes, mais solidement cimentés. Le césaro-papisme qui y a laissé son empreinte en a garanti pendant des siècles la cohésion autrement impossible. Et la fière intransigeance qui se manifeste aujourd’hui dans la mentalité religieuse russe est le dérivé d’un esprit de conquête sans lequel le grand effort n’aurait pu être réalisé.

Mais à côté de ceux qui dénigrent injustement le passé chrétien de la Russie, il y en a d’autres qui tendent, au contraire, à surestimer la force intérieure de cette prodigieuse expansion. On parle couramment d’une chrétienté russe de 170 millions d’âmes, oubliant que même d’après les statistiques officielles d’avant-guerre les fidèles de l’Église orthodoxe, joints aux adhérents des différentes sectes dérivées de cette Église, formaient à peine 70 % de la population totale. La Russie avait été, pendant des siècles, un pays de mission intérieure. À cet égard, le rôle missionnaire de l’Église n’avait été qu’imparfaitement réalisé : non seulement elle n’avait pas achevé, jusqu’au XXe siècle, la christianisation des populations païennes englobées dans l’empire des Tsars, mais elle s’était trouvée impuissante à pénétrer dans les parties du monde musulman enclavées dans cet empire. De plus, elle était déchirée à l’intérieur par les forces centrifuges des sectes qui ne cessaient de croître en intensité. L’expansion rapide sur des terrains nouveaux s’accompagnait, depuis plus de deux siècles, d’un phénomène de désagrégation intérieure qui mettait en péril l’avenir de cette expansion. C’est cet aspect de l’Église russe que nous allons essayer de résumer en quelques pages. Pour en démêler la trame, il nous faut d’abord replacer l’expansion de l’Église russe dans son cadre historique.

 

 

 

LE PASSÉ

 

 

Quand on lit, dans les manuels d’histoire, le récit bien connu de l’établissement de l’Église d’État à Kiev par saint Vladimir, au déclin du Xe siècle, on s’imagine souvent y voir une reproduction assez fidèle de ce qui s’était passé en Occident dans les nouveaux royaumes que se taillaient les Barbares dans les ruines de l’empire romain. La dissemblance est pourtant profonde. Quand un Clovis acceptait le baptême, il marquait ainsi la fusion complète du conquérant barbare avec la population conquise déjà chrétienne, déjà organisée en diocèses. Saint Vladimir eut à introduire la hiérarchie ecclésiastique parmi des tribus païennes à peine sorties de l’état nomade et installées sur un territoire sans frontières définies : les quelques cités déjà existantes s’entouraient d’un hinterland qu’il fallait encore délimiter, fortifier, étendre aux dépens de la forêt vierge et aussi aux dépens de tribus hétérogènes encore nomades, dont les incursions étaient un péril perpétuel pour l’État encore amorphe qui se constituait à Kiev. L’installation de l’Église et la répartition des diocèses étaient l’indice que cet État commençait à prendre corps. Et l’érection de chaque nouveau diocèse allait marquer l’expansion politique dans la direction où l’élargissement du territoire primitif était possible. Dès le début de l’Église russe, son expansion fut une question de conquête.

À l’époque de saint Vladimir, le pays qui devenait le berceau de la Russie était encore une bande de territoire de largeur inégale qui s’étirait le long de la vallée du Dniepr vers le nord jusqu’à Novgorod et au lac Ladoga. Au sud, les steppes arrosées par le cours inférieur du Dniepr et son embouchure étaient des terrains vagues, âprement disputés aux hordes nomades que l’Asie déversait sans relâche, par flots successifs. Malgré l’attirance invincible exercée par Constantinople (« la Ville Impériale ») sur ces Slaves qui recevaient d’elle la culture chrétienne, la Russie ne put longtemps s’étendre vers le Sud et dut, au contraire, reculer. Saint Vladimir avait pu encore disputer aux Grecs la Crimée. Un demi-siècle plus tard les hordes des Petchenègues revenaient camper devant Kiev et dévastaient la chrétienté russe naissante sur le cours inférieur du Dniepr. Puis les Petchenègues furent refoulés vers l’Ouest par les Polovtsis (Coumans), et ces derniers, au XIIe siècle, barrèrent à la Russie, pour de longs siècles, le littoral de la Mer Noire : les steppes des vallées du Dniepr et du Don restèrent entre leurs mains pour passer ensuite, au XIIIe siècle, aux mains des Tatars.

À l’Ouest, la Russie kiévienne, dès sa naissance, se heurtait à un autre monde en formation, celui de la Pologne christianisée peu auparavant par des missionnaires occidentaux. C’était, en Europe orientale, l’avant-garde du monde latin, défiant et hostile à l’égard de tout ce qui se rattachait à Byzance. De ce côté, la Russie primitive s’était étendue jusqu’aux Carpates. Elle dut reculer peu à peu, abandonnant de larges fragments détachés de l’État kiévien, jetant ainsi les bases de l’irrédentisme slave qui, de nos jours encore, envenime les questions religieuses en Galicie et en Volhynie, mélangeant les rivalités nationales aux rivalités confessionnelles issues du schisme néfaste de 1054.

Plus au nord, la Lithuanie, encore païenne, offrait un champ d’action à l’Église russe, qui s’en occupa dans la mesure où les conflits politiques lui permettaient d’étendre son influence. Son expansion se heurta bientôt, de ce côté, à l’activité des chevaliers-croisés allemands qui s’installèrent, dès le XIIe siècle, sur le littoral sud et sud-est de la Mer Baltique et entreprirent, à leur tour, à grands coups d’épée, la christianisation de la Prusse orientale encore slave et de la Lithuanie occidentale, tandis que d’autres croisés (les Porte-glaives, qui fusionnèrent plus tard avec l’Ordre Teutonique) s’installaient solidement plus au nord, jusqu’au golfe de Finlande, et y fondaient un État belliqueux, agrandi aux dépens de l’ancien territoire russe 1. La Russie dut battre en retraite sur toute la ligne allant de la vallée du Dniepr au lac Ladoga. La Lithuanie, déjà à moitié chrétienne et orthodoxe, fut un État ballotté entre la Russie et la Pologne jusqu’au moment où elle s’incorpora, au XVIe siècle, à cette dernière ; ses domaines englobaient, dès le XIVe siècle, une grande partie de l’ancien État russe de Kiev. Ainsi l’Église russe, dans ces parages, fut réduite à la défensive et ne se maintint que comme indice de nationalité russe contre l’offensive polonaise alliée à l’Église catholique, contre l’offensive allemande d’abord catholique puis protestante dès le XVIe siècle. Le protestantisme allemand triompha définitivement sur le littoral de la Baltique et effaça là les traces de la religion nationale russe ; plus au sud, le conflit séculaire entre la Russie et la Pologne eut pour résultat la fusion définitive de l’indice de religion avec celui de nationalité dans ces régions devenues l’enjeu d’une lutte sans trêve.

Nous ne parlerons pas ici de ces luttes sanglantes qui rentrent dans le domaine de l’histoire politique autant que dans celui de l’histoire religieuse. Il suffit de dire que sur toute la frontière de l’ouest de l’État russe alors en formation il ne put être question d’expansion religieuse, mais seulement de défense, parfois désespérée, des positions antérieurement acquises. L’expansion de l’Église russe ne pouvait se produire que vers le Nord.

Cette situation apparaît nettement quand on considère la répartition des diocèses de l’Église russe aux trois premiers siècles de son existence. Saint Vladimir avait instauré dans ses domaines huit diocèses, auxquels se joignirent encore sept ou huit autres au cours des deux siècles suivants 2. Sur ce nombre, plus de la moitié, tels que les diocèses de Halitch, Volhynie, Tourov, Youriev, Pereiaslav, etc., restèrent en dehors de l’État russe à mesure qu’il était refoulé vers le Nord-Est. Le diocèse de Kiev lui-même, siège du métropolite de Russie, n’était plus qu’une épave devenue l’enjeu de luttes politiques. Seuls, les quelques diocèses au nord-est de Kiev (Riazan, Vladimir-sur-Kliazma, Rostov, etc.), allaient subsister, formant le noyau de l’Église russe au cours de la période suivante de son histoire ; le diocèse de Novgorod, deuxième en importance après Kiev, allait jouer un rôle décisif dans l’expansion de la chrétienté russe vers le Nord.

 

 

 

 

 

 

Cet énorme diocèse embrassait d’abord toutes les régions comprises entre les lacs Ilmen et Ladoga (c’est-à-dire le littoral Est du golfe de Finlande) et le bassin de la Dvina. Il s’étendit irrésistiblement vers l’Est et le Nord à mesure que les Novgorodiens, grands commerçants et intrépides chasseurs de fourrures, s’enfonçaient dans les forêts vierges qui couvraient ces régions et gagnaient, par la vallée de la Dvina, le littoral de l’Océan glacial. Les petits entrepôts qu’ils fondaient partout sur les rives des fleuves sillonnés par leurs embarcations devinrent, plus tard, les villes russes du Nord, centres chrétiens qui diffusèrent le christianisme parmi les peuplades finnoises païennes. À l’Est, les Novgorodiens s’enfoncèrent jusqu’au bassin de la Kama (qui relie la Volga à la région montagneuse de l’Oural). Cette expansion politique et commerciale n’avait pas pour but l’action missionnaire chrétienne : les novgorodiens songeaient plus à arracher aux païens l’impôt en nature qui alimentait le commerce avec l’Europe 3 qu’à faire de ces païens des chrétiens. Mais le contact des Russes chrétiens opérait de lui-même : ces païens à demi-sauvages imitaient timidement les usages et les mœurs de leurs vainqueurs, ils joignaient à leurs fétiches les icones qui étaient, à leurs yeux, la source de la puissance de ces étrangers. Saint Nicolas, objet de la vénération toute spéciale des Russes, fut invoqué aussi par les païens finnois à l’égal de leurs dieux grossiers, et resta, jusqu’à nos jours, un des dieux tutélaires des chasseurs de fourrures comme des pêcheurs riverains des grands fleuves du Nord et de l’Océan glacial. Ces premiers indices d’influence chrétienne apparaissaient dès lors spontanément, sans que l’Église s’appliquât elle-même à l’action missionnaire. Elle ne put guère y songer avant le XIVe siècle, époque où elle commença à se relever elle-même de l’atroce dévastation causée par l’invasion tatare.

 

 

Cette invasion, on le sait, avait marqué un tournant fatal dans l’histoire de la Russie au XIIIe siècle. Au moment où l’Europe occidentale voyait le plein épanouissement de la chrétienté médiévale, la Russie, brutalement piétinée par les hordes de Gengis-Khan en 1237-1238, avait été rejetée dans la barbarie. La Russie kiévienne, que des liens si étroits reliaient à l’Occident chrétien, avait subi le même sort que l’empire romain à l’époque des grandes invasions. Elle avait été disloquée, elle avait été mise à feu et à sang. L’effroyable dévastation avait même eu des suites encore plus terribles parce que les villes russes étant construites surtout en bois (faute d’autres matériaux de construction), il n’en restait que des cendres après le passage des Tatars. Kiev, qui avait possédé de belles églises de pierre, fut ravagé au point de perdre, pour des siècles, toute importance ; d’ailleurs, ses misérables ruines n’étaient même plus entre les mains des princes russes qui essayaient de reconstituer un État au Nord-Est, à Vladimir et Souzdal. De toutes les villes du Nord, Novgorod fut seule épargnée par l’affreux cyclone (les hordes tatares l’ayant contournée) et gardait seule des vestiges du passé, mais sa situation avancée à l’Ouest du monde russe, face aux chevaliers allemands et à la Suède, en faisait un poste de combat et l’isolait du reste du pays ; ses forces se concentraient dans l’effort de la lutte contre l’ennemi extérieur, et les soucis religieux restaient au deuxième plan. C’était à Vladimir-sur-Kliazma que devait échoir le rôle de centre religieux dans cette Russie nouvelle où tout était à rebâtir, tout était à refaire. La ville de Vladimir avait été aussi dévastée, brûlée ; l’évêque avait péri avec le clergé et la famille princière dans la cathédrale incendiée. Mais de nouvelles maisons de bois s’alignaient sur les décombres. C’est là que se tint, en 1274, une sorte d’assemblée d’évêques russes pour pourvoir aux besoins les plus pressants de l’Église ravagée. Or, ces évêques n’étaient plus que cinq, le métropolite y compris ; ils consacrèrent un sixième évêque. Les membres de cette assemblée ne se doutaient probablement guère qu’en cette même année se réunissait à Lyon le célèbre concile qui statuait sur l’Union des Églises. La Russie n’était plus qu’un tronçon presque détaché de l’Église d’Orient, un îlot chrétien dans un océan de barbarie païenne. Mais ce fragment délabré d’État chrétien était plein d’une sève vigoureuse qui l’animait d’une vie nouvelle. L’Église russe le suivit dans ses nouvelles destinées en transportant le siège primatial de Kiev à Vladimir.

L’atroce dévastation avait eu pour premier résultat de réduire jusqu’à néant la culture chrétienne déjà florissante. Mais elle eut aussi des conséquences plus profondes. Tout d’abord, en affaiblissant le lien qui reliait l’Église de Russie à sa métropole hiérarchique, Constantinople, elle contribua à écarter l’influence de l’élément grec dans le clergé russe : ce clergé se recruta désormais presque exclusivement parmi les Russes et les métropolites de Russie eux-mêmes, qui, jusque-là, avaient été presque tous (sauf deux exceptions) des Grecs envoyés de Constantinople, furent maintenant généralement des Russes, qui allaient demander cette consécration pour raffermir une position déjà acquise chez eux. Les quelques Grecs qui parurent encore sur le siège primatial furent considérés comme des étrangers 4. Cette nationalisation définitive de 1’Église russe lui fit concentrer ses forces sur les questions de mission intérieure qui étaient les conditions mêmes de son existence au milieu des flots de barbarie et de paganisme.

Les Tatars qui avaient envahi la Russie étaient encore païens. Les martyrs russes qui périrent dans leurs campements, au XIIIe siècle, étaient des chrétiens souffrant pour leur foi comme ceux de l’Église primitive. Mais ces cas de martyre furent relativement peu nombreux : les Tatars, qui massacraient sans pitié la population simplement par soif de destruction, n’étaient pas animés de fanatisme persécuteur ; bien au contraire, à part les cas de brutalité dans l’enivrement du triomphe, ils manifestaient plutôt une tolérance indifférente à l’égard de la religion. Après avoir pillé, saccagé et massacré à satiété, ils laissèrent l’Église russe s’organiser à sa guise et ne s’opposèrent même pas à la propagande du christianisme parmi eux-mêmes. Quand ils établirent la résidence de leurs khans près de l’embouchure de la Volga, à Saraï (dit la Horde d’or), cette capitale turco-tatare de Saraï devint presque aussitôt le siège d’un nouvel évêché de l’Église russe : il y eut un évêque de Saraï, résidant auprès de la cour du khan 5, et l’érection de cet évêché en 1261 marqua la première étape de l’expansion de l’Église russe dans le monde mongol, vers l’Orient, après l’arrêt de son expansion vers l’Occident.

L’évêque de Saraï était le représentant de l’Église russe auprès du khan, et aussi, probablement, le grand aumônier des Tatars baptisés, assez nombreux peut-être, même dans l’entourage immédiat du khan ; les femmes chrétiennes emmenées en captivité y étaient en grand nombre, les princes russes épousaient parfois des princesses tatares. Plus important pour l’avenir de l’Église de Russie fut l’appui accordé par les khans au clergé russe, qu’ils traitèrent avec respect, peut-être même avec une sorte de crainte superstitieuse. Les évêques russes obtinrent l’affranchissement de tributs et de redevances, ce qui permit à l’Église de se maintenir au milieu de la ruine générale et de sauver les débris de la culture russe. Cet état de choses ne changea pas sensiblement quand, au XIVe siècle, la Horde d’or adopta définitivement l’Islam comme religion nationale tatare. Entre elle et ses vassaux russes, il y avait déjà un modus vivendi qui n’admettait pas d’excès de fanatisme ; d’ailleurs, les khans de la Horde d’or semblent avoir toujours été des musulmans plutôt tièdes. De plus, il faut se souvenir que le lien entre eux et la Russie fut toujours assez lâche, se bornant, de la part des Russes, à une reconnaissance de la suzeraineté du khan et au versement d’un tribut, et de la part des Tatars à des razzias subites provoquées par quelque incident politique ou par la soif de pillage. La vie intérieure du pays ne les intéressait pas, pas plus que sa vie religieuse. Les métropolites russes établis à Vladimir reçurent d’eux, à plusieurs reprises, des brevets, leur conférant toute sorte de privilèges, et cette attitude plutôt cordiale continua après le transfert en 1326, du siège primatial de Vladimir à Moscou, alors que la Horde d’or était déjà gagnée par l’Islam. Le métropolite Alexis (1354-1378) était l’objet d’une grande vénération de la part des Tatars, qui s’adressèrent même à lui pour le prier de venir guérir la femme du khan, ce qui arriva en effet. À l’occasion de cette visite du grand prélat russe à la Horde d’or eut lieu, sur la demande du khan, une discussion religieuse entre lui et un théologien musulman, de même qu’un des prédécesseurs d’Alexis, Pierre, avait eu aussi un colloque du même genre à la Horde d’Or. Ces tournois théologiques semblent avoir revêtu un caractère paisible et même courtois.

Tous ces détails sont nécessaires pour comprendre l’attitude de l’Église russe vis-à-vis du monde musulman. Pour la Russie, l’Islam n’apparut pas comme l’implacable ennemi qu’il était pour la chrétienté d’Occident. L’Europe avait tremblé devant les Sarrazins fanatiques, elle avait perdu la fine fleur de sa chevalerie dans les Croisades ; l’étendard du Prophète était suspendu comme une menace perpétuelle devant le monde chrétien qui reculait sous sa pression sanglante. La Russie, elle, s’était vue dévastée par des païens ; l’horrible souvenir de l’invasion tatare ne s’alliait pas à l’idée de l’Islam, celui-ci ne s’était établi définitivement qu’au moment où l’empire de Gengis-khan se désagrégeait, tandis que la Russie commençait à reprendre des forces. Désormais les razzias des Tatars alternaient avec des relations de bon voisinage, voire même avec des alliances ; les Tatars contribuèrent à l’œuvre du « rassemblement de la terre russe » par les princes de Moscou en soutenant ces derniers contre leurs rivaux. Tout ceci laissa une trace ineffaçable dans les rapports de l’Église russe avec l’Islam, qu’elle considéra plutôt en voisin qu’en ennemi. Ce fut à la fois sa force et sa faiblesse dans le grand élan d’expansion vers l’Orient. Elle fut, en somme, tolérante pour l’Islam, ce qui facilita la pénétration des Russes en Asie, mais à cette louable absence de fanatisme s’allia toujours une sorte de mollesse dans l’œuvre de propagande chrétienne parmi les musulmans. La lutte de la Croix contre le Croissant ne fut pas, pour la Russie, une question de vie ou de mort, comme elle l’était pour la chrétienté méditerranéenne. Il en résulta que les efforts de l’Église russe, laissant de côté l’Islam, tendirent plutôt à la christianisation des païens dont elle était encore entourée.

 

 

C’est précisément à la fin du XIVe siècle que commença à s’organiser cette grande œuvre de mission. Les bases en furent posées par la prédication du moine Stéphane (Étienne) parmi les peuplades païennes habitant entre le bassin de la Dvina et les monts Oural et connus sous le nom de Zyrianes ou Permiaks. Stéphane voua sa vie à la christianisation de ces sauvages, alors tributaires des Russes. Il fut pour eux ce que saint Cyrille avait été pour les Slaves occidentaux : il inventa un alphabet pour leur langage rudimentaire, traduisit en ce langage (le zyriane) l’Évangile et les livres liturgiques, et s’enfonça dans les forêts où se terraient ces peuplades pour y prêcher le christianisme avec la ferveur d’un apôtre. Cette magnifique œuvre d’apostolat fut couronnée de succès ; l’érection d’un nouvel évêché à Perm, dont Stéphane 6 fut le premier titulaire (1383), marqua l’installation du christianisme dans ces contrées et les débuts d’une culture chrétienne pour ces parages. La chrétienté orthodoxe s’étendit ainsi, à la fin du XIVe siècle, jusqu’à l’Oural, frontière de l’Europe et de l’Asie.

L’œuvre magnifique de saint Stéphane avait été la première mission organisée par l’Église russe sur une grande envergure. Au siècle suivant (XVe), cet essor du christianisme se poursuivit surtout par l’expansion de la vie monastique. Saint Serge de Radonège († 1392), fondateur du grand couvent de la Trinité près de Moscou et rénovateur de la vie monastique en Russie, avait donné une impulsion vigoureuse à un mouvement religieux qui couvrit bientôt le nord de la Russie d’un réseau de couvents. Ils furent tous des citadelles nouvelles du christianisme dans les immenses forêts encore incultes ou peuplées de païens. Le plus célèbre fut celui de Solovki, fondé en 1429, sur une île de la Mer Blanche ; ses premiers fondateurs furent d’abord en butte aux persécutions des Karèles païens, mais étendirent bientôt sur eux leur influence. Le couvent de Solovki fut un foyer ardent de propagation de la foi chrétienne pendant des siècles pour tout le littoral de l’Océan glacial. Territorialement, il appartenait au diocèse de Novgorod jusqu’à l’érection de l’évêché d’Arkhangelsk.

À l’Est, le même rôle d’avant-garde du christianisme échut alors au couvent fondé par saint Macaire de Jeltovody sur la Volga, au delà de Nijni-Novgorod. C’était une expansion vers le cours moyen de la Volga, où la ville tatare de Kazan devenait alors la capitale d’un des petits khanats formés par la dislocation de l’empire tatar. Un autre khanat se formait à la même époque à l’embouchure de la Volga, à Astrakan. La Volga était donc devenue une barrière que le monde musulman opposait à la chrétienté russe, et dont l’approche s’opérait, du côté russe, par une lente poussée.

Le XVe siècle devait modifier profondément la mentalité russe à l’égard de l’Islam. Non seulement la barrière opposée à la poussée russe vers l’Est devenait irritante, maintenant que Moscou terminait « le rassemblement de la terre russe » et sentait croître ses forces, mais, de plus, l’effondrement de l’empire byzantin sous la poussée turque éveillait la conscience d’un héritage sacré dont la Russie devenait dépositaire et qui la dressait contre le monde musulman en champion et en vengeur de la chrétienté. On sait qu’après la chute de Constantinople les grands-princes, maintenant tzars (Césars) de Moscou, se considérèrent comme les héritiers de l’antique empire d’Orient. Ce fut une mentalité nouvelle, qui donna un aspect nouveau à la lutte contre les voisins tatars.

Le XVIe siècle vit le premier triomphe de cet idéal à la fois impérialiste et chrétien. Après des luttes sanglantes, Kazan tomba aux mains des Russes en 1552. Cinq ans plus tard, c’était le tour d’Astrakan. Maintenant toute la Volga devenait le grand fleuve russe qui serait désormais non plus une barrière, mais un point d’appui pour la puissante expansion vers l’Asie. Le rôle de Kazan, qui domine tout le cours moyen du fleuve et ouvre l’accès aux grandes steppes asiatiques, allait être particulièrement important, tant au point de vue politique qu’au point de vue religieux. L’Église russe y entra en triomphatrice ; on sentait obscurément que c’était une sorte de revanche sur la chute de Constantinople. Au fait, l’Islam avait subi là son premier grand revers, vingt ans avant que la bataille de Lépante eût arrêté son offensive sur la Méditerranée.

Le khan, vaincu et détrôné, accepta le baptême, ainsi que beaucoup de seigneurs de sa suite. Les musulmans irréductibles battirent en retraite, se retranchèrent dans les steppes au sud de l’Oural, reculèrent jusqu’au bassin de l’Ob en Sibérie. Ils se mélangèrent aux Bachkirs dont les peuplades occupaient les steppes immenses entre l’Oural et la Mer Caspienne. Ces peuplades embrassèrent l’Islam et devinrent des foyers de fanatisme musulman par opposition aux Moscovites, dont ils furent bientôt les tributaires. Au point de vue politique et stratégique, l’avance russe était irrésistible, mais, cette fois, elle ne s’accompagnait pas d’expansion religieuse, se heurtant à un fanatisme jusqu’alors inconnu. Kazan resta pour quelque temps l’avant-poste de la chrétienté russe vers l’Est. La ville devint un évêché illustré par son premier évêque, Gourii, apôtre infatigable, canonisé par l’Église russe. L’apparition d’une icone miraculeuse, celle de Notre-Dame de Kazan, qui devint l’objet d’une vénération particulière pour toute la Russie, sembla un signe de la faveur céleste répandue sur l’œuvre d’apostolat dont la grande ville conquise sur l’Islam devenait le centre.

Pourtant, cette œuvre ne se poursuivit pas, à l’égard de l’Islam, avec autant de vigueur qu’on aurait pu s’y attendre. L’expansion vers l’Est prit un caractère nettement politique et économique, et la Russie, en s’enfonçant dans les steppes de l’Asie, dut songer à une politique religieuse conciliante vis-à-vis de ce monde musulman qui pouvait lui susciter de terribles difficultés du côté le plus vulnérable de l’État moscovite : les steppes du Sud de la Russie d’Europe, qui tombaient sous les coups des Tatars de Crimée 7. De ce côté-là, l’Ukraine (dont le nom étymologique désigne les Marches du Sud pour la Russie, de l’Est pour la Pologne) était encore un terrain vague perpétuellement ravagé par des incursions tatares. Ce n’était plus à des hordes nomades amorphes qu’on avait affaire, mais à l’avant-garde de la formidable puissance turque, qui soutenait et dirigeait les musulmans de Crimée comme ceux du Caucase. La frontière sud de l’État moscovite était encore une ligne indécise, flottante à la lisière des grandes steppes du bassin du Don. En défendant âprement cette frontière et en refoulant lentement le flot musulman jusqu’à l’acculer à la Mer Noire, la Russie était bien le champion de la Croix contre le Croissant. Mais c’est précisément cette lutte perpétuelle contre le monde musulman en Europe qui lui inspirait à son égard une politique conciliante en Asie, pour détourner le danger toujours menaçant d’une coalition panislamique dont les Turcs avaient déjà conçu l’idée. Ce souci politique fit revivre les anciennes traditions de tolérance et de bon voisinage avec les Tatars musulmans. L’œuvre de mission chrétienne en fut fort affaiblie.

Du reste, au XVIe siècle, l’Église russe avait encore d’autres soucis. Il fallait d’abord achever la christianisation du Nord : c’est à cette époque que se place l’œuvre de mission auprès des Lapons païens, commencée en 1526, et dont l’apôtre principal fut saint Tryphon († 1582). La chrétienté russe s’étendait ainsi sur la région de Mourmansk, jusqu’aux confins de la Norvège.

Mais en même temps on commençait à s’apercevoir que la propagation du christianisme parmi ces peuplades nordiques portait un caractère trop superficiel. Le Concile des Cent Chapitres (Stoglav8, réuni à Moscou en 1551, dévoila, parmi d’autres plaies de l’Église russe, celle de fortes survivances païennes dans cette population inculte trop hâtivement baptisée. Ce n’était même pas de survivances qu’on pouvait parler, mais d’un paganisme encore vivace sous une mince enveloppe de pratiques chrétiennes. La langue russe forgea un terme énergique, la « double croyance » (dvoïévérïé) pour désigner ce phénomène de mélange de rites chrétiens avec un ritualisme païen des plus barbares. Il fallait s’avouer que loin de remporter une victoire définitive sur ces restes du paganisme l’élément russe lui-même s’en laissait influencer et s’adonnait souvent à des pratiques étranges, en parties héritées de l’ancien paganisme slave, en partie empruntées aux peuplades finnoises ou turco-tatares auxquelles il se mélangeait. Il était évident que l’Église russe avait besoin d’un effort de concentration et d’enseignement ; ce fut l’œuvre entreprise, au milieu du XVIe siècle, par le grand métropolite Macaire. Mais cet effort allait être entravé par une expansion subite qui dissipa et dispersa les forces prêtes à se concentrer.

 

 

Cette nouvelle expansion, c’était la brusque conquête de la Sibérie. Dès la fin du XVIe siècle l’industrie minière russe naissante sur les flancs de l’Oural avait dû constituer de petites troupes armées pour se défendre contre les incursions des nomades asiatiques. Pour refouler ces derniers, il fallait passer au système de l’offensive préventive. Ainsi s’effectua l’avance des bandes de volontaires ou de mercenaires jusqu’au bassin de l’Ob. Ils s’y heurtèrent à un petit État tatar dénommé Sibérien d’après le nom de sa capitale Sibir, sur l’Irtych (affluent de l’Ob). Moscou songeait depuis quelque temps à s’en emparer pour gagner sur l’Ob une frontière naturelle, mais l’éloignement ne permettait pas d’envisager une campagne militaire sérieuse. Ce qui ne pouvait pas être fait méthodiquement fut réalisé par le hasard d’un coup de main audacieux : une bande de Cosaques et d’aventuriers, dépassant à peine 800 hommes et dirigée par un digne émule des conquistadors espagnols nommé Yermak, remonta l’Irtych et détruisit la capitale de ces Tatars sibériens. En 1582, le tzar Ivan le Terrible vit arriver à Moscou des envoyés de Yermak qui lui apportaient en cadeau le « royaume de Sibérie » (en réalité il ne s’agissait encore que d’une partie du bassin de l’Ob). Le tzar accepta le présent et envoya un renfort de... 350 hommes. Alors commença l’extraordinaire épopée qui allait donner à la Russie tout le nord de l’Asie. Les Russes avaient, selon le mot de l’historien Soloviev, l’avantage du fusil sur l’arc. Ils avaient surtout l’audace et la maîtrise d’une race de colonisateurs. La ville de Tobolsk, fondée près des ruines de Sibir, devint le centre administratif de la Sibérie Occidentale et le point d’appui de l’expansion ultérieure, qui s’effectua avec une rapidité incroyable. Les espaces immenses entre l’Ob et l’Ienisseï furent franchis en une trentaine d’années. Vers le milieu du XVIe siècle les aventuriers, mi-chasseurs, mi-pirates, qui formaient l’avant-garde de l’irrésistible poussée, avaient dépassé le bassin du Ienisseï, gagnaient celui de la Léna, et s’aventuraient jusqu’au littoral de l’Océan Pacifique. Leurs canots sillonnaient les grands fleuves sibériens, semant partout sur leurs rives de petits hameaux, des entrepôts et de petits forts, qui devinrent les villes de la Sibérie actuelle. Par l’embouchure des fleuves, ces canots gagnaient l’Océan Glacial et longeaient ses rives jusqu’à la pointe nord-est du continent asiatique. En 1648 le cosaque Simon Dejnev contourna sur son canot cette pointe et fut le premier à pénétrer dans le détroit dont on attribua plus tard la découverte à Behring et qui porte aujourd’hui le nom de ce dernier.

L’Europe occidentale, absorbée par la guerre de Trente ans, ne se doutait guère de l’œuvre immense qui s’accomplissait en Asie et qui ouvrait des horizons nouveaux à la culture chrétienne. Partout où prenaient pied les audacieux colons, une église de bois surgissait à côté de leurs premières cabanes. La chrétienté russe s’étendait avec la rapidité d’une tache d’huile sur une superficie évaluée, vers le milieu du XVIIe siècle, à plus de quatre millions de kilomètres carrés. Conquête superficielle, certes, mais cependant d’une importance inestimable, puisque l’Église ne rencontrait là aucun adversaire sérieux et que son établissement n’était qu’une question de colonisation. Son expansion s’était heurtée, nous l’avons dit, à l’Islam professé par les peuplades situées entre la Volga et l’Ob ; maintenant elle avait, pour ainsi dire, enjambé cette avant-garde du monde musulman et s’enfonçait dans un monde de paganisme primitif, amorphe, destiné à disparaître à mesure que la civilisation chrétienne y prendrait pied solidement.

La colonisation de ces espaces sans bornes fut le gros souci du gouvernement moscovite. Dès la fin du XVIe siècle il commença à diriger vers la Sibérie des paysans laboureurs 9, et aussi des déportés, à titre de colons. En se joignant aux garnisons des villes fraîchement fondées, aux chasseurs et aventuriers de toute sorte, aux employés de l’administration locale, et aux gens d’Église qui suivaient ou devançaient le progrès de la colonisation, cette population russe sédentaire (ou à peu près), disséminée parmi des centaines de tribus nomades, allait s’accroître assez rapidement, pas assez toutefois pour peupler systématiquement des millions de kilomètres carrés, de l’Oural au Kamtchatka, de l’Océan Glacial aux chaînes de l’Altaï. Sur cette étendue prodigieuse la nouvelle population russe était évaluée approximativement, vers 1662, à 70.000 âmes ; sur ce nombre on comptait environ 1.500 hommes d’Église (clergé diocésain et paroissial, acolytes, serviteurs, etc.) et une centaine de moines. Le premier évêché sibérien avait été érigé à Tobolsk en 1621. Le nombre de prêtres fut toujours nettement insuffisant ; on les envoyait de Moscou, mais les conditions trop dures d’existence dans ces pays incultes les faisaient quelquefois fuir ; le gouvernement moscovite les faisait rattraper et ramener de force à leurs postes. Comme toujours, en Russie, ce furent les couvents qui se multiplièrent pour jouer le rôle de pionniers ; on en comptait déjà 37 à la fin du XVIIe siècle, mais ce développement fut arrêté alors par la volonté de Pierre le Grand, toujours hostile à la vie monastique qui arrachait les hommes à une activité plus utile à ses yeux. Il promulgua en 1708 l’interdiction de fonder de nouveaux monastères en Sibérie. À cette époque la population russe sibérienne dépassait déjà cent cinquante mille hommes, sans les femmes et les enfants ; trois-quarts de siècle plus tard elle dépassait un million.

Cet accroissement était dû surtout à une grande vague d’immigration provoquée par les dissensions religieuses qui déchirèrent l’Église russe à la fin du XVIIe siècle. C’était le grand schisme intérieur dit raskol : la querelle engendrée par la révision des livres liturgiques avait suscité une révolte d’une grande partie des fidèles contre l’Église d’État, et ces « vieux-croyants » ou raskolniks, en butte aux persécutions, refluèrent en masse vers les parages où le bras séculier ne pouvait les atteindre. Ces parages, c’était la Russie du Nord avec ses forêts vierges, et la Sibérie. Les dissidents devinrent des défricheurs de terres incultes et des colons. Autrement dit, à la fin du xvii’ siècle et au cours du XVIIIe, la Russie présenta un phénomène analogue à celui de l’exode des puritains d’Angleterre vers le Nouveau Monde et de la dispersion des huguenots de France. L’analogie n’était pourtant pas complète : les rebelles russes contre l’autorité ecclésiastique ne quittaient pas la Russie et colonisaient des espaces qui restaient dans le domaine de l’État et que ce dernier avait intérêt à peupler. Mais pour l’Église russe et son œuvre de mission cette propagation du raskol, dirigée précisément sur les points où l’influence de l’Église était encore faible, devint un obstacle à la mission intérieure. Les raskolniks ne se souciaient guère d’être des auxiliaires de l’Église d’État honnie par eux, même dans l’œuvre de christianisation des païens. Leur propre mentalité ne les incitait pas à l’apostolat : l’esprit du raskol se manifestait par l’isolement en petites coteries dédaigneuses du monde extérieur. Cette circonstance, jointe au coup porté à la vie monastique en Sibérie par l’ukase de 1708, fit que l’Église d’État prit en Sibérie plus que partout ailleurs l’aspect d’une institution officielle, au grand préjudice de son œuvre de mission. Les indigènes qui se trouvaient en contact direct avec les autorités locales reçurent en grand nombre le baptême, mais ce n’était le plus souvent qu’une estampille officielle masquant un fétichisme inculte que rien n’entamait sérieusement. Au delà des localités habitées, les tribus nomades conservèrent leur paganisme ou bien subirent, au cours du XVIIIe siècle, de fortes influences musulmanes ou bouddhistes. L’Église s’occupait surtout de lutter contre le raskol, plus dangereux à ses yeux. D’ailleurs, le défaut d’instruction la privait de moyens d’action. Un séminaire avait été ouvert à Tobolsk, mais végétait à grand-peine. On calculait, au XVIIIe siècle, que la moitié environ des prêtres et des diacres en Sibérie ne savaient pas lire.

 

 

À toutes ces circonstances qui affaiblissaient l’Église russe en Sibérie au XVIIIe siècle, malgré son expansion extérieure, il faut joindre les soucis nouveaux que lui causait le brusque changement de la politique russe en Europe. Sous la main vigoureuse de Pierre-le-Grand, la Russie avait fait subitement volte-face et tournait toutes ses forces vives vers l’Occident : la poussée vers l’Est passait au deuxième plan. De même que le XVIIe siècle avait vu le bond prodigieux de la Russie jusqu’à l’Océan Pacifique, le XVIIIe siècle vit l’expansion aussi foudroyante vers la Mer Baltique et la Mer Noire. Sur toute cette frontière ouest où l’Église russe avait été depuis cinq siècles sur la défensive, elle se trouva soudain dans la situation de dominatrice à la suite de l’État vainqueur. L’alliance étroite de l’État et de l’Église avait été possible parce que les éléments hétérogènes incorporés jusque-là par l’État n’étaient pas chrétiens. À présent, l’État s’adjugeait de vastes portions du monde chrétien occidental, et l’Église avait à préciser son attitude vis-à-vis de ces éléments nouveaux de la vie nationale.

Par la conquête d’une partie de la Finlande et des « provinces baltiques » autrefois colonisées par les chevaliers Porte-glaives, la Russie recevait maintenant une population protestante nombreuse et solidement organisée. Puis ce fut la poussée vers le sud-ouest. Les partages de la Pologne rendirent à la Russie une grande partie de l’ancien État kiévien, et, de plus, des millions de Polonais catholiques et des millions de Juifs. La question la plus angoissante, de ce côté, était celle des Uniates 10, considérés comme des frères égarés qu’on voulait à tout prix faire rentrer dans le giron de l’Église nationale. Au Sud, ce n’était pas seulement la steppe tant disputée pendant des siècles qui s’incorporait à la Russie, mais aussi le khanat de Crimée avec sa population musulmane, une partie du Caucase musulman, et la Géorgie, chrétienne, mais habituée à son autonomie ecclésiastique. La vertigineuse expansion continua pendant toute la première moitié du XIXe siècle avec la conquête définitive du Caucase et celle de l’Asie Centrale. La Russie englobait ainsi une énorme partie du monde musulman. Et au moment où se précisaient de ce côté les limites territoriales, commençait en Extrême-Orient la poussée vers le monde jaune. Notons ici que dans cette direction l’Église avait devancé l’expansion politique, car elle avait organisé dès 1862 une mission au Japon. C’est le seul cas d’une mission de l’Église russe en dehors des frontières de l’État, car la mission de Chine avait en vue les colons russes établis sur l’Amour et ne s’étendit que plus tard au delà des possessions russes ; celle de l’Amérique du Nord n’est qu’une survivance de l’occupation de l’Alaska par les Russes, dont l’essor, après l’occupation du Kamtchatka, ne s’était arrêté qu’au delà du Détroit de Behring 11.

Cette simple énumération des éléments nouveaux incorporés par l’empire de Russie au cours des deux derniers siècles suffit à faire comprendre la tension subie par l’Église, habituée depuis des siècles à ne pas séparer ses intérêts de ceux de l’État. Ainsi, par exemple, la question douloureuse des Uniates, qui présentait pour l’État un intérêt national, attirait l’attention de l’Église au détriment des efforts qu’elle eut mieux appliqués à la propagation du christianisme parmi les païens. Il en était de même pour les raskolniks, combattus par l’Église, parce que l’État voyait en eux un élément séditieux. L’Église s’épuisait à créer des missions orthodoxes parmi les Caréliens ou les Estoniens protestants, à lutter en Pologne contre l’Église catholique, parce que, à l’ouest de l’empire, la question religieuse semblait être une question de nationalité. Mais au sud et à l’est, les musulmans jouissaient de la plus large tolérance parce que l’État, qui avait là des intérêts politiques à ménager, entretenait les traditions de cohabitation paisible avec eux. Et le fouillis de tribus païennes, tant à l’extrême nord de la Russie d’Europe qu’en Sibérie, bénéficiait d’une indulgence dictée surtout par l’impossibilité matérielle, pour l’Église, d’étendre son influence au delà des centres urbains. Dans ces parages, l’extension du réseau paroissial et diocésain suivait exactement les lignes de la colonisation ; quant à des missions spéciales pour christianiser les indigènes, elles ne s’organisèrent que dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

À ce moment, le formidable essor d’expansion politique commençait à se ralentir, le gigantesque État commençait à se tasser dans ses limites naturelles et à réorganiser sa structure intérieure. Ce fut aussi le moment d’un renouveau spirituel et intellectuel pour l’Église russe. Il y eut un effort sérieux pour rehausser le niveau d’instruction du clergé. Les quatre grandes Académies théologiques (à Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev et Kazan) s’occupèrent activement des hautes études nécessaires à la formation de théologiens ; celle de Kazan eut pour objectif principal la formation de missionnaires. On organisa une série de Sociétés de Mission pour effectuer enfin sur des bases sérieuses l’œuvre de propagande jusque-là sporadique et presque inconsciente. C’était une ère nouvelle qui s’ouvrait pour l’Église russe ; de plus, l’accroissement rapide du réseau de voies ferrées lui permettait de pénétrer dans des régions éloignées, jusque-là inaccessibles. La colonisation de la Sibérie, enfin organisée systématiquement à la fin du XIXe siècle, faisait monter brusquement le chiffre de la population sibérienne jusqu’au delà de cinq millions, accélérant le phénomène d’assimilation des indigènes et leur christianisation. L’Église russe était donc, pour la première fois, en possession de moyens adaptés pour une immense œuvre d’apostolat intérieur.

Son action fut pourtant entravée par deux circonstances auxquelles nous avons fait allusion en parlant, au début, d’un phénomène de désagrégation interne. C’était d’abord, dans les masses populaires, une nouvelle floraison de sectes, cette fois beaucoup plus dangereuses pour l’Église que ne l’avait été le raskol. Ce dernier avait toujours gardé, malgré son attitude hostile à l’égard de l’Église officielle, un sens ecclésiastique très vif. Les sectes surgies au XIXe siècle, et en particulier le baptisme, qui se répandit avec une rapidité foudroyante dans tout le sud de la Russie, rejetaient les principes fondamentaux de l’organisation ecclésiastique. À ceci venait se joindre, dans les milieux intellectuels, un agnosticisme dédaigneux ou même un positivisme franchement athée. Ce double assaut minait les forces de l’Église au moment même où elle aurait pu enfin s’adonner fructueusement à l’œuvre de mission parmi les païens. Cette œuvre resta inachevée : la christianisation des éléments non-chrétiens de la population fut devancée par la déchristianisation de l’État et de l’opinion publique. Le drame de l’Église russe trouva son dénouement dans la tempête révolutionnaire, la persécution sanglante et le triomphe momentané de l’athéisme militant devenu à son tour religion d’État.

 

 

 

LE PRÉSENT

 

 

Le présent de l’Église russe, ce sont les débris de ce qu’elle était au début du XXe siècle. Il nous faut donc esquisser un tableau de son organisation à la veille de la grande tourmente, pour évaluer les conséquences des modifications apportées par la nouvelle structure de l’ancien empire devenu l’U. R. S. S.

Sur l’immense territoire dont nous venons de retracer l’acquisition progressive, l’Église russe était répartie en soixante-quatre diocèses ; il y en avait encore deux hors des frontières de l’État : celui d’Alaska, mentionné plus haut, et celui du Japon, érigé au XIXe siècle pour l’œuvre de mission dont nous venons de parler. Les diocèses russes étaient répartis sur le territoire de l’empire suivant la division administrative en gouvernements (préfectures) : sauf de rares exceptions, les limites de chaque diocèse coïncidaient avec les limites du gouvernement correspondant. Mais la division en gouvernements avait été effectuée (et maintes fois remaniée depuis le XVIIIe siècle) selon les besoins politiques, économiques ou stratégiques du pays, sans égard pour la situation religieuse. Il en résultait que de vastes régions peuplées de musulmans ou de païens se trouvaient morcelées entre plusieurs diocèses, ce qui brisait l’unité de l’action missionnaire et en diminuait l’efficacité. Presque tous les diocèses comprenaient des « paroisses de mission » pour combattre le raskol et les autres sectes, ainsi que les confessions occidentales dans les diocèses de l’Ouest. Quant à la christianisation des païens, elle était confiée plus spécialement à la Société orthodoxe de Mission fondée en 1870 à Moscou, qui exerçait son action par des Comités diocésains ; elle entretenait aussi, à l’aide de subsides du gouvernement, des Missions spéciales sibériennes, comme celle de l’Altaï pour le sud de la Sibérie occidentale, qui avait baptisé en peu de temps une vingtaine de milliers de païens et de musulmans, avait établi 47 églises, 37 écoles, etc. Il y avait aussi la mission Kirghize dans la partie méridionale du diocèse de Tomsk, les missions d’Obdorsk et de Sourgout dans le diocèse de Tobolsk, les Missions tchoukote et transbaïkalienne dans le diocèse de Iakoutsk, etc. Les chiffres de statistiques indiquent, pour toutes ces missions, un nombre assez faible de convertis (la moyenne annuelle pour chacune ne dépassant pas une ou deux dizaines), mais l’œuvre ne faisait que commencer, et son but principal était la création d’écoles et la formation d’un clergé indigène. Le Saint Synode ayant statué que les convertis devaient, autant que possible, recevoir l’instruction religieuse dans leur langue maternelle, une Commission spéciale avait été instituée à Kazan, à la fin du XIXe siècle, pour réaliser la traduction des livres liturgiques en divers dialectes ; les publications en deux dizaines de dialectes se chiffraient déjà par millions de volumes et de brochures à la veille de la Révolution.

En plus de toutes ces œuvres de mission intérieure, il faut mentionner la Société Palestinienne qui pourvoyait aux besoins des pèlerins russes en Terre Sainte (toujours très nombreux) et s’occupait aussi de mission locale, et la Société pour la restauration du christianisme au Caucase, qui avait en vue surtout la population musulmane. L’action missionnaire était donc organisée sur une large envergure. Mais il fallait bien s’avouer que les résultats acquis étaient insignifiants en comparaison de ce qui restait à faire, surtout à l’intérieur du pays. Pour s’en donner une idée, il suffit de jeter les yeux sur une carte ethnographique de la Russie d’avant-guerre : l’enchevêtrement de nationalités diverses peut faire comprendre les profondes différences religieuses qui se faisaient jour à travers le conflit de mentalités dissemblables et de traditions essentiellement divergentes.

À première vue, l’élément russe et orthodoxe semblait dominer presque partout, sauf dans les provinces de l’Ouest, dans les steppes sibériennes peuplées de nomades, dans l’Asie Centrale et en Extrême-Orient. Voici, à titre de curiosité, un tableau statistique remontant à l’année 1870 12, qui essaie (d’après des données très imparfaites) de fixer le pourcentage des différentes confessions religieuses parmi les sujets de l’empire russe :

 

 

 

 

Ces chiffres sont un trompe-l’œil destiné à masquer la réalité bien plus défavorable pour la religion d’État. Ainsi, par exemple, les Uniates sont indiqués seulement comme une faible fraction de la population polonaise, tandis qu’en réalité ils formaient des masses compactes dans les Gouvernements de l’Ouest non-inclus dans les dix gouvernements qui comprenaient la Pologne. Mais depuis l’Acte de réunion de 1839 on les considérait officiellement comme orthodoxes, et ce ne fut qu’après 1905 qu’ils purent professer ouvertement leur croyance et se trouvèrent être des millions... Ce qui nous intéresse ici davantage, ce sont les chiffres de raskolniks, de musulmans et de païens. Inutile de dire que ces chiffres sont tous bien au-dessous de la réalité : ils ne tiennent compte (et encore imparfaitement) que du nombre officiellement enregistré d’adhérents à l’Église d’État. Or, pour les païens, par exemple, des régions entières de la Sibérie étaient officiellement considérées comme christianisées, tandis qu’en réalité il n’y était encore question d’aucune propagation de la foi, mais seulement de certificats de baptême hâtivement délivrés, sournoisement sollicités en vue d’obtenir un état civil moins gênant. Ce n’était pas seulement le dvoïévérié (« double croyance »), mais souvent le paganisme nullement entamé qui se masquait ainsi sous le certificat officiel de christianisme. De même, pour les raskolniks, le pourcentage indiqué ci-dessus semble risible si l’on songe que les rapports officiels du Procureur du Saint Synode à la fin du XIXe siècle en fixaient le nombre à treize millions, et ce chiffre n’était pas seulement bien en dessous de la réalité pour les raskolniks proprement dits (c’est-à-dire pour les sectes issues de l’Église orthodoxe et très proches de sa doctrine) : il ne tenait nullement compte ni des sectes défendues pour cause d’immoralité (telle que celle des khlysty, dont les adhérents feignaient d’adhérer à l’Église d’État), ni des innombrables sectes rationalistes d’origine protestante, parmi lesquelles le baptisme, comme nous l’avons dit, était en train d’envahir tout le sud de la Russie. Il est certain qu’au début du XXe siècle le nombre des membres des sectes de tout genre dépassait largement vingt millions et formait à peu près le quart, sinon le tiers de la population russe de race et de langue. En y joignant les différentes confessions religieuses officiellement enregistrées, on pourrait tracer, dans ses grandes lignes, un tableau de la situation religieuse de l’empire des Tsars à peu près sous l’aspect suivant :

Au nord de la Russie d’Europe, l’immense diocèse d’Arkhangelsk (près de 750 mille kilomètres carrés) embrassait les grandes plaines du littoral de l’Océan glacial, où, en plus de la population sédentaire russe, erraient les Lapons et les tribus samoyèdes imparfaitement christianisées. Ces parages, ainsi que les contrées avoisinantes bordées au sud par le bassin de la Haute Volga, à l’est par la chaîne de l’Oural (diocèses de Vologda, Viatka, Perm, Iekaterinbourg, etc.), était le pays classique du dvoïévérié : les indigènes pratiquaient en secret les rites païens ; les Votiaks étaient soupçonnés même de sacrifices humains (il y eut un procès célèbre à ce sujet à la fin du XIXe siècle). Mais surtout toutes ces régions couvertes d’épaisses forêts, étaient le refuge des dissidents russes, des raskolniks persécutés depuis le XVIIe siècle ; c’étaient surtout des « sans-prêtres » (bezpopovtzy), c’est-à-dire ceux qui n’avaient plus de hiérarchie ecclésiastique et s’organisaient en petits conventicules dirigés par des « anciens ». Il y avait là un fouillis, de petites sectes, quelques-unes peu nombreuses, d’autres très puissantes et ayant des ramifications jusqu’à Moscou et dans les provinces du Centre.

À l’ouest de ces régions, le gouvernement de Saint-Pétersbourg, avec la capitale de l’empire qui était aussi le siège du Saint Synode et le centre dirigeant de toute l’organisation de l’Église, représentait un avant-poste de culture russe enclavé entre des régions entièrement différentes de race et de langue : c’était, au nord, la Finlande protestante et la Carélie à demi-russifiée (diocèse d’Olonets), au sud, les « provinces baltiques » (Estonie, Lettonie, Courlande) protestantes, où l’élément russe et orthodoxe ne formait qu’une faible partie de la population ; ces trois gouvernements « baltiques » étaient réunis en un seul diocèse, celui de Riga.

Plus au sud étaient l’ancienne Lithuanie (gouvernements de Vilno, Kovno et Grodno, formant aussi un seul diocèse) et la Pologne catholique, dont l’influence se faisait sentir jusqu’au bassin du Dniepr. C’était le champ clos où l’Église russe s’épuisait dans la lutte contre l’Église catholique et opprimait durement les Uniates. C’était aussi le lieu de concentration de l’élément israélite, dont la lutte contre le régime russe avait un aspect politique plus que religieux.

Les vastes régions comprises entre le bassin du Dniepr et la Volga formaient ces provinces centrales de la Russie où la langue et la religion nationale russes dominaient sans partage : les vestiges de la population autochtone hétérogène y avaient presque disparu, sauf, à l’est, quelques restes des anciennes tribus finnoises, surtout la Mordva dans le bassin de la Moyenne Volga, qui représentait le « dvoïévérié » sous sa forme la plus typique : rites païens adaptés à des fêtes chrétiennes, culte des forces de la nature, etc. Au centre, Moscou était non seulement la ville sainte entre toutes pour les Russes, mais aussi la capitale religieuse pour les raskolniks-popovtzy, c’est-à-dire pour les dissidents qui conservaient une hiérarchie ecclésiastique (séparée de l’Église officielle) et tous les rites de l’Église.

Plus au sud, entre la Russie centrale et le littoral de la Mer Noire, les grandes steppes enfin reconquises à la fin du XVIIIe siècle ne gardaient plus aucune trace de l’élément tatar refoulé jusqu’en Crimée. Mais le séparatisme ukrainien naissant s’avérait déjà hostile à l’Église d’État, car il était dirigé par des intellectuels fortement imprégnés de positivisme matérialiste. Quant aux masses populaires, nous l’avons dit, elles subissaient l’envahissement du baptisme (sous le nom de chtounda) : des diocèses entiers, comme celui de Kharkov, y étaient gagnés presque entièrement. Un peu plus à l’est, les cosaques du Don étaient, depuis deux siècles, l’un des soutiens du raskol, et malgré les efforts de l’Église il en restait beaucoup de traces.

Encore plus au sud, la Crimée tatare était l’avant-poste du monde musulman et rejoignait, au point de vue religieux, le Caucase ; ce dernier représentait l’un des remparts de l’Islam contre la poussée de la chrétienté russe. Cette poussée s’arrêtait, en somme, au pied de la chaîne du Caucase ; au delà, il n’y avait que les petites chrétientés autonomes de Géorgie et d’Arménie, battues par les flots de l’Islam. Ajoutons que, parmi les colons russes, il y avait en Transcaucasie des groupements assez compacts d’adhérents de diverses sectes, surtout des molokané qui y avaient été relégués par le gouvernement russe au milieu du XIXe siècle.

À l’est de la Russie Centrale, le bassin de la Moyenne et Basse Volga présentait un tableau bigarré où la population russe, fortement établie sur les deux rives du fleuve, se mélangeait à des groupements tatars (reste des khanats de Kazan et d’Astrakhan), et aux Kalmouks qui formaient l’avant-garde du monde musulman de l’Asie Centrale et débordaient jusqu’en deçà du fleuve près de son embouchure. Il y avait aussi sur la Basse Volga des colonies d’Allemands, appelées, au XVIIIe siècle, par Catherine II pour défricher et mettre en valeur les plaines fertiles alors désertes. Ces Allemands, qui avaient essaimé par toute l’Ukraine, étaient des propagateurs des sectes issues du protestantisme : ils étaient, pour la plupart, mennonites, et la chtounda (baptisme) russe s’apparentait à leurs croyances. Parmi la population russe de la Moyenne Volga les raskolniks étaient en grand nombre. C’est au raskol aussi qu’appartenaient, à l’est du fleuve, les Cosaques d’Orenbourg qui formaient, avec les Cosaques de l’Oural 13, la barrière entre le monde russe et la marée musulmane montante de l’Asie Centrale.

Au sud et au sud-est de cette région de Cosaques, l’immense territoire compris entre la mer Caspienne et l’Himalaya, était un océan musulman de races variées, où les îlots russes se concentraient autour des centres administratifs et des petites villes de garnison.

 

 

À l’est et nord-est s’étendait l’immensité sibérienne, où la colonisation russe avait formé une masse compacte, s’étirant en longue bande de l’Oural au fleuve Amour, suivant le contour de la grande plaine du sud arrosée par le cours supérieur des trois grands fleuves sibériens (l’Ob, le Ienisseï, la Léna), qui relient le massif montagneux du centre de l’Asie au littoral de l’Océan glacial. C’est par ces trois fleuves que la colonisation russe s’étendait vers le nord, tandis qu’en Extrême-Orient elle suivait les rives de l’Amour jusqu’à son embouchure, et celles de l’Oussouri (affluent de l’Amour) qui lui ouvraient l’accès de l’Océan Pacifique juste en face des îles du Japon. Sur ces espaces immenses, la chrétienté russe représentait donc un large ruban allant de l’ouest à l’est tout le long de la Sibérie méridionale, et trois grands rubans plus minces partant du premier et s’élevant à peu près verticalement vers le nord. C’était sur cette ligne horizontale et sur les trois lignes verticales que s’échelonnaient les grandes villes russes de la Sibérie, et c’est cette ligne horizontale, où la population russe atteignait sa plus grande densité, que suivit le tracé du grand chemin de fer transsibérien à la fin du XIXe siècle. Au nord de cette longue plaine s’étendait une deuxième bande horizontale, la taïga (forêt vierge), et encore plus au nord la troisième bande horizontale était formée par les steppes glacées qui bordent dans toute sa longueur la tôle asiatique de l’Océan glacial.

Cette dernière région était occupée à l’ouest par les Samoyèdes (aujourd’hui dénommés nentzi), puis, dans la direction de l’Est, par les Toungouzes, les Tchouktches, etc. Nous épargnerons au lecteur l’énumération de toutes ces tribus et de leurs ramifications ; il serait aussi fastidieux de relever en détail leur répartition sur les différents territoires et leurs points de fusionnement avec les nombreuses peuplades des régions centrales de la Sibérie : Ostiaks, Iakoutes, etc., sans compter les groupements tatars assez considérables dans la Sibérie occidentale. Il suffit de dire que, parmi toute cette population très bigarrée, et d’origine variée, le christianisme, là où il avait pénétré, n’était qu’un mince vernis recouvrant un paganisme presque intact, en passant au « dvoïévérié » dans les régions où le contact avec les Russes était plus étroit. Ainsi, par exemple, les Iakoutes du bassin de la Léna, peuplade très nombreuse et considérée comme baptisée presque totalement, présentait le phénomène le plus typique d’un paganisme voilé sous un ritualisme chrétien superficiel. Au sud-ouest de cette région, sur les rives du lac Baïkal, une autre peuplade numériquement importante, les Bouriates, résistait même à cette propagation superficielle du christianisme et adhérait, dans sa majorité, au lamaïsme.

C’est en tenant compte de ce christianisme officiel, en surface, qu’il faut examiner les chiffres de la « répartition de la population par confessions religieuses » que donna le dernier grand recensement effectué par le gouvernement impérial en 1897. Voici ces chiffres pour la Sibérie (sans l’Asie Centrale) :

 

 

          Chrétiens orthodoxes........................................................    5.201.250

          Chrétiens raskolniks 14.....................................................       227.720

          Chrétiens catholiques 15...................................................         32.530

          Chrétiens protestants.......................................................         13.370

          Juifs 16...............................................................................         30.550

          Musulmans.......................................................................    1.068.800

          Bouddhistes et lamaïstes..................................................       224.000

          Païens...............................................................................       143.630

 

 

La prédominance écrasante des chrétiens sur le reste de la population s’explique précisément par le fait qu’on enregistrait comme chrétiens, sur la foi d’un vague certificat de baptême, des gens qui ne l’étaient guère. Ajoutons aussi que le recensement de 1897 ne put atteindre qu’imparfaitement les régions éloignées des centres urbains ; dans les années qui suivirent, il y eut bien des découvertes de hameaux perdus dans les forêts ou dans les montagnes, de groupements humains assez considérables qui avaient complètement échappé à l’enregistrement. Mais il faut signaler aussi que, au cours de ces années et jusqu’à la Révolution, la colonisation russe de la Sibérie prit un essor prodigieux, rendu possible par l’extension rapide du réseau ferroviaire. On évaluait, en bloc, à près de trois millions le nombre de colons russes transportés et établis dans la partie asiatique de l’empire au cours des vingt dernières années qui précédèrent la Révolution. Et ceci était l’élément chrétien qui allait, par sa présence même, seconder l’œuvre de mission que l’Église, de son côté, entreprenait avec une vigueur nouvelle.

 

 

Le lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu’ici peut évaluer la complexité des problèmes qui se posaient pour l’Église russe au XIXe siècle. Il lui fallait s’adapter à des mentalités si différentes et si variées que l’œuvre de mission devait se fractionner, nécessitant dans chaque cas particulier une préparation spéciale même au point de vue linguistique. Il lui fallait en même temps combattre dans son propre sein le raskol qui l’atteignait dans ses forces vives, et là aussi la multiplicité des sectes et leur variété exigeaient une spécialisation du travail de mission intérieure, travail qui exigeait beaucoup de souplesse ; pour la question des « vieux-croyants » en particulier, la nécessité s’imposait d’une révision des condamnations trop hâtives et d’une modification de l’attitude intransigeante qui avait envenimé le schisme. Pour aborder tous ces problèmes, l’Église commençait seulement à s’armer des moyens d’action nécessaires. Au cours du XIXe siècle, elle avait surmonté l’obstacle de l’ignorance séculaire. Il ne pouvait plus être question de clergé illettré ; chaque diocèse avait maintenant son séminaire, ses écoles secondaires ecclésiastiques. Chacune des trente-sept à quarante mille paroisses était tenue 17 de posséder une école primaire (en plus de celles de l’État, des municipalités et des organisations provinciales). La vie monastique, après une période d’affaiblissement au XVIIIe siècle, entrait dans une phase de renouveau et semblait reprendre sa mission civilisatrice ; le millier de couvents disséminés sur toute la surface de l’empire, avec une quarantaine de milliers de religieux des deux sexes, redevenaient des centres d’instruction, tout au moins élémentaire. Ces efforts se brisaient sous l’action dissolvante des forces intérieures hostiles qui minaient l’Église. L’attitude méprisante à son égard que manifestait une grande partie de la classe intellectuelle préparait le grand assaut de l’athéisme militant.

Nous n’avons pas à parler ici de la façon dont s’organisa cet assaut après le déchaînement de l’orage révolutionnaire, ni des méthodes appliquées pour « écraser l’infâme ». Nous voudrions seulement signaler que, pour l’avenir du christianisme en Orient, les conséquences de la grande offensive du sans-dieuïsme sont encore plus graves qu’on ne le suppose généralement.

Il ne s’agit pas seulement de la persécution sanglante qui a décimé l’Église russe, ni de l’oppression brutale qui essaie d’étouffer les vestiges de la mentalité chrétienne. S’il ne s’agissait que de la population russe elle-même, avec ses traditions religieuses millénaires, on pourrait dire que les efforts du marxisme antichrétien s’avèrent déjà impuissants à effacer les traces d’un glorieux passé religieux. Les sans-dieu n’ont pu enregistrer de triomphes réels que parmi la population très mélangée des grands centres urbains et industriels. La population rurale ne semble avoir été profondément atteinte qu’en Ukraine et dans tout ce Sud de la Russie d’Europe où le développement des sectes rationalistes avait déjà fortement modifié la mentalité religieuse traditionnelle et préparé les voies à l’indifférence. Au centre et au nord de la Russie d’Europe le sans-dieuïsme, même quand il pénètre dans les couches populaires, porte un caractère aussi superficiel que l’était la conversion au christianisme de certaines tribus païennes : souvent sous les mots d’ordre de l’athéisme imposé comme religion officielle subsistent les traces indéfectibles de la foi ancestrale. Le raskol en particulier a fait preuve d’une puissance de résistance que rien ne peut abattre : partout où ses adeptes formaient des masses compactes, comme par exemple dans ces régions du nord-est, entre la Haute Volga et les flancs de l’Oural, qui étaient des citadelles de « l’antique foi », rien n’a pu entamer la ténacité de cette résistance. Dans toutes les parties du gigantesque pays où l’élément russe proprement dit était fortement prédominant, le christianisme subsiste et même regagne souvent du terrain, quoique le plus souvent sous l’aspect d’un sectarisme mystique indépendant, parfois allié aux débris de l’ancienne Église officielle. Il est facile de prévoir là un grand renouveau de mysticisme chrétien aussitôt que l’oppression brutale aura été brisée. Mais il sera bien plus difficile de regagner le terrain perdu là où le christianisme n’avait pu encore pénétrer qu’imparfaitement. C’est là que des savantes méthodes de déspiritualisation ont créé des obstacles sérieux à un retour victorieux de l’esprit chrétien. Ces obstacles, ce sont les nouvelles « cultures » nationales nettement antichrétiennes.

 

 

 

 

 

 

Jetons les yeux sur une carte de l’URSS, telle qu’elle se présente après les dernières délimitations des différentes parties de l’ancien empire des Tsars. Officiellement, l’URSS se compose de onze républiques « indépendantes et alliées », dont quelques-unes renferment encore des « républiques autonomes » en plus des subdivisions administratives. Au point de vue politique, toutes ces divisions sont purement fictives, le rôle centralisateur de Moscou étant renforcé bien au delà de ce qu’avait été la centralisation bureaucratique de l’ancien régime. Mais il n’en est pas de même dans le domaine culturel. Le gouvernement central, qui détient la haute main sur l’instruction publique dans toutes les républiques soi-disant indépendantes, impose partout l’école non seulement laïque, mais imprégnée d’athéisme militant, et c’est justement pour cette œuvre de déchristianisation qu’il s’appuie, partout où il le peut, sur les traditions locales indifférentes ou hostiles au christianisme. Ainsi, par exemple, quand nous voyons l’Asie Centrale divisée en cinq républiques « indépendantes » (celles des Kazakhs, des Kirghiz, des Ouzbeks, des Turkmènes et des Tadjiks), il ne faut pas croire seulement à une division destinée à écarter le danger d’une coalition politique. Cette division administrative réussit à dresser les uns contre les autres les intérêts de ces différentes nationalités, mais il n’en reste pas moins une solidarité musulmane qui s’affirme au contraire très puissante, moins contre le sans-dieuïsme, que contre les éléments chrétiens de la culture russe. La culture chrétienne a subi là un irréparable dommage ; l’œuvre de mission ne pourra de longtemps reprendre pied dans ces contrées où elle avait déjà réalisé quelques progrès. La Sibérie tout entière fait partie de la République russe (RSFSR 18), mais on y a introduit deux « républiques autonomes », la Yakoutie et la Bouriatie, et cette « autonomie » consiste précisément dans un effort pour créer une culture nationale affranchie de l’influence chrétienne russe. Ce même effort s’étend sur toutes les peuplades hétérogènes numériquement trop faibles et trop peu organisées pour être érigées en « républiques », mais auxquelles on inocule un nationalisme dénué de tradition (ces peuples n’ayant pas eu d’histoire), et par cela même propre à s’imprégner, dès sa naissance, d’un esprit matérialiste antichrétien. En Russie d’Europe la création de la République Tatare anéantit l’œuvre de mission chrétienne poursuivie depuis trois siècles dans ces avant-postes de l’Islam ; la création de la république des Komi (Zyrianes) détruit l’œuvre si brillamment commencée il y a six siècles par saint Stéphane de Perm. Les républiques des Tchouvaches, des Mordves, etc., marquent toutes des étapes de régression de la culture russe, et par conséquent du christianisme, et cela au cœur de la Russie. La république de Carélie est une négation de l’œuvre poursuivie par tant de missionnaires au cours de tant de siècles et soutenue par l’inlassable labeur des grands couvents du Nord, en particulier par le célèbre monastère de Solovki. De ce dernier et de son glorieux passé il ne reste plus, dans la Russie actuelle, que la vision sinistre d’un des plus affreux bagnes soviétiques...

Abrégeons ce tableau. Ce que nous avons dit suffit pour faire comprendre que le désastre subi par l’Église russe peut être comparé, à certains égards, à l’écrasement des Églises chrétiennes d’Afrique et d’Asie Mineure par l’Islam, du moins pour le nombre des victimes et surtout pour les conséquences de ce ravage dans l’histoire de l’expansion du christianisme. Il est consolant de penser que pour le peuple russe profondément chrétien la terrible épreuve est le gage d’une renaissance religieuse, même là où le sans-dieuïsme a cru triompher. Mais à côté de cette population à traditions chrétiennes, d’immenses régions se voient rejetées dans une barbarie spirituelle d’autant plus profonde qu’elle se colore d’un « progrès culturel ». La semence du christianisme y a été piétinée avant d’avoir germé. Et l’heure des semailles nouvelles est peut-être encore lointaine...

 

 

J. DANZAS.

 

Paru dans Russie et chrétienté en 1937.

 

 

 

 



1 Ce sont ces domaines des chevaliers Porte-glaives qui formèrent plus tard « les provinces baltiques » de la Russie et qui sont aujourd’hui les États indépendants de Lettonie et d’Estonie. Dans cette dernière, la célèbre cité universitaire de Dorpat (aujourd’hui Tartu) est l’ancienne ville russe de Youriev, fondée par Yaroslav le Sage, grand-prince de Kiev, en 1030.

2 D’après le calcul de Goloubinsky dans son « Histoire de l’Église russe » (en russe, Moscou 1880-1904). Le nombre exact de diocèses de l’ancienne Russie et leur délimitation sont encore discutés par les historiens russes.

3 Novgorod faisait partie de la Ligue Hanséatique et était en rapports très étroits avec toutes les grandes villes commerciales du Nord de l’Europe.

4 Ce fut l’une des raisons de l’impopularité du métropolite Isidore au XVe siècle et de l’échec complet qui l’accueillit lors de son retour du Concile de Florence. Constantinople l’avait désigné pour le siège de Kiev à l’encontre du candidat envoyé par Moscou. Nous passons ici sous silence la longue lutte avec Constantinople au sujet du transfert du siège primatial à Vladimir, puis à Moscou.

5 L’évêque de Saraï est un des cinq évêques qui prient part à l’assemblée de Vladimir en 1274.

6 Canonisé par l’Église russe au XVIe siècle.

7 Le khanat de Crimée s’était formé, comme ceux de Kazan et d’Astrakan, sur les débris de la Horde d’Or. Il devint bientôt vassal de la Turquie.

8 Ainsi désigné d’après le nombre des articles qui composent les Actes attribués à ce Concile.

9 Pour introduire l’agriculture et assurer ainsi sur place le ravitaillement des petites garnisons.

10 Uniates ; c’est-à-dire clergé et fidèles de rite byzantin unis à Rome. En 1596, en effet, les diocèses orthodoxes des territoires alors soumis à la Pologne reconnurent l’autorité du Souverain Pontife et, conservant leur rite et leur langue liturgique, firent solennellement acte d’union à l’Église catholique. Les diocèses demeurés fidèles à cette union composent encore aujourd’hui l’Église ruthène.

11 L’Alaska fut cédé à l’Amérique en 1867 contre la somme de 7.200.000 dollars américains l’État russe avait besoin d’argent et, de plus, sentait l’impossibilité d’étendre sa colonisation au delà de l’Océan Pacifique.

12 Extrait du Dictionnaire encyclopédique russe de Brockhaus.

13 Leur nom était dérivé non des Monts Oural, mais du fleuve Oural, parallèle à la Volga et se jetant comme elle dans la Mer Caspienne.

14 Inutile de dire que ce chiffre ne comprend que les raskolniks officiellement enregistrés, sans tenir compte des innombrables sectes qui n’affichaient pas leurs rites secrets (tels les khlysty, les skoptzy et bien d’autres).

15 C’était pour la plupart les descendants de Polonais déportés.

16 Mélangés à la population russe dans les centres urbains.

17 Par un ukase d’Alexandre III en 1884.

18 C’est-à-dire République Socialiste Fédérative Soviétique Russe : elle englobe toute la Russie d’Europe, – sauf l’Ukraine, la Russie Blanche et les trois petites Républiques Transcaucasiennes, – et toute la Sibérie.

 

 

 

 

 

 

 

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